Imprimerie Beauregard (p. 89-114).


RETOUR AU VIEUX TEMPS


« Bref, quelque part que j’erre,
Tant le ciel m’y soit doux,
Ce petit coin de terre
Me rira par sus tous. »

Pierre de RONSARD.


« … et comme par miracle, on s’y trouvait délivré de tous les soucis, loin de tous les tracas, à l’abri de toutes les intrigues. Rien de mal ne se pouvait concevoir sous ce toit béni. On y passait des jours de paix heureuse et secrète. On y était meilleur… »
Adjutor RIVARD


***


L’invitation disait simplement :

« Venez l’été. C’est plus beau. La terre est sèche et l’herbe drue. Pendant que vous flânerez, nous autres on travaillera, et toute la famille vous saluent. »

Il y a bien trente ans et plus que ce collectif inattendu se glissa dans le courrier, et que notre maisonnée, acceptant d’emblée l’invitation au voyage, quitta la grand’ville, et bruyamment envahit un coin perdu de la rive sud laurentienne, un bourg tout verdi, tout fleuri par le chaud soleil de la fin juillet.

Le train mixte, formé de vagons et de vieux fourgons, bigarré de bleu, de jaune, de rouge et de vert, selon le genre et la provenance des voitures, cliquetait derrière une locomotive hideuse, dont la cheminée disproportionnée offre aujourd’hui, à la distance du souvenir, l’aspect d’une bouée renversée.

Tout cela faisait un bruit de ferraille, un déchirement de mécanisme inajusté, mais le train avançait quand même, lentement, dans un nuage de fumée noire et jaunâtre, dans une pluie de brindilles et de grosse poussière s’insinuant dans les fentes des carreaux branlants.

On arrive à grand fracas sous l’abri de la gare, et la machine s’arrête en secouant sa traînée vertébrée, qui grince métalliquement.

Voilà bien huit heures de marche cahoteuse pour une centaine de milles en terrain plat.

Nous descendons, sales de charbon, noirs du poussier craché par les explosions de la cheminée dangereusement évasée.

— Comme ça, vous sortez de débarquer, nous dit l’ouvrier de ferme qui nous attend au débarcadère. « Ce Grand-Tronc-là, ça va vite, mais c’est laid, et ça tue. On sera mieux dans ma charrette. Avez-vous bien des valises ? »

En un clin d’œil le compte des bagages est fait, et nous voilà déambulant sur le quai, au milieu des palabres affairés.

La charrette est une bagnole de fortune qui souvent a dû servir aux travaux de la moisson, tant elle est semée de paille, mais nous nous rembarquons gai ment pour aller à la vieille maison de bois, sise à l’ombre de ses érables séculaires, et somnolant toujours, après cent ans d’évolution et de progrès généralisés, au bruit syncopé du frais ruisseau, qui s’en va cascadant jusque sous les volets vermoulus, et chantant l’éternel refrain de la paix rurale :


« Lui y a longtemps que je t’aime.
Jamais je ne t’oublierai. »


***

Il ne faut pas nous attarder en route. Notre guide nous hâte, et nous voilà installés sur les sièges volants de la voiture à ridelles.

Les deux percherons, énormes, nous entraînent, martelant leur trot.

Je demande : « Est-ce loin ? »

— Dix milles, douze milles, » répond l’homme.

Il explique le trajet.

Il y a bien des côtes à gravir, des descentes à retarder, des vallonnements à franchir, mais le spectacle en vaut la peine, et sa délassante nouveauté pour nous, citadins, compensera largement, et bientôt, nos courbatures probables.

Le vieux ne nous a pas trompés.

Dès en quittant la ville, nos yeux rencontrent les vestiges d’un passé déjà lointain.

La rivière, plutôt large, est brisée de remous et de rapides. Nos pères l’ont conquise en installant, sur des bâtardeaux de bois et de pierraille, un pont couvert, fermé, tout sombre, troué de place en place par de folles petites fenêtres losangées, sans carreaux, dont les échancrures de lumière font sur les parois opposées, des traînées blanches et crues qui n’éclairent pas.

— Voyez-vous » nous dit notre guide, « ces ponts-là, faut les couvrir. Autrement, la poudrerie fait des bancs. Les bêtes ne passent plus. Puis, l’été venu, les chevaux ont peur des chutes et des cascades. Les tourniquets les attirent. Mais aussi, le soir, il y a… des feux-follets… qui dansent par ici… et c’est dangereux. C’est pour ça qu’on ne vient pas de nuit, nous autres. Hue donc ! Tom ! »

Grâce aux fendillements des planches gondolées, on peut constater le déplacement très lent de l’équipage, une avance que le claquement sourd des sabots ferrés scande sur le pontage, accompagné du cri aigre des roues mordant sur l’essieu.

Les sanctions rigoureuses de la Loi interdisent de traverser plus vite que le pas. Ce n’est pas encore l’affolement et la hâte d’aujourd’hui, poussant à des allures folles les machines trépidantes à huit cylindres sur les travées bétonnées et les fermes d’acier.

Ici du moins, on a le temps de regarder l’eau à travers les lézardes, et l’on peut surprendre un boqueteau de pochade, apercevoir les maisonnettes encadrées de feuillage, au milieu des champs paresseusement ondulés, mais riches de la vie latente qu’ils renferment.

Au centre du pont se trouve la jonction des deux tabliers.

Un évasement rectangulaire des parois s’ouvre au passage, et montre, à gauche, une montée raide, un chemin en lacet talusé de sable jaune.

— C’est la glace, au printemps : elle a cassé tout le bois.»

Un choc interrompt la parole du guide et nous rentrons dans l’obscurité, rendue plus profonde par la trouée lumineuse de la sortie, aveuglante. En touchant la terre ferme, il faut cligner les yeux pour distinguer les choses tout soudainement projetées devant nous.

La route se dessine, maintenant, au delà d’une vieille auberge ; elle est de chaque côté couronnée par le brun des terreaux, par le vert des végétations sauvages. Heureusement, la montée se recouvre de noyers, d’ormes et de chênes, dont les branches alourdies forment un cintre impénétrable de rameaux feuillus.

Une fois les raidillons successifs abattus, dans cette ascension haute de cent pieds et longue d’un bon quart de mille, nous voilà en présence d’un panorama très vaste, aux prairies longuement arrondies, où tous les verts d’une palette savante se fondent et se perdent dans le glacis violet, mauve et bleu des lointains, aux transitions marquées ici par une éclaircie d’avoine, là par une raie plus pâle de froment, ailleurs par un éperon brusque de forêt, plus loin par le sillon tranché d’un cours d’eau.

— Bonne terre pour les graines. Ça pousse dure et ça rapporte bon. Regardez comme c’est aisé, partout. Pas de misèren ici, avec des bras.»

Notre guide nous montre l’étendue, dans un geste investisseur qui promène sa pipe à bras tendu ; ses yeux finauds et rieur manifestent une fierté de bon Roi.

En admirant l’aisance des fermes et la vie des champs, active et chantante, nous nous rapprochons insensiblement d’une tache d’argent, qui peu à peu se grandit et se mordore de reflets d’opale, de bleus d’acier, de prismes fantastiques, de jaune topaze et de rayons d’émeraude, selon que le vent frappe tel endroit, que le mouvement des arbres de bordure laisse ou non pénétrer sur le lac la vapeur et le rutilement du soleil.

— Pas de fond, ici, » s’écrie notre homme, en continuant tout haut sa pensée. « Bidou a pris des brochets et des carpes longs… comme ça. »

Et le parleur ouvre ses deux bras tout grands, mais lentement les referme en interrogeant des yeux la crédulité de son auditoire.

— Bonne pêche. » continue-t-il ; mais il y a des herbes, des joncs noueux. C’est traître. Cela tient son homme. Puis il y a près du bord un trou de fées d’eau. Toine Salvaye les a vue ?… »

Les mamelons de la route se suivent sans se ressembler. Voici une longue côte, après une descente non moins longue. Elle est apparemment sans fin, tant la perspective est trompeuse. On ne voit pas de sable, mais une fine poussière d’argile gris blanche se colle partout, se soulève autour de nous comme un brouillard sec qui donne la soif.

Quelle récompense pour le regard, cependant, une fois atteint le sommet fugitif, perché sur l’ourlet d’un plateau boisé.

D’ici, c’est tout le village, tome la paroisse piétée dans la vallée. La route ziguezague, capricieuse, à travers la verdure, à travers l’or des champs, à travers le roux des arbustes couverts de baies, à travers le blanc et l’azur des fleurs de prairie bordant les fossés. Sur les hauteurs, formant des îlots habités au milieu de la mer mouvante des moissons, les maisons accusent toutes les formes, toutes les couleurs, tous les genres.

Notre guide explique : Là-bas, très loin parmi les érables rouges, c’est la terre des Joachims, avec son toit français. Devant, chez les Michels, c’est une demeurance en bois, avec saillie du premier étage à l’un des bouts, avec tourelle carrée surmontée d’un pignon en forme de cloche de Noël. On distingue, selon les motifs de construction, la diversité des origines, le régionalisme canadien transplanté de partout dans les Cantons-de-l’Est.

La voiture arrive au bas d’une déclivité adoucie, où commence vers le sud une baissière à foin, éployée en éventail jusqu’à la petite rivière.

— La Rivière aux Carpes, » s’écrie le conducteur. « Elle inonde tout, le printemps. L’automne, on la traverse à pied sec. C’est pas le Saint-François, mais c’est plus beau. C’est chez nous. »

Droit devant, la route se jouque sur un escarpement, mais dans le creux, au ras même de la baissière et comme flottant à l’arrière sur la luzerne, se voit la forge. C’est ici, selon notre guide, l’endroit de prédilection où les désœuvrés viennent remâcher le bagage quotidien des cancans.

La construction est curieuse. Le bâtiment en pierre plâtrée s’allonge, oblique, et pousse deux sortants latéraux, rejoints entre eux par un toit continu, faiblement penché. La rallonge de l’est contient la forge proprement dite ; l’autre abrite le logement du forgeron. Entre ces deux saillies, dans le retrait que ferme partiellement une arche double en boiserie, sont des chevaux à ferrer, des carrioles à réparer, des traîneaux de sapin à peine équarris, destinés aux charrois sous bois pendant l’abattage des arbres.

Je vois ici un bob, simple fourche de gros chêne formant patin, sur laquelle on accroche les abattis pour les glisser à force de chevaux près des chantiers où grincent les godendards. Il y a un peu partout, appuyés aux murs ou traînant sur le sol, des herses de toutes les dimensions, des ouvrages divers de bois et de fer — autant de témoignages intéressants de la petite industrie locale.

Cinq ou six hommes sont là sous l’abat-vent, rêvassant, halant sur leurs pipes de plâtre, salivant en rond, décadenassant leur langue pour ressasser les potins du village et commérer contre leurs voisins. Ils crient comme nous passons :

— ’Jour, Tiphrem !

— Bonjour, Pit ; bonjour, vous autres.

— As-tu d’la visite ?

— Un peu, voir.

Les caquets reprennent, amortis, chuchotés. On entend :

— Ils viennent de Montréal. Ils vont chez Vandaigne. Sont millionnaires.

— Ouais, on connait ça, des millionnaires…

Le reste se perd dans le bruit des marteaux sonnant sur l’enclume, au fond.

Tiphrem, puisqu’il s’appelle ainsi notre homme — Tiphrem observe :

— Ils se fatiguent plus à ne rien faire que Djo peine à forger. Quand on a besoin d’eux, on les trouve ici. Et encore, faut les prier pour leur faire gagner leur mort.

Tout en continuant de parler, il nous monte dans la rampe qui conduit à l’école. Elle coupe une tranchée profonde dans la dune sablonneuse masquée de bluets et de framboises. Par-dessus le bourrelet des arbustes ont voit surgir un bout de croix. L’école se dresse, sur la butte que l’herbe et les transports éoliens ont captée et fertilisée depuis longtemps, comme une pyramide rehaussée sur un socle de même hauteur. Un clocheton s’équilibre tant bien que mal sur le pignon pointu, et suspend une petite cloche au son grêle que le moindre vent fait osciller et vibrer. En face, mais plus haut et plus loin, sur la crête argileuse où deux lacets de la route se rejoignent, l’église paroissiale en pierres des champs s’effile au mitan d’une plantureuse végétation jardinière.

Tiphrem, en nous indiquant la chaire à criée sur le côté du perron, se montre chauvin :

— J’ai vu bâtir l’église, moi. Je n’en connais pas de plus belle.

Il regarde longtemps, renfermé dans ses souvenirs anciens, et nous passons devant le magasin général, en bois noir de vieillesse, sans que notre guide daigne gratifier d’un commentaire cette bicoque vétuste.

— Dire que j’ai été baptisé là, il y a bien cinquante ans, s’écrie Tiphrem, les yeux tournés du côté de l’église. Vous ne connaissez pas ça vous autres, à la ville. Vos églises sont trop grosses. Puis il y en a trop. Vous ne savez pas où regarder. Ici, nous n’en avons qu’une, le village est grand comme la main, juste assez grand pour qu’on y pense toujours. Voyez-vous, notre église, elle est de la famille, tandis que chez vous… »

Il s’interrompt pour nous faire bifurquer dans une côte à pic qui donne l’illusion d’une glissoire, et nous voilà dans le Rang.

Sans obstacle pour les yeux se présente l’élargissement de la vallée, portant le ruissellement de ses eaux jusqu’à Windsor Mills. La Savane règne sur la droite. C’est une croulière ombragée de tous les arbres fatidiques nécessaires à l’apparition des fantômes, que la fantaisie rustique invente et fait vivre autour des fardochages, des mares d’eaux glauques, des tertres de terre noire et vaseuse, où l’on dit que les étrangers se perdent, les bestiaux s’enlisent, où les plantes aquatiques voisinent avec les volvaires, et cachent les batraciens pleurards.

— Il y a ici des feux-follets et des grigous, » dit Tiphrem. « Pitro a vendu la Poule Noire dans ce trou du diable-là. »

Au bout de la Savane passe la rivière, sur laquelle on a jeté un petit pont de bois.

— Y a pas d’eau, presque, et Bidou a failli se noyer. C’est la faute d’une carpe trop grosse.

Tiphrem en dirait long sur les pêches de Bidou si le temps le permettait, mais cinq arpents au delà du petit pont, s’ouvre une barrière en perches.

On vire à droite, et au grand galop des chevaux, qui flairent maintenant le picotin d’avoine fraîche, on brûle une clairevoie de jardin et de verger, et l’on débouche tout à coup devant une habitation d’aspect vénérable.

— Nous voilà, » s’écrie le conducteur, arrêtant ses chevaux.

C’est la maison patriarcale, flanquée d’une rallonge moderne.

Un bon vieillard est déjà sur le perron de la demeure ancienne, en même temps que des femmes, jeunes, sortent de la bâtisse neuve. Les cris de bienvenue se croisent. On s’embrasse. Les poignées de main s’échangent, un peu à la bretonne, en un balancement latéral. Vite il faut entrer. C’est bientôt l’heure du souper, si le soleil est encore haut. Il faut aussi honorer un brin le petit verre de blanc ou le vin de rhubarbe.

Avant de franchir le seuil hospitalier, jetons un coup d’œil rapide sur la maison. Elle offre un caractère vieillot d’un côte, et c’est le foyer des anciens : elle a de l’autre côté l’aspect d’une habitation ouvrière, et c’est le logement des nouveaux ménages. Les deux constructions sont bout à bout, mur a mur. La vieille a des pans larges, forts, faits de grosses poutres encore visibles sous le crépi. L’espacement est calfeutré d’étoupe et de plâtre. Le solage de blocaille posé à nu porte deux larges cheminées qui brisent à chaque extrémité la ligne ascendante des combles, et disent combien de soirées douces ont réuni, jadis, la famille dans la grande salle commune.

L’évolution des mœurs a imposé la rallonge, lambrissée de planches en surplomb. Ici, le toit rompt trois fois sa ligne, et ses gouttières se relèvent pour projeter loin la neige. Cette construction est efféminée, semble destinée à s’écrouler au moindre raclement du noroit, tant elle est faible à côté de la maison carrée.


En arrière, des bâtiments suivent la rallonge, abritent la laiterie, le hangar où sont la baratte, les moules à beurre, les flaux du battage et les vans — l’outillage varié, mêlé, de l’étable et du potager. Toute l’aile nouvelle est un anachronisme qui repousse l’antiquité du puits à brimballe, du four à pain, du caveau réservé aux racinages, du foyer à ciel ouvert où se fait le savon du pays. Elle jure à proximité de la grange qui, elle, est bardelée, sur toutes ses faces, de toitures irrégulières, sautant de l’étable à la bergerie, puis à la porcherie, qui s’en vont à la traîne, de haut en bas de la petite rampe dévalant vers la rigole qui arrose la prairie.

Dès le seuil de la maison neuve s’affirment des conflits entre les jours qui meurent avec le vieillard, et l’avenir qui s’impose dans la génération jeune. Guerre muette, dont l’issue n’est plus incertaine. Du dehors, on croirait voir deux logements étrangers qu’un accident vient d’accoler, mais une fois la porte franchie, on n’aperçoit pas de cloison.

La grande pièce neuve contient un fourneau de cuisine dernier modèle, luisant, émaillé, tuilé, ouvré à jour dans le nickel à motifs burlesques. Sur le parquet gît un prélart, un linoléum encombré de chaises à barreaux évidés de rainures. Une machine à coudre brille dans un coin.

Quelle différence de tableau dans la pièce contigüe de la vieille maison ! Des catalognes couvrent le plancher jaune de lessis, vont jusqu’à la tôle en hémicycle du haut poêle à deux ponts. Les chaises sont solides, unies, mais elles asseyent bien. La berceuse en bois blanc, se tient près du ber à berces pleines et à dossier surélevé recevant un ciel de filet. Le rouet, sans vernis, sans peinture, masque un bout du métier. Ce dernier est bien vieux. L’usure a pâli ses marches. Le peigne, le reau, a perdu la plupart de ses dents, ses pieux. Les lames, portent encore des fils noirs et blancs parmi lesquels des torons de couleur allument des éclats.

Pendant que vous pesez ces contrastes sensibles, tout est en branle dans la salle. La table est mise comme par l’effet d’un prestige. Vous avez là devant vous de quoi nourrir une compagnie de soldat affamés.

Le menu est peut-être lourd pour des palais raffinés, mais le déplacement met en appétit, dix milles de cahotements sur les montagnes russes de la route creusent l’estomac, et les grasses omelettes au lard, accompagnées de jambon fumé au coton de blé-d’Inde, passent avec le bon gros pain sentant la huche, le pétrin, la trémie et la fleur des champs, et invitent plus à manger que les autres mets dont la table est remplie.

Le tour du propriétaire se présentera tout naturellement après cette mangerie à vous étouffer, vous verrez en route les jardinages et les dépendances, les batteries et les tasseries débordantes. Tout vous sera expliqué dans un langage clair et net parfaitement à l’abri d’une terminologie savante.

On revient à la maison avec, dans les yeux, l’empreinte, le cliché des choses vues, des aîtres rajeunis, et l’on commence à comprendre pourquoi l’hôte octogénaire reste sur la terre, dans une ambiance douce et contemplative, bien que la carrière l’ait obligé — toujours — à des besognes onéreuses.

La nostalgie du sol se présente et, une seconde au moins, on désire ressusciter l’homme de la deuxième ou troisième génération ascendante, qui peinait sur les novales et cultivait les terroirs, autant pour son propre soutien que pour donner à d’autres une subsistance tranquille et abondante. On se sent improductif. On a l’obsession auditive des appels au travail de la faux, et vaguement, dans sa pensée, on évoque le geste large du moissonneur courbant sur le chaume la jonchée des blés d’or, donnant aux veines un sang nouveau, la gaîté au cœur, et la paix à l’âme.

Partout ce reproche de la Nature nous poursuit mais nous nous ressaisissons obstinément et, par orgueil, nous nous prenons à mépriser ces fatigues, malpropres à nos yeux, par lesquelles notre parasitisme existe en exigeant le labeur sans repos das producteurs tenaces.

Il commence à brouillasser vers la Savane. Il y a là une brume pesante où la fantaisie voit tout ce qu’elle veut.

C’est l’heure de remonter au logis.

Le ciel se pointillé, et l’on reste à la porte, sur le perron, à contempler le spectacle silencieux et grandiose de la nuit troublante.

Bientôt, à mesure que la lune s’opalise et monte vers le zénith, les chansons se modulent d’elles-mêmes dans les gosiers ; elles fusent comme des chapelets de notes filées, fioriturées très doucement avec les paroles ingénues et tendres, sombres et passionnées, mais toujours simples, toujours pleines d’images.

Tel chanteur a des souplesses admirables de voix, un art véritable d’expression, mais il est de bon ton, aujourd’hui, de trouver cela ridicule et d’en rire tout haut.

Après les chansons viennent les histoires, les merveilles populaires, les confîdences arrachées mot à mot, les contes qui vont tout à l’heure passer sous nos yeux.

L’heure sonne à l’horloge à gaine.

Le vieillard se lève. La maisonnée suit. Ici, on fait la prière en famille. Si les litanies de la Sainte Vierge contiennent une invocation étrange comme celle-ci : Vase indigne de not’ dévotion, l’intention est bonne, sainte, et c’est l’intention qui fait tout.

Cet instant de prière nous enveloppe, nous ramène aux jours de l’enfance, où tout était divin dans l’agenouillement, où la vanité n’inspirait pas encore le dédain ou la haine du surnaturel ; et nous sentons une paix inconnue descendre sur nous, pendant que sonnent, vigoureuses, les paroles croyantes de ce bel et grand vieillard incliné devant Dieu.


(1911.)