Imprimerie Beauregard (p. 211-219).


SAINTES LANGUES


Dans la Sacristie, des vieilles attendent leur tour, près du confessionnal.

L’après-midi est terne.

Une averse lourde et noire bat les carreaux de la fenêtre unique.

Les murs suintent, englués de salissures gris-jaunes, ressemblant aux sinuosités d’un contour topographique, et longuement dessinées par l’eau de pluie, goutte à goutte filtrée à travers le toit perméable.

La pièce oblongue à des recoins obscurs derrière l’autel, derrière l’harmonium, derrière la pénitencerie, et ces retraits d’ombre accusent un grouillement pâteux de haillons, un roulement bruissant de rosaires, égrenés sur les doigts osseux et cliquetants.

Un susurrement coupé de soupirs et de baillements scande les dévotionnettes routinières.

Les vieillardes se déplacent, modifient leurs postures, quand l’une d’elles entre sous la tenture, pour remplacer la pénitente absoute.

Dans l’angle le plus noir, où les facettes d’une carafe et d’un verre, laissés sur une table, s’allument de reflets prismatiques, une forme vague oscille comme un pendule, agenouillée, plutôt assise sur les talons. Des yeux sournois sortent de cette masse, remuent sans cesse, jettent des éclairs au contact des rayons obliques descendus de la croisée. On dirait la Haine, irradiant ses ondes dans le fluide d’un regard.

C’est la Vipère.

Elle s’est placée le plus loin possible du prêtre, afin d’épier les voisines, afin d’attendre longtemps, longtemps, le moment terrible du peccavi.

Elle s’est écrasée parmi l’obscurité, pour ne pas être vue avant le moment qu’elle a fixé son esprit. Elle est là, ruminant son examen de conscience, à demi cachée sous le bonnet de veuve et de vieille, sous le châle de laine sombre, de nuance indécise. Son âme est diffuse comme l’averse, noire comme sa défroque, chargée de tous les méfaits de langue répandus dans le village.

Le curé, la main au front, pâle d’une fatigue immense, penche sa tête blanche sur le guichet ouvert, où des paroles vagues sont prononcées, où les cacassements de vieilles putrides laissent un relent de charnier. Depuis combien de temps, il regarde la Vipère, avec dans les yeux une lassitude de martyr. Soudain, il lève le bras et fait signe à la Vipère, qui l’observe en dessous.

Aussitôt celle-ci détourne la tête et scrute, par la porte entrouverte conduisant à l’église, une scène du Chemin de la Croix.

Trois fois le geste du prêtre rentre dans le confessionnal, mais la Vipère ne voit rien, ne comprend rien, prise entièrement dans sa méditation hypocrite de vieille cancanière. Mais en elle-même, elle pense : Que peut bien lui vouloir le Curé ?… A-t-il appris ses dernières calomnies, ses histoires de la Savane, dont le récit a fait manquer le mariage de la Tourte ?… Sait-il que ses potins ont provoqué la faillite du magasin général à Miray, et amené l’arrestation d’Enéré sous prévention d’incendie ?… Pourquoi l’appelle-t-il ?…

Une angoisse frigide l’enfièvre. Elle est sur le point de s’évanouir. Mais elle se ressaisit, persiste dans la simulation, sentant de moment en moment approcher la minute où la parole cinglante du pasteur la couvrira de honte devant les autres femmes, attendant comme elle, ou faisant leur pénitence.

Un quatrième appel du curé.

Cette fois, il est impossible de prolonger la comédie. Une voisine s’est dressée au côté de la Vipère, et l’a secouée par le bras :

— Hé ! Tu ne vois donc pas ? Le curé te demande.

— Hein ? Pas vrai ?

— Vas-y donc, sournoise.

— Ah ! binche ! faut-il être trigaude pour parler comme ça !

La Vipère se lève, comme si elle se réveillait d’un endormement léthargique, et s’avance, l’effroi dans l’âme et sur les traits, vers le confesseur. Ce dernier la regarde venir, éclaire faiblement sa figure d’un pâle sourire de résignation.

Il parle maintenant tout bas à l’oreille de la Vipère, et celle-ci, aussitôt se départit de son humilité. Elle court à la table, verse un grand verre d’eau et l’apporte au prêtre. Puis, dans un aveu brusque parti du cœur :

— Vous aviez soif ? Vous ne pouviez pas le dire ? Vous m’en avez faite, une peur.

Elle reprend sa place, plus que jamais rencoignée dans l’ombre, et marmonnant entre ses dents.

Peu à peu la Sacristie se vide.

Les pénitentes, à tour de rôle, ont satisfait aux rites.

La Vipère, la dernière, est venue s’agenouiller devant le guichet. Elle est repartie, mais peu d’instants après elle est rentrée en tapinois. Elle se tient près de la porte, attendant.

Le curé dit ses prières au pied du petit autel, enlève l’étole, la pose sur un prie-dieu. Il va s’éloigner.

La Vipère sort, de sa cachette. Elle approche, semble écrasée sous le poids d’un fardeau trop lourd pour ses frêles épaules :

— Monsieur le curé, je voudrais, comme ça, vous dire quelque chose, à vous tout seul. Puisque les autres sont parties, je peux bien parler ?

— Dites, mon enfant… Mais, d’abord, pourquoi avez-vous passé l’après-midi ici ?

— Excusez-moi. C’était pour la Tourte. Je n’osais pas.

— Eh bien ? Qu’a-t-elle fait encore, la Tourte ? Ne vous ai-je pas déjà dit…

— Oui, mais figurez-vous donc…

— Êtes-vous chargée des péchés des autres ?…

— Laissez-moi tranquille, alors. Faites votre pénitence, et ne pensez plus à mal. C’est une vilaine habitude…

— Si vous saviez ce qu’elle dit…

— Encore ? Vous venez de vous confesser et vous recommencez ? Comment voulez-vous que Dieu vous pardonne, mon enfant, si vous ne pardonnez rien ?

— Je sais bien, mais c’était…

— Bon, bon, sortez, sortez : je ne veux rien savoir.

Et le curé poussa doucement la Vipère hors de la Sacristie, qu’il ferma à clef.

— C’est bien de valeur, allez monsieur le curé…

— Priez, et ne parlez plus.

Alors la Vipère, furieuse de sa déconvenue, descendit à la hâte chez la mère Dègle, au bas de la grande côte, et poussant la porte à toute volée, sans prendre le temps de souffler, cria :

— N’est-ce pas effrayant, quand on pense, la mère. Le curé, qui est amoureux fou de la Tourte ! J’ai voulu lui parler d’elle, puis il l’a défendue comme si c’était une sainte. Il me semble bien aussi, que ce n’était pas un bon prêtre !

Et la Vipère, heureuse maintenant, parcourut malgré la pluie tout le village, racontant, amplifiant de détails scabreux, cet épouvantable scandale.


(1918)