Tunis station hivernale/Première partie : Ce qu’est Tunis

Imprimerie F. Chatelus (p. 11-19).

PREMIÈRE PARTIE

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CE QU’EST TUNIS


Tunis ! c’est encore le type de la ville arabe du Moyen-Age ; c’est Tunis la sainte, c’est Tunis la blanche, la fleur de l’Occident, comme l’ont dénommée les poètes arabes.

S’étageant sur la pente douce d’une colline verdoyante, ayant au front, comme un diadème, la Kasba, elle apparaît comme un rêve oriental à l’étranger qui, du débarcadère, s’y rend en barque (s’il n’a pas pris le chemin de fer de La Goulette) en traversant le lac El-Bahira, nappe immense d’un bleu immobile, éblouissante de lumière, « féerique, dit le commandant Villot, avec ses ibis aux pures couleurs et ses énormes flamands qui, dans leur pose sibyllique, semblent interroger l’avenir ».[1]

Et le voyageur ébloui, débarquant au quartier de la Marine, un peu étonné de se trouver en plein centre des villes européennes qu’il vient de fuir, s’élance dans la ville arabe pour, du quartier de la Médina, se répandre à son gré, soit au nord dans le quartier Bab-Souika, soit au sud dans celui de El-Djazira.

Le changement à vue est complet. Comme au beau temps des magiciens et des fées dont le coup de baguette enfantait des métamorphoses, la ville indigène apparaît.

Les quartiers juifs et arabes n’offrent pas, certes, le confort et le luxe du quartier européen. Les rues en sont bien un peu étroites, un peu tortueuses, quelquefois même un peu sordides ; mais quels aspects divers dans leurs inextricables labyrinthes, dans leurs bazars, leurs palais mystérieux !

Et, pour n’être pas suspect d’une tendresse exagérée à l’endroit de la cité musulmane, laissons ici la parole à un voyageur d’une indiscutable autorité, M. Cat, inspecteur d’Académie à Constantine.

« Tunis, dit-il, vaut surtout par le détail, et, pendant quelques jours, le voyageur qui promène au hasard ses pas dans l’infini dédale des rues, est émerveillé des découvertes qu’il fait presque à chaque instant.

« Ici, ce sont les souks ou bazars, ruelles tortueuses et presque circulaires au-dessus desquelles de longues planches forment une sorte de toiture, qui garde la fraîcheur en tout temps ; chaque corps de métier a son souk particulier. Ailleurs, en dedans même de l’enceinte, dans de grands espaces vides, déserts, gîtent des milliers de chèvres ; dans un de ces quartiers qu’on croirait depuis longtemps abandonné par ses habitants, au milieu du calme absolu et du silence, on entend tout à coup comme un grand bruit d’eau qui tombe, puis on aperçoit un jardin, des fleurs, des arbres, un petit coin vert et frais.

« C’est là que le grand aqueduc, qui amène à Tunis les eaux de Zaghouan, débouche. Le flot arrive énorme et faisant grand tapage, et, de là, se déverse dans les cent dix grandes fontaines qui alimentent la ville.

« Partout de l’imprévu et du bizarre : la kasba en ruines, des murs crénelés et des forts[2] avec des canons, des vestiges d’une enceinte plus vieille, ou bien par une porte, comme la porte Es-Sadoun, une belle perspective sur tout un coin de ville, rempli de dômes et de mosquées.

« Presque toutes les maisons, même les plus sordides, ont dans leurs murs ou une colonne antique, ou une porte décorée dans le goût de la Renaissance, ou de fines sculptures mauresques. Plus ornées encore, quelques mosquées sont, dans leur genre, de véritables chefs-d’œuvre. Le dôme de plusieurs est couvert de faïences vertes, de sorte qu’à une certaine distance, on croirait voir un peu de verdure par-dessus les rues et les terrasses sèches ».[3]

Il est vrai que comme correctif à toutes ces beautés, l’écrivain que nous venons de citer nous montre dans les mêmes rues, si séduisantes pour l’artiste, une odeur d’huile et de friture et des tas d’immondices qui n’ont rien de flatteur pour l’œil et l’odorat. Mais, depuis dix ans que le blâme a été porté, le tableau a changé et fort heureusement.

Une municipalité laborieuse et dévouée, bien secondée par l’ingénieur de la ville, a fait paver les rues désormais éclairées au gaz et disparaître de la cité les cloaques et les détritus, en organisant un service de voirie très sérieux et surtout en distribuant l’eau à profusion, jusque dans les quartiers les plus reculés.

Sans redouter les inconvénients dont a été victime le nez de M. Cat — en 1882, croyons-nous — l’Européen pourra visiter aujourd’hui, dans la ville arabe, la kasba aux hautes murailles crénelées, dont, en 1535, vingt mille esclaves chrétiens s’enfuirent pour ouvrir à Charles-Quint les portes de Tunis, les nombreuses mosquées aux vitraux peints, aux arabesques capricieuses, aux voûtes nues portées par des colonnes torses provenant en grande partie des marbres précieux de Carthage, les souks enfin, si animés et si vivants, bazars des parfums orientaux, des précieuses essences de rose et de jasmin, des étoffes d’or et d’argent, des bijoux, bazars surtout des cuirs, des selliers-gentilshommes, sans rivaux dans la fabrication des selles brodées d’or aux étriers d’argent.

Et lorsque, ébloui et charmé de sa vision de l’Orient, il redescendra dans la ville basse, le contraste entre le quartier arabe et le quartier européen lui apparaîtra saisissant. Plus de ruelles étroites et bizarrement tourmentées ; partout des voies larges, bien aérées, bien alignées, de larges avenues propres, nettes et bordées de maisons élégantes qui ne dépareraient pas les artères de nos villes même principales. L’avenue de la Marine surtout, avec ses six rangées d’arbres toujours verts, large de 60 ou 80 mètres, est une des plus belles promenades que l’on puisse rêver.

Il n’est pas jusqu’aux tramways qui ne donnent à Tunis un air de civilisation, jurant peut-être un peu avec les idées qu’éveillent en l’âme du touriste l’aspect des minarets et des mosquées, toutefois fort rassurant. Ce moyen de locomotion n’est d’ailleurs pas exclusivement goûté des Européens, dont l’abus des véhicules de tout genre et de toute forme a rendu les jambes quelque peu paresseuses et rebelles aux longs trajets ; il l’est aussi des indigènes qui ne dédaignent pas plus de fendre l’air sur nos tramways et nos chemins de fer que sur leurs petits chevaux barbes si alertes et si fugaces.

Le réseau de ces tramways n’est point achevé d’ailleurs, mais sera bientôt notablement accru.

Tel quel, traversant les principales rues du quartier européen, contournant les quartiers arabes rend déjà des services fort appréciables, et — nous l’avons dit — fort appréciés.

La liste serait longue des améliorations réalisées déjà par l’habile municipalité qui administre avec un prévoyant souci des intérêts de ses concitoyens les affaires communales. Quelque obligation que nous ayons de nous borner, nous ne pouvons cependant nous refuser le plaisir de citer la construction de marchés, l’édification de maisons d’école de toutes sortes, la construction d’un superbe Hôtel des postes et télégraphes, la mise en exploitation d’un réseau téléphonique, la confection d’un système d’égoûts avec machine élévatoire pour les eaux, remplaçant (et avec quel avantage !) les anciens égouts du pays, les kandacs ouverts et puants, l’achèvement du port, enfin, qui permettra, dans un an environ, aux plus grands navires de commerce d’embarquer et de débarquer en plein cœur de Tunis, voyageurs et marchandises.

Telles sont, à peine indiquées, les principales améliorations apportées à Tunis qui, de par sa situation géographique, est appelée à devenir, en même temps qu’une des plus belles villes du monde, une des cités les plus riches, les plus populeuses et les plus prospères ; en un mot, à redevenir ce qu’elle fut autrefois, la rivale jalousée de la Carthage disparue, et disparue, hélas ! aussi complètement que l’avait désiré Caton, lançant de la tribune romaine son cri de haine incessamment répété : Delenda est Carthago !



Nous applaudissons des deux mains aux intelligentes améliorations réalisées par l’administration de Tunis. L’amour de la vérité nous oblige pourtant à formuler ici une légère critique :

Pourquoi, dans le tracé des voies nouvelles, n’avoir pas ménagé une seule place ?

Le magnifique monument qu’est l’Hôtel des Postes lui-même se trouve à l’alignement d’une rue très mouvementée et des plus étroites, et nulle part l’observateur ne pourra jeter sur l’édifice un coup-d’œil d’ensemble. Cependant, au moment de la construction de l’Hôtel, des terrains nus se trouvaient en face, qui ne semblaient attendre qu’un square et qui, maintenant, sont couverts de constructions.

Faudra-t-il, dans un demi-siècle, quand on reconnaîtra l’erreur aujourd’hui commise, acheter ces maisons pour les mettre à bas ? Peut-être. Mais alors la pioche du démolisseur découvrira un terrain qu’on eût acheté jadis à vil prix et qui reviendra alors à quelque cinq ou six cents francs par mètre carré de surface. Il serait donc prudent et sage de mettre à profit cette leçon et de ménager dès maintenant des places et des squares.

Peut-être aussi serait-il également prudent et sage de ne pas entasser tous les monuments publics sur un même point de la ville. Du côté de la gare française se trouvent le Palais de la Résidence, le Marché, la Poste, etc. C’est assez d’édifices publics sur la partie sud. On peut dès maintenant prévoir que le quartier avoisinant le Boulevard de Paris deviendra, à bref délai, un des centres de Tunis les plus beaux et les plus fréquentés. Quelques-uns des futurs monuments, qu’on devra élever, comme le Palais de Justice, la Bourse, etc., n’y seraient pas déplacés, et il serait bon sans doute d’en acquérir dès maintenant les emplacements, alors que le prix du terrain n’est pas fort élevé et qu’on a la facilité de ménager autour des monuments futurs des places et des squares qui en faciliteront plus tard la vue et l’accès.

Ces observations présentées, nous devons, répétons-le, louer sans réserve la sagesse de l’administration publique qui a admirablement compris l’importance politique et commerciale de Tunis, dont la situation privilégiée au fond du golfe incomparable qui a pris son nom attirera un vaste commerce maritime extérieur, en même temps que tous les chemins de fer en construction ou en exploitation à l’intérieur, convergeant tous vers le cœur du pays et le foyer de vie, viendront, de toutes parts, lui verser à grands flots les produits variés d’un sol inépuisable où le bétail abonde, où croissent en quantité les céréales, le blé, l’orge, le sorgho, le maïs, où prospère la ramie, où la vigne fournit des raisins magnifiques, où les huiles, les alfas, les dattes, sont des produits d’exportation courante.

Aussi l’avenir apparaît-il brillant. Nous n’en donnerons comme preuve que le chiffre de la population de Tunis, qui, de 120 ou 130,000 habitants à l’époque de l’intervention première de la France, est monté à près de 200,000. Avec une telle progression, une marche en avant aussi considérable, on peut tout espérer, tout attendre du temps.

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  1. Tunis et la Régence. Challamel aîné, éditeur.
  2. Ces fortifications remontent à Charles-Quint. (Note de l’auteur).
  3. Une excursion à Tunis, par E. Cat.