Tunis station hivernale/Deuxieme partie : Ce que sera Tunis

Imprimerie F. Chatelus (p. 22-31).

DEUXIÈME PARTIE

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CE QUE SERA TUNIS


Ce que sera Tunis est facile à prévoir. Elle peut, aujourd’hui qu’un peuple fort et puissant comme la France veille sur ses destinées, elle doit redevenir ce qu’elle a été sous la domination romaine. Les Romains en effet, épris de son ciel pur, de son climat salubre et sain, où la douce brise de mer vient tempérer les ardeurs du soleil d’été et rendre supportables les mois les plus chauds de l’année : Juillet et Août, séduits aussi par la clémence de ses hivers, venaient, nous dit l’histoire, en Tunisie pour y vivre longtemps et y mourir en paix, loin des orages de la Métropole. On a trouvé des épitaphes signalant des existences de 120 et de 130 ans, et l’Enfida, qui ne comptait alors pas moins de 100.000 habitants et où régnait Aphrodisium dans le luxe d’une civilisation raffinée[1], était en ce temps la patrie des centenaires.

La prédilection des Romains pour ce pays de Tunisie est amplement justifiée. La Ville du Soleil, comme les Arabes appellent Tunis dans leur langage imagé, est, sans contredit, un des points les plus salubres du monde. Les maladies épidémiques, peste, variole et choléra, qui déciment les populations sur tant d’autres points du globe, n’y apparaissent que rarement et y font peu de victimes.

Le printemps y est délicieux, et les saisons y ont une grande analogie avec celles de France, d’Espagne et d’Italie. La neige y est très rare, et c’est un événement quand parfois l’on en constate quelques flocons éphémères sur les hauteurs environnantes. En hiver, le thermomètre descend rarement à zéro et marque en général 10, 15 et 20 degrés au dessus.

La douceur du climat, les jardins embaumés avoisinant la ville, les sites merveilleux qui retiennent, charmé, le regard du touriste, font de ce pays enchanteur le rival de celui à qui le poète indulgent voulut bien, dans Mignon, accorder :

Un éternel printemps sous un ciel toujours bleu.

L’Européen qui, l’hiver, voudrait fuir les rigueurs de la température, ne trouvera nulle part plus qu’à Tunis un pays salubre et sain, à la température heureusement égale.

Tunis !… mais ce serait le paradis terrestre de l’hiverneur, si l’hiverneur connaissait Tunis.

Et pourquoi ne le connaîtrait-il pas ? Pourquoi retarderait-on plus longtemps la mise en œuvre de toutes ces beautés, l’exploitation de toutes ces richesses climatologiques que la nature a départies avec tant de largesse à ce coin de terre privilégié ?

Pour attirer et retenir l’hiverneur, que faut-il, au surplus ?

Un peu de réclame d’abord, la divulgation de richesses qu’on ignore trop en France, et puis, même à Tunis, même au pays des investigations curieuses et intéressantes au travers de l’histoire, des échappées radieuses sur les épopées puniques et romaines, un peu du confort et du luxe de la vie moderne, un peu de la distraction parisienne surtout. Un casino, un théâtre qui reposera l’étranger de la musique du pays, des poésies lubriques locales, un parc enfin, superbe, où des sociétés musicales donneront des concerts de nuit, bref, un ensemble de distractions mondaines qui sont indispensables pour attirer et retenir les heureux du siècle, les favorisés de la fortune, et qui manquent encore à Tunis pour en faire une incomparable station hivernale.

Il serait peut-être temps d’y songer, aujourd’hui que sont achevés les travaux publics d’une utilité primordiale incontestable, il serait temps de songer, dis-je, à ces deux choses indispensables à toute grande ville : un théâtre et un parc.

Car on ne peut donner le nom de Théâtres aux établissements de Tunis qui ont ambitieusement pris ce titre, baraques en bois, sur les scènes mal établies desquelles se donnent des représentations qui ne rappellent l’art dramatique que vaguement et de très loin.

Le parc, de son côté, est peut-être la création la plus indispensable. L’hiverneur veut du soleil, de ce bon soleil de Tunis qui échauffe le corps et l’âme ; c’est à la promenade, c’est au parc qu’il devra le trouver, sans fatigue, dans le doux farniente des rêveries solitaires.

Depuis longtemps il est question de la construction d’un parc au Belvédère. Le moment n’est-il pas venu de se mettre à l’œuvre ?

L’emplacement d’ailleurs est admirablement choisi. Sur cette colline où l’on jouit d’un merveilleux coup-d’œil, où le regard embrasse, dans un panorama incomparable, la ville dans son ensemble, drapée dans son blanc vêtement, le lac d’azur où le ciel se reflète, la vaste mer avec le cap Bon comme fond et Carthage, dont le souvenir plane aujourd’hui sur des ruines.

On doit à la vérité de dire que la ville, aussi bien que le gouvernement Tunisien, ne recevant aucune indemnité ou subside du gouvernement français et devant opérer avec ses seules ressources il paraît prudent et sage de créer ces ressources et de consulter l’état de ses finances avant de s’engager dans des dépenses capables de troubler l’équilibre de son budget et créer une fausse situation.

Cette prudence a présidé à tous les actes du gouvernement et de la municipalité et on ne peut, en somme, que les en féliciter.

Mais il ne faut rien exagérer, même dans le bien, dit-on.

Maintenant que les ressources arrivent avec le produit des abattoirs, de la manufacture des tabacs, du port bientôt, etc…, il faut absolument mettre Tunis sur un pied d’égalité avec ses aînées d’Algérie.

Et puis ne reste-t-il pas la ressource des impôts, que tous les Européens étaient habitués à payer dans leur pays d’origine ? De l’emprunt, qui est un moyen souvent de réaliser les plus grandes choses ?

Des dettes ! le mot effraie un peu d’abord. Mais quand on arrive à se dire que toutes les villes du monde ont des dettes, depuis les plus grandes cités jusqu’aux plus petites bourgades, et précisément en progression même de leur richesse et de leur grandeur, que c’est par ce moyen qu’elles sont arrivées à croître et à s’embellir, à se rendre intéressantes, agréables et riches, la crudité du mot disparaît devant l’appât de la réalité et la beauté du résultat.

Les intérêts qu’aurait à payer la ville lui seront rendus, centuplés, par les visiteurs, touristes et hiverneurs, qui ne feront plus, comme aujourd’hui, que de traverser la ville, mais prendront plaisir à y faire halte, à y séjourner, et qui sait si, trouvant à Tunis le repos réparateur dont ils avaient besoin, ils n’y deviendront pas le noyau d’une riche colonie étrangère ?

La question du parc est donc une question vitale pour les intérêts de Tunis, et qu’il importe de trancher au plus vite.

Avec le parc viendra l’exécution du projet dont nous sommes l’auteur et dont on trouvera le plan ci-joint.

Cette position difficile d’un auteur devant son oeuvre nous empêche de formuler sur ce projet une appréciation qui, personnelle, paraîtrait sans doute intéressée. Mais au moins pourrons-nous dire un mot de l’importance de ce projet, que d’autres que nous ont qualifié de grandiose et de magnifique.

Le projet des Champs-Élysées de Tunis comporte la construction, au pied du Belvédère, la riante colline qui abrite Tunis contre les vents du nord, d’une centaine de villas, qui viendront se grouper en bas du parc dans une heureuse disposition. Les terrains choisis sont d’ailleurs admirables pour les constructions qu’ils doivent recevoir. S’étageant en pente douce au pied du mont d’où l’on découvre le plus beau des panoramas, excellents pour la création de jardins fruitiers et d’agrément, où pousseront en pleine terre, orangers, bananiers, grenadiers et palmiers, à l’abri (nous insistons sur ce point) des vents du nord dont les protège le Belvédère, ils offrent bien réellement le meilleur emplacement qu’on puisse désirer pour la création d’une station hivernale.

Les futurs Champs-Élysées seront desservis au nord par la route de Tunis à l’Ariane, au sud par celle de la Goulette, et traversés dans toute leur étendue par le Boulevard de Paris. Ce boulevard, à qui semble bien due une mention spéciale, aura une longueur de plusieurs kilomètres et sera la plus grande artère de Tunis. Traversant complètement la ville européenne, il mettra Tunis en communication avec les principaux centres de promenades les plus intéressants pour le visiteur. C’est ainsi qu’il unira la route d’Hammam-Lif, célèbre station thermale romaine, aujourd’hui ruinée mais qui ne demande qu’à renaître de ses cendres, à celle de l’Ariane, la terre enchanteresse où poussent roses et… villas, à celle de La Goulette, station de bains de mer, à celle enfin du Bardo, résidence d’hiver des Beys de Tunis, où la cour des lions, les salons d’apparat et du baise-main, le harem, la salle du conseil, fastueusement ornée de tapisseries des Gobelins, de tapis Perse, de lampes d’or suspendues à des plafonds d’azur, de marbre et de faïences, de mosaïques et d’arabesques, curieux spécimens du style mauresque, font rêver aux palais des Mille et une Nuits.

Le boulevard de Paris à Tunis, ce cera quelque chose comme l’Avenue des Champs-Élysées à Paris, le Prado à Marseille, ce sera l’entrée triomphale du Parc-Promenade.

Malgré tant de titres pompeux bien mérités, sa construction définitive, décidée en principe, n’avance pas, en réalité. Cependant on n’attend que son achèvement pour le border de villas magnifiques, qu’on ne peut actuellement édifier sur une voie boueuse dans la saison des pluies, poussiéreuse en été, toujours privée de gaz, de mouvement, de vie.

Une vingtaine d’hectares sont pourtant entièrement lotis et prêts à recevoir 120 ou 130 villas, gracieusement aménagées, entourées de jardins, reliées les unes aux autres par des rues spacieuses et ombragées, entrecoupées de ci de là de squares et de places dont l’emplacement sera concédé gratuitement à la ville.

Tel est le projet Girardet dont, sans qu’il soit besoin d’insister autrement, la municipalité, qui a donné jusqu’ici tant de preuves d’un dévouement intelligent à la chose publique, comprendra toute l’importance, importance qui ne vise à rien moins qu’à donner à Tunis ce qui lui manque encore en luxe et en confort pour en faire la première station hivernale du monde, la plus riche, la plus prospère et la plus fréquentée.

Grandiose et magnifique a-t-on pu dénommer ce projet. Et, pour élogieuses qu’elles soient, ces gracieuses épithètes sont-elles si imméritées ?

Voyons-le.

Le projet Girardet, faisant sortir de terre les villas délicieuses, les quinconces fleuris et parfumés où la flore africaine luttera de force et de grâce avec la flore occidentale, mettra sur ce sol jusqu’ici réputé barbare la griffe toute puissante de la civilisation parisienne, un luxe magique qui s’aidera, — et combien puissamment ! — des beautés de cette nature orientale. Un éblouissement peut-être, mais un charme ! Dans cet Éden, pays du rêve, chaque souffle du vent qui aura baisé les roses au passage effleurera le visiteur d’une caresse parfumée, et, sous ces souffles vivifiants, la vie reviendra aux étiolés de nos cités, plus riche et plus abondante que sur les plages les plus renommées de cette Méditerranée qui connaît Nice cependant, Nice et ses roses, que Tunis doit égaler, sinon éclipser tout à fait.

Et ce nom de Champs-Élysées donné aux riantes constructions qui pareront le nord de la cité, qu’elles couronneront, comme une aigrette de diamants pare le front d’une reine, a-t-il été jeté là par hasard et fortuitement ? Est-ce une appellation quelconque ? N’est-ce pas plutôt un symbole ?

Les Champs-Élysées qu’ont vantés tous les poètes de toutes les latitudes, que toutes les littératures ont célébrés en prose et en vers, séjour enchanté des élus du paganisme, ont-ils jamais été dotés de merveilles plus séduisantes que n’en aura ce coin de terre privilégié et béni entre tous ?

Mais la comparaison paraîtrait ambitieuse. Ne nous y arrêtons point, quoi qu’il ne serait peut-être pas si difficile de montrer que la poésie est faite de rêves, et que, nulle part, le rêve ne pourra, plus librement qu’aux Champs-Élysées de Tunis, déployer sur ses fidèles ses voiles aux changeantes, infinies transparences.

L’étranger qui, de sa villa, se rendra dans le parc ombreux, avec sur sa tête le ciel bleu infini, à ses côtés les tiges arborescentes des solitudes mystérieuses, à ses pieds, le lac, la mer aux horizons sublimes, partout autour de lui les richesses combinées de deux civilisations différentes : les coupoles blanches des mosquées et les terrasses des villas, s’il ne veut pas nourrir sa rêverie du spectacle magnifique que présentent à sa vue la mer, la terre, le ciel, pourra aussi bien à son gré évoquer les souvenirs que l’ossuaire de Carthage est là pour lui rappeler : l’ombre des héros morts pour l’indépendance, les farouches harangues, les batailles navales, les combats sans merci de deux peuples puissants.

Quel rêve en la terre du rêve, et qu’il y a là de quoi faire oublier aux plus acharnés lutteurs des batailles de la vie, les spéculations du jour, le souci des affaires, les ombres de la politique !

Et puis, ce nom de Champs-Élysées est surtout un symbole en ce sens qu’il évoquera, à Tunis, le nom de la France et le souvenir de Paris. C’est le luxe de la capitale du monde qu’on aura transporté au tunisien rivage, un morceau de la patrie qu’on devra retrouver là-bas, après avoir passé la mer, la ville des merveilles dans la ville des souvenirs !

Ceci fait, Tunis créée ville d’hiver, devra-t-on s’en tenir là ?

Qui sait ? L’avenir peut-être réserve bien des surprises à sa favorite africaine, et nous croyons savoir qu’un second projet, plus grandiose encore que celui que nous venons d’essayer de présenter, et tout aussi fécond en résultats certains, est en ce moment à l’étude. Mais nous ne devons pas pousser plus loin l’indiscrétion. À chaque jour suffit sa peine, dit un malin proverbe. Et puis l’exécution de ce second projet est expressément subordonnée à celle du premier dont l’administration comprendra tous les avantages et qui aura tôt fait de réunir les adhésions des capitalistes, si celle de la municipalité est acquise au préalable.

L. GIRARDET.

Tunis, le Chalet, boulevard de Paris.

Novembre 1891
  1. De ce luxe inouï, prodigieux, il ne reste guère aujourd’hui que le temple de Vénus et la porte d’honneur, que les habitants d’Aphrodisium montrent encore avec orgueil.