Imprimerie Beauregard (p. 179-210).


LA DETTE

I


Le printemps de 1863 fut désastreux à Terre-Neuve.

Dès février, de fréquentes tempêtes, alternant avec les brumes du Nord, balayèrent la presqu’île archéenne d’Avalon.

Les pêcheurs avaient essuyé de durs revers, déjà, lorsque le mois d’avril, libérant ses tourmentes et ses brouillards de grêle, abattit sur le littoral des souffles d’une violence jusqu’alors inconnue.

Le district de Ferryland, surtout, subit l’écrasante furie des éléments, et souvent ses rivages rocheux se couvrirent d’épaves.

La politique produisait aussi un malaise sérieux.

Sous prétexte d’abolir l’esclavage des noirs, les Yankees nordistes et les confédérés s’égorgeaient depuis deux ans, et les perspectives d’une intervention de la part de la Grande-Bretagne, qui surexcitaient les Terre-Neuviens en 1861, prenaient maintenant une tournure alarmante.

Le cap Race était le point de communication des deux hémisphères. Il n’y avait plus de câble transatlantique. Celui de 1858 avait fonctionné deux ou trois jours à peine, et l’Amérique était isolée de ce côté.

La haute navigation lui servait seule d’intermédiaire avec l’Europe ; aussi les insulaires attendaient-ils avec anxiété les courriers d’outremer. Entre chaque mouillage, leurs conjectures grossissaient au choc de la discussion qui se faisait sur l’attitude de l’Angleterre, et comme les journaux du continent et de l’île n’avaient pas encore appris que l’armement des corsaires et des navires belligérants ne serait plus toléré dans les ports britanniques, les commentaires de la presse portaient les esprits à la passion.

Les Bostonnais, après avoir renvoyé leurs ressacs, descendaient à Saint-Jean ou au Cap. Ici, ils cherchaient querelle aux Avalonnais pour l’ingérance d’Albion dans la campagne sécessionniste. Des bagarres suivaient les rencontres, et l’on avait raison de prévoir l’effusion de sang entre pêcheurs de pays différents.

Les Ferrylandais plus que les autres s’intéressaient à la décision du WAR OFFICE ; ils croyaient que leur côtière pouvait servir de base aux opérations militaires et navales de l’Angleterre.

Cette tension portait les compagnies maritimes à hâter la livraison des dépêches anglaises ; et, pour cela, les capitaines allaient jusqu’à l’imprudence en s’approchant des accores du sud.

Les télégraphistes du Cap n’avaient pas les merveilleuses facilités d’aujourd’hui. Ils allaient en chaloupe recueillir eux-mêmes le courrier, à bord des pyroscaphes, quand l’état des flots le permettait. Mais dans le gros temps, l’aventure était risquée, même impossible. Le commissaire du bord confiait alors les documents à une bouée de métal hermétiquement close, et jetait le tout par-dessus bord, à la grâce de Dieu. Puis quand venait une embellie, c’était une joute téméraire entre rameurs. Quiconque remettait le barillet au télégraphe dans les douze heures touchait une prime. Les dépêches étaient ensuite transmises au continent par le câble posé sous l’entrée du golfe laurentien.

À quatre mille au nord du Cap, une anse se dessinait : Clam Cove. C’est ici, ordinairement, que les paquebots lâchaient la bouée.

Il n’y a pas d’endroit plus désolé.

Un fouillis de surrections granitiques nues, avec, ça et là, quelques tertres faisant avant-scène à des pins rachitiques ; des aiguilles montrant l’effort de l’érosion marine, et liant entre elles les bandes de récifs qui fermaient presque complètement l’alise, une vingtaine de cabanes poudrées de salpêtre, et qui recevaient sur leurs flancs exposés, les embruns déferlés.

Il était dangereux de s’aventurer dans le goulet, un fois la nuit venue, la brume descendue, ou la mer agitée.

Les inquiétudes de l’époque attristaient profondément Pierre Lirette, cadet des pêcheurs de la cale.

Âgé de vingt ans, solide comme deux, brave, il ne craignait pas les balles ; mais il se révoltait centre une barbarie politique qui pouvait l’amener à tuer, — l’effusion de sang, même pour protéger son foyer et ceux qu’il chérissait, était à ses yeux criminelle. La garnison de Saint-Jean préparait hâtivement son armement en prévision des graves événements qui se dessinaient, et Pierre pouvait d’un moment à l’autre être appelé à la citadelle.

Depuis trois mois il était fiancé. Il devait épouser en juin Marie Guitard, fille adoptive de Jean Le Moyne, doyen des Covois. Orpheline à douze ans, elle avait donné toute son affection à Pierre, son compagnon d’enfance, orphelin comme elle. Leur vie avait été jusque alors sereine, et les deux jeunes gens voyaient avec angoisse l’horizon s’assombrir.

C’est ce qui troublait Pierre le soir du lundi 27 avril.

Depuis vingt-quatre heures on attendait l’Anglo-Saxon, de la ligne Edmonston-Allan, qui devait donner des lettres et des dépêches urgentes avant de mouiller à Portland.

La nuit avait été terrible. Des goélettes, retenues au large par la bourrasque, s’étaient éventrées sur des banquises. À l’anse, des débris de carènes et de mâtures flottaient au milieu des herpes marines. Des hommes s’étaient noyés.

Vers le jour, le vent glacé ayant dissipé les vapeurs de la côte, on aperçut les galets du platin où le déchalement laissait des cadavres.

Les vieux, Lerner, d’Aytrée, Gosney, avec Pierre, travaillaient sous les ordres de l’octogénaire Le Moyne à la sépulture des naufragés. Sur la falaise, dans les cabanes, les femmes préparaient le déjeuner ou rapiéçaient des filets.

À onze heures les brouillards reparurent, et les hommes durent remonter sans pouvoir continuer leur tâche pieuse.

Un silence lugubre succédait aux sifflements du vent et au fracas des mantures, comme si le dernier assaut de l’Atlantique se fût découragé sur la muraille flottante qui cachait, la terre, affreux écueil, et la mer, affreux abîme. Le bruit des vagues s’était tût.

Soudain, un coup de sirène éclata, suivi presque aussitôt de la détonation des bombes de détresse. Un bruit mat retentit, puis le grincement de l’acier sur le roc annonça qu’un vapeur s’ouvrait sur les brisants.

L’Anglo-Saxon coulait.

Il n’y eut qu’un cri à la côte, — épouvante chez les femmes, pitié chez les hommes.

Une clameur répondit, surgissant de l’opacité blanche. L’onde martela durement la coque sonore, et le tumulte des houles, falaisant sur l’obstacle de fer, crépita en se répercutant sur les parois abruptes de l’alise.

Les pécheurs altérés tout d’abord recouvrèrent vite leur sang-froid, et sans songer aux dangers de leur entreprise sublime, ils bravèrent la fonde mutinée.

Un instant, et les barques étaient au large.


II


L’Anglo-Saxon, parti de Liverpool le 18, apportait des notes catégoriques.

Un retard dans la traversée pouvait entraîner un malentendu désastreux.

Après huit jours de navigation à travers un furin en démence, il était arrivé, le dimanche 26, à une cinquantaine de milles du Cap Race, vers le sud. Les glaces l’avaient enserré dans un atoll infranchissable, et les lourdes brumes rendaient sa marche difficile en se succédant à brefs intervalles entre les trouées fougueuses que poussaient les risées.

Le paquebot avançait lentement dans l’atterrage, en pleine croisière des banquises.

La nuit vint sans qu’il eut été possible de vérifier la position.

Sous basse pression, et avec l’aide de quelques verges de voile, la progression était presque imperceptible ; les minutes interminables s’écoulaient longuement, laissant à l’équipage et aux passagers la tristesse monotone des heures vides.

L’obscurité baissa, les biphores s’éteignirent sur les crêtes, et le jour terne grandit, sans percer complètement le gris sale du brouillard ; de temps à autre on percevait le son lointain des phares-sirènes, mais sans pouvoir saisir la provenance de ces signaux.

L’imagination voyageait. On croyait voir, dans les pieds de vent, des voiles ou des sémaphores, des havres ou des roches, au gré des perspectives trompeuses s’échelonnant et se diffusant sur les glaces. Mirages. Partout le glauque et le linceul des brumes. Partout la bacchanale des écrêtements brutaux et des embruns frappant violemment le pont. Des ressacs secouaient les glaçons sur les tôles.

Tout à coup, la vigie signala des brisants.

— Machine en arrière, carguez tout ! commanda le capitaine Burgess.

Mais avant que les propulseurs eussent obéi à la sonnerie, avant que les gabiers eussent atteint les drisses du petit foc, les vaigrages craquaient, la coque basculait sous un coup de mer et s’accotait sur les roches à pic ; la carène était labourée, éventrée, les soutes inondées.

La panique échevelée surprit les âmes. Les officiers, malgré leur calme apparent, régularisèrent à grande peine la distribution des salvanos et le dégagement des drômes ; les chaloupes, un instant suspendues aux pistolets, descendirent vers les houles, au milieu des cris de terreur, des grondements de la mer qui s’arriolait, de la survente qui déchirait maintenant le brouillard.

Trois des embarcations, en prenant à faux la houpée, sombrèrent, engloutissant avec elles cent passagers et marins.

Tout était perdu.

Le capitaine fit jeter la bouée avec les dépêches.

***

À la première alerte les gars de Clam Cove s’étaient précipités dans leurs doris.

Pierre, Le Moyne, Lerner, passèrent les premiers au pertuis, après avoir vaincu l’onde qui les poussait sur les aiguilles. Les sauveteurs, une fois sortis du goulet, combattaient à la fois le refrain des vagues dans ce profond brassiage, les remoles contournant l’épave, et l’affolement des sinistrés ; ils réussirent quand même à arracher plusieurs malheureux à l’engloutisseuse.

Du récif, on distinguait nettement à cette heure les strates discordantes, les failles de granit primaire formant entonnoir au fond de l’alise. Déjà une cinquantaine de naufragés, sauvés par les pêcheurs, montaient le gat vers les cabanes, où l’on préparait des vêtements et des vivres.

Des tronçons de boiseries roulaient avec les sparies, et dans l’intermittence des gouffres, parut le barillet, point noir dans les tourbillons d’écume.

Pierre l’aperçut à une trentaine de brasses.

— Ohé ! Lerner ! Barre tribord à la bouée !

Les rames crièrent dans les scalmes et battirent rudement. Pierre se penchait pour saisir le flotteur lorsqu’une lame, trombant sur la chaloupe, bouscula le pêcheur hors du surplomb. Des gens moins emmarinés que les rameurs auraient chaviré sous le coup, mais Le Moyne para ; et Pierre, disparu un moment, sourdit dans les lagans et fut poussé jusqu’à la bouée. Un coup de nage, et il s’y cramponnait. La barque allait le rejoindre ; une forme surnageant derrière lui s’anima, — c’était une femme, qu’une ceinture de liège soutenait, et qui renaissait à l’espoir de vivre : l’instinct détendit ces bras ruisselants, les deux mains s’écrasèrent sur le cou de Pierre, et se refermèrent sur sa gorge.

— À moi !… Marie !… cria la voix étouffée du jeune homme.

Épuisé déjà par le surmenage de ces heures angoissantes, transi par l’onde glaciale, Lirette défaillait pendant que son fardeau humain l’immergeait. Lerner l’aperçut à temps pour le saisir au passage.

Pierre n’eut qu’un mot, une fois hissé à force de bras par-dessus le rebord :

— Marie… les dépêches.

Il s’évanouit sur le toste pendant que Le Moyne lui arrachait des mains le précieux barillet, que le noyé n’avait pas lâché.

Marie, en secourant les naufragés arrivés sur le plateau, avait assisté, sans en comprendre les émouvantes péripéties, à l’épisode tragique qui venait de se jouer.

Les pêcheurs parurent seuls revenant vers la plage, — Pierre, couché sans mouvement sur les soles, était caché aux regards ; l’orpheline sentit son cœur se comprimer douloureusement. Elle cherchait partout son fiancé. Au risque de se tuer, elle descendit en courant l’étroit sentier en échelons, et elle déboucha sur le platin au moment où Lerner et d’Aytrée débarquaient leur camarade inanimé.

Marie se jeta sur le corps, dont les vêtements, trempés de salin, bruissaient encore.

— Pierre, mon Pierre !

Lirette rouvrit les yeux, et le regard fixe, les lèvres presque fermées, murmura :

— Marie !… les dépêches !…

On le transporta chez Le Moyne.

Le soir, les journaux du continent recevaient le message des télégraphistes du Cap et annonçaient la fermeture des ports britanniques aux vaisseaux des nordistes et des confédérés.

Ce fait-divers, répandu à Terre-Neuve avant même que la presse américaine ne l’eût connu, terminait les angoisses des insulaires : mais l’heureuse nouvelle avait une ombre : l’Anglo-Saxon était rompu.

Sur quatre cents passagers et matelots, cent-trente-sept seulement survivaient.

Le capitaine Burgess, héros stoïque du devoir, n’avait pas quitté la passerelle.

Le 28, un bataillon de Saint-Jean apportait des secours, et inhumait dans une immense tranchée creusée en contrebas du gat, les dépouilles rejetées par la mer.

L’adieu sinistre d’un feu de peloton déchira l’air.

L’écho le répéta sur les parois déclives du rocher.


III


Le cap Race a ses légendes. Il a ses superstitions. On les retrouve dans tous les’ports de pêche. On les reconnaît dans tous les coins de la côtière. Tout est sujet d’histoires fantastiques : galets, recrans, grottes, récifs. Tout être a son génie mystique. Toute chose a sa vie mystérieuse. Le flot parle au brisant, le brisant à ses algues, les algues aux oursins. et toutes ces voix révèlent des secrets terrifiants aux pêcheurs. La brume a ses fantômes. Le naufrage a ses revenants.

Clam Cove était trop près de la baie des Trépassés pour ne pas réclamer sa part de l’épouvante qui s’attache au moindre pli de terre où la mer accomplit ses catastrophes.

L’alise n’était pas assez éloignée du Cap pour ignorer ce que chaque marée apporte en ses lagans.

Les gens de Clam Cove exagéraient. C’était leur droit. C’est le droit des humbles. Ils y trouvent leur poésie.

L’Anglo-Saxon, brisé, démantelé, allait ressusciter ses victimes.

La mer ignore les castes. Elle les méprise. La cabine et l’entrepont font leur offrande sans trier l’or et les haillons. L’onde nivelle tout. Le fantôme n’a pas de bourse. C’est pourquoi il flotte. Son horreur n’a pas de rang.

L’aventure de Pierre, le brisement du bateau, se revêtaient de surnaturel. Ils évoquaient l’occulte. Il n’y avait rien d’humain dans tout cela.

Chez le malade, l’ébranlement physique avait vaincu la raison. L’idée fixe était la seule manifestation mentale dans cette vie inconsciente.

Pendant les quelques jours qui suivirent la catastrophe, on crut que Lirette guérirait.

On se trompait.

La fièvre persistait. Elle s’aggrava. Ceux qui n’avaient pas été témoins de ce drame du 27, pouvaient en suivre une des phases les plus poignantes dans la vésanie du pêcheur. Mouvements, gestes, jeux d’expression, tout rappelait la tragédie. Des paroles, toujours les mêmes, harcelaient le cerveau atrophié de Lirette :

— Marie… les dépêches…

Le même cauchemar, sans trêve, hantait ses nuits. Il voulait dégager l’embrassement mortel qui l’étouffait. Il n’avait qu’une crainte, perdre sa fiancée ; qu’un souci, sauver la bouée.

— Marie… les dépêches…

Les gardiens volontaires du malade et les inévitables curieux portaient la terreur imprimée sur les traits.

Le paysage, autour de l’habitacle, était grandiose et lugubre. Au nord, un bouquet de conifères courbés sous les maisons du large, et sans cesse agités. A gauche de cette arborescence fatiguée, quelques arpents d’une herbe pauvre, poussée sur une dune déjà vieille. Derrière les arbres et les herbes, un pan de granit rouillé, très haut. Au sud, le projecteur du Cap. A l’est, la tranchée funéraire dominant le sentier, où dormaient ceux que la vague avait rendus. Plus loin les rochers du goulet, éclairés la nuit par un phare ancien surplombant l’Atlantique. Plus loin encore, l’immensité des astres et des flots.

Le phare de l’alise et celui du Cap croisaient leurs feux sur la tranchée.

La poussière d’eau, le soir venu, s’allumait sur les branchages et sur les pierres, dans le gat et sur le granit. Des flammes jaillissaient de la phosphorescence. Les ombres se peuplaient. Les pénombres grouillaient. Les lumières vivaient.

La porte donnait sur la fosse des naufragés.

Cela ne rassurait pas, au sortir. Les rayons et les ténèbres bougeaient. Ils se compliquaient de voix, de cris, de plaintes, de sanglots et de bruits. L’alise était hantée. Il n’y avait pas de doute possible là-dessus chez les Covois. Un remède restait, le départ de Pierre.

Les chirurgiens-majors venus de Saint-Jean avec les soldats, s’intéressèrent au patient. L’un d’eux, plus particulièrement, s’attarda à observer Lirette. Il fallait éloigner coûte que coûte le pêcheur d’un entourage où chacun et chaque chose étaient intimement liés à un souvenir qu’il était dangereux de rappeler à un cerveau dément. Si Pierre survivait, la raison était bien morte.

Marie avait foi en la guérison, pourtant.

Chez Pierre l’amnésie s’était produite sur tout ce qui précédait et suivait le sauvetage si brusquement arrêté pour lui.

L’internement dans une maison de santé de Saint-Jean fut résolu.

La présence du fou avait impressionné. Son absence affola. Au milieu des fantasmagories imaginaires de la tranchée. Pierre, aujourd’hui, paraissait immense aux yeux des Covois ; demain il les menaçait et criait sur eux des malédictions. Le fable s’accrédita dans tous les esprits, et d’exagération en exagération, la vie de ces humbles superstitieux devint intenable. En juin, personne ne voulait demeurer à Clam Cove, et les cabanes furent abandonnées. Ces années dernières, même, aucun pêcheur régnicole n’aurait voulu coucher dans la région par crainte de voir les fantômes surgir des brisants, du sépulcre improvisé, et des ombres du gat.

Le Moyne et Marie s’établirent au Cap. Ils allaient voir Pierre aussi souvent que le leur permettaient les communications difficiles et les besoins de la pêche. Chaque visite augmentait l’espérance de l’orpheline. Chaque fois elle croyait deviner un réveil dans l’intelligence de son promis. Ce dernier regardait longuement sa fiancée, semblait faire effort pour reconstruire l’échafaudage écroulé de ses idées. L’obsession le quittait peu à peu. Il arrêtait son attention sur divers objets. Marie se dégageait sensiblement de la mer, des vagues, des écueils. de la chaloupe, de la bouée, puis de cet étranglement qui avait tout déséquilibré. Il pensa. Des noms revinrent à travers les méandres de sa mémoire morte : Le Moyne, Lerner, d’Aytrée, sans heurt et sans le surprendre. Le souvenir reçonquit sa lumière. Les jours antérieurs au drame se précisèrent, et le passé heureux, dans tout son éblouissement, remonta les étapes dispersées jusqu’au jour béni de ses fiançailles.

Marie, par sa présence faite de clarté, l’avait guéri plus rapidement que le traitement à tâtons des aliénistes. Mais le 27 du mois, de temps.à autre, Pierre avait des crises qui faisaient perdre en un instant tout espoir de libération prochaine. Puis les hallucinations cessèrent tout à fait.

En juin 1865, Lirette quittait l’hospice.

Il accourut au Cap où son retour inespéré fut généreusment chômé par ses amis.

Le changement de milieu, la nouveauté du décor, l’ardent travail et le grand air, assurèrent une cure apparemment impossible.

Pierre reprit sa barque.


IV


Il n’est pas un endroit où les heures se ressemblent moins que sur la côte. Ciel et mer s’embrument, s’ennuagent, se fâchent en un moment. La tempête naît d’un choc, et la rafale s’entonne avec fureur dans les escarpements où le clapotis de Pétale murmurait. Les ondes, vents, orages, courants, heurtent les bords abrupts ; la résistance appelle le combat. Solides, gaz, liquides ont tour à tour leurs triomphes et leurs défaites. L’homme les subit ; il est l’éternel témoin de ces duels toujours recommencés — il en est l’impuissant sacrifié.

Pierre avait ramassé ses travouils et ses nasses. Il se sentait plus fort au contact de ses vieux amis de Clam Cove, qu’il retrouvait pour la plupart au Cap. Il riait maintenant des terreurs passées, et se remémorait avec curiosité les moindres détails de l’accident qui avait interrompu temporairement sa vie laborieuse.

Il avait revu l’alise sans peur. Le silence sauvage des cabanes abandonnées, grises dans les ronces et les broussailles maigres, ne l’avait pas plus ému que la présence d’étraves rompues, de sanglons déchiquetés et de quilles vermoulues gisant dans les souilles de la grève. La tranchée était recouverte d’une végétation plus riche, et sans la croix noire qui s’y dressait. Pierre n’aurait pas su pourquoi cette différence dans le coloris des herbes. Il restait peu de chose de ce qui avait été l’Anglo-Saxon : des tôles tordues, des poutrelles rouillées, des membrures oxydées. Ces débris trouaient le fouillis des algues et des goémons.

Au Cap, le panorama était moins terrible. La tour ronde du phare, debout sur le roc à pic, dominait l’océan, sans bornes vers l’est et le sud. La verdure, l’été, encadrait les maisonnettes étagées sur des chemins convergeant à la plage.

Pierre, marié depuis quelques mois, habitait avec Marie et le vieux Le Moyne un logis qui commandait une de ces routes, sur le flanc oriental du promontoire.

Avril battait son plein. Les ramilles secouaient leurs frimas.

Lirette et sa femme voyaient l’avenir plus grand que l’horizon, plus radieux que le soleil printannier.

Les rêves de bonheur ne tiennent pas devant l’imprévu.

A trois ans de distance avril répéta en 1866 ses déchaînements de 1863.

Le jeudi 27, surtout, par une eoïncidanee étrange, fut terrible pour les terre-neuvas. Plusieurs crevèrent sur la côte, bousculés par les lames de fond.

Pierre était préoccupé depuis quelques jours. Il éprouvait un malaise incompréhensible, et pressentait quelque chose de vague et de poignant.

Le soir venu, il se coucha tôt. Plusieurs fois il se réveilla en sursaut, sans pouvoir chasser une fièvre qui le tenaillait au sein de visions folles et de cauchemars étranges.

Le vent hurlait, s’engouffrait dans les anfractuosités, dans les recrans du rocher. et faisait gémir la maison. La grêle frappait les carreaux.

Marie cousait, sans s’inquiéter de la tempête, croyant que l’agitation de son mari venait de la fatigue d’une journée bien remplie.

Vers onze heures, un pyroscaphe siffla devant le phare.

Le cri fut pénétrant. Grossi par la rafale, il franchit l’écume qui le séparait de la terre, monta la rue tortueuse et vint s’arrêter dans la pièce même où le pêcheur cherchait en vain le repos.

Lirette sauta du lit :

— À moi !

Il parut sur le seuil, hagard, bouleversé.

— Ah ! c’est toi, Marie ? Dieu ! que j’ai eu peur ! Je rêvais que j’étais à l’Anse, et que….

Un second coup de sirène clama sa détresse. Pierre chancela. Il vint à la fenêtre donnant sur la mer. A travers le noir ou distinguait les fanaux d’un navire rudement balotté.

— Marie, vois donc. Un bateau qui coule, là ?

La femme, levée, scruta l’ombre.

— Mais où, Pierre ? Je ne vois pas bien.

— Tout droit devant… C’est affreux

Et Pierre montrait de sa main tremblante une chose que seul il voyait, bien au-dessus des flots, bien au-delà du paquebot. Ses yeux fixaient, démesure ment dilatés, leur regard éperdu vers le large.

Il eut un frisson.

— Il faut les sauver… Ils vont périr…

Courant dans sa chambre il revêtit son suroît, en marmottant des paroles inintelligibles et se dirigea vers la sortie.

— Pierre, mon Pierre, attends ! Il n’y a pas de danger, tu vois bien… Je vais prévenir papa…

… Laisse, femme,… le devoir…

… Pierre !…

… m’appelle ; laisse, te dis-je. Tiens, vois, on jette la bouée ! Vite, l’Anglo-Saxon

Il s’enfuyait déjà. Sa femme, comprenant la vérité, voulut le retenir, mais Pierre, halluciné, sommeillant encore, sentant sur ses épaules des mains s’apesantir, perdit raison. Le souvenir du 27 avril 1863 se dressa dans sa pensée : Marie, c’était la femme de l’Alise ; l’em

Sa voix râla d’émotion :

Embrassement inquiet de l’orpheline, c’était l’étreinte désespérée de la naufragée.

— Marie !… les dépêches !…

Il fit volte-face pour repousser l’agression, saisit devant lui, au hasard, et serra.

Marie, prise à la gorge, n’eut pas le temps de se dégager de ces mains de fer qui la tenaient, et dans un tressaillement de tout son être, s’écrasa sur elle-même, puis tomba sur le parquet, pendant que le pêcheur, défiguré par la folie qui le ressaisissait, s’élançait, et disparaissait dans la rue, en criant à tue-tête :

— Ohé ! barre à la bouée !

Le Moyne arrivait sur ces entrefaites. Sa fille était morte.

Le lendemain, des terre-neuviers trouvèrent un doris chaviré près du bord.

Sur la plage, devant la maison, un corps émergeait dans la lime de marée laissée par le jusant.

C’était la dernière victime de l’Anglo-Saxon.


(1905)