Calmann-Lévy (p. 39-52).

LES TURCS MASSACRENT

Novembre 1912.

« Les Turcs massacrent ! » En grosses lettres bien indicatrices, cette accusation contre les vaincus se répète dans les journaux, à côté des récits de leurs défaites horriblement sanglantes. Des atrocités bulgares, il y en a bien eu aussi quelques-unes, on en convient, mais on ne l’imprime qu’en petits caractères à la fin des paragraphes.

Les Turcs massacrent ! c’est une affaire entendue, — les pauvres Turcs affolés que l’Europe entière trahit ou abandonne, — et cette affirmation courante sert de préliminaire à des tirades pour vanter l’œuvre libératrice des Alliés, l’ère de paix, de liberté et de concorde fraternelle (?) qui va suivre leur victoire.

Pendant les sinistres journées d’octobre 1912, dans l’oasis de Tripoli, est-ce que l’on n’aurait pas pu crier de même : « Les Italiens massacrent ! » Et ils étaient les envahisseurs sans provocation, ceux-là, ils n’avaient pas l’excuse des Turcs, traqués de toutes parts. Pendant la dernière expédition de Chine, n’ai-je pas vu des villes comme Tong-Tchéou ou Tien-Sin, innocentes absolument de l’acte des Boxers, et qui n’étaient plus qu’un monceau de ruines, où des cadavres d’enfants, de femmes, de vieillards avaient été pilés à coups de crosse, parmi des porcelaines et des laques. On aurait pu crier : « L’Europe, l’Europe venue pour porter en Extrême-Orient son fameux flambeau civilisateur, l’Europe massacre ! » Or, quelle excuse pouvait-elle invoquer, s’il vous plaît ? Les Huns n’auraient pas fait pis que nous tous. Et les Anglais n’ont-ils pas massacré des milliers de derviches à Kartoum, des paysans à Denchawaï ? Au Transvaal, n’ont-ils pas eu sur la conscience les camps de concentration ? Et nous, pendant la conquête de l’Algérie, pour ne parler que de celle-là, n’avons-nous pas massacré, enfumé des femmes et des enfants pour les faire mourir d’asphyxie ? Il n’y a qu’à relire l’histoire contemporaine pour se convaincre que la tuerie aveugle et forcenée reste en vigueur autant qu’au Moyen âge, chaque fois que se trouvent aux prises des hommes de race et de religion différentes.

Pauvres Turcs, s’il est vrai que çà et là ils massacrent, pendant la guerre atroce qui leur est faite de tous côtés en même temps, que de circonstances atténuantes !

J’en sais beaucoup qui, à leur place et à une telle heure effroyable, seraient pris d’une rage de massacrer aussi. Ils sont des êtres plus primitifs que nous, c’est certain, plus violents quoique meilleurs, doux et débonnaires à l’habitude, mais terribles et voyant rouge quand on vient par trop les exaspérer ; primitifs surtout, ces paysans sortis du fond de l’Anatolie, des confins du désert, que l’on équipe en hâte contre l’armée d’invasion et qui manient de leurs mains rudes nos armes aux précisions infernales. Et combien elle s’explique, leur haine à tous contre les peuples qui portent le nom de chrétiens ; comment ne sentiraient-ils pas que, d’une façon ouverte ou sournoise, ces peuples-là, dans le fond, s’entendent pour les supprimer ? Nous, Français, nous leur avons pris l’Algérie, la Tunisie, le Maroc. Les Anglais leur ont déloyalement enlevé l’Égypte. La Perse est à moitié sous le joug. Et l’Italie vient d’ensanglanter la Tripolitaine, donnant le triste signal de la curée sans merci. Sur ces pays conquis, nous faisons ensuite, chacun à notre manière, lourdement peser notre main dédaigneuse ; le moindre de nos petits bureaucrates traite tout musulman comme un esclave. À ces croyants, nous enlevons peu à peu la prière ; à ces rêveurs, épris d’immobilité, nous imposons notre agitation vaine, notre rage de vitesse, nos alcools, notre pacotille et notre ferraille ; partout le déséquilibrement nous suit, avec les convoitises et les désespérances.

Pauvres Turcs, désavoués aujourd’hui avec tant de désinvolture par tous ceux qui en Europe semblaient les soutenir, abandonnés par la presse qui les insulte, par la diplomatie qui s’était engagée à les défendre, par les Puissances qui jadis se déclaraient leurs amies ! Voici même qu’on les accuse d’être lâches à la guerre ! Cela, c’est plus qu’excessif, car les milliers de morts, Serbes ou Bulgares, qui jonchent les champs de la Thrace, sont là pour témoigner qu’ils savent encore se battre. Mais il est certain qu’on ne reconnaît plus les héros d’autrefois, ceux de Plewna, ceux de la dernière guerre qui faillit anéantir la Grèce, ni même ceux d’hier, en Tripolitaine, qui faisaient tête dix contre mille. Accordons-leur d’abord qu’ils n’étaient pas prêts, qu’ils n’étaient pas commandés, que par l’incurie de leurs chefs ils mouraient de faim. Et puis constatons que cette dégénérescence de leur armée est notre œuvre, à nous, les détraqueurs d’Occident ; les nouvelles utopies délétères, même les plus puériles, qui sévissent chez nous, les ont contaminés, avec une rapidité stupéfiante, comme il arrive pour tous les mauvais virus qui foisonnent plus vite dans les sangs plus neufs. Beaucoup de leurs soldats ont perdu la foi et la plupart de leurs officiers ont négligé le métier des armes pour se plonger dans la plus naïve politicaillerie. Nos alcools aussi s’en sont mêlés, et certains grands chefs militaires, responsables des pires déroutes, s’enivraient… Une Turquie parlementaire, incroyante et fuyarde, rien ne pouvait causer aux amis de l’Orient une stupeur plus douloureuse et plus inattendue… Et puis, ils ont commis, après la Constitution, cette faute capitale d’introduire des chrétiens dans leurs rangs de bataille. À Dieu ne plaise que je veuille rabaisser ici ce titre de chrétien, non, mais ceux de l’armée turque étaient des Bulgares, des Grecs, naturellement disposés à ne pas lutter contre des frères, — ou c’étaient des Arméniens, enrôlés par oubli de ce vieux proverbe de Turquie : « Allah créa sur le même modèle (créatures de peur et de fuite, s’entend) le Lièvre et l’Arménien. » Naguère encore, les mahométans seuls étaient admis à l’honneur de se battre. S’il n’y avait eu que des vrais Turcs en ligne contre l’ennemi, peut-être auraient-ils été anéantis quand même, tant les Alliés avaient longuement et savamment prémédité l’attaque, mais au moins ils seraient tombés en gardant l’auréole de gloire.



Quoi de plus révoltant que de voir à quel point les Turcs sont méconnus, insoupçonnés, dirai-je même, par tous les Occidentaux qui n’ont jamais mis le pied dans leur pays ! Il en va de même en Amérique d’où j’arrive ; là-bas, on dit couramment en parlant d’eux : les hordes d’Asie, les barbares… Or, je ne crois pas qu’il existe au monde une race plus foncièrement bonne, brave, loyale et douce. Il me faut faire exception, hélas ! pour quelques-uns de ceux qui ont été élevés dans nos écoles, gangrenés sur nos boulevards ; ceux-là, qui deviennent plus tard des fonctionnaires, je les abandonne. Mais le peuple, le vrai peuple, les petits bourgeois, les paysans, quoi de meilleur ! Que l’on interroge ceux d’entre nous qui ont vécu en Orient, même nos religieuses et nos prêtres, si respectés là-bas, qu’on leur demande ce qu’ils préfèrent, ce qu’ils estiment le plus, des Turcs ou des Bulgares, des Serbes et de tous les chrétiens levantins, je sais d’avance quelle sera leur réponse. Et chacun d’eux affirmera que ces Bulgares, — admirables de courage, je suis le premier à le reconnaître, — qui s’avancent au chant des Te Deum et au son des cloches d’églises, sont une race infiniment plus brutale et plus meurtrière que la race musulmane.

Oh ! ces villes du passé, perdues au fond de l’Anatolie, ces villages dans la verdure groupés autour des minarets blancs et des cyprès noirs, comme on y respire la paix et la confiance, combien la vie s’y révèle honnête et patriarcale ! Oh ! ces hommes, laboureurs ou modestes artisans, qui vont à la mosquée s’agenouiller cinq fois par jour et qui le soir s’asseyent à l’ombre des treilles, près des tombes d’ancêtres, pour fumer en rêvant d’éternité !… Des massacreurs professionnels, ces gens-là, allons donc !… En Espagne, je me souviens d’avoir vu des taureaux que l’on menait vers l’arène, à la veille d’une grande course ; ils arrivaient paisibles, quelques-uns n’étaient nullement méchants ; ce n’est qu’ensuite, harcelés de coups de lance, torturés par les banderilles cruelles, qu’ils avaient envie de tout massacrer et fonçaient sur les hommes avec une rage folle.

Nulle part autant que chez les Turcs, — les vrais, — on ne trouve la sollicitude pour les pauvres, les faibles, les vieillards et les petits, le respect pour les parents, la tendre vénération pour la mère. Quand un homme, même d’âge mûr, est attablé dans l’un de ces innocents petits cafés, — où l’alcool est inconnu depuis toujours, — si son père survient, il se lève, baisse la voix, éteint sa cigarette pour ne pas fumer en sa présence, et va s’asseoir humblement derrière lui.

Quant à leur compassion pour les animaux, ils nous en remontreraient à tous. Les chiens errants de Stamboul, avec quelle bonhomie ils ont été tolérés et nourris depuis des siècles, avec quel soin on descendait dans la rue pour couvrir d’un tapis leurs petits, quand il pleuvait. Et le jour où un conseil municipal, composé surtout d’Arméniens, décréta de les détruire, de la manière atroce que l’on sait, il y eut des batailles dans tous les quartiers, et presque la révolte pour les défendre. Quant aux chats, ils ne se dérangent guère pour les passants, assurés que les passants se dérangeront pour eux. Et enfin, à Brousse, dans l’un des coins adorables de cette ville des anciens temps de l’Islam, il existe un hôpital pour les cigognes, pour celles qui, blessées ou trop vieilles, n’ont pu fuir à l’entrée de l’hiver ; on en voit là qui ont des bandages, ou même une jambe de bois ; quand je le visitai, on y soignait même un vieux hibou, en enfance sénile, qui vivait, comme elles, des aumônes pieuses… En vérité, à l’heure d’angoisse que nous traversons, je raconte là des choses ridiculement enfantines ; mais c’est qu’elles sont typiques, elles ont quand même leur légère importance pour attester combien ce peuple, que tant d’ignorants et de forcenés accusent de barbarie, est au contraire compatissant et doux…



L’Europe comprendra-t-elle que Stamboul, tenu aujourd’hui sous la menace effroyable, est un domaine sacré de l’histoire, de l’art et de la poésie ; qu’il faudrait à tout prix le défendre, et que, le jour où le croissant n’y sera plus, là-haut dans l’air, du même coup son charme et sa magie vont soudainement s’éteindre ? Évidemment non, elle ne le comprendra pas, et je parle dans le vide.

Sans aucun espoir, non plus, que mon humble appel soit entendu, j’éprouve le besoin de crier à l’Europe : « Grâce pour les Turcs, épargnez ceux qui restent ! Chez eux, plus que partout ailleurs, sont la probité et la bravoure. C’est chez eux le dernier refuge du calme, du respect, de la sobriété, du silence et de la prière ! »

Je crois qu’il n’est pas un Français, de sens et de cœur, ayant vécu parmi eux, qui ne s’associerait ardemment à l’hommage que j’ai voulu leur rendre ici, pendant cette minute de détresse suprême ; hommage inutile, je le sais bien, et qui sera, hélas ! comme ces tristes couronnes que l’on dépose sur les tombes.