Calmann-Lévy (p. 59-64).

ENCORE LES TURCS

Décembre 1912.

J’ai si mal et si gauchement défendu mes amis turcs, dans une lettre récente, que je veux y ajouter ceci comme un post-scriptum. J’avais parlé de fuyards, parce qu’on me l’avait dit. Dieu merci, c’étaient des fuyards isolés ; les nouveaux détails venus de là-bas leur laissent leur couronne de gloire : ils se sont battus comme des lions, malgré la faim qui leur torturait les entrailles, malgré l’insuffisance présomptueuse d’un gouvernement qui les laissait manquer du nécessaire. Hélas ! à mesure que les événements se précipitent et que nous approchons de la convulsion suprême, les nations européennes, la Prusse surtout, leur ex-amie, montrent une facilité à renier la parole donnée, une aisance dans la fourberie, qui sont de plus en plus stupéfiantes. Peut-être serait-il sage de se rappeler que le Sultan n’est pas que l’empereur des Turcs, mais qu’il est aussi le Khalife vénéré par tant de millions et de millions de croyants jusqu’au fond de l’Asie et jusqu’au fond de l’Afrique ; à ce titre, il mériterait sans doute quelque considération, surtout de la part de l’Angleterre qui est, à cause de l’Inde, la plus grande des puissances musulmanes ; peut-être serait-il de bonne politique de ne pas permettre qu’on le chasse de la ville et des mosquées saintes.

Pauvres Turcs, abandonnés et trompés par tous, volés sur leur matériel de marine et volés sur leur matériel de guerre, il leur fallait aussi le coup de pied de l’âne, et certaine presse le leur donne : on les insulte et les raille, alors qu’ils viennent de laisser, sur la terre détrempée de leurs champs, cinquante mille morts si glorieusement tombés pour la cause de l’Islam. Je suis injurié du même coup, bien entendu, et je m’en sens fier ; il est toujours honorable de l’être pour avoir pris la défense et demandé la grâce de vaincus que tout le monde accable. Mon Dieu, je ne fais pas comme les chancelleries européennes, — dont je n’ai malheureusement pas le pouvoir ; — ayant été leur ami de longue date, je le suis plus que jamais dans leur agonie ; c’est le contraire qui serait ignoble. L’honneur d’être injurié pour eux, je le partage, paraît-il, avec Claude Farrère, qui était un de mes officiers quand je commandais en Orient et qui est resté mon ami. « Il n’y a que ces deux-là, écrit-on, qui les défendent ! » — Mais je crois bien ! Parmi tous les écrivains dont la voix a chance d’être un peu entendue, il n’y a que nous deux qui les connaissons !

L’armée grecque, la petite armée monténégrine, conduites par des princes guerriers sans férocité, se sont battues normalement, comme il est admis, hélas ! que l’on se batte en notre siècle de « progrès ». Mais les Bulgares, — dont le mépris de la mort est prodigieux et commande le respect, nul ne songe à le contester, — les Bulgares, quelle guerre atroce ils ont menée, après l’avoir si longuement préméditée et mûrie ! Leurs succès ne sont pas dus qu’à leur admirable courage, mais surtout à leurs armes plus nouvelles et infiniment plus meurtrières.

Leurs shrapnells, invention diabolique s’il en fut, ont fauché les hommes par milliers, sans résistance possible. On sait aussi qu’ils avaient imaginé d’aveugler et d’affoler la nuit, par des projecteurs, ces paysans d’Anatolie qui n’avaient jamais rien vu de pareil. En outre, ne viennent-ils pas de détourner une rivière pour inonder la malheureuse Andrinople qui ne veut pas se rendre, et de couper l’aqueduc qui portait l’eau à Stamboul ?…

Et, dans des églises dites chrétiennes, on chante pour célébrer de telles choses : au moins, qu’on n’y mêle point le nom du Christ ; quelle dérision de sa parole ! Et Péra, le fameux Péra levantin, n’a même pas la pudeur de faire taire ses beuglants et ses musiques, quand les maisons alentour regorgent de blessés qui râlent, quand les champs sont jonchés de morts, de milliers de héros non ensevelis qui pourrissent sous la pluie !…