Calmann-Lévy (p. 73-82).
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II

Novembre 1912.

En ce moment, détail que je prévoyais, l’insulte grossière et la menace pleuvent sur moi comme grêle, parce que je défends les vaincus, et je dois m’attendre à tomber sous le couteau de quelque Bulgare ; ces gens-là en usent avec moi comme naguère les Italiens. Et de pauvres Français, qu’aveugle le beau mot de croisade, m’injurient aussi. Tout cela, il est vrai, par le style, par l’écriture, semble émaner surtout de primaires ou de médiocres. Mais de plus haut m’arrivent par centaines des lettres si vibrantes et si nobles, me remerciant, beaucoup plus que je le mérite, parce que j’essaie de dire la vérité, « parce que mon cri soulage les consciences » ! Les lettres des musulmans étaient à prévoir, je le sais, et j’accorde qu’elles ne prouvent rien, malgré la pure beauté de leurs images orientales. Mais j’en reçois non seulement de France, aussi d’Allemagne, d’Angleterre, de Suisse ; presque toutes émanent d’Européens ayant vécu en Orient, d’Européens documentés, qui m’encouragent et m’affermissent dans mon estime profonde pour ce peuple méconnu et calomnié. Il en est d’autres, très particulièrement typiques, parce qu’elles émanent de « rayas » ottomans, « courbés sous le joug des Turcs ».

Les Grecs ne sauraient être soupçonnés de partialité, et une petite fille grecque m’écrit, d’une main appliquée et encore incertaine :


« Monsieur,

» Je viens de lire la page si touchante du 9 novembre 1912.

» Je suis une petite Grecque rouméliote de quatorze ans et j’éprouve un très vif sentiment de pitié pour cette pauvre Turquie dans son moment de détresse et d’abandon par toute l’Europe qui fut une fois son amie. On parle toujours de civilisation, mais ces pauvres paysans du fond de l’Asie, que comprennent-ils de cela ? Dans le désert, il y a des bonnes bêtes sauvages qui ne vous font rien tant que vous n’allez pas les agacer dans leur paisible cachette, mais si vous les agacez trop, alors elles deviennent féroces. Quand les Turcs deviennent mauvais, c’est quand ils sont démoralisés au plus haut degré de voir tout le monde contre eux ; pendant des années on ne leur laisse plus la paix. Il n’y a que ceux qui ont vécu là-bas qui les aiment encore.

» Le monde chrétien doit prendre le Turc comme exemple dans ce qui concerne la religion, car c’est lui qui la respecte mieux que nous. Chez nous, chrétiens, il nous est défendu de voler et de tricher ; nous le faisons quand même, un vrai Turc jamais. Lorsque, par exemple, un vieux marchand de fruits a pesé une ocque de pommes (elma), il vous mettra toujours une elma en plus, de peur de s’être trompé ; quel marchand européen fait ça ? Au contraire, il met le doigt sur la balance pour que le poids soit plus lourd.

» Ferdinand de Bulgarie dit, dans sa proclamation, qu’il veut vaincre le Croissant, et c’est cela qu’il appelle la civilisation. Est-ce qu’on ne doit pas respecter la religion d’un peuple ? »


En lisant ces adorables petites phrases, j’ai songé à ce proverbe de nos pères : « La vérité sort de la bouche des enfants. »

Voici maintenant ce que m’écrit une Juive espagnole, née et élevée en Turquie. (On sait qu’au début de l’histoire contemporaine, des milliers de Juifs d’Espagne, persécutés au nom du Christ, — comme, du reste, ils l’étaient encore de nos jours, en plein xxe siècle, par les chrétiens slaves — s’étaient réfugiés en Turquie, à Salonique et à Stamboul, où personne ne les inquiéta plus.)


« Ce que vous venez de faire pour notre malheureuse Turquie ressemble au geste de l’homme qui s’assied auprès d’un mourant abandonné et lui prend la main qu’il garde dans la sienne, afin qu’il ne meure pas seul.

» Oh ! écrivez encore ! Que votre cœur vous aide à trouver non seulement les paroles qui touchent, mais celles qui persuadent, celles que se rappelleront malgré eux les hommes appelés à signer l’arrêt. Oh ! dites-les bien haut, toutes les raisons qui imposent la nécessité de l’existence de ce pauvre cher peuple, en réalité si peu connu, existence modeste, soit, mais existence tout de même. Vous qui avez habité mon pays d’adoption, dites toutes les satisfactions qu’a reçues là votre âme dans ses besoins de croyance, de bonté, de probité, de sagesse et de calme. Mais, je vous en supplie, n’en parlez pas encore en pleurant. Ceux qui aiment la Turquie n’ont pas encore le droit de la pleurer comme une morte. Elle ne mourra peut-être pas, ne parlez pas encore de tombe.

» Si l’horrible chose arrive un jour, alors seulement je pleurerai, car je sais qu’ils deviendront ce que nous sommes, nous, pauvres Juifs, dispersés un peu partout sans avoir un coin qui nous appartienne. On dit qu’on veut leur prendre l’Asie aussi. Les malheureux !

» Oh ! si vous saviez ce sentiment d’exil que nous portons en nous dès l’enfance et partout où nous passons ! Je ne voudrais pas que les Turcs que j’aime l’éprouvent jamais. Voilà des années que j’ai quitté Constantinople et je croyais avoir oublié. Je ne savais pas que lorsqu’on a vécu parmi les Turcs, on les aime toute sa vie. Je vous supplie d’écrire encore, d’agir ! L’heure presse ! Et merci ! »


Que pourrais-je dire, après ce spontané témoignage, que pourrais-je y ajouter qui ne l’amoindrisse ? Cette lettre fait honneur à la race juive. De la part d’Israël, il serait beau de venir maintenant soulager avec son or les affreuses misères de ce pays, qui a donné à ses fils, pendant les siècles où on les pourchassait de toutes parts, l’hospitalité, la tolérance et la paix.

« Puisque personne n’entend votre cri de grâce, m’écrit la dame inconnue, trouvez des paroles pour persuader aux politiciens que l’existence de ce peuple est utile… » Mais c’est que je n’entends rien, hélas ! aux questions d’équilibre européen et d’économie politique. Je ne puis que répéter ce que tout le monde sait : « La chute de Stamboul aux mains des Bulgares aura une répercussion terrible sur des millions de musulmans répandus jusqu’au fond de l’Afrique et de l’Asie ; l’Angleterre, la France, sembleraient donc avoir un intérêt capital à l’empêcher. »

J’entends des gens m’objecter naïvement que Mahomet II avait bien pris Constantinople. Mais, pardon, cela se passait en 1453. Si, en plus de cinq siècles de soi-disant progrès, des peuples qui se glorifient du titre de chrétiens refont la même chose et en tuant environ dix fois plus d’hommes, cela me paraît un peu la banqueroute de notre civilisation et de notre faux christianisme.

Ne vaudrait-il pas la peine, aussi, — mais, là, je sais bien que l’on m’écoutera moins que jamais, — de préserver ces merveilles d’art que les Turcs ont accumulées en cinq siècles de domination et qui font de Constantinople la ville unique au monde. Qu’on ne me dise pas que les Bulgares y rétabliront la beauté évanouie de Byzance ; non, la laideur du modernisme, c’est tout ce qu’ils y sauront apporter. Quand la silhouette des minarets et des dômes ne se découpera plus sur le ciel, que restera-t-il ? Que restera-t-il quand les profondes mosquées toutes bleues de faïence auront perdu leur mystère, quand il n’y aura plus alentour la reposante magie des cyprès et des tombes ? D’ailleurs, sous la ruée furieuse des armées d’invasion, le jour où les Turcs se crisperont dans le dernier sursaut d’agonie, le jour où Stamboul sera tout à feu et à sang, la coupole de Sainte-Sophie elle-même est menacée d’un effondrement sans recours.

Et, enfin, puisqu’il faut renoncer à éveiller tout sentiment de justice et de pitié, puisqu’il n’est plus possible de rectifier, même par des témoignages cent fois plus autorisés que le mien, la légende des Bulgares inoffensifs et tendres, à côté des Turcs massacreurs, voici une raison encore qui, à première vue, semblera bien étrange, bien futile ; mais tant d’esprits réfléchis l’ont déjà trouvée avant moi ! Il n’y a pas, dans la vie, que des usines, des chemins de fer, des « débouchés commerciaux », des shrapnells, de la vitesse et de l’affolement. En dehors de tout ce néfaste bric-à-brac, devant quoi se pâme la masse des médiocres et qui mène aux finales désespérances, il y a aussi le calme qu’il faudrait nous conserver quelque part, il y a le recueillement et le rêve. À ce point de vue, la Turquie, la vieille Turquie des campagnes, la Turquie honnête et religieuse, comme une sorte d’oasis au milieu de tourbillons et de fournaises, serait aussi utile au monde que ces grands jardins dont on sent de plus en plus la nécessité au milieu de nos villes trépidantes.