Calmann-Lévy (p. 161-180).
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X

MASSACRES DE MACÉDOINE
ET
MASSACRES D’ARMÉNIE

22 mars 1913.

J’affaiblirais ma défense des vaincus d’Orient si je ne rendais aux alliés la part de justice qui leur est due. Autant le coup de main, l’attentat de l’Italie en Tripolitaine restera inexcusable à jamais, autant paraît légitime et noble l’effort des peuples balkaniques vers l’indépendance ; qui donc songerait à le contester ? Même après quatre ou cinq siècles, il n’y a pas prescription des droits sur la terre ancestrale, c’est un rêve encore magnifique de vouloir reprendre les vieilles cités jadis conquises et faire revivre leurs noms abolis, l’idée de patrie ne doit pas mourir.

Donc, malgré le regret et la souffrance de tous ceux qui ont connu, compris, aimé l’Islam, une approbation générale serait allée aux vainqueurs d’aujourd’hui, si leur gloire militaire n’avait été souillée hélas ! de tant de crimes et de mensonges.

Oh ! leurs longs mensonges si habilement répandus pour égarer l’opinion, peut-être sont-ils plus odieux encore que leurs crimes, perpétrés avec l’excuse de l’excitation, dans l’odeur de la poudre et l’ivresse du sang. « Massacres de Macédoine ! » Depuis combien d’années ce cliché ne revenait-il pas périodiquement dans la presse, par les soins des gouvernements intéressés, tendant à représenter les Turcs, aux yeux de l’Europe, comme des monstres sanguinaires et d’ailleurs tout à fait incapables de régir un pays, autrement que par le despotisme et l’assassinat. (Avec documents et références à l’appui, je reparlerai plus loin de ces soi-disant massacres, dont la responsabilité n’incomba jamais à ceux que l’on en accuse.) « Atrocités turques ! » C’est le second cliché qui servit depuis l’ouverture des hostilités et qui, auprès des foules crédules, réussit jusqu’à un certain point, grâce à une censure terrible. En vain, les correspondants de guerre — les consciencieux du moins, — constataient la loyauté des soldats turcs et leur modération le plus souvent admirable, en vain s’indignaient-ils des actes de sauvagerie commis par les vainqueurs, une censure toujours vigilante, comme celle de l’Italie en Tripolitaine, coupait le passage dangereux de leur rapport, ou bien supprimait le rapport tout entier ; quand par hasard quelque révélation accablante arrivait quand même jusqu’à la presse française, en vertu de la conjuration du silence on se gardait de l’insérer, et le cliché : « atrocités turques » — exact quelquefois, je le reconnais, exceptionnellement et surtout par représailles — revenait toujours comme un refrain haineux imprimé en grosses lettres raccrocheuses. Mais il y avait trop de témoins pour que la vérité ne se fît pas jour ; la presse autrichienne, la presse allemande, chez qui le silence n’était pas de règle comme chez nous, commencèrent à conter avec stupeur des crimes sans nom. Et puis nos officiers français, détachés dans la garde internationale de Macédoine, avaient vu, eux aussi, et il était difficile de les intimider, ceux-là, pour les faire taire. C’est ainsi que peu à peu de grandes et ineffaçables taches d’opprobre sont venues maculer ces conquérants, dont la cause au fond était pourtant belle et juste, et qui, malgré la traîtrise de l’attaque, malgré l’inélégance d’être arrivés par derrière comme des hyènes sur une proie déjà mortellement blessée, commandent encore l’admiration par de si courageuses victoires.

Ainsi que je l’écrivais déjà au début de la guerre, il semble que les Grecs se soient montrés les moins cruels, bien qu’ils l’aient été beaucoup trop encore ; il semble surtout que leurs officiers se soient généralement abstenus de pillages et de viols. En tout cas le mot d’ordre pour les inutiles tueries n’est jamais venu de leurs princes ; quant à leur exquise reine, les Turcs sont les premiers à redire avec vénération le bien qu’elle fit, lors de son passage à Salonique, en secourant des milliers de leurs frères qui accouraient de toutes parts, chassés de leurs villages par les incendies et les massacres.

Mais les Serbes, mais les Bulgares !… Rien ne reste après le passage de leurs armées déjà férocement meurtrières et traînant après elles, pour achever la destruction, ces bandes de comitadjis couverts de peaux de bêtes, ces hordes plus terrifiantes que celles d’Attila. Chez eux d’ailleurs, les chefs donnent l’exemple ; le haut commandement, au lieu de punir, excite ou tolère ; dans les boucheries sans merci, tout le monde est complice…

Ce que je dis là, en Autriche, en Allemagne on le sait depuis longtemps ; en France on commence malgré tout à le savoir ; je n’ai la prétention de l’apprendre à personne. Et on sait bien aussi le plus horrible, c’est que, même dans les régions où c’est fini de se battre, l’extermination continue calmement, froidement, parce qu’il s’agit non pas de vaincre, mais d’anéantir la race musulmane, et qu’il faut aussi en effacer jusqu’à l’empreinte, incendier les mosquées, abattre les minarets, bouleverser les sépultures, briser partout les inscriptions coraniques, sur les murailles comme sur les tombes. Ce sont les barbares légendaires, ce sont les Huns qui passent ! En pleine Europe et en plein xxe siècle, ces montagnards, attardés dans la sombre cruauté médiévale, nous rendent les vieux carnages auxquels on ne croyait plus.

À tout cela, les nations chrétiennes d’Occident, les chancelleries enfin renseignées, enfin contraintes d’avouer que les nouveaux Croisés détiennent le record de l’horreur, répondent, par hypocrisie autant que par ignorance : « Ce n’est que juste réaction, après quatre ou cinq siècles de torture ! » — Mais, que l’on relise donc les vieilles chroniques de Macédoine, écrites par des témoins sans partialité, par des chrétiens latins ou par des juifs ; que l’on aille donc se renseigner sur place auprès de tous les étrangers qui ont habité ce pays de la terreur, — et l’on verra bien alors qui étaient les tortionnaires, les meurtriers : des Bulgares toujours, des comitadjis, ou de simples fanatiques exarchistes, pillant à main armée, massacrant Orthodoxes ou Osmanlis, sans choisir, jusqu’à l’heure où la police turque, autrement dit la « police internationale macédonienne », accourait pour mettre l’ordre à coups de fusil et punir les assassins. La vie devenait si intolérable que, peu d’années avant la guerre actuelle, les Grecs, outrés des crimes de leurs complices d’aujourd’hui, avaient songé à s’allier avec le Sultan contre le Gouvernement de Sofia. Tels furent ces fameux massacres de Macédoine que les Bulgares ont su dès longtemps travestir à leur profit, pour ameuter l’Europe contre la Turquie. Nos officiers français détachés là-bas, qui maintes fois prirent part à ces répressions du brigandage balkanique, ont consigné les faits dans leurs rapports, mais leur voix a été étouffée.

En Asie Mineure, où il n’y a pas de Bulgares, pas de comitadjis, est-ce que les Grecs ne vivent pas en parfaite intelligence avec les Turcs ? Tant de lettres, qu’ils viennent spontanément de m’écrire, suffiraient à prouver combien le joug de l’Islam leur semble léger. Quel pays de calme, toute cette région qui s’étend de Smyrne aux confins de la Syrie ! Les voleurs y sont inconnus et on peut y dormir la nuit portes ouvertes ; une sérénité patriarcale y règne encore.

Et les Roumains, presque nos frères ceux-là, les Roumains qui représentent, parmi les peuples jadis soumis au Croissant, la vraie élite intellectuelle et morale, les Roumains ont-ils gardé rancune à ces Turcs qui furent leurs maîtres ? Personne n’oserait le prétendre. Non, c’est seulement pour leurs anciens compagnons de tutelle, les Bulgares, qu’ils professent une haine toujours vivace.

Et les malheureux Juifs d’Espagne, où sont-ils venus se réfugier quand les chrétiens les exterminaient ? Chez ces Turcs, qui leur donnent depuis quatre ou cinq siècles la plus tolérante hospitalité, et qu’ils ne cessent de bénir.

Oh ! je sais bien, il y a eu les massacres d’Arméniens ! Ici, ce n’est plus de la calomnie, ce n’est plus de la légende, c’est de l’effarante réalité. Ici, c’est la grande tache dans l’histoire de ceux que, en mon âme et conscience, je crois infiniment dignes d’être défendus, mais que cependant je ne saurais soutenir envers et contre tout lorsqu’ils sont coupables. Il y a du reste chez eux tant de qualités de premier ordre, tant de noblesse originelle, tant de foncière honnêteté, tant de compassion et de tolérance, qu’ils n’ont pas besoin qu’on les défende en aveugle ; ce serait même leur nuire et leur faire injure. Oui, les massacres d’Arméniens, c’est peut-être le crime qu’ils expient si affreusement aujourd’hui ; en tout cas, c’est en souvenir de ces néfastes journées de 1896 que l’Europe détourne sa pitié de leurs souffrances. Ici, je ne puis les absoudre, mais seulement plaider pour eux les circonstances atténuantes.

À Dieu ne plaise que je veuille accabler la race arménienne. Elle a dégénéré aujourd’hui comme il arrive à toutes les races qui ont eu le malheur suprême de perdre leur patrie ; son courage a faibli ; elle s’est jetée dans le mercantilisme et l’usure, beaucoup plus même que la race juive, qui y avait été poussée avant elle par un sort pareil au sien[1]. Mais elle a été, dans le passé, grande et glorieuse, et, malgré ses tares, acquises dans la servitude, ses malheurs, tant de malheurs inouïs qui n’ont cessé de l’accabler, doivent nous la rendre un peu sacrée.

Il faudrait sans doute chercher bien loin, au fond des temps, pour trouver les origines de cette haine si farouche entre les Arméniens et les Turcs, qui semblaient jadis des peuples faits pour se tolérer et s’unir. Les premières grandes tueries mutuelles dont s’émut l’Europe eurent lieu dans des régions reculées de l’Asie Mineure ; les Kurdes y prirent part bien plus que les Turcs proprement dits ; elles eurent le caractère de batailles plutôt que de massacres, et l’histoire n’en est pas clairement connue. Dans les contrées si rudes de Zeïtoun et de Sassoun, dans les montagnes hérissées de rochers et de forêts, des Arméniens qui avaient conservé encore leurs antiques qualités guerrières, regimbaient à main armée contre la domination musulmane, — qui songerait à leur en faire un reproche ? — Les musulmans réprimaient leurs rébellions, — n’était-ce pas naturel ? Et ils firent en effet des répressions par trop terribles, dans la manière des coalisés chrétiens d’aujourd’hui en Thrace et en Macédoine.

Mais les raffinements dans le meurtre après la bataille, les froides cruautés dont on les accuse, je me permettrai de croire tout cela exagéré pour les besoins de la cause, tant que le récit n’en sera fait que par des Arméniens, fût-ce même par des prélats.

Quant aux massacres de Constantinople en 1896, qui furent les plus retentissants, pour en rejeter sur les Turcs toute l’horreur, il faudrait d’abord oublier avec quelle violence le « parti révolutionnaire arménien » avait commencé l’attaque. Après avoir annoncé l’intention de mettre le feu à la ville, qui « à coup sûr, disaient les affiches effrontément placardées, serait bientôt réduite à un désert de cendre, » (sic) un parti de jeunes conspirateurs, — admirables d’audace, je le veux bien, — s’était emparé de la banque ottomane pour la faire sauter, tandis que d’autres mettaient en sang le quartier de Psammatia. Il y eut dix-huit heures d’épouvante pendant lesquelles la dynamite fit rage, et un peu partout les bombes arméniennes, lancées par les fenêtres, tombèrent dru sur la tête des soldats.

Eh bien, quelle est la nation au monde qui n’aurait pas répondu à un pareil attentat par un châtiment exemplaire ? Prenons par exemple une nation slave, puisque ce sont des Slaves, aujourd’hui, qui jettent sur les Turcs l’anathème, et choisissons la nation russe, notre amie, qui est de toutes la plus civilisée et foncièrement la meilleure. La nation russe, mais de nos jours encore elle persécutait les Juifs pour des actes d’usure beaucoup moins exaspérants que ceux des Arméniens ; qu’aurait-elle donc fait si ces mêmes Juifs, revolver au poing, s’étaient emparés des banques impériales, jetant partout des bombes et menaçant d’incendier Moscou ? Qu’aurait-elle fait si, en outre, le Tzar, son chef religieux, avait, comme le Khalife, lancé l’ordre d’extermination ?

Certes un massacre n’est jamais excusable, et je ne prétends pas absoudre mes amis turcs, je ne veux qu’atténuer leur faute, comme c’est justice. En temps normal, débonnaires, tolérants à l’excès, doux comme des enfants rêveurs, je sais qu’ils ont des sursauts d’extrême violence, et que parfois des nuages rouges leur passent devant les yeux, mais seulement quand une vieille haine héréditaire, toujours justifiée du reste, se ranime au fond de leur cœur, ou quand la voix du Khalife les appelle à quelque suprême défense de l’Islam…

L’Islam ! L’Islam dont la Turquie était le porte-drapeau, l’Islam que cependant des millions d’hommes sont prêts à défendre jusqu’à mourir, l’Islam, hélas ! s’éteint comme un grand soleil pour qui c’est bientôt l’heure du soir. Il jettera sans doute encore, à son couchant, de beaux rayons rouges ; pendant quelques années de grâce, il pourra embraser encore le ciel asiatique, et ses défenseurs auront, avant l’agonie, des gestes de héros. Mais malgré tout, je le sens plonger peu à peu dans l’abîme où s’anéantissent les religions et les civilisations révolues, et avec lui achèveront de passer aussi le recueillement, le rêve et la prière. Sur notre Terre bientôt trop étroite, toute trépidante aujourd’hui du grouillement des hommes qui asservissent l’électricité, martèlent le fer et s’enivrent d’alcool, il n’y a plus de place pour les peuples contemplatifs et doux, qui ne boivent que l’eau des sources et mettent en Dieu leur espoir.

L’Islam ! Peut-être l’Europe, si perfide et si utilitaire, aurait eu quelque intérêt pourtant à le défendre encore. Elle n’a pas été seulement criminelle, en poussant les Turcs aux suprêmes désespérances, en laissant exterminer toute cette population saine et probe, autour de la ville où s’élève la merveilleuse mosquée de Sélim II ; elle a été imprévoyante aussi, car ce crime lui a valu une interminable prolongation de la guerre. Si elle avait su modérer les prétentions exorbitantes des vainqueurs, grisés par la victoire, elle aurait fait conclure la paix et repris en Orient le cours de ses affaires commerciales, qui semblent la préoccuper uniquement. Et c’est dans l’avenir surtout qu’elle sentira d’une façon plus lourde les conséquences de son crime, — c’est plus tard, quand le long du Bosphore trônera la capitale redoutable d’un empire des Slaves du Sud, et que l’exclusivisme intolérant de ces parvenus aura remplacé la si accueillante hospitalité ottomane.

Car un jour viendra fatalement, hélas ! où Constantinople n’élèvera plus ses mille croissants dans l’air, où Stamboul ne sera plus Stamboul, n’aura plus ses minarets, ses dômes, ses stèles, la paix de ses petites places ombreuses, son indicible mystère, ni le chant de ses muezzins chaque soir. Ce sera, dans le modernisme et la laideur, une ville quelconque, sur laquelle une barbarie pèsera sans recours, — la plus noire des barbaries, celle des peuples trop neufs qui ne comprennent, en fait de progrès, que le bruit, la vitesse, l’électricité, la fumée et la ferraille.

Et cette chute de la ville des Khalifes ne marquera pas seulement la fin de la Turquie, comme l’arrivée de Mahomet II marqua pour les historiens la fin du Moyen âge ; il semble qu’elle sonnera aussi une heure infiniment plus grave et plus funèbre, l’heure où l’Islam, et avec lui toutes les civilisations exquises du passé, auront reçu le coup de mort, achèveront de s’évanouir sous la ruée des civilisations nouvelles, plus avides et plus meurtrières. Le feuillet sera tourné sur toute une période de l’histoire humaine, la période du calme, du rêve et de la foi. Triomphe définitif partout des races européennes, qui sont devenues les grandes tueuses, pour avoir perfectionné les explosifs et sapé les éternelles espérances. Commencement de temps nouveaux, qui s’annoncent effroyables…

  1. Voici à ce sujet un proverbe turc que l’on ne m’accusera pas d’avoir inventé : « Il faut quatre Juifs pour faire un Arménien. »