Imprimerie Beauregard (p. 75-87).


CONVOI FANTÔME


Pour ma part, je n’avais jamais cru aux manifestations insolites qu’on attribue aux citoyens d’Outre-Tombe. Je niais, ayant toujours été d’une complète indifférence pour ce qui touche, de près ou de loin, aux mystères occultes.

Aussi, lorsque notre ami commun, Janvier Bordeau, rédacteur des dépêches à la Lumière, voulut un soir exprimer ses théories sur l’Au delà, et nous faire admettre la fréquence des « avertissements » et des apparitions, j’accordai mes suffrages aux rieurs et, avec eux, je criblai l’excellent Janvier de sarcasmes, que je pensais alors fort spirituels.

— Allons donc, réclama Jean Descaves, tu sais bien qu’il n’y a rien de surnaturel.

— De l’extraordinaire, tout au plus, décida Jacques Lémery.

— Tout ce qui arrive est possible, pontifia un troisième ; c’est notre ignorance qui nous fait voir du miracle dans ce qui est naturel, mais incompréhensible.

Une discussion assez vive s’était engagée entre Bordeau et les quatre ou cinq journalistes.

On avait parlé des légendes de la Veillée des Morts et, enfin, des aventures inexplicables qui mettent parfois, selon quelques-uns, les vivants en communication avec les trépassés.

Les opinions les plus bizarres, les plus drôles, comme les plus profondes, s’étaient suivies dans cette dissertation tapageuse. On récusait, on admettait de part et d’autre. Jamais cacophonie semblable de réparties ne s’était fait entendre dans le sanetum de la rédaction.

Bordeau tenait bon contre l’avalanche des contradictions et, sans abdiquer en rien ses croyances, il demanda aux camarades :

— Ainsi, vous ne convenez pas du surnaturel, dans certaines circonstances ?

— Non, cent fois non, hurla le chœur des protestataires.

— Parfait. Écoutez-moi. Vous savez qu’avant d’entrer au service du journal, j’étais télégraphiste de nuit à Shepley, petite gare en plein bois, à cinquante milles de la capitale du Montana, Hélèna. C’est dire que j’avais des loisirs. De neuf heures du soir à six heures du matin, je passais, journellement, huit heures seul, et six à ne rien faire.

« Shepley était alors un point assez important du « Montana and Coast. » Les convois de marchandises s’y garaient en attendant le passage des rapides et des express. Pour vous donner une idée du trafic qui s’y faisait, j’ajouterai que, plusieurs fois, j’avais dû remplir les deux voies de garage, les voies de remisage et les voies blanches de fourgons chargés, afin de permettre aux trains de voyageurs de continuer leur route.

« La voie s’étendait droite, à l’ouest de la gare, sur un parcours de deux milles, puis bifurquait brusquement dans les bois, pour gravir la montagne qui conduisait vers Hélèna et vers l’embranchement du parc national américain de Yellowstone, au sud. À une distance de dix milles, à peu près, se trouvait la Cave-de-la-Mort, nommée ainsi en raison des collisions et des déraillements qui s’y produisaient de temps à autre.

« Figurez-vous une pente de cinquante pieds au mille, sur un parcours de trois quarts de mille, dans une courbe faisant demi cercle complet, en contournant un pan granitique de montagne. L’intérieur de cette courbe s’allongeait vers la base dans un précipice d’eau bouillonnante.

Le souvenir d’accidents nombreux donnait une certaine célébrité à cet endroit. où les superstitions des cantonniers trouvaient d’inépuisables sujets d’histoires.

« Toutes les nuits, à minuit et demie, le rapide de San-Francisco passait à Shepley. En même temps, le train de marchandises No 3 se garaît, puis repartait cinq minutes après le passage du rapide, vers les districts miniers de l’est montanais.

« Le conducteur Seymour et le serrefrein Crowley, du train No 3, étaient les seuls camarades que j’eusse admis dans mon intimité, à cause de leur franche bonhomie et de leurs connaissances variées. J’attendais toujours leur arrivée avec impatience, leur courte visite étant pour moi l’occasion d’une agréable causerie.

« Or, le soir du 31 octobre 1898, trois mois après mon entrée en service, il m’advint, au sujet de cette cave de la Mort, une aventure dont je me souviendrai toujours.

« À minuit, il faisait lin temps épouvantable. Le vent, sifflant dans les fils télégraphiques et dans les arbres dépouillés, sonnait le rappel de tous les éléments déchaînés. Depuis six heures, le ciel, noirci de nuages, avait déversé sur la région son trop plein de grêle et de pluie, d’éclairs et de tonnerre. La montagne, parfois, dans le lointain, s’enflammait comme si la Cave-de-la-Mort eut craché des laves en fusion.

« La tempête me pesait lourdement. Je comptais trouver un dérivatif à la lenteur des heures de service, dans la visite quotidienne de mes deux amis. Je reçus bientôt un message qui, malgré sa banalité, me combla de joie. L’expéditeur des trains à Treslow, ordonnait à Seymour d’attendre le rapide de San Francisco à Shepley. Et le rapide était en retard d’une heure. Heureux de ce contre-temps imprévu, je fermai ma clef pour laisser passer les dépêches adressées aux autres gares, et je m’enfonçai dans mon fauteuil en savourant une bonne pipe.

« La grêle battait toutes sortes de rythmes fantaisistes sur les vitres ; et la foudre, se mêlant à la rafale, donnait des effets merveilleux de lumière, de son et de bruit. Machinalement, je m’amusais à trouver un sens au crépitement de la grêle sur les carreaux ; je succombais à cette mentalité toute spéciale du métier qui nous fait saisir un mot, un chiffre, ou une phrase abrégée, dans une succession de battements quelconques.

« J’avais déjà trouvé quelques lettres incohérentes lorsque, tout à coup, les battements se précisèrent, et je compris parfaitement bien la phrase suivante, tambourinée par la grêle sur les vitres mêmes de la fenêtre, droit au-dessus de ma clef :



ce qui signifiait « J. C. Killed. Death’s Cave. » ou « J. C. tué. Cave-de-la-Mort. »

« Je fus brusquement arraché à ma somnolence par cette sinistre dépêche que la grêle me donnait. Ce qui était curieux, dans cette coïncidence, c’est que le train de Seymour devait nécessairement passer la cave de la Mort pour venir à Shepley. De plus, les initiales « J. C. » correspondaient étrangement au nom de Jim. Crowley, et le train No 3 ne pouvait pas paraître avant quinze ou vingt bonnes minutes, au moins. Toutefois, je pouvais bien avoir été le jouet d’une illusion, et il était possible que la dépêche fût venue sur ma clef sans que je m’en fusse rendu compte.

« Je m’informai à la gare de Brownrigg, à cinq milles en deçà de la Cave, et l’on m’assura que le 3 n’avait pas encore paru et qu’il n’y avait pas de dépêche sur le fil. J’en avais assez. Je regardai l’horloge. Il était minuit quinze. Je songeai alors que si le train n’était pas encore passé à Brownrigg, il ne pouvait jamais toucher à Shepley à minuit trente.

« Je ne sais pourquoi, mais cette intervention mystérieuse des éléments, en plein milieu de ma rêverie, me jeta du froid dans le dos. En somme, qu’était-il arrivé à mes amis ?

« J’en étais à ces réflexions lorsqu’en regardant, comme malgré moi, dans la direction de la Cave, j’entendis un coup de sifflet, lointain, et j’aperçus une lumière rouge s’allumer en un endroit de la voie où je n’avais jamais remarqué de disque ou de sémaphore. Un projecteur brilla, d’abord faible, diffus, à travers la bourrasque, puis s’avança, grossit, m’éblouit. Une cloche sonna et j’entendis clairement, sur les rails, le grincement de roues trempées de grêle fondante. Je saisis, très distinct, le halètement de la pompe à air, et un train de marchandise s’arrêta sur la voie de garage ouest. Ce devait être nécessairement, pensai-je, le No 3. car il n’y avait pas d’autre convoi de marchandise signalé ce soir-là. D’ailleurs, la demie après minuit sonnait à l’horloge.

« Je chassai donc les anxieuses préoccupations qui m’avaient obsédé depuis un quart d’heure, et je conclus que Seymour et Crowley, étaient, selon leur coutume, ponctuels au rendez-vous.

« J’aperçus enfin mes deux amis. Ils sautaient du fourgon de queue. Malgré la distance et l’obscurité bruineuse, je les reconnus parfaitement, tous deux, à la lumière de leur lanterne, — chose en elle-même discutable, mais dont je ne me rendis pas compte sur le moment, tant j’étais soulagé par leur arrivée. Un bruit de pas cria sur le quai, et ma porte s’ouvrit. Seymour et Crowley entrèrent. Nous échangeâmes la poignée de main habituelle, et je m’informai du voyage.

— La descente a été rude, dit Seymour, et nous avons eu bien des tracas. La voie est glissante.

« En même temps il prit la dépêche d’ordres que je lui tendis et, en l’ouvrant, il la macula de sang.

— Mais. Seymour, tu es blessé ?

— Tiens, c’est vrai, dit-il. En descendant la côte de la Cave, tout à l’heure, je me suis déchiré la main, comme tu vois, en cherchant à retenir Crowley, qui avait trébuché.

— J’ai même appris, continuai-je en riant, que Jim s’était fait tuer. C’est la grêle qui me l’a dit et…

— C’est vrai, intervint Crowley.

« À peine avait-il prononcé ces paroles, qu’il disparaissait avec Seymour, comme si la tempête les eût balayes. Un coup de tonnerre éclata, et le train, un moment éclairé par la fulgurance de la foudre, s’évanouit dans le noir.

« Je ne peux pas vous dire ce que je ressentis alors. Vous le comprenez mieux que je ne saurais vous l’expliquer. Et remarquez bien que j’étais parfaitement éveillé, que je possédais mes facultés dans toute leur plénitude. »

Un silence pénible suivit cette narration extraordinaire.

Janvier reprit, un peu ému :

« Vers une heure, c’est-à-dire une demi-heure après cette hallucination, le train No 3 — le vrai, cette fois — entrait en gare, avec le cadavre de Crowley. Seymour me raconta que le serre-frein, en surveillant la descente du train du haut d’un wagon, avait glissé sur les planches humides et s était fracturé le crâne sur la pierraille de l’entrevoie, vis-à-vis la Cave-de-la-Mort. Lui-même, en voulant prévenir la chute de son ami, s’était blessé à la main.

« Le conducteur refusa de croire, tout d’abord, à la mystérieuse dépêche de la nuit ; mais, lorsque je lui montrai les taches de sang, sur l’enveloppe d’ordres, il fut atterré.

« Il remarqua aussi des traces de pas, fraîches encore, sur le parquet.

« Cette constatation lui fit comprendre que je disais toute la vérité. »

***

Depuis lors, je ne ris plus des histoires de revenants.


(1906)