Imprimerie Beauregard (p. 229-240).


DANS LA TEMPÊTE


Ce matin-là, en pleine froidure de février, un cortège déambule à travers la neige, amoncelée dans le chemin du Roi au cours de la nuit.

Le jour ne s’est pas encore tout à fait allumé dans les dépressions.

La poudrerie cingle toujours, aveuglante.

Le vent, par brusques ressauts, enlève en tourbillons des nuages lourds de flocons cristallisés, fermant l’horizon à vingt pas comme d’un voile opaque aux luminosités albescentes.

Les balises traçant la route sont déverticalisées par leur fardeau d’ouate opaline.

Les bouquets de persistants sont visibles à peine, tant la bourrasque a posé sur leurs rameaux panachés d’aiguilles, des pelotons irisés où se jouent les lueurs de la clarté naissante.

Les conifères sont matelassés de givre, se heurtent sans bruit. Le flochement des masses blanches, tombant sur le linceul des champs, accuse à gauche et à droite la présence de végétations sylvestres. On entend le pétardement sec des arbres craquant le gel.

Il y a là, dans le chemin, un vieillard et quatre enfants — un sexagénaire qui bat la route pour les petits, suivant à la file leur guide courbé contre la tempête.

Le vieillard porte un castor à visière large, et se cuirasse dans un ample capot d’étoffe. Une ceinture fléchée fait sur le côté un floquet rubanné qui chatoie, dans les éclaircies intermittentes, entre chaque rafale.

Les bancs de neige sont profonds. Ils forcent les pèlerins à lever haut les jambes ; on voit alors le fauve des souliers de chevreuil faisant tache claire sur le bleu pâle des trous.

Les cinq marcheurs avancent en s’arc-boutant contre un obstacle matériel, mais invisible, qu’ils poussent de la tête et des épaules. Un moment le vent gonfle le surtout du vieux. Un bout de soutane paraît. Les petits avancent sans parler, enveloppés dans leurs crémones rouges encerclant les tuques bleues. Une vapeur traverse les mailles serrées, accusant la respiration anhélante par des petites bouffées aussitôt évanouies.

Au débouché du chemin dans une clairière, les voyageurs perçoivent une lumière pâlotte, vers la droite, crevant l’ombre d’une fenêtre : ils distinguent le toit d’une maison aux joints crépis, sur lequel une fumée bleuâtre et flexueuse couronne une large cheminée de brique.

C’est là.

Devant la barrière ouverte, le chef de file oblique du côté de l’habitation, et longe les ornières à demi comblées.

Un crêpe est à la porte, noir avec un nœud de ruban blanc.

Le vieillard est entré, sans frapper, avec les quatre enfants.

La pièce dans laquelle il pénètre est ancienne. Au centre, surmonté d’un tuyau mat taché de rouille, un poêle à parois bombées brûle des rondins de quatre pieds dans son ventre blanchi à la chaux, que la flamme rougit. Une chaleur étouffante met le front en sueur.

À travers la buée miroitant sur la fonte, on voit au fond de la salle commune une grande table de cuisine en bois nature. Derrière, un banc fruste longe le mur. Des chaises forment un rond près d’une baie, comme si des causeurs venaient de les quitter. Il y a du linge sur la huche. Un bonnet de poil est posé sur le petit banc, à côté des seaux à l’eau. Une odeur de neige fondue se répand, se colle aux vêtements. On entend des chuchoteries descendre du grenier.

Un homme d’âge mûr est assis devant le cendrier, la tête enfouie dans ses deux mains. C’est le père Toine Levert. Au bruit que font les nouveaux arrivants, il lève un front ridé.

— Ah ! bien le bonjour, monsieur le curé ; bonjour, les enfants… C’est pas drôle, allez !…

Son geste finit ce que les paroles refusent d’exprimer, et il montre, dans l’angle gauche de la pièce, perdu dans le noir où brillent à peine les flammes vacillantes de deux cierges, un petit cercueil peinturé au noir de fumée, reposant sur des chevalets qu’un drap blanc masque en partie. Puis le geste douloureux se tend vers l’angle du fond, plein d’obscurité, où se reconnaît cependant la lingerie d’un vaste lit surélevé dans lequel une malade est calée. C’est la mère Levert, moribonde, qui voit dans ses cauchemars et dans ses réveils cruels le fils qu’elle vient de perdre à jamais.

Les yeux de l’homme vont du mort à la malade, avec une expression infiniment triste, de cette tristesse qui ne sait pas si la douleur est plus profonde auprès d’un chevet de maladie ou devant le frêle corps étendu sans mouvement entre les ais de sapin. Il n’a pas une larme. Sa pensée est vide, comme l’abîme où le plongent son deuil et son inquiétude. Il parle machinalement, pour tuer le silence qui l’oppresse :

— Vous avez amené les p’tits gars ? Pauvre Jean ! C’est lui qui les a demandés, comme ça, l’autre nuit ! Il m’a dit : « Papa, si je meurs, tu diras à Bidou, Joachim, Landry, et Touti que je les veux pour porteurs. Ils ne me battaient jamais, eux autres, à l’école. Ils étaient bons. Ça me fera plaisir, quand je serai mort, de les voir là. » Puis il est passé dans vos bras, monsieur le curé.

Ces paroles sont dites d’un ton épuisé, coupé de pauses, d’hésitations.

Le curé s’est rendu près du cercueil. Les petits porteurs le suivent, et font avec lui une courte prière, après quoi, le prêtre s’approche de la malade ; et peu à peu les sanglots s’apaisent dans l’envolement rapide des paroles simples qui consolent.

Pendant que le curé parle à la mère Levert, une femme descend le raide escalier du grenier, bientôt suivie de vagues personnes. Elle prend dans un tiroir de la commode un carton contenant des objets de deuil. En silence elle épingle sur les tuques des bandeaux noirs, morceaux de grosse toile luisante tenant lieu de crêpe, et place sur la table les quatre écharpes à boucles blanches destinées aux porteurs.

Des grelots sonnent au dehors.

Un voisin, le vieux Thibault, vient en traîneau de gros bois franc mal équarri chercher le corps, qu’il conduira à l’église. D’autres voitures arrivent, cinq ou six.

Dans le silence étreignant qui règne par la pièce, et qui laisse entendre les pleurs étouffés de la mère, le curé attire Levert au fond d’un angle obscur ; il lui parle tranquillement — de choses sublimes, sans doute, car l’endeuillé se rassérène. Un regard plus clair luit en ses yeux. Une vague sourire flotte sur sa lèvre, comme une lueur vacillante.

Le prêtre ouvre son capot et paraît revêtu de l’étole et du surplis. Il fait signe aux porteurs, qui se rallient près de lui. Chacun se rend auprès du petit mort, s’agenouiller.

Si iniquitates… commence l’homme de Dieu.

Tout le monde répond au De Profundis, et la dernière parole de l’antienne finale tombe pendant que les assistants se lèvent :

Si vous observez, Seigneur, nos iniquités, Seigneur, qui subsistera devant vous ?…

Les femmes entourent le lit de la mère malade, pendant que les hommes enlèvent la bière, mais le cœur maternel devine, et du fond de sa détresse il jette un cri poignant, une plainte qui arrête un moment le mouvement processionnel vers le dehors. Le gémissement s’affaiblit, est aussitôt couvert par un flot de paroles, car les voisines empêchent la moribonde de voir partir la dépouille.

***

La tempête s’est apaisée. Le soleil monte. Les derniers coups de vent balayent çà et là des tourniquets de neige folle. Les bois se découvrent. Les sapinières, estompées de mauve dans la perspective, se précisent.

Dans ce décor angoissant de l’hiver rigoureux, dur aux pauvres, le cortège funèbre s’aligne, pendant qu’on attache avec des cordes, sur le fond du traîneau de ferme, le cercueil. Levert et le curé conduisent le deuil. La neige est encore trop lourde pour que les porteurs prennent leur poste à côté du corbillard improvisé, et ces derniers doivent se replier à l’arrière. Puis la longue étape commence vers l’église, éloignée de trois milles.

Au cours du trajet les prières latines du prêtre alternent avec les cantiques en langue profane de la suite. Les voix s’égrènent, métalliques, sur la rouie, se répercutent dans les bois, sonnent clair dans l’atmosphère limpide. À chaque intersection d’un chemin de traverse, une voiture s’ajoute à la file tintinnabulante des grelots.

Enfin, après une heure d’allée dans la neige non battue, on arrive. La petite nef est remplie. Le prêtre, et les porteurs qui vont servir le Libéra, sont entrés à la Sacristie pour revêtir les habits liturgiques, et reparaissent à la porte où le corps attend. Le peuple dit avec les servants les répons, et c’est un pieux unisson qui monte vers la voûte, la dépasse, et va jusqu’à Dieu intercéder pour le petit mort et pour ses parents.

La cérémonie terminée, le corps est transporté au caveau, rallonge du sous-sol pratiqué sous la Sacristie, et l’absoute est chantée. La dépouille de Jean Levert est déposée dans un enfoncement du mur, ressemblant à l’enfeu des chapelles souterraines.

Le père se rend au presbytère, où le curé lui parle longuement. C’est ici que les porteurs viennent le relancer. Ils ont imaginé, dans leur candeur, de lui rendre les crêpes, reçus pour accompagner leur camarade. Mais le vieux refuse simplement :

— Gardez ça, les petits. Ce sera un souvenir de Jean. Ça ferait de la peine à la mère, si elle revoyait ces choses-là. Puis, venez nous voir. On parlera du jeune.

Il part avec Thibault, dans le traîneau qui porta la dépouille de son enfant.


(1917)