Calmann-Lévy (p. 103-117).
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V

28 décembre 1912.

Et quand même les Turcs auraient commis, pendant cette guerre, tous les méfaits que, malgré mille témoignages autorisés, on leur prête si obstinément, serait-ce à nous de les accabler avec tant de haine ? Avons-nous oublié que la France est du nombre des nations qui, au début des hostilités, leur avaient solennellement garanti l’intégrité de leur territoire, et qui, en arrêtant ainsi par de fausses promesses leurs préparatifs militaires, ont trop contribué à leur désastre[1] ? Comment ne pas s’indigner de ce déchaînement d’injures dans la presse française, qui leur fut jadis favorable et les eût encensés en cas de réussite ? Tout au plus était-ce à attendre de certains journaux ultra-sectaires qui pour un peu exalteraient encore la Saint-Barthélemy ou les Dragonnades, et qui, par une misérable déformation de l’enseignement du Christ, admettent que l’on aille imposer la croix à coups de mitraille. — Ce qu’il y a d’incohérent du reste, et d’absurde, c’est qu’en Turquie ces mêmes catholiques romains n’ont pas de pires ennemis que les orthodoxes et s’entendent cent fois mieux avec les Turcs. Ils doivent bien rire, les popes de l’exarchat bulgare, rire dans leur barbe mal tenue, en voyant nos cléricaux chanter leur victoire ! Mais ils ont la haine acharnée des papistes, ces gens-là, comment ne le sait-on pas en France ? Il suffit d’ailleurs de relire un peu l’histoire contemporaine pour en trouver partout les preuves matérielles. En Terre Sainte, n’est-ce pas la police turque qui protège le clergé français contre les attaques à main armée des moines et du clergé orthodoxes ? A-t-on oublié que, même de nos jours, en 1873, trois cents moines grecs armés en brigands vinrent envahir la sainte grotte de Bethléem, blesser les Franciscains qui y priaient, saccager et piller le sanctuaire, arracher jusqu’aux plaques de marbre qui couvraient la crèche ? En 1899, dans cette même église, un fanatique grec tua le sacristain et tira à coups de revolver contre les religieux français qui passaient en procession. En 1901, au seuil du Saint-Sépulcre, des moines grecs attaquèrent avec préméditation les religieux franciscains et eurent le temps d’en blesser grièvement une quinzaine avant que la police turque fût venue à leur secours. Hier, en 1907, les Grecs de Constantinople n’ont-ils pas mené une abominable campagne contre nos Lazaristes qui dirigent à Galata le grand collège de Saint-Benoist… Et de tels exemples fourmillent, on en citerait à ne plus finir. Qu’on le sache bien, du jour où l’intolérante croix bulgare aura remplacé le croissant, tous nos religieux et nos religieuses n’auront plus qu’à fermer les milliers d’établissements d’éducation qu’ils dirigent si librement là-bas.

Enfin, malgré tout, que certains outranciers du catholicisme se soient laissé prendre à ce mot de « croisade », lancé avec tant d’audacieuse adresse par Ferdinand de Cobourg, je le comprends encore ; mais les autres, qui sont insensibles à toute idée cultuelle et n’ont même pas l’excuse d’être aveuglés par le fanatisme, pourquoi insultent-ils, ceux-là aussi ? Est-ce que la détresse des vaincus, est-ce que les cent mille cadavres qui jonchent encore la terre ne commandent pas au moins un peu de respect ? Si les Turcs ont été coupables, ce n’est pas contre nous ; ne serait-il pas plus décent de faire au moins silence devant leur agonie ? Comment ose-t-on, en présence du charnier d’Hademkeui, aller jusqu’à la raillerie, jusqu’à la basse et immonde caricature ! De piètres barbouilleurs composent des images où l’on voit le Khalife et même le Prophète en de bouffonnes attitudes. Des écrivassiers (qui n’ont jamais mis le pied en Turquie, bien entendu) profitent de la lugubre actualité, pour expectorer des romans (de « grands romans historiques », s’il vous plaît) qui s’appellent les « Tigres du Bosphore », ou les « Monstres de Stamboul ». Dernièrement un petit télégraphiste parisien, au service de la Bulgarie, ayant intercepté les ondes hertziennes, qui allaient de Stamboul vers la malheureuse et héroïque Andrinople demander des nouvelles, répondit à la question par le mot de Cambronne, et il se trouva un reporter de grand journal pour déclarer cela « très énergique et très français » ! — À quel degré de basse muflerie sommes-nous donc tombés…

Ils ne se figurent pas, ces insulteurs de vaincus, l’étonnement douloureux, la haute déception sur l’âme française qu’ils sèment en pays d’Islam. À ce sujet, deux lettres, parmi tant d’autres, m’ont paru caractéristiques, et j’en citerai des passages.

D’abord celle-ci, qui est signée : « Un groupe de jeunes filles musulmanes. »

« Comme nous sommes heureuses de voir qu’il y a dans cette Europe si réaliste et si perfide un cœur qui a pitié de nous !

» Après la crise terrible que nous venons de traverser, l’Orient se fermera encore plus à cette fameuse civilisation que l’on veut lui inoculer et que, jusqu’à ce moment, il désirait sans trop la connaître. Plus que jamais le Turc se replongera dans le passé, dans ce passé si doux et si beau où le rêve — mot qui n’a plus de signification chez vous — était toute sa vie…

» La plupart des grands diplomates prétendent que cette guerre ouvre une ère nouvelle. Oui, ceci est très vrai, l’année qui s’écoule a emporté toutes nos illusions sur les nations européennes et surtout sur la France qui nous était la plus chère. Rien ne reste de ce sentiment d’admiration que, dans notre puérilité, nous avions pour vos grands mots, vos grandes actions et vos grands principes. Vos mots sont vides, vos actes intéressés, et vos principes stériles, il suffit d’un coup de vent que souffle l’intérêt pour briser tout cela.

» Le mot « européen » signifiait jadis pour nous « supérieur ». Mais nous la jugeons actuellement, la supériorité de l’Europe : elle s’affirme à coups de canon et par des injustices. Vous qui nous connaissez si bien, dites-nous, est-ce que nous méritions un tel châtiment ? »


La seconde lettre émane du grand chef des derviches, tourneurs et autres. — Je souris en songeant que, pour le public français documenté si à rebours sur les choses turques, un chef de derviches doit représenter une espèce de sorcier aux trois quarts sauvage, avec naturellement un croissant énorme planté au-dessus de la tête. Et c’est au contraire, sous un simple bonnet de feutre, un religieux calme et doux, d’une distinction exquise et d’une haute culture littéraire qui parle très purement notre langue, ainsi qu’on en pourra juger par ce textuel passage :


« La France s’était faite jusqu’ici la protectrice des vaincus ; c’était là pour nous, peuple de l’Orient, son plus beau titre de gloire ; en elle brillait cet idéal qui nous attirait tous ; voilà pourquoi nous étions si avides de nous initier à sa langue, à sa littérature, à sa civilisation. Aujourd’hui elle abandonne ses traditions généreuses. Les journaux semblent prendre à tâche de tourner l’opinion publique contre nous, et c’est à peine si quelques âmes plus directement averties s’indignent de tant d’injustice, etc.

» Signé : DERVICHE HADJI SELAHEDDIN. »


En effet, on nous aimait encore en Turquie, par une tradition ancestrale remontant à beaucoup d’années et toujours très solide. Le dicton, — qui n’est plus vrai aujourd’hui, hélas ! — le vieux dicton : « La Méditerranée est un lac français » se justifiait encore dans cette seule partie du Levant. Malgré l’infiltration allemande, militaire et commerciale, ce qui venait de France, coutumes, langages, beaux-arts, avait gardé là-bas une sorte de charme supérieur qui ne se comparait à aucun autre. Le tort d’avoir commandé en Allemagne les nouvelles machines à tuer, nous ne saurions le reprocher qu’au gouvernement, et la nation n’en est pas responsable ; dans tous les cas, cela ne constituerait qu’un épisode, en désaccord avec quatre siècles de fidélité. Oui, jusqu’à la déception morale, si profonde, que nous venons de leur causer en les insultant, les Turcs nous aimaient, et nous voyaient toujours sur notre piédestal d’autrefois ; pour eux nous représentions encore la pensée noble et chaleureuse, l’essor vers l’idéal, la générosité, l’élégance. Et puis ils se figuraient que nous les aimions aussi, et c’est du côté de la France qu’ils s’étaient habitués à tourner leurs regards, aux heures néfastes, pour y trouver sinon du secours matériel, au moins de la sympathie et du réconfort. L’ironie, les injures ont glacé tout cela, portant un préjudice sans remède à notre influence séculaire en Orient.

Cependant qu’ils sachent bien, les pauvres vaincus, qu’il leur reste l’estime et l’affection des Français qui ont habité parmi eux, — et ceux-là seuls valent qu’on les écoute. Je reçois tant et tant de lettres qui viennent spontanément l’affirmer, cette estime, lettres de diplomates, de religieux, de négociants dont la vie s’est écoulée en Turquie ; tous m’écrivent : défendez, continuez de défendre ce peuple foncièrement loyal, tolérant et bon.

J’ai bien dit : tolérant, car le peuple turc n’a cessé de l’être depuis son entrée en Europe ; il pourrait sur ce point être cité en exemple à celui de France, qui persécutait si cruellement jadis au nom du catholicisme et qui aujourd’hui, au nom de la libre-pensée, persécute jusqu’aux humbles petites Sœurs amies des malades et des pauvres. Non seulement, au début des temps modernes, les Turcs ont recueilli tous les malheureux juifs chassés d’Espagne ; mais, dès leur arrivée d’Asie, n’ont-ils pas laissé la liberté religieuse à tous les vaincus ? Lorsqu’ils ont massacré, dans la suite, lorsqu’ils ont terni leur histoire de ces taches lamentables, ce n’est pas à cause de la croix ; c’est par des sursauts d’une haine, trop justifiée hélas ! contre ceux qui dans leur pays se réclament du Christ. La croix, mais les musulmans de Stamboul l’avaient arborée, cousue sur leur poitrine, aux premiers jours de la Constitution, pour mieux fraterniser avec leurs sujets chrétiens ! Sous leur joug, les peuples de la Macédoine, hier encore, avaient leurs églises, leurs écoles, parlaient leur langue sans qu’on leur imposât même d’apprendre celle de la Turquie. L’empereur allemand n’en use pas ainsi avec les Alsaciens et les Polonais ! Et tout cela sans doute eût pu durer sans oppression ni froissement, si les races soumises, — dont le désir d’affranchissement est du reste trop légitime et trop noble pour être discuté, — s’étaient montrées moins fanatiques et moins brutales. Mais les Macédoniens avaient leurs brigands et leurs bombes, les Bulgares avaient leurs « comitadjis » dont les atrocités ne se comptent plus. Quant aux paysans monténégrins, on ne connaît pas assez leur touchante coutume de couper le nez à leurs voisins musulmans, quand ils peuvent en attraper quelques-uns au cours de leurs continuelles escarmouches, et j’ai vu de mes yeux, près de cette turbulente frontière, quantité de pauvres Turcs dont le visage était ainsi chrétiennement mutilé…

Eh ! oui, j’essaie bien de défendre l’Islam, comme on m’en prie de tant de côtés. Mais ma voix est couverte par les mille clameurs de tous ceux qui ne savent pas et qu’abusent les calomnies salariées, les absurdes légendes. C’est surtout par ignorance qu’ils insultent, par stupéfiante ignorance des choses de là-bas. Et puis ils confondent la nation avec son gouvernement, — qui n’est pas défendable, non plus que son administration et son intendance. Et ils vont même jusqu’à confondre les vrais Turcs avec ce ramassis d’aigrefins de toutes les races balkaniques ou levantines, qui se coiffent d’un fez pour venir vivre chez eux en parasites rongeurs, rongeurs jusqu’à l’os, et dont les déprédations ou l’usure, ruinant des villages entiers, excuseraient presque les pires vengeances des rudes et probes laboureurs d’Anatolie, à la fin révoltés…

Il est étrange aussi de voir qu’un côté pratique de la question d’Orient échappe à la masse de nos compatriotes, en ce moment prosternés devant les vainqueurs. Mais nous avons en Turquie deux milliards et demi de capitaux qui fructifient depuis des années, — fructifient plutôt trop, oserais-je dire ; — que deviendra cet argent de notre épargne, aux mains des envahisseurs ?

Et puis surtout nous avons nos écoles, laïques ou confessionnelles, qui comportent en moyenne cent dix mille élèves parlant correctement notre langue. Quand la péninsule balkanique deviendra bulgare ou grecque, ce sera fermé, tout cela, fini ; en même temps disparaîtra l’enseignement du français dans toutes ces écoles musulmanes secondaires où il est obligatoire. Hélas ! il y aura donc bientôt sur terre encore un pays de plus où s’éteindra peu à peu le cher langage de notre patrie !

  1. On sait que, sur la foi de ces fallacieuses promesses, la Turquie avait consenti, peu avant la déclaration de la guerre, à congédier toute une classe de ses soldats ; ainsi surprise, elle se vit obligée d’envoyer au feu, pour les premiers jours si décisifs, de jeunes recrues que l’on n’avait pas eu le temps d’exercer, et des chrétiens, bulgares ou grecs, incorporés depuis la Constitution, qui, bien entendu, se battirent mal contre leurs frères.