Calmann-Lévy (p. 138-149).
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VIII

OÙ EST LA FRANCE ?

15 février 1913.

Notre chère France où donc est-elle, notre généreuse France qui, jadis, s’enthousiasmait pour toutes les justes causes, notre France qui, au moment de l’inique partage de la Pologne, fut secouée d’un si beau frisson de révolte ? Elle qui, hier encore, plus que toute autre nation, savait s’indigner et protester contre les crimes, la voici, hélas ! au premier rang de l’impitoyable meute !… Or, cette fois, il ne s’agit plus seulement, comme pour la Pologne, de partager et d’asservir ; non, c’est la destruction même d’une race qui va se perpétrer systématiquement, et nous, Français, nous sommes en tête de ceux qui poussent à la curée ; de tous les gouvernements européens, c’est le nôtre qui paraît s’obstiner le plus, sans profit d’ailleurs autant que sans raison, contre la victime, pour lui arracher l’impossible, l’outrageante et dernière concession : Andrinople, avec les îles !

En vain, tous ceux d’entre nous qui ont habité l’Orient, diplomates, religieux, sœurs de charité, ingénieurs, industriels, sans distinction tous ceux qui savent, jettent un appel d’alarme ; personne ne daigne les entendre. Ils essaient de protester dans les journaux ; partout on refuse d’insérer leurs lettres. Alors, beaucoup d’entre eux m’écrivent, comme si j’y pouvais quelque chose : « Parlez pour nous, me disent-ils ; il y a une conjuration de silence, on étouffe la vérité ; la presse est muselée. » Et en même temps, les pires calomnies s’impriment, se rééditent librement contre ce peuple turc qui agonise.

Mon Dieu ! que l’on fasse donc une sorte de referendum, de plébiscite, de consultation suprême, où seront conviés tous les Français qui vécurent en Orient, dans nos établissements d’éducation, dans nos usines, dans nos exploitations de voies ferrées, etc. Mais tous viendront affirmer qu’ils ont trouvé chez les Turcs bon vouloir, hospitalité, tolérance sans borne et probité admirable ; chez les Balkaniques, au contraire, mauvais procédés, jalousies féroces, brutalités et fourberies. Tous parleront comme je parle moi-même, et, parce qu’ils sont légion, on les croira peut-être !

Ma plus grande stupeur est de voir l’aberration des catholiques français, qui, leurrés par cette impudente bouffonnerie de Ferdinand de Cobourg : « La croix contre le croissant », ont pris fait et cause pour leurs pires ennemis, les orthodoxes et surtout les farouches exarchistes. Mais qu’ils lisent donc un peu l’histoire contemporaine de Macédoine, de Thrace et de Syrie ! Qu’ils interrogent donc tous leurs chefs de missions là-bas, évêques, supérieurs de couvents, abbés ou abbesses, avec lesquels je suis en accord complet sur ce point et qui diront avec moi : Le danger pour les chrétiens romains, c’est la croix grecque et surtout la croix bulgare.

Cette conjuration du silence sur les atrocités balkaniques, la voici quand même un peu déjouée ; les faits sont là et la vérité commence d’éclater partout. On connaît à présent l’horreur des mutilations accomplies sur des prisonniers turcs, les tueries en masse de vieillards, de femmes et d’enfants, « les mosquées ardentes » où flambèrent des fidèles enduits de pétrole, les jeunes filles aux seins tranchés. On sait à présent que, là où passèrent les « libérateurs », il ne reste guère que des cadavres et des ruines calcinées.

Un grand journal parisien (qui cependant avait daigné insérer l’hommage rendu par ses correspondants de guerre à la modération des soldats turcs), constatant l’autre jour que les atrocités balkaniques étaient désormais indiscutables, exprimait le « regret » (sic) qu’elles aient créé un courant de pitié depuis Berlin jusqu’à Londres « où l’on est toujours si disposé à s’émouvoir ». Et ce même journal, pour excuser son « regret » stupéfiant, déclarait que ces crimes n’étaient qu’une juste réaction, après cinq siècles effroyables en Thrace et en Macédoine. — Toujours la légende des Turcs féroces, la légende si longuement préparée et si perfidement entretenue par les Balkaniques ! — Féroces contre qui, s’il vous plaît ? Est-ce contre les Juifs, auxquels ils ont donné la plus paisible hospitalité depuis quatre siècles, alors qu’on les massacrait chez les chrétiens ? Est-ce contre nous, Français, qui depuis l’époque de la Renaissance avons été accueillis par eux avec tant de bon vouloir et de cordialité ? Était-ce même, au début de leur domination, contre ces orthodoxes ou exarchistes, auxquels Mahomet II avait laissé leurs églises, leurs écoles et leur langage ? Si, dans la suite, ils ont été durs pour ces mêmes sujets chrétiens, c’est qu’ils avaient affaire à des races essentiellement brutales et meurtrières, qui d’ailleurs ne cessaient de se massacrer entre elles. En Macédoine, depuis des siècles, les tueries n’ont jamais fait trêve entre chrétiens de confessions ennemies. Or, chaque fois que, dans un village, la sanglante bataille éclatait entre Grecs et Bulgares, les deux camps s’alliaient ensuite contre les malheureux policiers musulmans accourus pour mettre la paix, et tout finissait par l’incendie et le pillage des maisons turques d’alentour. Il suffit de lire les rapports rédigés par nos compatriotes, les officiers français au service de la gendarmerie internationale de Macédoine, pour être édifié sur ces tragédies chroniques ; tous s’accordent pour en faire tomber la responsabilité sur les Bulgares ; ils constatent même que, neuf fois sur dix, elles étaient organisées par les comitadjis, et de préférence dans les parages habités par les étrangers, — afin de frapper l’imagination de l’Europe, de fomenter sa réprobation unanime contre une Turquie aussi incapable d’assurer la paix intérieure, en un mot de préparer de longue main ce tolle qui accueille à présent la détresse des vaincus. Aujourd’hui, du reste, que l’œuvre de déconsidération est accomplie à souhait, la Bulgarie s’occupe d’arrêter par centaines ses comitadjis, dont elle n’a plus besoin et qui pourraient devenir compromettants. Oui, la vie était effroyable dans ces farouches contrées, je le reconnais ; mais elle continuera de l’être, n’en doutons pas, après l’extermination des derniers Turcs.

Grecs et Bulgares n’ont cessé de se haïr à mort ; malgré leur alliance temporaire, attendons l’heure où ils recommenceront de se massacrer entre eux, tout en persécutant, bien entendu, les catholiques et surtout les pauvres Uniates (orthodoxes ralliés au catholicisme).

Il faut que la bonne foi de ce même grand journal parisien ait été surprise, je veux l’espérer, pour qu’il ait publié la lettre d’« un de ses abonnés » sur l’apaisement à Salonique. À en croire ce personnage, tout se serait passé là-bas le mieux du monde, à part quelques petits désordres inévitables qui auraient amené, les premiers jours, « un peu de mauvaise humeur » (sic). « Un peu de mauvaise humeur » est vraiment une trouvaille sans prix ! Après trois ou quatre jours de pillages, de viols et de tueries, un peu de mauvaise humeur, on en aurait à moins. Quels moyens ont employés les envahisseurs pour qu’une telle lettre fût écrite, je n’ai pas à le rechercher ; mais je crois qu’elle a peu de chances de trouver crédit. Trop de témoins étaient là ; beaucoup de Français et de Françaises, beaucoup de consuls étrangers, les officiers et les matelots de notre croiseur, tous ont vu et se sont épouvantés !

Cette même lettre contient une autre perle plus rare. Le signataire, pour expliquer cette mauvaise humeur de la colonie européenne à Salonique, écrit textuellement : « Et puis, ici, jusqu’à présent, la Turquie était, au fond, res nullius ; les étrangers y avaient une situation prépondérante, qui ne saurait se maintenir intacte sous une autre domination, quelle qu’elle soit. » Est-il possible de donner un démenti aussi catégorique au journal précité, qui affirmait plus haut la cruauté du joug musulman ? Est-il possible de rendre un hommage, à la fois plus complet et plus odieusement ingrat, à tout ce qu’il y a de doux et de débonnaire dans la domination turque quand elle n’a pas à s’exercer sur des races tout à fait intraitables !

Mais ce sont là choses de détail où je m’oublie, et ces incohérences ne valaient pas d’être relevées.

À cette heure, la grande angoisse qui prime tout, c’est de se dire que le canon recommence à faire ses profondes trouées saignantes. L’héroïque Andrinople, à la fin, tombera, cela semble inévitable ; alors, la ville musulmane et toute la province musulmane alentour seront livrées aux exterminateurs. Un crime va se commettre, avec la complicité de toutes les nations chrétiennes, un des plus grands crimes que l’histoire ait jamais enregistré. Et la France y aura contribué, hélas ! pour une trop large part.

Au moins, je veux dire ici aux vaincus, une fois encore, que, s’ils n’ont pas les sympathies officielles de notre pays, des milliers de cœurs français sont, quand même, avec eux…