Calmann-Lévy (p. 118-131).
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VI

LES PALADINS

6 janvier 1913.

Une image de journal me tombe sous les yeux ; elle représente les quatre rois alliés, à cheval, « prêts à reprendre les hostilités ». Les voilà donc, ces quatre paladins, qui, derrière leurs armées, dans des ornières de boue sanglante et des ruisseaux rouges, s’avancent au nom du Christ !

En tête, il y a Ferdinand de Bulgarie, celui qui sut le plus bruyamment jouer de la croix, qui en joua comme d’une grosse caisse pour entraîner à sa suite le troupeau des sectaires ou des naïfs. Son profil de vautour est connu, et aussi l’éclair féroce de ses tout petits yeux de tapir, percés comme à la vrille sous les plis des peaux retombantes. On sait le passé de ce Cobourg, si plein de morgue dans la vie privée en même temps que si cruel, qui fit enfermer cinq ans, — cherchez pourquoi !… — sa belle-sœur, la malheureuse princesse Louise de Cobourg, et rendit martyre sa première femme, la princesse Maria-Luisa de Parme, dont le fantôme plaintif nous en apprendrait long, s’il était possible de l’évoquer ; hautain et cruel dans la vie privée, oui, mais peureux au début, sur son petit trône de fortune, s’en remettant à Stambouloff du soin de faire exécuter les gêneurs, passant même la frontière par prudence les jours d’exécution, jusqu’au moment où Stambouloff, devenu gêneur à son tour, fut assassiné à souhait par une main trop mystérieuse.

Derrière lui se dessine la figure aiguë et mauvaise de Pierre Karageorgévitch, qui monta sur le trône par l’horrible assassinat du roi Alexandre et de sa femme ; on sait en outre qu’il est père d’un précoce criminel, qui, tout enfant, exerça contre un domestique son instinct du meurtre.

Ensuite, vient le roitelet de Monténégro, qui, très pratique celui-là, eut l’ingénieuse idée d’organiser, au moment de la déclaration de guerre, un syndicat de baissiers à la Bourse, présidé par son fils, avec liquidation, il va sans dire, la veille même des premières hostilités. — Tel est ce pur trio des chevaliers de Jésus !

Et enfin, à peine visible au lointain de l’image, paraît le roi de Grèce, qui semble étonné et honteux de chevaucher en leur compagnie.

Le jour tout de même commence à se faire peu à peu sur cette croisade, à laquelle la croix n’a rien à voir, et sur les procédés des vainqueurs envers les vaincus. Malgré les dithyrambes de la presse salariée, malgré la censure rigoureuse coupant des passages entiers dans les rapports des correspondants de guerre, la vérité éclatera bientôt. Il se confirme que les atrocités et les tueries des alliés dépassent encore de beaucoup ce que j’indiquais dernièrement ; à Salonique en particulier, où il y eut trois jours de viols et de massacres, les témoins irréfutables sont légion. Les raffinements du genre ne manquèrent pas non plus ; et il est avéré que des prisonniers turcs, soldats ou officiers, furent renvoyés vivants,mais sans nez, sans lèvres, sans paupières, le tout coupé avec des cisailles !…

Et je ne résiste pas à citer in extenso, malgré son exaltation, cette lettre d’un diplomate français, hautement respectable et digne de foi, qui est très documenté, ayant habité dix ans la Macédoine.


« Constantinople, le 25 décembre 1912.
» À Monsieur Pierre Loti.

» Les Turcs massacrent ! Aujourd’hui, crions plutôt : les Turcs sont massacrés ! Oui, ils sont massacrés ; leurs blessés sont horriblement mutilés ; leurs femmes sont violées, leurs quartiers sont incendiés et pillés. Par qui ? par des bandes de ces soldats sauvages qui ont exercé depuis dix ans leur métier de massacreurs en Macédoine. Et ces horreurs, au nom de quel principe élevé sont-elles commises ? au nom de la civilisation, de la justice et de la liberté. Et l’Europe tout entière, dont la bouche est farcie de ces grands mots, applaudit joyeusement ceux qui commettent tant d’abominations. Oh ! dérision ! Quelle honte !

» C’est au nom de la croix, s’écrie le roi Ferdinand. Mais de quelle croix parle-t-il ? Ce n’est certes pas de la croix catholique dont il a fait abjurer à son fils la religion. Il ne peut pas non plus parler de la croix orthodoxe dont son peuple est séparé ; ce ne peut être qu’au nom de la croix bulgare exarchiste, au nom de cette croix qui a mis à feu et à sang toutes les villes et tous les villages habités par les autres races chrétiennes de la Turquie d’Europe, au nom de cette croix qui, demain, si le Turc est chassé en Asie, massacrera, pillera, tyrannisera les populations grecques, comme elle l’a fait en 1907.

» On parle volontiers des massacres des Turcs ordonnés par un seul homme, par Abdul-Hamid, mais on passe sous silence les massacres plus récents encore, organisés et exécutés en Macédoine et en Bulgarie même par l’élite de la population bulgare.

» Pour calomnier, le Bulgare trouve des appuis partout. Le Turc, par sa résignation et parce qu’il ne sait pas ou plutôt ne daigne pas se défendre, supporte en silence toutes ces ignominies.

» Vous faites appel à la pitié, vous demandez grâce pour les vaincus. Mais y a-t-il des sentiments de pitié en Europe ? Y a-t-il encore de la noblesse, de la générosité ? Quand on voit des gens qui du fond de leur bureau ne savent plus manier leur plume que pour insulter des vaincus, on a le droit de penser que c’est le règne de la lâcheté qui désormais domine notre Société. Où est la noble épée de France qui toujours sut se dresser pour protéger le faible ? Est-ce en vain que nos soldats ont versé leur sang en Crimée ? Leurs cendres, qui reposent au cimetière latin de Péra où, tous les ans, les Turcs se font un devoir de venir rendre hommage à nos braves, crient à leurs camarades de France : « Levez-vous ! venez défendre nos restes que des barbares viendront fouler aux pieds sans respect. Venez protéger la cornette de nos sœurs, l’habit de nos religieux, l’œuvre de nos instituteurs, les usines de nos ingénieurs, les maisons de nos commerçants et de nos fonctionnaires. Venez protéger les catholiques que le nationalisme et le fanatisme des Bulgares menacent d’étouffer dans cette terre qui fut hospitalière aux Français depuis que le grand Sultan règne, sur cette terre où il est permis à des centaines de milliers d’hommes de chanter : « Domine salvam fac Galliarum Gentem. » (Protégez, Seigneur, la nation des Gaules.) Venez, accourez à l’appel de tant de Français ! Que ne pouvons-nous ressusciter pour verser une deuxième fois notre sang pour la France d’Orient, qui est en partie notre œuvre ! Que du moins le souvenir de nos cendres vous inspire ! Et, s’il ne vous est pas permis de tirer votre épée pour défendre une noble cause et les intérêts de la France d’Orient, au nom de l’honneur, ne permettez pas qu’on insulte des vaincus ! Des vaincus qui furent nos amis depuis cinq siècles ! »

» Ces vaincus ont héroïquement succombé. Ils avaient non seulement les armées de quatre États à combattre, mais des ennemis plus terribles encore : la faim, le manque de munitions, le désordre dans tous les rouages de l’armée. Aucun soldat au monde, aucun, entendez-vous, n’aurait été capable de supporter tant d’affreuses misères. Les pillages, les massacres auxquels d’autres soldats n’auraient pas manqué de se livrer, dans des circonstances identiques, le soldat turc a pu les éviter généralement et parfois avec une sublime abnégation. Aujourd’hui l’erreur a triomphé, mais demain la vérité sera connue ; des voix s’élèvent déjà pour crier tout haut à l’injustice. Vous avez l’honneur d’avoir le premier protesté contre la veulerie d’une Europe à laquelle, j’espère, la France enfin éclairée refusera désormais de s’adjoindre. Vous avez raison de dire qu’il n’est pas un Français de sens et de cœur, ayant vécu parmi les Turcs, qui ne s’associe ardemment à l’hommage que vous leur rendez.

» XXX. »



Pauvres Turcs ! Les voici reniés même par les Juifs de Salonique ; après l’ère de liberté et de paix dont ces réfugiés d’Espagne viennent de jouir sous la domination des Osmanlis et après les atrocités que les « libérateurs » leur ont fait endurer, il s’en est trouvé un capable d’écrire, à prix d’or évidemment, dans je ne sais quelle petite feuille levantine, qu’il y aurait avantage et honneur pour eux tous à être enfin gouvernés par un peuple « vraiment civilisé » ! Ce serait à mourir de rire, si ce n’était si bas et pitoyable. Je crois tout de même et j’espère que ce Juif-là doit être exceptionnel[1].

Pauvres Turcs ! En ce moment où fonctionne la conférence de Londres, les attaques de la presse ont pris une petite forme narquoise, plus insultante encore. On s’amuse de leurs « moyens dilatoires » et on glorifie l’angélique patience des alliés. Moyens dilatoires ! Mon Dieu, est-ce que tous les moyens ne sont pas bons, dans la détresse où les voilà tombés, par la fourberie des grandes nations chrétiennes !

Et il se trouve des journaux pour annoncer, sans la moindre indignation, que l’Europe, — cette Europe qui leur a menti de la façon la plus éhontée, cette Europe qui leur avait garanti le statu quo de leurs frontières, cette Europe qui, en vertu de ce même statu quo si fameux, leur eût interdit tout accroissement de territoire s’ils avaient été vainqueurs, — se verra obligée d’exercer sur eux une pression effective pour les décider à donner satisfaction aux justes revendications de la Bulgarie, en cédant Andrinople ! Justes, les revendications des Bulgares sur cette ville et cette province ! C’est-à-dire qu’elles sont au contraire de la plus outrageante iniquité ! « L’Europe, osent dire les alliés pour tenter d’excuser leur impudence, l’Europe doit nous savoir gré d’avoir fait halte, pour lui plaire, sur la route de Constantinople qui nous était ouverte après la bataille de Lule-Bourgas. » Mais pardon, sur cette même route, si facile, à les entendre, ils oublient qu’un léger obstacle subsistait pourtant : les lignes de Tchataldja, contre lesquelles leur effort est venu se briser, en trois journées consécutives de défaites sanglantes.

Justes, les prétentions des Bulgares sur Andrinople ! Mais d’abord, la place ne s’est pas rendue ; elle résiste magnifiquement comme jadis notre Belfort. Et puis, quand même cette ville, qui se meurt de n’avoir plus de pain à manger, — et qui voit passer chaque jour, comme par moquerie, sous ses murs et sur son propre chemin de fer, les wagons pleins de vivres envoyés à l’ennemi, — quand même elle tomberait, épuisée par la faim, est-ce que, pour la laisser à la Turquie, les pressions les plus effectives ne devraient pas s’exercer au contraire sur la Bulgarie et sur l’ambition forcenée de son prince de hasard ? Les Puissances, pour colorer leur complicité parjure dans les spoliations de l’empire ottoman, se sont appuyées sur le principe, très soutenable d’ailleurs, du groupement des nationalités et des races. Eh ! bien, non seulement Andrinople est l’ancienne capitale sacrée des Turcs, pleine de leurs souvenirs historiques et des tombeaux de leurs grands morts, mais elle est aujourd’hui une ville essentiellement musulmane, où les Bulgares ne constituent qu’une infime minorité, et tout le vilayet alentour est peuplé de musulmans pour plus des deux tiers. — Il est vrai, cette population turque des campagnes à laquelle Ferdinand de Cobourg promet sans rire une « situation privilégiée » sous sa domination future, ne sera plus bientôt qu’un charnier de cadavres, au train dont marchent les incendies et les massacres[2]. — Mais enfin, de quel droit en sacrifier les vaillants débris ? Quelle étiquette humanitaire trouvera-t-on bien, pour faire passer ce vol d’une province, d’une province que la justice et le bon sens rattachent à la Turquie ? Comment ne pas bondir de dégoût devant ces pressions effectives à exercer sur la Porte ! Puisse au moins la France s’écœurer devant une telle besogne et refuser d’y prendre part ! Puisse une telle tache être épargnée à notre histoire nationale, qui jusqu’ici n’en avait jamais connu de pareille !

  1. Il était exceptionnel, en effet, ce triste juif salarié. Je constate à l’honneur de ses coreligionnaires que tous sont restés fidèles de cœur à la Turquie.
  2. Les massacres, malgré l’armistice, à l’heure où j’écris, continuent encore dans le vilayet d’Andrinople ! On sait aussi qu’à Salonique viennent d’arriver vingt mille paysans turcs fuyant devant les incendies allumés dans leurs villages et mourant de faim.