Imprimerie Beauregard (p. 63-73).


UNE GUIGNOLÉE


Depuis deux heures de trajet, les guignoleux vont de porte en porte, saluant

… le maître et la maîtresse,
Et tout le mond’ de la maison. »


***


Dès le souper fini, tous ont quitté hâtivement la table familiale, et se sont empressés vers la salle de paroisse.

Ici, les voitures attendent.

Ce sont des traîneaux de charroyage, immensément longs, attelés en double.

Vieux et jeunes gens ont réalisé le type citadin du Bonhomme Noël : grand capot de chat sauvage réquisitionné chez un voisin généreux, avec la ceinture fléchée des anciens jours ; souliers de chevreuil à passementerie polychrome, mitaines à carrelages gris-bleu en grosse et forte laine, énormes tuques rouges.

Puis, comme Papa Noël est un vieillard millénaire, presque deux fois millénaire, il lui faut une barbe fluviale, une chevelure flottante, des sourcils de neige : l’ouate, collée sur une toile à fromage, remplit son rôle et décore les yeux, la tête et le menton.

De plus, l’immortel dispensateur des biens aux petiots est censé avoir des rides profondes, véritables ravinements creusés sur son chef méditatif par le souci des innombrables requêtes à satisfaire ; le grimage entre en jeu, et trace sur des fronts de seize ans des lignes, des sillons que ne désavoueraient pas les préoccupations de tout un univers.

Des paniers, vastes comme des bâches de roulotte, empruntés à la buanderie du Bon-Pasteur, sont remis à chaque groupe de trois guignoleux devant la salle.

Chaque voiture portera deux groupes qui auront chacun leur côté de la rue à parcourir.

On a soin de disposer au fond des voitures beaucoup de foin et les chaudes robes de carriole, pour couper le froid, très vif, de ce soir glacé..

Le signal du départ est donné.

Les rues se réveillent au bruit des voix claires chantant le répertoire accoutumé du quartier.

Le programme commence invariablement par La Guignolée, la Guignoloche. Des chanteurs prononcent avec une forte aspiration : Ha Hignolée. Viennent à la suite, selon la longueur de la région confiée à chaque voiture : Allouette ! Y moissonnent ! Youp, youp, sur la rivière ! Mon père a tué le loup, À Saint-Malo…

Les règles de l’harmonie sont peut-être transgressées dans l’ensemble, mais l’intention est saine et le zèle indubitable.

Les grelots accompagnent les chants, les cris, les éclats de voix, et rythment, avec le bruit floche des sabots dans la neige durcie, l’allure preste des chansons à répondre, les tessitures ténorisantes des solistes, et les graves accents des chanteurs à l’octave.

De temps à autre les guignoleux viennent vider leur panier dans la caisse de la voiture, puis repartent à vide vers les maisons.

Partout c’est, le même accueil chaleureux, joyeux. Les mendiants de la bonne mendicité sont attendus — ils sont esperés.

La d’moiselle se tient derrière le rideau, à la fenêtre du salon, dès que le chant se fait entendre. Elle guette la venue :

— Deux portes encore. Bon, ils sont chez le Boiteux. Ils sortent avec un gros sac… Qu’est-ce que ça peut bien être ?… Une porte seulement… Les voici !

Et c’est un haria dans la maison. Les vieux se lèvent aux premiers accents de la chanson commandée. Le père aspire plus vite les bouffées de sa pipe. La mère aplatit les plissements de son grand tablier carreauté. Les petits se précipitent vers la porte, mais la d’moiselle les repousse avec indignation. En minaudant elle vient ouvrir, et aussitôt le trio zélateur se met à hurler :

« Bonjour, le maître et la maîtresse,
Et tout le mond’ de la maison.»

Non. la fille aînée, malgré le désir d’imprévu qu’elle glisse dans son rêve des barbes futures, n’a pas l’intention de se faire chauffer les pieds, et elle apporte avec alacrité le présent que la maisonnée destine aux pauvres de l’Hospice.

Ailleurs, le vieux tire lui-même la porte. Il est plus humain, plus généreux que les autres, et songe avec raison que les chanteurs ont fait dure besogne, il cligne finement ses yeux humides, et parle du fret qu’y fait dehors, en esquissant un geste incontinent compris de tous :

— C’est pas de r’fus, allez, l’père.

Et les hommes, tous initiés à la franc-maçonnerie du gosier, enlèvent dans un élan spontané :

Prendre un p’tit coup

C’est agréable, Prendre un p’tit coup

C’est doux…

— À la vôtre !

— À la tienne !

— Et tienne !

— À la doézelle, dit un adolescent qui rougit sous le grimage.

Et l’on repart, avec un cadeau de vivres, réconfortés plus encore par la bienveillance de la réception que par le verre de fort.

***

Depuis deux heures de trajet, les guignoleux vont de porte en porte…

Les voilà rue Saint-Joseph, près de l’église Sainte-Anne.

La rue n’est pas riche, mais les gens sont plus charitables. Ils comprennent la misère.

Les cheminées sont panachées. La fumée monte, droite et blanchâtre, dans le bleu sombre constellé du ciel d’hiver.

No 17. cependant ; la lumière est bien pédé. La cheminée sommeille.

Les trois guignoleux qui passent là, René. Bébé et le Frais, portent un panier déjà chargé de choses reçues en cours de route. Ils ont une dinde, une oie, des pommes de terre, du beurre, du pain, des bonbons, donnés par de braves ouvriers… pour les pauvres.

Ils frappent au panneau de bois. Il est bien dix heures passées, et cette visite tardive doit faire impression dans le logis, car on perçoit à travers l’huis le bruit de pas amortis glissant sur le parquet, des pleurs craintifs d’enfant, une parole tendre de vieille, disant :

— N’ayez pas peur, les p’tits : je suis là. moi.

Les guignoleux regrettent presque d’avoir frappé. Ils n’osent pas chanter. Lu sentiment qu’ils ne peuvent définir arrête leur voix. Ils sont saisis d’une crainte respectueuse à l’aspect triste de l’habitation.

La porte s’ouvre enfin, après un temps d’hésitation, que le froid excessif prolonge.

Une sexagénaire paraît, fermant de sa main parcheminée les plis d’un vieux châle laineux sur sa poitrine :

— Que voulez-vous, messieurs ?

Le Frais est la porte-parole des Guignoleux. Il explique :

— C’est pour la Guignolée, madame …pour les vieux de l'Hospice… pour les pauvres…

Il dit cela, et le ton de ses paroles s’affaiblit. devient un balbutiement, pendant qu’il regarde la pièce où la femme le fait entrer avec ses compagnons.

—Ah ! mes bons messieurs, vous passez pour les pauvres… c ? est beau…je voudrais bien… Mais…

Et la vieille, doucement, doucement, se met à pleurer, sans force contre les larmes, pendant que deux bambins se lèvent dans la chambre voisine et viennent, en grelottant, se mettre près de la vieillarde en pleurs ; ils regardent avec de grands yeux apeurés ces étrangers habillés de poil et couverts, de barbes blanches.

— Veulent-ils te faire mal, mémère ?

L’intérieur est propre, mais les meubles manquent. Une table sans tapis, une chaise posée sur une catalogne ronde, un poêle éteint : c’est tout. Une pièce donne sur ce vivoir dénudé. On y distingue deux matelas, un grand, un petit, sur lesquels sont jetées de minces couvertures. Au-dessus du grand, une Sainte-Face est accrochée. Plus loin, c’est une croix noire, étendant ses bras sur la pâleur du mur.

Les guignoleux se regardent, aphones, mais leur âme de jeunes gens parle pour eux dans leurs yeux et, sans mot ni geste, ils vident brusquement leur panier sur le plancher et sortent pendant que la vieille veut les retenir.

— Non, non, cela ne m’appartient pas ! C’est pour les pauvres. Vous vous trompez.

Il y a du doute dans sa voix, de l’espérance indéfinie, mais les guignoleux ont déjà refermé le vantail et fuient comme des coupables. Ils vont à la voiture, prennent du bois, un sac de charbon, reviennent à la demeure, rouvrent sans frapper, et déposent leurs fardeaux au milieu de la place, à côté des vivres, que personne encore n’a touchées.

Ils voient la vieille à genoux, tenant les enfants embrassés, pleurant et priant :

— Merci, bonne Vierge, les p’tits vont manger !

René, Bébé et le Frais sortent, les yeux brouillés, essayent de chanter pour tromper leur émotion, mais les notes se gèlent dans leur gorge, tant ils sont fiers d’avoir volé la Guignolée pour soulager la vraie misère, la misère honteuse.

***

Depuis deux heures de trajet, les guignoleux vont de porte en porte…


(1918)