Calmann-Lévy (p. 150-159).
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IX

MI-CARÊME ET SAUVAGERIES

2 mars 1913.

À l’heure où j’écris, sait-on de quoi s’occupent les Pérotes ? (On nomme là-bas Pérotes les chrétiens, grecs ou autres, grecs surtout, qui habitent Péra, le vaste faubourg levantin de Constantinople.) Donc, sait-on de quoi ils s’occupent ? De la Mi-Carême et de tout ce qui s’ensuit, fêtes, bals, déguisements ! Et c’est si déplacé, si honteux, que la presse commence tout de même à murmurer. Est-ce que la plus élémentaire éducation ne commanderait pas au moins de faire silence, en ce moment, dans la grande ville tragique ? Vraiment, l’attitude de ces gens-là justifie une fois de plus le mot de Bismarck : « En Orient, disait-il, il n’y a de gentilshommes que les Turcs. »

Ils vont se déguiser et danser, les Pérotes ! Et dans les rues, sous leurs fenêtres, passent les hommes qui se rendent aux lignes de Tchataldja, à la suprême tuerie. Et partout, dans des maisons trop étroites bondées de petits lits misérables, des blessés manquent du nécessaire, demandent un peu d’eau, un peu de pain, appellent pour qu’on vienne laver leurs blessures qui pourrissent. Et la campagne, à perte de vue, est pleine de morts qui se décomposent sous la neige. Et tout près, de l’autre côté des ponts, dans l’immense Stamboul aux trois quarts incendié (mais seulement ses quartiers turcs, comme par hasard) tout ce qui n’est pas parti pour l’armée, des femmes, des enfants, des vieillards, errent sans vêtements, la faim aux entrailles et le froid jusqu’aux os. Ils ne se déguiseront pas pour la Mi-Carême, ceux-là, non ; mais ils vaudraient l’aumône de quelque couverture ou de quelque vieux manteau, pauvres incendiés qui n’ont plus rien.

Les Pérotes vont s’offrir des bals ! Mais, Dieu merci ! les femmes de toutes les ambassades d’Europe songent plutôt aux blessés. À leur tête est notre admirable ambassadrice, qui ne quitte guère les ambulances, le chevet des mourants. Pour donner aussi l’exemple, nous avons nos sœurs de charité françaises que les Turcs bénissent, et l’une d’elles, l’une des plus hautement vénérables, m’écrivait hier : « Nous prions Dieu chaque jour pour qu’il nous laisse sous la domination musulmane ; que deviendrions-nous si les autres arrivaient ici ? »

Les autres, c’est-à-dire les orthodoxes et surtout les exarchistes ! Ce n’est pas seulement pour les Turcs qu’ils sont intraitables, ces autres-là ; une fois de plus ils viennent de le prouver. On sait le refus opposé par la Bulgarie aux prières réitérées de la France, qui voulait, à Andrinople, une zone neutre où nos nationaux, nos religieuses ne risqueraient pas à toute heure la mort. Et pas un journal n’a été flétrir le fait suivant : l’Impératrice d’Allemagne, ayant écrit de sa propre main à la Reine Éléonore pour lui demander de laisser entrer à Andrinople des caisses de remèdes avec une délégation de la Croix-Rouge, essuya un échec ; sous la pression du vautour de Bulgarie, la plus malheureuse des reines fut obligée de répondre par un refus. L’Empereur allemand n’a pas dû, j’imagine, apprécier beaucoup ce procédé du petit confrère. Qu’une place assiégée ne veuille laisser sortir personne, par crainte de renseignements qui seraient donnés sur l’état de la garnison, cela s’explique sans peine. Mais des assiégeants, refuser l’entrée à quelques infirmiers avec leur matériel sanitaire, quelles raisons stratégiques pourrait-on bien inventer comme excuse à cette brutalité-là ?

Les autres — les Bulgares — en toute tranquillité, sous les yeux fermés de l’Europe complice, procèdent à l’extermination systématique des Musulmans dans les provinces envahies. Je laisse de côté les rapports de source turque : on pourrait les croire exagérés. Chez les Slaves, bien entendu, c’est la conspiration du silence, plus encore que chez nous. Mais il y a les nombreux officiers français détachés dans la gendarmerie internationale de Macédoine[1], ceux qui n’ont pas accepté le mot d’ordre diplomatique, et qui ne reculent pas ; leurs rapports, publiés quand même, sont terrifiants ; il semble toutefois que personne en France n’ait daigné les lire. Il y a les religieux des confréries latines établies en Turquie. Et enfin, il y a, par légions, d’irrécusables témoins autrichiens ou allemands, des fonctionnaires, des docteurs, des pasteurs, des officiers qui, dans toute la presse étrangère non muselée comme la nôtre, ont signé d’effroyables réquisitoires. Aux premiers rangs de ceux-là, parmi tant d’autres, je citerai le docteur Ernst Jaeckh, le général Baumann, le colonel Veit, le capitaine Rein, le professeur Dühring, dont les rapports documentés, appuyés de photographies hideuses, sont pour faire frémir : pillages, incendies, viols sadiques, mutilations qui ne se peuvent écrire ; massacres de non combattants, préalablement liés en tas avec des cordes, puis lardés à coups de baïonnettes et achevés à coups de triques ; vieilles femmes enfermées dans des granges auxquelles on mettait le feu ; musulmans qu’on inondait de pétrole avant de les empiler dans les mosquées pour les y brûler vifs…

Sur toute cette sauvagerie planait un fanatisme bas et bestial ; on brisait les stèles funéraires aux inscriptions coraniques et on profanait les tombes ; aux assassinats on mêlait le nom du Christ, et il arrivait parfois que les meurtriers baptisaient de force avant de massacrer ! Plus enragés encore que les envahisseurs, et plus lâches, les chrétiens ottomans sortaient à leur rencontre, les guidaient vers les maisons turques, d’abord vers les plus riches, leur dénonçaient les cachettes de l’argent ou des jeunes femmes, pillaient avec eux et tuaient avec eux. Les Turcs, du reste, ne furent pas les seuls sur qui se déchaîna cette frénésie rouge, que l’Europe encourage ; les Juifs, bien entendu, pâtirent presque autant qu’eux ; les Roumains aussi endurèrent la persécution de ces chrétiens exarchistes, leurs églises furent profanées et leurs livres sacrés mis en pièces, au ruisseau.

Un détail naïf et d’une étrangeté touchante, au milieu de tant d’horreurs. Des jeunes filles musulmanes auxquelles on avait arraché leur voile — premier grand outrage — avant de les mener en pâture vers les soldats, s’étaient couvert le visage des couches d’une boue épaisse ramassée dans les ornières du chemin…


« Pour nous refouler en Asie, m’écrivait un derviche, tant de crimes n’étaient même pas nécessaires ; nous serions partis de nous-mêmes. Nous aurions quitté, bien entendu, les provinces conquises, plutôt que de rester sous le couteau bulgare, il n’y avait qu’à nous en laisser le temps. N’a-t-on pas vu tous ceux d’entre nous, qui ont pu fuir devant la grande boucherie, affluer sous les murs de Constantinople, et attendre là, résignés, dignes bien que mourant de faim, attendre, des jours et des nuits, qu’il y eût des bateaux pour les passer sur cette rive asiatique d’où sont venus nos pères ? »


Oui, mais ce n’était pas le déblaiement, c’était l’extermination féroce qu’il fallait aux « libérateurs » ! Et cela continue, et cela va continuer encore, tant qu’il restera dans la province d’Andrinople un seul village qui ne soit pas un amas de ruines calcinées avec des cadavres plein les rues. Et toutes les chancelleries le savent de la façon la plus certaine, et, toutes, elles gardent le silence, et partout la conscience publique est volontairement trompée[2].

En vain les Turcs ont-ils demandé avec instances qu’une commission internationale fût envoyée dans les territoires envahis, suppliant même qu’on l’envoyât tout de suite, pendant que des milliers de cadavres de femmes ou d’enfants pourrissent encore sur la terre. L’Italie seule a fait mine de vouloir entendre ; mais, devant le flegmatique refus d’une autre grande puissance, on en est resté là. Qu’importe à présent les prières des Turcs ! Ils sont vaincus, les chancelleries n’ont plus besoin de leur présence, ayant réussi à découvrir pour l’ « équilibre européen » une autre formule, où toutes les rapacités vont trouver bien mieux leur profit !

  1. Colonel Foulon, colonel Malfeyt, etc., etc.
  2. Il se trouve encore chez nous, après tant de révélations indiscutables, des petites feuilles de province pour écrire : « les prétendues atrocités des Bulgares ». Les grands journaux cependant n’oseraient plus.