Calmann-Lévy (p. 181-186).

XI

LETTRE
SUR LA CHUTE D’ANDRINOPLE

27 mars.

« Chute d’Andrinople. La ville est en flammes. » — Ceux qui ont lu cette note, en grandes lettres, dans les journaux de ce matin, se représenteront-ils l’épouvante et l’horreur de cela : tomber aux mains des Bulgares !

Hélas ! Telle est chez nous la force du parti pris, que la sublime résistance d’Andrinople n’a même pas touché les cœurs français, ces mêmes cœurs pourtant qui avaient décerné à Belfort sa couronne de gloire. Telle est la force de l’aberration que les journalistes ont osé taxer de barbarie la lettre de l’héroïque Chukri Pacha déclarant, après des mois d’angoisses et de souffrances inouïes, qu’il brûlerait la ville plutôt que de la rendre ; admirable en tout temps et quand même, cette lettre se justifiait d’ailleurs rien que par la brutalité des assaillants qui hurlaient alentour des murs. Car personne chez nous, même après l’invasion des Prussiens en 1870, n’a la moindre idée de ce que cela va être : tomber aux mains des Bulgares ! Ce ne sera pas comme la chute de Janina, dont les défenseurs transportés à Athènes ont été applaudis par la foule à leur arrivée. Ce ne sera même pas comme la chute de Salonique, où cependant des excès effroyables furent commis. Non, cela promet d’être si sauvage et si monstrueux que, en cette occurrence extrême, brûler tout est bien le seul parti qui reste à prendre. Quand les bottes des vainqueurs, barbus et hirsutes, auront souillé la mosquée merveilleuse de Sélim II, les adorables kiosques funéraires et les saints tombeaux, alors pillages, viols, tueries commenceront, ainsi que partout où passèrent ces chrétiens de la haine et du shrapnell.

Musulmans d’Andrinople ! Pauvres assiégés ! Avoir enduré si longtemps le martyre des privations et des frayeurs, dans cette grande souricière de la mort, et être arrivés enfin au jour où voici les meurtriers qui entrent ; se dire qu’il n’y a plus moyen de s’échapper dans les campagnes cernées où l’on tue depuis des mois ; songer que tout le monde finira par y passer, que même les plaintes des petits enfants n’auront pas le pouvoir d’attendrir, qu’il n’y aura même pas de cachettes sûres où râler de faim sans coups de crosse ou sans coups de baïonnettes ; savoir d’avance qu’il n’y aura pas de pitié…

Puissé-je me tromper dans mes prophéties funèbres ! Puisse ce roi de hasard, qui a su avec une habileté infernale exploiter le fanatisme et la farouche énergie de son peuple, puisse-t-il être pris de remords, et modérer un peu cette fois la ruée de ses soldats dans cette ville où des étrangers seront témoins, modérer ne fût-ce que par crainte des jugements de l’histoire, et pour épargner à son nom, déjà si entaché de boue sanglante, la souillure de nouveaux massacres.

10 avril 1913.

P.-S. — Quinze jours ont passé déjà sur cette chute d’Andrinople. Ainsi qu’il était à prévoir, les dépêches officielles soumises à la toujours même terrible censure, nous apprennent que les vainqueurs ont été magnanimes, et que la ville est rentrée dans la paix et la joie. Quelques témoins anglais cependant commencent à divulguer de plus sinistres nouvelles : « Le campement des prisonniers turcs, disent-ils, est une lamentable morgue où chaque jour l’on meurt par centaines, de froid et de faim ! » Et puis, il y a lieu de trembler sur le sort de ces détachements de vaincus, que les Bulgares emmènent « afin de les mieux caserner dans des villes de l’intérieur ». Ne leur arrivera-t-il pas comme aux vaincus de Macédoine, que l’on emmenait ainsi sous le même prétexte, et qu’à la première étape, dès que l’on se sentait loin des regards indiscrets, on massacrait sauvagement ?… Donc, n’ayons pas confiance encore, hélas ! Ce n’est que plus tard que la vérité vraie, à grand’peine, filtrera jusqu’à nous ; en attendant il y a tout lieu de douter de ces belles dépêches, après tant de révélations tardives mais irréfutables, qui sont venues graduellement nous apporter toujours plus de surprises et toujours plus d’horreur !