Calmann-Lévy (p. 53-57).

LETTRE SUR LA GUERRE MODERNE

Novembre 1912.

Alors, le progrès, la civilisation, le christianisme, c’est la tuerie extra-rapide, la tuerie à la mécanique, — et le shrapnell en représente pour le moment l’expression suprême !

Le shrapnell ! À notre époque où l’on s’occupe à détruire les derniers fauves et à supprimer nos microbes rongeurs, on n’ouvrira donc pas de bagnes, on n’élèvera donc pas de pilori pour ceux qui inventent de si infernales machines ! En moins de quinze jours, tout un pays éclaboussé de sang rouge et soixante mille hommes, des plus vaillants et des plus sains, gisant le corps criblé !

Si l’heure était venue où les Balkans devaient retourner aux peuples balkaniques, l’Europe, — d’abord imprévoyante, aujourd’hui complice, — aurait si bien pu trouver un moyen moins atroce. Si même l’heure était venue où la basilique de Sainte-Sophie devait retourner au Christ, était-il nécessaire pour cela de cribler de mitraille tant de poitrines humaines ! Est-ce que depuis longtemps déjà, il n’existe pas à Constantinople, voire à Stamboul, des églises grecques ou bulgares dans lesquelles le culte n’a jamais été inquiété ?

Et des injures de toutes sortes continuent de poursuivre les Turcs, malgré leur détresse, comme le concert des meutes autour des cerfs mourants. Mais, avant de parler, que ceux qui les insultent aillent donc vivre un peu parmi eux ; jusque-là, tout ce qu’ils peuvent dire ne prouve pas plus que l’aboiement enragé des chiens !

Les territoires conquis, et vaillamment conquis certes, devraient, à ce qu’il semble, suffire aux alliés. Mais non, il faut pousser l’ennemi à toute extrémité et lui prendre aussi sa ville sainte. Pour satisfaire à des rêves d’orgueil forcené, il faut tuer encore tout ce qui reste, tout ce qui, dans le dernier élan du désespoir, se précipite, presque sans armes et follement, pour défendre les remparts de Stamboul.

Ainsi, voilà ce malheureux peuple turc, — qui eut ses heures de violence exaspérée, qui commit dans le délire des fautes graves, je le reconnais, — mais que rien n’a épargné depuis un an, ni les guerres de spoliation, ni les duperies, ni les incendies détruisant les maisons par milliers, ni les tremblements de terre, ni la faim, ni le typhus, le voilà, ce peuple accablé, qui veut au moins mourir avec une couronne de gloire. Et le Sultan déclare qu’on le tuera dans son palais, et Kiamil pacha, ce vieillard de quatre-vingt-cinq ans, à sa table de travail. Les enfants, les tout jeunes enfants quittent les écoles pour s’enrôler et se faire mitrailler à Tchataldja ; les prêtres courent aux remparts, et de même tous les vieux à barbe blanche qui peuvent encore tenir une arme. Détail qui serait risible, s’il n’était sublime, de pauvres eunuques des harems, auxquels on ne demandait rien, partent aussi, le fusil sur l’épaule. Pour eux tous, la tuerie finale est certaine, avec les diaboliques shrapnells des Bulgares ; ils le savent, mais ils y vont quand même.

Naïfs Arabes, qui offrent d’arriver au secours du Croissant avec cinq cent mille cavaliers… Oh ! non, restez, pauvres gens du désert : vous iriez inutilement à la mort, puisque vous n’avez pas entre les mains les explosifs des hommes vraiment civilisés.

Et, devant cet essor d’héroïsme et de désespoir, pas un seul des peuples chrétiens ne se lèvera pour dire : « Assez ! Pitié !… » Non, au mépris des traités signés, des paroles données et écrites, tous ne s’occupent que de se ruer à la curée. Il en est, comme la France, qui ne veulent pas se souiller les mains dans le dépeçage ; mais, crier grâce d’une voix assez forte pour être entendue, non, personne. Honte ! Honte à l’Europe, honte à son christianisme de pacotille. Et, pour la première fois de ma vie, je crois que je vais dire : honte à la guerre moderne !