Calmann-Lévy (p. 279-283).

NOTE FINALE DE L’AUTEUR
POUR LA DERNIÈRE ÉDITION DE CE LIVRE

1er Août 1913.

Les documents complémentaires qui précèdent avaient leur valeur il y a quelque temps, lorsque je les ai publiés pour la première fois, car une censure terrible chez les alliés et une conjuration de silence dans la presse française étouffaient la vérité. Ils n’en ont plus, aujourd’hui que les croisés eux-mêmes se sont mutuellement jeté leurs turpitudes au visage et que l’opinion publique est enfin éclairée.

Longtemps, en effet, j’ai été presque seul, avec Claude Farrère, à dénoncer les atroces barbaries des Balkaniques et à prophétiser que les alliés, comme des hyènes à la curée, essaieraient de se dévorer entre eux.

Maintenant que la vérité éclate partout, et plus hideuse encore que je la montrais ; maintenant que cette « croisade » est enfin démasquée, est-ce qu’un peu de justice ne sera même pas accordée aux pauvres Turcs ?

Les voici qui reviennent à Andrinople, non seulement pour reprendre leurs vieux sanctuaires pillés et à moitié détruits, leurs sépultures d’ancêtres ignoblement profanées, mais surtout pour délivrer, sauver de la mort horrible et certaine ceux de leurs frères qui ont encore échappé aux longs massacres chrétiens. Oui, ils voudraient reconquérir cette Thrace, qu’il a été indigne de leur enlever, car elle n’est guère peuplée que des leurs, et, tant au point de vue ethnographique qu’au point de vue religieux, elle n’aura cessé de leur appartenir que le jour où les Bulgares y auront brûlé le dernier village et éventré le dernier musulman. Ils voudraient reprendre au moins cette petite bande de terre qui est essentiellement turque, — et voici, la diplomatie européenne entend les en empêcher, au profit du si attendrissant et loyal Ferdinand de Cobourg ; les en empêcher sous la menace éhontée de leur voler un peu plus tôt l’Asie Mineure ! L’Europe, paraît-il, ne leur avait promis de les laisser provisoirement vivre que s’ils restaient bien sages derrière la nouvelle petite frontière qui les étouffe. — Mais, d’ailleurs, quelle confiance pourraient-ils bien avoir en les promesses de cette Europe, qui les a trompés tout le temps et qui, la veille même de la guerre balkanique, leur garantissait, de son air le plus grave, l’intégrité de leur territoire ?

Le principe, du reste très juste, du groupement des races, sur lequel les puissances se sont appuyées pour consacrer le partage de la Turquie occidentale, ce principe sans doute ne leur semble plus de mise lorsqu’il s’agit des pauvres Turcs. Quelle raison, quel simulacre d’excuse pourrait-on bien invoquer pour livrer toute une province foncièrement turque et musulmane à des exarchistes massacreurs ? Étant donné ce que le monde entier sait aujourd’hui des Bulgares, est-ce que le plus rudimentaire sentiment d’humanité ne devrait pas interdire de leur confier une province non peuplée de leurs pareils ? Dans cette malheureuse Thrace, leur présence, — personne n’oserait plus le contester, — ce sera l’extermination systématique, inlassable, atroce, de tous les musulmans. Et il se trouve des journaux français pour annoncer sans frémir : « Si les Turcs avaient la folie (sic) de songer encore à Andrinople, l’Europe le leur ferait bien payer, par le dépeçage final. » Mon Dieu, mais où est donc notre généreuse France de jadis ? Mon Dieu, mais, contre ces bas calculs de chancellerie, il n’y aura donc pas, chez nous, un sursaut de la conscience publique ; il n’y aura donc pas, dans les cœurs français et anglais, pour culbuter de telles machinations des diplomates, une belle levée de dégoût, un bel élan de justice et de pitié !



FIN