Calmann-Lévy (p. 65-72).
II.  ►

LETTRES SUR LA GUERRE DES BALKANS

I

Décembre 1912.

Ce n’est pas d’hier que les nations d’Europe commettent des couardises ou des crimes ; de tout temps cela s’est pratiqué. (La Pologne, le Transvaal, l’Alsace-Lorraine, etc., etc., en sont, hélas ! de lamentables preuves.) Mais on s’était habitué jusqu’ici à les voir opérer isolément, chacune à son tour ; les autres — qui en auraient fait autant à l’occasion — s’indignaient toutes en chœur, et, au moins, cela soulageait de les entendre.

Cette fois, non, il y a eu, sur le dos de la Turquie, accord complet de lâchage et de mépris des traités. Lors d’une récente guerre, quand l’armée grecque fut écrasée par celle d’Edhem Pacha, on s’en souvient, la Grèce aux abois demanda la médiation de l’Europe, et l’Europe, qui cependant ne lui avait rien promis, acquiesça par dépêche, fit même bien plus qu’une médiation, puisqu’elle imposa les conditions de la paix à la Turquie, lui enlevant ainsi le fruit de sa victoire. Mais les chancelleries ont deux poids et deux mesures. Aujourd’hui cette même Turquie, écrasée de tous les côtés à la fois, après avoir subi la spoliation des Italiens, cette Turquie à laquelle trois semaines plus tôt toutes les chancelleries unanimes avait solennellement renouvelé des promesses d’intégrité territoriale, a demandé à son tour la médiation, et l’Europe, préoccupée surtout du partage de ses dépouilles, depuis douze jours n’a même pas daigné répondre, douze longs jours pendant lesquels les tueries ont marché grand train, sous le coup des shrapnells et des mitrailleuses ; au moins aurait-elle dû avoir la pudeur de dire tout de suite : « Non, maintenant que vous voilà battus, vous n’êtes plus que des parias, nous refusons de nous en mêler, débrouillez-vous directement avec vos ennemis, » — et la Turquie sans doute l’aurait fait comme elle semble le faire aujourd’hui, et il y aurait sur le sol quelques milliers d’hommes de moins, gisant les poumons crevés. Honte à l’Europe ! C’est elle l’odieuse coupable de ces hécatombes. On comprend bien qu’aujourd’hui il lui est impossible d’enlever aux alliés le prix de leurs courageuses batailles, mais il fallait prévoir, et surtout il ne fallait pas promettre. Il fallait prévoir et, pour exiger les justes réformes demandées par les Slaves, il fallait presser avec moins d’insouciance sur ces comités de jeunes fous arrogants, qui viennent de conduire la Turquie à sa perte. Et puis, non, cette aisance, ce cynisme dans le lâchage, quel dégoût ! Pauvres Turcs, volés, trompés, mitraillés, et de plus injuriés si bassement par les masses ignorantes, combien on comprend que la fureur parfois leur monte au cerveau et qu’un voile rouge leur passe sur les yeux !

Je dis : pauvres Turcs ! Mais je dis aussi, et presque du même cœur : pauvres Bulgares ! Pauvres victorieux qui ont laissé par terre plus de quarante mille morts ! Je n’ai point de haine contre ce peuple, bien que j’aie constaté, comme tous ceux qui ont habité là-bas, qu’il est plus brutal, plus fanatique, à l’ordinaire beaucoup plus difficile à vivre que le peuple musulman, et qu’il n’en a pas la droiture ni la foncière probité. Quel malheur qu’à l’appui de mon dire il ne soit pas possible de publier, au grand jour, la liste des victimes musulmanes tuées et torturées par les comitadjis bulgares ! Mais, sur le sujet, toute la presse slave s’est unie dans une conspiration de silence, il faudrait aller là-bas, à Salonique par exemple, pour obtenir des documents écrasants et des chiffres. De temps à autre, on lit bien dans quelque journal de France : les Bulgares ont incendié tel village turc et massacré les habitants ; mais cela est dit avec légèreté, comme en glissant dessus. Cependant, combien sont-ils moins excusables, eux, les vainqueurs, que les Turcs, chassés des terres que depuis cinq cents ans ils cultivaient, poussés à bout, traqués comme des bêtes fauves ! Et, en écrivant, j’ai sous les yeux la photographie d’un officier de l’armée ottomane, affreusement mutilé par ses ennemis. Mais non, il n’y a que les Turcs qui massacrent, la légende colportée par les intéressés est bien établie, rien à faire pour l’enlever des cervelles obstinées.

Je n’ai jamais eu connaissance d’atrocités commises par les Grecs[1], et la famille royale qu’ils se sont donnée est hautement respectable. Mais comment ne pas protester un peu en entendant accuser les Turcs de férocité par les Bulgares, les Serbes, chez qui sévissent, du haut en bas de l’échelle sociale, la violence et les raffinements du meurtre ! J’en atteste les ombres du roi Alexandre et de la triste Draga, de Panitza et de Stambouloff, pour ne citer que les noms connus de tous, parmi des morts qui ne se comptent plus.


Je dis : pauvres Bulgares ! Car ce que je viens d’avancer ne m’empêche pas d’admirer comme tout le monde leur courage au feu, et je reconnais, bien entendu, ce qu’il y a de si légitime dans leurs revendications du sol des aïeux. Mais l’Europe avait mille moyens de leur faire droit, sans permettre la boucherie atroce, et c’est pour cela que je les plains, eux aussi, malgré la victoire. Je les plains surtout d’avoir été poussés à la guerre, conduits à la tuerie par un homme qui n’est ni de leur race, ni de leur religion, qui n’a l’excuse ni du fanatisme, ni de la tradition ancestrale, mais qui a su exploiter leurs vertus guerrières au profit de son ambition personnelle : pour être un grand prince, dont l’histoire parlera, il faut avoir arrosé les plaines avec beaucoup de litres de sang humain…

  1. Ceci était écrit avant l’entrée des Grecs à Salonique.