Calmann-Lévy (p. 83-95).
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III

Décembre 1912.

« Atrocités turques. » — Ce cliché des alliés (que propage, à l’aide de ses banknotes, certain Comité balkanique[1]) continue de se reproduire triomphalement dans la presse française, et chaque fois, d’aimables inconnus prennent la peine de découper l’entrefilet, pour le mettre sous enveloppe à mon adresse, s’imaginant me confondre. Hélas ! oui, il est à peu près avéré que les vaincus, à certaines heures, traqués, délirant de faim et de désespoir, ont massacré, — beaucoup moins toutefois, infiniment moins que leurs ennemis le prétendent. Tant de correspondants de guerre, étrangers et non suspects de partialité, leur ont rendu justice et racontent même que traversant en affamés des villages grecs, ils se bornaient à mendier aux portes un morceau de pain ! Voici à peu près comment ces correspondants s’expriment[2] : « Puisqu’il se trouve, en Europe, des gens écrivant du fond de leur cabinet de travail que les soldats turcs sont pillards et massacreurs, c’est un devoir pour nous de protester énergiquement. Nous n’avons constaté chez eux que de l’endurance et de la modération, et jamais nous n’avons assisté à aucun acte de barbarie. » Malgré ces témoignages, je serais injuste en ne reconnaissant pas que çà et là ils ont vu rouge.

Mais les alliés ! Les alliés, moins excusables, d’abord parce qu’ils étaient les vainqueurs, ensuite parce qu’ils n’enduraient pas les tortures de la faim, et surtout parce qu’ils s’avançaient au nom du Christ, les alliés, quand dressera-t-on le bilan de leurs excès et de leurs crimes ? On commence à s’en émouvoir tout de même, malgré le parti pris de fermer les yeux sur tant de cruautés qu’ils ont commises. Voici les Roumains qui accusent les Grecs d’avoir massacré les Koutzo-Valaques. Voici des nouvelles de Vienne affirmant que les troupes du général Jankovich auraient détruit de nombreux villages en Albanie, que des milliers d’Albanais auraient été massacrés ou enterrés vivants. Sous les murs d’Andrinople, des ambulanciers turcs qui venaient, munis de leur drapeau, secourir des blessés serbes, ont été accueillis par une fusillade. Tout dernièrement à Dedeagatch, le fait n’est pas discutable, une bande bulgare a pillé, massacré, incendié pendant trois jours, continuant l’horrible besogne que les « comitadjis » ont depuis si longtemps commencée. Mais les pauvres Turcs manquent d’argent pour semer la noble indignation dans certaine presse qui est à vendre, et qui, malheureusement, influence à sa suite toute la presse restée de bonne foi…



À propos des Bulgares, je citerai ce fragment de la lettre d’un Français qui avait longtemps habité la Thrace, mais qui s’est vu forcé de fuir devant l’invasion des « libérateurs » :


« Dans les journaux de France, je lis les continuels dithyrambes en l’honneur des armées balkaniques, principalement de ce peuple bulgare qui, tout entier, se rue vers l’ennemi héréditaire avec, à sa tête, le pope hirsute. Race contre race, la croix orthodoxe — le plus fanatique des emblèmes religieux — la croix contre le croissant, suivant la parole du catholique romain Ferdinand de Cobourg.

» Le spectacle est inoubliable pour qui a vu arriver ces théories sans fin d’hommes taillés comme à coups de serpe dans un bois rugueux, ces lourds soldats coiffés de la casquette moscovite et ce flot, à leur suite, de montagnards couverts de peaux de bêtes, — les hordes d’Attila, — tous, disant avec fierté : « Là où nous sommes passés, l’herbe ne repoussera de cinq années ! »

» Oui, on peut leur dédier des dithyrambes, mais ils en ont déjà inscrit eux-mêmes sur toutes les sentes de la Macédoine, sur les décombres des villages musulmans où ils ont commis les pires horreurs et dont les flammes d’incendie s’élèvent encore de toutes parts, obscurcissant de leur âcre fumée tous les horizons ; ils en ont inscrit sur des milliers de cadavres, et sur les visages émaciés des vieillards, des femmes, des enfants, les rescapés des massacres, qui se traînent jusqu’à Constantinople, ayant semé de morts et d’agonisants le long chemin de leur calvaire. »


Il est vrai, le séjour des alliés dans Salonique a quelque peu terni leur auréole. Salonique n’est pas un lieu perdu, comme tant de villages de l’intérieur, et il y avait là des Français dont les yeux forcément se sont ouverts. Les vexations contre un officier de notre marine de guerre ont commencé de refroidir l’enthousiasme pour les « libérateurs ». Ensuite, au lendemain de leur arrivée, les Grecs, pour quelques malédictions poussées à leur passage, ont fait feu sur la foule sans armes et tué cinq cents personnes (de la populace turque, pour employer l’heureuse expression de certain reporter). Et puis, tout aussitôt, le Consulat de France a été débordé par les justes plaintes de nos compatriotes. On connaît, entre autres aventures, celle de cette Française, madame Simon, coupable d’avoir donné, sur le pas de sa porte, un morceau de pain et un verre d’eau à de pauvres Turcs, et odieusement brutalisée, pour ce fait, par un officier grec qui ne craignit pas d’arracher à ces affamés l’humble aumône. Voici d’ailleurs ce que m’écrit un négociant français de passage à Salonique :


« Guidée par des compatriotes levantins, délateurs infatigables, l’armée grecque pénètre, par bandes d’apaches, d’abord chez les Juifs, — ils sont ici près de quatre-vingt mille, parlant le français, aimant la France, — qu’ils accusent de les empoisonner ! Là, ils font sortir les hommes des maisons, les ligotent, les frappent, les massacrent parfois, puis s’en retournent violer les femmes. Ailleurs, partout, ils brisent les portes et, baïonnette au canon, se font remettre l’argent, même celui du pain des pauvres.

» Ce sont encore les inoffensifs citadins qu’on fouille en pleine rue ; les malheureux soldats ottomans auxquels on enlève leurs derniers centimes, leur montre et jusqu’à leurs vêtements. C’est un major turc qu’on dépouille et qu’on soufflette ; un autre officier qu’on veut forcer à embrasser le drapeau hellène ; des prisonniers laissés à la pluie, dans la boue, sans pain et implorant un peu d’eau pour apaiser leur fièvre : « Sou ! Sou ! » (De l’eau ! De l’eau !) et qu’on repousse à coups de crosse. »


Et les officiers français du Bruix étaient là, qui ont vu des soldats serbes et grecs crever les yeux à des prisonniers turcs…

De ces prouesses, nos journaux ont cependant l’air enfin de s’émouvoir. Oui, il eût mieux valu, pour le bon renom des nouveaux Croisés, que tout continuât de se passer en catimini, au fin fond des provinces ; la légende de leur mansuétude se serait mieux conservée.



Somme toute, si les Turcs ont commis des excès parfois, le moins qu’on puisse dire des alliés, c’est qu’ils en ont commis tout autant et qu’il est plus difficile de leur accorder le bénéfice des circonstances atténuantes. Ces peuples, qui s’exécraient depuis des siècles, se sont fait la guerre comme au Moyen âge, avec cette différence qu’ils disposaient d’armes infiniment plus meurtrières.

Eh ! le Moyen âge avait du bon ; la Croix rouge ni le Croissant rouge ne fonctionnaient encore ; on ne ramassait pas les blessés pour prolonger, à force de soins maternels, leurs pauvres existences mutilées ; mais on blessait tellement moins ! On ignorait en ce temps-là nos armes qui fauchent cent hommes par seconde, et les pires guerres d’alors ne donnaient pas le vingtième des cadavres qui gisent à cette heure sur les champs de la Thrace. Je ne vois donc vraiment pas qu’il y ait tant lieu de crier hurrah pour « la civilisation et le progrès ».

À propos de ces nouvelles machines à tuer, j’ai dû m’expliquer mal, dans une précédente lettre, puisque des gens de bonne foi en ont pu conclure que je prêchais l’antimilitarisme. Mon Dieu ! par quel manque absolu de logique, par quel monstrueux contresens peut-on bien passer, de l’horreur pour la guerre moderne, à la déconsidération et à la haine pour ces hommes, de plus en plus sublimes, qui sont obligés de la faire ? Mais, à mesure que les batailles, les inévitables batailles tournent davantage à la boucherie rouge, est-ce que le respect, au contraire, ne devrait pas grandir pour ceux qui ont le devoir de les affronter ? Aux plus humbles de nos soldats, donnons des musiques, donnons des dorures et des plumets, tout ce qui pourra exalter leur jeune enthousiasme et les parer mieux pour la belle mort ; que la foule au passage s’incline, les salue comme les plus nobles des enfants de France, que tous les suivent des yeux avec des larmes, et que les jeunes filles leur jettent des fleurs !… Voilà mon antimilitarisme cette fois nettement étalé… Oh ! oui, ayons-en pour nous-mêmes, des machines qui tuent vite, qui tuent par monceaux, et tâchons que ce soient les nôtres les plus diaboliques ; il le faut bien, hélas ! puisque nous sommes la proie désignée aux peuples d’à côté, qui, tous les jours, inventent contre nous quelque nouvel arrosage à la mitraille. Mais gardons très jalousement nos hideux secrets, car, où le crime et le dégoût commencent, c’est lorsque dans un but de lucre, « pour faire marcher l’industrie française », nous les vendons à des étrangers, préparant ainsi des tueries qui ne nous sont pas nécessaires.


P.-S. — Avant de terminer, je tiens à faire amende honorable, sincère et spontanée aux Arméniens, du moins en ce qui concerne leur attitude dans les rangs de l’armée ottomane. Ce n’est certes pas à cause des protestations qu’ils ont insérées, à coups de pièces d’or, dans la presse de Constantinople ; non, mais j’ai pour amis des officiers turcs ; j’ai su par eux, à n’en pas douter, que mes renseignements de la première heure étaient exagérés, et que, malgré bon nombre de désertions préalables, les Arméniens placés sous leurs ordres s’étaient conduits avec courage. Donc, je suis heureux de pouvoir retirer sans arrière-pensée ce que j’avais dit à ce sujet et je m’en excuse.

  1. Siégeant à Londres, si je ne me trompe.
  2. M. Jean Rodes, du Temps ; le baron Tycka, du Lokal-Anzeiger ; M. Paul Erio, du Journal ; M. Paul Genève, des Débats ; le major Zwonger, du Berliner Tageblatt ; M. Renzo Larco, du Corriere de Milan ; M. Vord Preise, du Daily Mail, etc… Je n’ai malheureusement pas retenu les noms des autres.