Imprimerie Beauregard (p. 241-247).


LE DÎNER DU CURÉ


L’église de Stoke ne ressemblait en rien à la cathédrale de Cologne.

Et cela pour plusieurs raisons.

La première, c’est que les paroissiens n’étaient pas assez riches.

La deuxième, c’est qu’ils n’avaient pas besoin de cathédrale.

La troisième, c’est qu’ils n’en voulaient pas, et leur curé non plus.

Tout le monde était donc content, même le bedeau, à qui les faibles proportions du vaisseau donnaient peu de travail.

L’extérieur offrait au regard des murailles de pierre des champs, véritable mosaïque en grisaille encadrée de fortes poutres et qui valait bien, comme pittoresque, certains temples en style rococo que les villes dressent au nez des gens, sans le moindre souci des convenances.

L’intérieur était blanchi à la chaux.

Sur les murs un chemin de Croix, en chromo, donnait une tristesse plus grande aux scènes de la Passion.

Çà et là, quelques branches de rameau, deux ou trois statues de plâtre colorié, puis l’autel, très simple sous sa toilette vétuste, mais dégageant une atmosphère de piété inconnue ailleurs.

C’est ici que l’abbé Vaucelin prêchait la charité dans les pensées, dans les paroles et dans les actes.

C’est ici que les fidèles venaient, aussi souvent que le permettaient le temps et la distance, remercier Dieu de leur avoir accordé un pasteur selon la lettre de l’Évangile.

Car le curé Vaucelin, dès son arrivée dans la paroisse, avait chassé la Misère à grands coups d’aumône, de privations de sacrifices, que ses ouailles, naturellement, ignoraient, mais dont elles constataient chaque jour l’effet miraculeux.

Ah ! le brave homme, que ce curé !

Cœur toujours jeune, malgré les cheveux blancs comme neige et les joues pâles et très maigres.

Seuls les yeux semblaient vivre, dans cette figure émaciée, des yeux où brûlait une flamme ardente de vie surnaturelle, de visions incomprises et incompréhensibles.

Il ne parlait jamais suis consoler une souffrance ou sans accroître un bonheur.

Les fortes têtes du village le trouvaient un peu toqué, mais les humbles bénissaient sa présence et admiraient ses actions sans en discuter les motifs.

Il pardonnait à tous, à ceux qui le calomniaient parce qu’ils faisaient mal, à ceux qui vantaient ses vertus parce qu’ils pouvaient lui inspirer de l’orgueil.

Ah ! c’était un bien brave curé.

Certes, l’abbé Vaucelin ne faisait pas grasse chair, dans son presbytère grand comme la main ; et ses dîners des jours de fête ressemblaient étrangement à des repas de carême.

— Je ne voudrais pas, disait-il, en mangeant trop ou trop bien, priver un de mes paroissiens d’une bouchée dont sa famille aurait besoin.

Et il vivait obscurément, n’ayant de richesses que dans les trésors de sa bonté, et de largesses que pour ses pauvres.

On savait, dans quelques maisons, que cet apôtre de la charité jeûnait souvent, après avoir donné le meilleur de sa table à des nécessiteux.

On lui envoyait des provisions, aussitôt détournées en cachette au profit de foyers où les bouches étaient nombreuses.

Un jour, les Vandaignes ayant fait boucherie pour le marché de Sherbrooke, préparèrent une large part à l’intention du curé.

Pierrot, le gros Yorkshire de la porcherie, avait été sacrifié et gisait maintenant en quartiers sur les planches de la salaison, se troussait en boudins, se tortillait en saucissons, reluisait en « panne, » rougissait en rôtis, et croupissait dans la saumure en « briques » grasses et blanches.

Des canards pékins, égorgés, plumés, grillés, tendaient leurs chairs dodues et leurs graisses dorées aux dents qui les mordaient avant l’heure.

La mère Vandaigne mit dans un panier deux canetons, un filet, du boudin et de la saucisse en coèffe, puis chargea Titref d’aller porter le tout à l’abbé Vaucelin ; elle recommanda surtout de ne pas faire savoir d’où venaient ces choses.

Le dimanche suivant, à la Communion, le curé s’approcha de la balustrade, et, après avoir quitté la chasuble et l’étole, dit avec une légère hésitation :

— Comme vous le savez, mes amis, je suis allé hier présenter mes hommages et les vôtres à Mgr  l’Évêque. J’en ai profité pour m’acquitter d’une commission dont m’avait chargé un paroissien. J’ignore qui, mais je devine son nom à son bon cœur. J’ai reçu vendredi un panier de viandes. Elles étaient si belles que je n’ai pas su résister au désir de les offrir à Sa Grandeur et à quelques braves personnes dans le besoin, et j’ose croire que c’était bien là l’intention du généreux donateur. »

La messe finie Vandaigne se rendit à la sacristie, et, brusquement :

— Et après ça, monsieur le Curé, qu’allez-vous manger, à midi ?

— Vous êtes curieux. Je mangerai du bouilli resté d’hier. Oh ! il est excellent, vous savez.

— Et le filet ? Et les canards ?

Le brave curé rougit un peu, baissa la tête et confessa, sur un ton de coupable :

— Je n’en étais pas digne.