Calmann-Lévy (p. 132-137).
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VII

À MONSIEUR LE DIRECTEUR DE L’HUMANITÉ

Mardi, 28 janvier.
Monsieur le Directeur,

Vous voulez bien me prier de vous donner mon impression sur la nouvelle phase de la tragédie turco-bulgare. Comment le refuserais-je à votre journal, quand il a eu jusqu’ici l’honneur trop rare de garder l’impartialité et de ne pas injurier les vaincus ? Mais votre demande m’arrive tardivement, car tout ce que ma conscience, tout ce que mon indignation m’obligeaient à dire, je l’ai déjà dit, — dans le Gil Blas, le seul parmi les journaux auxquels je m’étais adressé qui ait eu le courage de m’accueillir et de rompre ainsi la conjuration du silence sur les atrocités des armées très chrétiennes.

Du reste, au sujet de ces « pressions suprêmes » (pour parler comme vous par euphémisme) que l’Europe s’apprête à exercer sur la Turquie agonisante, je ne saurai rien dire d’aussi juste, d’aussi beau ni d’aussi irréfutable que Ahmed Riza et Halil bey, auxquels vous donniez dimanche dernier l’hospitalité dans vos colonnes, et en outre j’aurai peine à rester, autant qu’eux, résigné et parlementaire.

Par quelle iniquité l’Europe, désireuse d’assurer la paix dont elle a tant besoin, adresse-t-elle toujours ses pressions et ses menaces à cette malheureuse Turquie aux abois, qui a déjà tant cédé, et jamais aux Bulgares qui au contraire n’ont rien cédé jamais, se sentant soutenus par un colosse en armes derrière eux, et ne se sont pas départis un instant de leur intransigeance ni de leur morgue ? Comment ne pas s’épouvanter de tout ce qu’il y a de lâche, de la part d’un ensemble de nations dites civilisées, à pousser aux dernières limites du désespoir un peuple auquel jadis elles avaient tout promis et qui aujourd’hui s’adresse à leur justice et à leur pitié ? Non seulement le bon droit, le bon sens et le principe tant de fois invoqué du groupement des races commandent de laisser à la Turquie cette ville héroïque et cette province d’Andrinople, qui sont pleines de tombeaux et de souvenirs d’Islam et ne sont guère peuplées que de musulmans. Mais il y a encore et surtout ceci, qui affole les pauvres Turcs, qui suffirait à rendre sublimes leurs entêtements les plus déraisonnables, leurs révoltes les plus sanglantes : leurs frères, que l’on veut courber sous la haineuse et féroce domination bulgare, que deviendront-ils ? En dépit des fausses promesses de Ferdinand de Cobourg, les milliers de musulmans, abandonnés au delà des nouvelles frontières, qu’auront-ils à attendre, si ce n’est la continuation de ces massacres froidement systématiques, de ces tueries que l’armistice même n’a pu interrompre et qui auront bientôt transformé les campagnes autour d’Andrinople en de vastes champs de la mort ? — (Je dis cela parce que je le sais, et, malgré la censure minutieuse arrêtant les nouvelles, malgré les mensonges de certaine presse salariée, le monde entier finira bien aussi par le savoir.)

Avec quelle stupeur douloureuse j’ai vu notre pays, par dévouement aux Slaves, s’associer, et même d’une façon militante, à ces « pressions » inqualifiables !… L’homme éminent qui nous dirige, — et avec tant d’intégrité, de bon vouloir et de génie, — se ressaisira sans doute, je veux l’espérer, se souviendra des généreuses traditions de la France, avant d’aller plus loin dans cette voie qui semble n’être pas la nôtre. Mener à outrance l’anéantissement de la Turquie par la cession forcée d’Andrinople, ce serait infliger une souillure à notre histoire nationale. Et puis ce serait nuire irrémédiablement à nos intérêts, donner le coup de mort à notre influence séculaire en Orient, à nos milliers de maisons d’éducation, à nos industries si multiples, alors que, depuis François Ier, elles florissaient en toute liberté là-bas, dans cette Turquie si foncièrement tolérante, qui nous aimait au point d’être devenue presque un pays de langue française.


PIERRE LOTI.