Imprimerie Beauregard (p. 221-228).


BIDOU SE FÂCHE


De tous les pêcheurs fameux que le Seigneur laissa tomber de son sein sur les Cantons-de-l’Est, Bidou, à vingt ans, était sûrement le maître incontesté.

Il n’avait pas lu « Angling, » d’Isaac Walton, ni le « Traité sur la multiplicité des ruses de la Truite Mouchetée, » célèbres analectes que la postérité devra dans sa reconnaissance à la plume féconde et grave de Touti Guillemet, auteur du Terroir. Mais Bidou avait l’intuition des choses de la pêche. Il spécialisait dans la pêche au collet. Il en avait la passion et la science. Son art était divin, comme était divin jadis, l’art, du baron Brisse.

Jamais il n’aurait profané son génie par le contact des asticote, car les « apçons » et les « ains, » pour lui, étaient des instruments d’inutile cruauté.

C’était, dans la plus fine acception du mot, un virtuose du collet.

Dès le lever du soleil, Bidou prenait le chemin du Roi, descendait la côte à Maynard, un scion d’aulne sur l’épaule, un rouleau de cordonnet et de fil de laiton à la main et, dans son sac de coutil rayé, une croûte de pain et une brique de lard.

Il s’installait sur le pont, regardait un instant les belles carpes obèses qui se prélassaient gravement dans l’onde limpide, et commençait sa pêche, en fumant une bonne pipée de mousse sèche.

Certes, le pont n’avait pas une portée de proportions aussi vastes qu’il le faudrait pour franchir l’Atlantique, mais c’était un pont respectable de village, accusant un honnête tablier de dix-huit pieds sur douze, et donnant un débouché de quinze pieds.

La rivière, à cet endroit, se rétrécissait à plaisir pour laisser toucher les poutres à ses deux rives, et comme elle n’avait pas besoin d’arche marinière pour la haute navigation, elle se contentait de passer entre les culées basses, faites de billes en grume et de pierraille.

D’un côté du pont, on touchait fond à trois ou quatre pieds, et l’on voyait scintiller dans le sable du lit, des pyrites que Bidou identifiaient avec les « yamants du yâbe » chers aux désirs modestes des gamins. Vers le centre du pont, la rivière basculait soudainement en abîme, et atteignait une profondeur de vingt-cinq pieds, pour se relever gracieusement ensuite jusqu’au petit isthme à fleur d’eau, que les enfants traversaient l’été sans se mouiller les mollets.

Or Bidou péchait tout le jour.

Le jeudi, 5 juillet 1890, il était à son poste. Comme la chaleur était grande, quelques crapauds de la paroisse, Touti à Pierre, la Tourte et Titref, étaient venus exercer leur savoir avec le traditionnel fil No 10 et les non moins traditionnelles épingles. Ils se tenaient respectueusement à distance, laissant à leur aîné la jouissance en franc alleu de tout un côté du pont, refuge des poissons trop gros pour le fil blanc.

Bidou manœuvrait son collet autour d’une carpe énorme, une ancêtre de carpe, qui faisait des yeux mourants, et qui ouvrait une bouche grande comme un deux-sous, en donnant parfois un coup de nageoire pour résister au courant, ou pour éviter, dans sa sagesse de vieille carpe ridée par les ans, le nœud coulant dont elle devait se sentir menacée.

La tactique durait depuis longtemps, et le soleil avançait, diminuant de plus en plus la sphère ombreuse sous le pont.

Peu à peu aussi, la carpe reculait, fuyant les rais erratiques de lumière crue descendant du ciel.

Avec une souplesse de gymnaste, une sûreté de main et un coup d’œil qu’une tâche moins grandiose eut rendus puériles, Bidou suivait en stratège averti chaque évolution de sa proie en perspective.

Il était maintenant couché sur la saillie, cramponné d’une main au madrier servant de garde-corps, et de l’autre dirigeant son engin carpicide.

Seule cette carpe vénérable intéressait sa convoitise.

En vain les truites moirées passaient dans l’ovale de laiton.

Inutilement les barbottes caressaient de leurs dards veloutés l’intérieur même du cercle de métal.

Bidou restait indifférent à toutes ces taquineries, et il lui fallait une patience d’archange pour ne pas brusquer ses mouvements et effrayer sa prise en écartant l’importun fretin.

Enfin, il réunit son coup de maître si longtemps préparé.

Le collet prenait obliquement sous la nageoire pectorale gauche et la nageoire ventrale droite, et devait fatalement se refermer sur la dorsale, sans qu’il fût possible au poisson le plus voué de parer l’attaque.

Bidon tira vivement, dans un large geste en coup de fouet, la carpe frétilla hors de l’eau, et le pêcheur, oubliant les notions les plus élémentaires d’équilibre, se laissa entraîner par son délire de vainqueur et par le poids de son corps, et tomba gauchement dans la rivière, pendant que la proie allait retrancher sur le pont, intervertissant ainsi l’ordre des facteurs.

Bidon barbota au fond de l’eau, jura en lui-même — car aucun son ne venait encore à la surface — se trémoussa tant qu’il put, pendant que Touti à Pierre, sa sœur la Tourte et Titref, riaient de sa déconvenue, bruyamment, sauvagement, méchamment.

Pauvre Bidou, le courant l’attirait maintenant dans les remous, et rien ne paraissait devoir l’en tirer.

Est-ce effet du hasard ? On ne l’a jamais su, hormis les carpes — et nul n’ignore qu’elles sont muettes comme elle-mêmes, et que, conséquemment, elles ne le dirent jamais. Toujours est-il que Bidou reparut à fleur d’eau, tenant encore en main sa branche d’aulne.

— C’est le salut, pensa-t-il.

Mais, tirer trop fort, c’était à la fois rendre à la rivière la cyprinoïde, cause de tant de désirs et de tant de maux, ou provoquer par la rupture du cordonnet l’engloutissement dans les remous.

La providence des pêcheurs veillait sur lui, cependant, car la carpe, en soubresautant sur le pont avait si bien emmêlé le filin, qu’il s’était enroulé sur une tête de boulon, et rien ne pouvait plus le détacher.

Bidou surnagea donc, gagna la culée, et s’appuyant à la frêle ficelle, remonta le courant en s’équilibrant sur la poutre, et ce fut l’affaire d’un instant que se hisser sur le tablier.

Bidou fixa un œil froid sur le poisson maintenant immobile, sur les enfants qui riaient de plus belle, et, laissant passer un éclair de férocité superbe dans ses orbites encore embués, rouvrit le collet, prit la carpe à deux mains, et la jeta au-loin dans l’eau glauque :

— Quiens, ma poéson, t’as voulu m’néyer, vas-y toé-tou.

Et il toisa dédaigneusement les rieurs.


(1910)