Imprimerie Beauregard (p. 11-62).

LE PÈRE PATENTANE


Il pleut des cadences nouvelles,
Berceuses d’espérances folles…

ALBERT LOZEAU.


Je suis la chanson du passant,
Que le songe parfois abuse…

JOSEPH DOUCET.


Nous étions pleins de ciel, de verdure
Nous étions pleins de ciet d’oiseaux…

HECTOR DEMERS.


Ce fut un éclatement brusque de mots sonores, un débit nerveux et volubile, une gesticulation large comme des ailes de moulin, une dégringolade tapageuse hors de la barouche à Vaneur : et gros, mouvementé, suant et criant, un homme se trouva debout devant la maison du maître de poste, Toine Gagnon, pendant que l’attelage décrivait un beau demi cercle dans le chemin du Roi, et s’arrêtait tout droit sous le perron.

Une fois à terre, le gros homme ne tint plus en place. Affairé, armé d’un parapluie énorme, portant sous le bras un livre noir immense, il trépigna pour secouer la poussière de la route, et battit d’une main nerveuse son vaste chapeau :

— Voilà, ah ! bon ! » s’écria-t-il ; et d’un mouchoir bleu grand comme une vareuse, il s’épongea le front. « Eh, allez donc ! nous sommes arrivés, après tout, mon brave. Zou ! »

Il souffla deux ou trois fois, très fort, puis assurant sommairement le livre sous son bras et le parapluie entre ses jambes, il tira une tabatière, prisa, éternua, et ce travail fini, il héla vers la maison.

— Hé ! là-bas, il n’y a personne ? Hé ! monsieur Gagnon, qu’on vous appelle ici, êtes-vous là ?

L’erreur n’est plus possible. Cet homme n’appartient pas à l’Érable. Ses moindres intonations accusent une sonorité méridionale que les félibres bienveigneraient avec transports s’ils étaient là, car ils reconnaîtraient dans la voix de famille tous les mas et toute la Camargue.

En cette année-là du Bon Dieu. Beauval usurpait déjà son titre de village. C’était un hameau minuscule, tout au plus une région sylvaine pointillée çà et là de maisons éparses, très éparses, trouant les bois des Cantons-de-l’Est. Le Huitième-Rang faisait éclaircie vague dans la forêt ondulée. L’église attendait encore dans les champs qu’on rassemblât ses pierres, et les quelques catholiques du lieu, à peu près les seuls habitants, relevaient d’un desserte missionnaire que monseigneur de Saint-Hyacinthe venait d’établir, et où se présentait, une fois le mois, un prêtre qui chantait la messe et confessait dans une petite chapelle de pièces, construite sur remplacement de l’église actuelle.

Or un matin du commencement de mai, à l’heure où le soleil était déjà haut et chauffait comme en juillet, Ti-Paul Vaneur amenait chez Toine Gagnon, marchand général aussi bien que maître de poste, un prêtre inconnu que personne n’avait annoncé, mais qui s’annonçait assez bien tout seul, comme on vient de voir.

C’est qu’il était vraiment du Midi, l’étranger. Il devait être débarqué du matin même, si l’on en jugeait par sa jactance et son accent. Une colonie de cigales bruissait dans son gosier, qui chantait frais et clair la douce musique de Mireille.

— Hé ! le capoulié, le maître, monsieur Gagnon, êtes-vous là ? Drôle de pays où personne ne se montre !

Et personne ne répondait. Le visiteur, se promenant de long en large, furetait aux portes et fenêtres, accompagnant de coups de poing dans les panneaux, une romance vieillotte de Gilles Durant, qu’il chantonnait allègrement : Favèn ço que devèn ; et, en effet, il faisait ce qu’il devait faire, il attendait.

La tournure du nouvel arrivant ne permettait en rien de supposer qu’il fût abbé prébendier. Sa soutane usée, verdie, se dentelait de frange. Le livre qu’il gardait sous le bras, un bréviaire sorti sans doute des presses d’Aubanel en Avignon, allumait une tranche rouge vif dont la tonalité fulgurante, par le jeu ironique des complémentaires, amplifiait le verdissement notoire, déjà, de la soutane. Le parapluie lui-même était vert, vert-de-grisé plutôt, et portait la trace ostensible d’orages innombrables, subis au cours d’une vie accidentée.

Et certes elle avait dû rencontrer bien des aventures, la carrière de l’homme et du parapluie. Pour le premier, les rides au coin des yeux, autour de la bouche. annonçaient, avec les cheveux très blancs, un âge avancé ; le parapluie remontait pour sa part à l’époque des grands charrois routiers allant de Provence à Paris.

Le visiteur musait encore en plein XVIIe siècle avec sa chanson clermontoise et il arpentait toujours la galerie, lorsque Toine Gagnon parut au tournant d’une petite allée conduisant aux dépendances.

Toine était grand, majestueux, ventru, important malgré ses salopettes de toile bleue, ornées de généreuses taches.

— Aïe ! faites donc pas tant de train, vous ! On dirait que vous avez le feu au… Ah !… Pardon, monsieur, mon père, je ne voyais pas votre soutane.

Tout confus maintenant, il ne savait plus que dire, mais il était visiblement mécontent et de l’intrusion et du vacarme.

Toine avait d’abord aperçu le maigre équipage de Vaneur, puis il avait distingué l’inconnu à mine poussiéreuse qui se promenait sur la galerie. Or Toine n’était pas commode, il n’aimait pas les gens mal vêtus. Aussi prit-il un ton protecteur, un air de dignité renfrognée pour interpeller :

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Qui je suis ? Il me le deman’de ! Et allez donc ! Mais, vous voyez bien que je suis l’abbé Patentane de Beaucaire en Provence — Alphonse-Jean-Bénoni-Vincent-Castil-Marie Patentane, voyez-vous ! Est-ce qu’il y en a deux, par hasard, des abbés Patentane, dans votre pays où l’on gèle tout rond ? Eh ! je vous le deman’de !

Disant cela, le bon abbé s’épongeait, s’épongeait le front et le cou avec son grand mouchoir bleu, toujours criant, toujours soufflant.

— Alors, monsieur l’abbé, faites-moi l’honneur de me dire ce qui vous amène chez moi.

— Voilà, ah ! bon ! Comme ça, c’est bien vous qui êtes monsieur Gagnon, Antoine ? Bon ! Je suis bien aise de vous voir, voyez-vous ! J’arrive de loin. Ces trains-là ne finissent pas de se rendre à Sherbrooke. Puis j’ai quinze milles de voiture dans les reins. Pourquoi je viens ? La belle affaire ! Et pourquoi viendrais-je, si ce n’était pour fonder une paroisse chez de braves gens, si ce n’était pour établir la cité de Dieu ? Savez-vous que vous avez un beau pays ? Mais ça manque de vigne, monsieur Gagnon. Il faudrait en planter là, sur ce coteau, voyez-vous !

Et il continuait, sans donner chance à l’hôte de placer un pauvre petit mot. Il parla, parla de tout, de rien, mêlant au verbe français des mots de Provence — des mots ? que dis-je ! mais des phrases entières, des citations des poètes, des félibriges, té ! Bonnet de Beaucaire, donc, n’était-il pas un peu son parent ? Et Mistral, félibre du Mas, et Roumanille, félibre des Jardins — vous ne les connaissez pas, monsieur Gagnon ? — et Giéra, Tavan, Poussel, Moquin-Tandon. Roumieux, et l’abbé Cotton, félibre des Crayons, et la félibresse du Caulon, la fille de Martin de Cavaillon, et celui-ci et celle-là, et allez donc ! — toute la flore du Midi parfumait son babil à jet continu.

***

Bénoni Patentane était parti tout jeune de Beaucaire. Ses études l’avaient conduit sous le château des Papes, en Avignon, où il avait coudoyé Anselme Mathieu. Une fois devenu prêtre du Seigneur, il avait voyagé dans tout le beau pays de Provence, dans toute la France, dans toute l’Europe, sans perdre en route son assagne et sa volubilité. Il était maintenant en Amérique, attendant de nouvelles migrations vers des lieux inconnus.

Un jour, il se présentait à Mgr Ignace Bourget, archevêque de Montréal, et lui soumettait un vaste projet de fondations paroissiales, d’œuvres évangéliques, de colonisation, de refonte du calendrier : il voulait partout substituer aux saints du Canada. — des saints de la France du Nord — ses saints à lui, ceux de sa patrie. Il expliquait tout cela avec facilité, sans doute, mais se taisait un peu sur le résultat de sa démarche, et il ne parvenait pas à donner tous les renseignements que Toine eût pu désirer comme homme pratique d’affaires.

Et le bon abbé allait, allait. Il raconta tout, jusqu’à sa visite à monseigneur de Saint-Hyacinthe. Ce dernier lui avait permis de venir à Beauval en attendant. Plus tard ? On verrait. L’abbé Patentane rentrerait sans doute en Provence, pour dormir avec ses aïeux dans la terre parfaite.

Pendant l’écoulement ininterrompu de ce monologue, Gagnon avait fait entrer le Beaucairois dans le vivoir, et lui avait offert, du geste, une grande berceuse en bois nature. Toine, cérémonieux à l’instar de presque tous nos habitants quand ils reçoivent un étranger, aurait bien voulu dire quelque chose pour faire excuser sa toilette sommaire, mais le bon abbé ne lui laissait rien finir. À la moindre tentative d’explication sur ce sujet secondaire, une kyrielle de mots interrompait le maître de poste.

— Non, non, je vous en prie. Je connais cela. Voyons, monsieur Gagnon. c’est mal de songer ainsi à l’extérieur.

Regardez-moi. Gardez vos habits de travail. Le trouvère de Maillane n’a-t-il pas écrit : Lou päisan es lou cepoun de la nacioun ? Et c’est bien vrai, allez ; il est le soutien de la nation. Vous n’avez pas besoin de faire le brave pour me recevoir. Moi, je ne m’occupe que des âmes et ne vois que la gloire de Dieu. La glace fondait. Gagnon, revenu de sa partialité, sortit du buffet la bouteille de Jamaïque — luxe des habitants riches — et mouilla sa nouvelle connaissance. Les langues se délièrent davantage, et l’abbé Patentane ne connut plus de frein. Vrai de vrai, il fallait qu’il demeurât chez Toine. Celui-ci, plus normand, ne voulut rien décider à la légère, et appela à sa rescousse le maître d’école, Gadbois, petit blondin récemment arrivé de Clifton.

Gadbois partageait avec Toine la direction du Tout-Beauval, c’est à dire une vingtaine de feux, depuis qu’il occupait chez Gagnon une rallonge servant à la fois de salle publique dans les grandes circonstances, de classe pour la marmaille turbulente, et de logement. Des cloisons mobiles changeaient le décor à volonté.

Les présentations faites, le rhum salué, et la température sentencieusement discutée, le sujet principal fut attaqué. L’instituteur ne comprenait pas très bien comment ce prêtre étranger arrivait sans avoir, au moins, une recommandation écrite de l’Ordinaire, un exeat en règle. Tout finit quand même par s’arranger, puisque l’abbé Patentane renvoya Vaneur, qui attendait dans sa voiture, et fit monter les malles.

Le soir même, pour bien prendre contact avec la population beauvalloise, l’abbé convoqua tout le monde à la prière en commun, dans la petite chapelle de la butte. Une allocution suivit l’exercice, très paternelle, très éloquente même, sur la sagesse de se conformer au sort que Dieu fait à chacun, sur la grandeur du travail terrien, et, enfin, sur le saint dont il voulait doter la paroisse future, saint Gérard de Provence.

Saint Gérard ! Non, sans doute, la bulle ne l’avait pas encore consacré, braves Beauvallois, mais les Frères hospitaliers l’avaient jadis à bon droit tenu bienheureux, et les malades en foules, qui lui devaient leur guérison, l’avaient canonisé dans leur cœur et dans leurs prières. Puis, après tout, les Beauvallois ne pouvaient-ils pas intercéder pour qu’un si haut personnage obtînt justice au Saint-Siège de Rome ? Écoutez voir, saint Gérard n’était pas le premier venu. D’abord, il était bel et bien de Provence, quoi qu’en disent les Flandrins. Né vers 1045 ou 1050, il avait débuté dans le commerce, comme tout le monde, mais trop honnête pour s’enrichir aux dépens des autres, il s’était rendu, à Jérusalem. et les mercadants d’Amalti lui avaient un beau jour confié la direction du monastère, où se réfugiaient au passage les pèlerins de la Terre-Sainte.

Et quelles vertus ! Godefroy de Bouillon assiégeait la ville d’Assur. Gérard, aumônier d’une troupe, tomba aux mains des mécréants arabes ; et ces barbares l’attachèrent sur une croix de bois, puis le suspendirent au dehors des murs, bien en vue des Chrétiens, exposé à leurs traits.

Et quelle force, et quelle vigueur ! Il survécut aux blessures que lui causèrent les flèches. Remis sur pied miraculeusement, il fonda le couvent des Frères hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem.

Voilà un saint, au moins, qu’il fallait donner comme patron aux colonisateurs des forêts canadiennes, car il fut propice aux pèlerins, et les colons sont les pèlerins de la pensée divine.

Littéralement et métaphoriquement, l’allocution fit beaucoup de bruit. Les Beauvallois se dirent qu’après tout ils avaient bien le temps de songer à ce nouveau célicole, puisque sa fête tombait le 9 juin, et qu’on était encore au mois de mai.

***

Une fois installé à demeure chez Gagnon, l’abbé Patentane se lia plus étroitement chaque jour avec les habitants. Instruit, beau chanteur, orateur quand il le voulait, aimant à rire, il eût vite fait d’employer sa bonhomie encombrante à conquérir tout le monde. Les plus curieuses chalandes du magasin général disaient avoir vu, par la porte entrouverte du logis que le prêtre occupait, des vêtements sacerdotaux d’une belle richesse. Bien plus, elles savaient maintenant que l’abbé devait ces ornements à la munificence des pénitentes beaucairoises, lé ! artésiennes, brou ! carpentrassiennes, zou ! de toutes les pénitentes rencontrées dans les villes de mirage où les choses éclatent de splendeur, où la charité des fidèles ne se jauge pas à la grosseur du bas de laine.

Sans y penser le moins du monde, le bon abbé devint le Père Patentane, non pas en raison d’une familiarité canadienne que certaines gens trouvent irrévérencieuse, mais surtout parce que tout le monde lui portait une réelle affection. Et d’ailleurs, au Canada français, le prêtre, séculier ou religieux, est presque toujours le Père Untel, selon le langage populaire, plus vrai que le protocole.

Le Père Patentane avait une façon à lui d’attirer les plus timides, car il riotait constamment de gaîté, multipliait à l’adresse des personnes rencontrées ses petits gestes bénissants, enveloppants, ses baisers follets jetés du bout des doigts avec chaque salut, en touffes, en gerbes, au plus intime représentant de Beauval comme à son plus gros personnage, c’est à dire le maître de poste. Et pour les dames, il avait des trésors de prévenance ; que celles-ci fussent des aïeules ridées, de grasses mamans ou des filles belles d’accortise, il les chérissait toutes également, à l’évangélique.

Comme bon nombre de ses pays, le Père Patentane voulait implanter les us de son enfance dans les bois, et il reprochait aux Beauvallois de ne pas vivre à sa guise, voyez-vous ! Il comprit bientôt le danger de ce zèle intempestif, et se conforma, à regret s’entend, aux habitudes régnicoles. Il fit plus, même. Il voulut trop plaire, et se crut obligé de parler le langage de chacun, ce qui l’amena jusqu’au scrupule, et le bon abbé devint férocement multilingue.

Un jour, se présentèrent chez Gagnon : les deux Cordons, propriétaires de coupes ; le père Jean Guillemot, du Lac, et le vieux Salvaye, de la Savane. Tous quatre avaient convenu de soumettre à l’arbitrage du maître de poste et de Gadbois le maître d’école, un litige gros de menaces pour Guillemot et pour l’honneur du Huitième-Rang.

Le Père Patentane s’entretenait avec les deux arbitres et, naturellement, sauta dans la discussion lorsque Guillemot eut expliqué l’objet de sa venue. L’abbé déplora les velléités processives, recommanda la charité, et finit par donner en présence de l’instituteur des conseils sur l’orientation professionnelle de la marmaille écolière. Il voulait, lui, le sage homme, que les fils d’habitant apprissent tout d’abord à aimer la terre nourricière, à l’exploiter, à la faire fructifier, à la garder dans la famille comme un bien traditionnel.

— Le paysan est roi, » disait-il au père Guillemot.

Pésante iss kinge (Peasant is king), » affirmait-il aux Gordons, sans s’occuper de l’émentaire élocution.

Agricola rex ! » citait-il, le doigt levé, en regardant le maître d’école.

Et pour ne pas faire de jaloux dans son polyglottisme, même chez les absents, il ajoutait, en souvenir des randonnées anciennes :

Dins lou champ lou païsan es rei.

Et allez donc !

L’avalanche passée. Guillemot réussit à se faire entendre.

Autrefois, pendant qu’il défrichait sa terre nouvelle, il avait accoutumé de porter sur son dos jusqu’à Sherbrooke — une bagatelle de marche : quinze milles par monts et sentiers — les sacs de sel de potasse qu’il fabriquait avec la cendre des fardochages et des ébranchages. Il rapportait de la ville des provisions, que malheureusement pour lui il n’achetait pas au grand magasin général des Gordons. Ces derniers, propriétaires des terrains affermés à Guillemot, avaient gardé rancune au défricheur à cause de sa liberté d’allure, et, maintenant que Guillemot voulait s’installer avec sa famille sur une terre qu’il avait essartée dans le Huitième-Rang, les Gordons exigeaient un remplaçant sur la terre du lac, où depuis quatre ans Guillemot travaillait à gages.

Guillemot était désespéré. On ne trouve pas un locataire dans le bois, sous les feuilles, et la perspective d’un loyer ou d’une servitude onéreuse ne l’encourageait guère à transporter son mobilier du Lac au Huit.

C’est pour qu’on intercédât en sa faveur qu’il venait avec Salvaye, son témoin, chercher la loi.

D’après le bail, les Gordons étaient dans leur bon droit, sans doute, mais tout pouvait s’arranger.

De part et d’autre on opina. Les Gordons tenaient fermes. Guillemot demandait sa libération. Le maître de poste jonglait. L’instituteur voulait tempérer les passions brusques, qui menaçaient d’éclater. Tout à coup le Père Patentane, qui n’avait rien dit pendant cinq grosses minutes, étendit d’un geste inspiré ses deux bras en croix, et clama :

— Eh ! mais je la prends, moi, cette terre du Lac. Inutile de se tourner les sangs. Je la prends, moi, votre maison. Vatte iss ze rente (What is the rent), monsieur Gordon ? Vous n’allez pas écraser un rude homme qui travaille dur ? On fustige les paresseux, les gens qui ont les côtes en long, ceux qui se chêment entre quatre murs à ne rien faire, mais les travailleurs ? Eh ! allez donc ! Je prends tout, moi, maison et terre.

Guillemot resta la bouche ouverte, les yeux blancs. Salvaye cracha deux fois. Les Gordons secouèrent la tête. Gagnon se gratta la nuque. Le maître d’école interrogea du regard.

Comme personne ne disait plus rien. Les Gordons invitèrent le Père Patentane à partir avec eux.

— Mais qu’allez-vous faire, là-bas, Père ? C’est trop loin de la chapelle…

Déjà la voiture roulait sur la route, et le sauveteur de Guillemot lança, dans un grand mouvement de joie :

De ço que jacho, ma bono, perlen pas.

Et il roula, roula, au trot cadencé, des deux grands chevaux anglais qui entraînaient les Gordons, qui l’emportaient lui-même vers le Lac et vers ses rêves imprécis.

***

Au fait, pourquoi n’acquerrait-il pas, lui, l’abbé Patentane, de Beaucaire en Provence, cette terre magnifique des Gordons ? N’avait-il pas une mission noble à remplir, en venant à Beauval ?

Ne se l'était-il pas imposée dans son for intime ? Et le mirage grandit, grossit, s’arrondit, devint réalité. La terre acquise et la maison restaurée, la chapelle de saint Gérard était toute trouvée ; la chapelle devenait bientôt l’église d’une paroisse florissante, car les défrichages mettaient en valeur la forêt séculaire ; le noyau social mûrissait, jetait ses pousses, se ramifiait. Eh ! allez donc ! voyez-vous ! le hameau devenait village, le village petite ville, la petite ville grande cité, sous le vocable passionnant de Saint-Gérard-de-Provence, et la gloire du vaillant thaumaturge rejaillissait sur tous les Cantons-de-l’Est, sur toute la province de Québec, sur tout le Canada, et sur toi, Beaucaire, patrie du missionnaire, Te Deum !

Arrivé sur la hauteur où se dressait l’habitation des Gordons, dominant le lac, le Père Patentane ne put retenir son admiration, enfiévré qu’il était dans la bagarre de son mirage.

— Ah ! quel beau pays pour la vigne ! »

Té ! Châteauneuf-du-Pape, tenez-vous bien ! Il en coulera du bon vin, sur ces coteaux baignés de soleil !

— Mais les neiges, nos arpents de neige, les longs froids de notre hiver, Père Patentane, qu’en faisiez-vous ?

Zou ! le boun Diou y pourvoirait.

Le pauvre Père Patentane était poète, le malheureux. Les mots évoquaient chez lui des idées concrètes, sans doute mais aussi, combien d’idées à côté. Un profane, entendant prononcer le mot vigne, eût songé au vin seulement, à l’ivresse douce ou brutale qu’il produit, à la chaleur dont il enrichit les vieillards, à l’exploitation des cépages. Mais le Père Patentane valait bien mieux que cet assemblage matériel et pratique : il était poète. Évoquer la vigne dans un si beau paysage, en présence du Beaucairois, lui qui avait la tête gonflée de conquêtes spirituelles, c’était lancer en bonne terre le germe d’une pensée multiple, c’était greffer tout un vignoble immense autour du Seigneur, un arbre gigantesque de vie où les âmes iraient puiser la confiance aux heures mauvaises, et la paix dans les tribulations. Est-il plus belle ivresse que l’extase religieuse épanouie dans la foi ?

Oui, c’était bien là qu’il fallait bâtir l’église nouvelle, créer la paroisse, la vigne du Seigneur. Et déjà le bon Père Patentane ne songeait plus à faire concurrence aux crus Châteauneuf-du-Pape, mais voyait se dresser par miracle les pierres pour ériger ton sanctuaire, ô bienheureux saint Gérard des Frères hospitaliers !

Comment s’arrangea-t-il avec les Gordons ? Personne ne l’a jamais su. Cependant, il revint chez Gagnon le soir même, transfiguré, et il délira pendant une bonne heure sur l’avenir de sa fondation, avant qu’on put savoir au juste ce qu’il voulait dire et faire.

Enfin le mistral s’apaisa dans cet enthousiasme, et Toine Gagnon, aidé du maître d’école, put arracher au visionnaire quelques éclaircissements opportuns.

Il fallait que tout le monde, dès la fête de saint Gérard, portât en procession, jusqu’au Lac, les reliques de l’hospitalier, afin de commencer religieusement l’œuvre par excellence de l’édification paroissiale.

Il fallait que tous, une fois arrivés sur la hauteur au chant des cantiques, tournassent une pelletée de terre en l’honneur du saint, excavation première qui allait recevoir les assises du temple, pour la plus grande gloire de Dieu et le plus rapide salut des âmes.

— Aïe ! Père Patentane ! Une église au Lac, où il y a des méchantes fées. Une église sur la terre d’un protestant ? Vous n’y pensez pas…

— Aïe ! Père Patentane, il y a déjà la chapelle du Huit, choisie par monseigneur…

— Aïe ! Père Patentane, ça coûte cher, une église.

Brou ! Mes enfants, pas tous à la fois. Qu’on s’entende ! D’abord, il n’y a pas de fées. Puis on bénira la terre, et les portes de l’Enfer… Puis monseigneur entendra raison, il ne résistera pas à saint Gérard, voyons !

— Mais qui fera vivre le curé ?

— Allons donc ! Mais vous tous…

— On n’est pas assez, encore. La gagne est pas forte. Espérez un peu !

— Té ! Je vais me fâcher. Hommes de peu de foi ! Vous n’avez pas besoin d’argent, troun de l’air ! Vous faites boucherie ? Vous me donnerez ma part. Vous battez ? Hé. ! j’aurai bien quelques mesures de blé. Quant au reste, les pierres marcheront toutes seules. Voyons, vous n’allez pas laisser dormir saint Gérard dans une malle !

La conviction finit par s’infiltrer dans les crânes, tant et si bien que l’auditoire grossi d’instant en instant par de nouvelles recrues, termina le palabre dans une ovation joyeuse.

***

Un groupement assez nombreux s’était formé à la porte de Gagnon, pendant le plaidoyer du missionnaire, et cela pour plusieurs excellentes raisons dont la première expliquait à point l’affluence des curieux. On avait vite appris, dans les maisons de billes, que Guillemot devait consulter Toine et Gadbois sur l’affaire du Lac ; on avait su en même temps la tournure inattendue de la consultation. Si le Père Patentane achetait la terre des Gordons, c’était évidemment pour l’exploiter, donc il avait des ressources cachées ; or, il ne pouvait pas la mettre en valeur tout seul, car il n’était plus jeune, puis il ignorait tout, absolument, de la besogne exigée : il lui faudrait donc de l’aide, et les chances d’embauchage étaient bonnes. Ce raisonnement, ajouté à la curiosité de connaître la sentence des arbitres sur le bail des Gordons, avait attiré une bonne partie de la population.

D’autre part, Gadbois avait invité les hommes ce soir-là, car on devait arrêter le programme de la Fête-Dieu, toute prochaine. Improvisé maître chantre dès son arrivée à Beauval, l’instituteur dirigeait depuis lors les offices religieux mensuels, et il était en voie de choisir les hymnes de circonstance, lorsque le Père Patentane s’abattit sur lui, et sur les autres, dans son retour inopiné.

On sait maintenant ce que ce retour signifiait. Décision prise de faire une procession le 9 juin pour fêter le bienheureux Gérard, il devenait indispensable de modifier la liturgie. Où trouver des chants applicables à saint Gérard, ? Il y avait sans doute les séquences des Hospitaliers, mais elles étaient à Jérusalem, et c’était un peu loin pour le moment.

— Monsieur Gadbois, si on prenait le Cantique ?

Le maître d’école se retourna. Un garçonnet répéta :

— Oui, vous savez bien, le Cantique jaune ?

Gadbois comprit. Il s’agissait du Cantique de Marseille, vieux recueil de chants parfois bizarres, comme la Légende de saint Alexis, et que nos pères savaient tous par cœur en venant au monde.

Une réédition québecquoise de 1815 ou 1816 facilitait l’expansion du Cantique dans toute la province, et les bambins recevaient par le moyen des poèmes interminables, leurs premières leçons de lecture, dans les concessions et ailleurs.

Les paroles, naïvement sacrées, se chantaient sur des airs païennement profanes. Ainsi, la légende de saint Alexis avait pour mélodie Depuis longtemps qu’en secret je vous aime. D’autres airs, tirés des vieux opéras-comiques ou des romances populaires, s’intitulaient :

«  Où êtes-vous, Birenne mon amour ? »
«  Amaryllis, vous êtes blanche et blonde. »
«  Un jour le berger Tircis. »
« Hélas ! cruelle amante ! »
«  Si vous voulez savoir le secret de mon
âme. »
«  Que peut-on vous chanter de plus doux
que l’amour ? »
«  La bergère que je sers. »
«  Allez, bergers, dessus l’herbette. »

Le beau cantique en l’honneur de saint François-Xavier se rythmait avec vigueur sur l’air

« Bon, bon, que le vin est bon ! »

Comme tous les livres popularisés, le Cantique de Marseille possédait une légende thaumaturgique et son épopée fabuleuse. L’avoir, constituait un privilège, un prestige. Le maître d’école n’ignorait pas ce détail, et faisait souvent montre de son trésor en connaissance de cause.

Le Cantique, d’habitude fort innocent des vertus et mécomptes qu’on lui prêtait, fut cause d’une scène inattendue, et fit perdre un moment, aux embauchés en perspective, la belle confiance qu’ils faisaient aux travaux entrevus chez les Gordons.

Le Père Patentane se trouvait là au moment où le garçonnet suggérait le Cantique jaune. Il ne fit pas attention à ce titre banal, et allait passer outre, pour ne pas déranger trop la répétition qui s’annonçait. Il entendit tout à coup le vrai nom du livre : Cantique de Marseille. Un souffle de vent lui gonfla la gorge. D’où pouvait bien lui venir ce salut de là-bas, dans ce coin perdu des forêts canadiennes ?

— Vite, montrez-moi ce livre-là. C’est du pain de chez nous, ça.

Et quelle émotion, quand on lui assura que les petits apprenaient à lire dans le Cantique. Vrai, les mamans pieuses seraient récompensées un jour, puisqu’elles cultivaient comme ça le cœur et l’esprit de leurs mioches.

— C’est la main de Dieu pour l’ignorance et l’impiété. Vite, montrez.

Gadbois, fier de sa richesse, s’en fut chercher le livre, une édition du XVIIIe siècle. En le recevant des mains de l’instituteur, le Père Patentane fleura le volume, caressa la vieille reliure de cuir brun-jaune, contempla le titre aux lettres d’or, et ouvrit avec respect les pages. Il entonna, d’une voix limpide et forte :

« Bien que présent partout, il l’est plus
dans ton âme… »

Les paroles graves exigeaient une mélodie ample, sereine, mais l’air disait :

Ah ! ne me flattez plus, vous voyez que j’expire.

Le deuxième vers sonna ferme :

« Il la guide, il la meut, la conserve et l’enflamme ! »

La voix commençait à baisser. Un tremblement l’agitait :

« Par son immensité qui surpasse les Cieux… »

Le chanteur ne put continuer.

— Je connais cela depuis soixante ans et plus, » dit-il, et moitié pleurant, moitié riant, comme les mots et l’air de son cantique, il s’enfuit dans sa chambre.

Les hommes se regardèrent. L’un d’eux pensa tout haut : — Faudra pas chanter des choses comme ça. Le Père s’ennuie rien qu’à voir le livre.

***

La « répétition » remise, par délicatesse pour la nostalgie du brave abbé, on parla du pèlerinage fixé au 9. On pouvait compter sur la collaboration de tous les hommes, évidemment ; mais les femmes voudraient-elles s’occuper de la procession ? Consentiraient-elles à marcher dans les sables de la route, sous le soleil ardent, pour un saint que personne encore n’avait trouvé dans le calendrier ? Le patron officiel de Beauval, saint Philémon, n’avait jamais obtenu si grande faveur, tandis que l’autre, l’émigré, se réservait tout pour lui, sans même avoir réussi à se faire canoniser proprement.

— Je propose qu’on demande aux femmes, » dit Salvaye.

— Je seconde la motion, » répond Vaneur.

Cette procédure, au vocabulaire consacré, mit fin à la discussion, pour le temps du moins, et l’on demanda effectivement aux femmes ce qu’elles pensaient du projet.

Quelques commères se trouvaient là, comme bien on pense, écoutant les beaux discoureux. Toutes manifestèrent leur intention indubitable de ne pas manquer, coûte que coûte, une aussi belle cérémonie doublée d’une dévotionnette nouvelle.

Restait à formuler différents détails.

Le Père Patentane avait insisté pour voir les enfants dans les rangs. Les mamans présentes acquiescèrent incontinent.

Le Père Patentane avait voulu des fleurs, beaucoup de fleurs. Les jeunes filles en cueilleraient dans les jardins, dans les prés, dans les bois, et l’on aurait toutes les floraisons imaginables.

Il fallait aussi préparer un dais, pendre des tentures, installer des chevalets, hisser des bannières, enfin, tout l’appareil des fêtes somptueuses, toute la pompe des grandes solennités. On aurait au besoin tout cela. Comment ? Eh ! peu importe !

Il faudrait, la belle affaire, baliser la route, assez longue. On commençerait plus tôt, on ferait un bee, une corvée dans les sapinages, puis, histoire d’aplanir le chemin, on mobiliserait le gros tambour commun, unique instrument de voirie.

Ces divers aspects de la question furent régulièrement votés, par motion proposée et proprement secondée, et tout était bel et bien en voie lorsque le vieux prêtre sortit de sa chambre, les yeux rouges. On le mit au courant.

— Ah ! bonnes gens ! Voilà de saine besogne, croyez-moi. C’est comme cela qu’on se rend heureux !

Le lendemain matin, le Père Patentane fit porter ses malles à sa nouvelle demeure du Lac.

Il n’y eut plus de loisir pour personne, maintenant. Une fois le train fini, les jeunesses partaient, hache sur l’épaule. et s’en allaient dans le bois, le long de la route. On abattait les baliveaux chemin faisant, et comme l’on trimait de grand cœur, le trajet fut vite balisé de pins, de sapins, d’épinettes, de cèdres, d’érables, qui dressèrent en ogives, au-dessus du parcours, leur petite forêt balsamique.

O le bel et frais matin, que ce matin du dimanche 9 juin, quand il se leva sur les hauteurs de l’Est, tout empourpré de soleil ardent pour le pèlerinage offert à saint Gérard de Provence !

Depuis les premières lueurs de l’aube, le mouvement s’active à la fois chez Gagnon, dans le chemin du Roi, chez les Gordons. Les haches ont fini leur besogne. On a rempli de sable les ornières, et comblé les dos-de-cheval. Le gros rouleau de voirie, tiré à quatre chevaux, a brisé les mottes et nivelé les dépressions. Une baissière, près du lac, a été corrigée avec de la pierraille, des fascines et de la terre. Les clairières qui percent le bois sont balisées en double rang, pour fondre les rayons du soleil, qui brûleront bientôt. Par endroits, des branches d’arbres, attachées bout à bout, sont assujetties au-dessus de la route, appuyées sur les balises, et forment des tonnelles, des arcs de verdure, adornés d’objets quelconques de piété : statuettes, chromos, souvenirs funèbres encadrés sur velours, et crucifix de toute nature.

Chez Gagnon, tout ce qui accuse une couleur voyante est appendu aux fenêtres, et dessine à même la façade une bigarrure de tons qui taraude le fond sombre des rameaux vert-noir enlevés aux persistants. Des images saintes d’Épinal font pendentifs et réunissent des guirlandes de feuillage. Un portrait de Papineau trône sur la porte, entre deux rideaux rouge vif, qu’on a décrochés du vivoir.

La mosaïque des murs ressemble au chatoiement des hardes. Les femmes, surtout, arborent des rubanages à faire crier l’ombre — teintes feu, orange, écarlate, vert, bleu dur. Les hommes, moins coquets, ont cependant fait quelques frais. Les bottes à carré rouge sont d’ordonnance.

Une clochette tinte aigrement, et la procession se forme à la porte, dans un recueillement profond. L’ordre de la marche comporte : Jeunes gens, matrones, jeunes filles, enfants, hommes. En tête de chaque groupe, en guise de bannière, une image sainte se balance.

Naré Guillemot ouvre la marche. Au bout d’une gaule de tremble, très droite, il tient un saint François aux stigmates.

La mère Lemire, comme il convient, affiche une sainte Anne, douloureuse d’expression et de dessin.

La Louise, trop faible pour subir, deux milles durant, le poids d’un icône à bras levés, s’est passé la corde trop longue d’un cadre dans le cou, et sainte Elisabeth de Hongrie, rose et verte sur un ciel de sang, lui bat le ventre.

Les enfants sont privilégiés. Ils ont un joli Jésus, qui tient à la fois du Bambino chamarré de l’Ara Cœli et de l’Enfant pyramidal de Prague.

Puis vient la queue du cortège. Les chantres sont armés chacun d’un missel noté. Ils précèdent le maître d’école, qui possède à lui seul un Plain Chant et le Cantique de Marseille. Immédiatement après le magistère, quatre hommes portent sur leurs épaules une espèce de litière plafonnée — carré de planches recouvert. d’une descente de lit, très verte, empruntée à Gadbois. Au milieu de la litière, sur un coussin, repose une boîte de cuivre découverte, et contenant deux petits os, fragments de radius problématique.

Le Père Patentane a déposé lui-même ces reliques sous les dais, et il suit tout derrière, en surplis, barrette en main, flanqué de deux enfants en robe noire flottante, qui évoque la soutanelle.

Vaneur ferme la marche. Il exalte une lourde croix, taillée dans un bouleau.

***

Le spectacle, superficiellement regardé, pourrait faire sourire. Mais à voir la vraie piété de tout ce monde, on sent qu’il y a là plus qu’une simple manifestation extérieure — il y a une foi qui surmonte toutes les fatigues, une force intime qui brise les obstacles en les ignorant, et qui s’exprime dans la poursuite idéale d’un but plus que par l’action visible.

Le petit hameau, jailli des Bois-Francs par le mystère de la hache et de la croix, ne se demande pas si quelqu’un l’observe. Il sait que Dieu le voit et cela lui suffit. Il donne ce qu’il a, sans arrière-pensée, et surtout sans cette honte singulière que la ville appelle faussement le respect humain. Chercher l’âme de nos colons et pionniers en dehors de leur profonde candeur religieuse c’est négliger le plus noble secret de leur vie travailleuse, c’est enlever à leur histoire, à l’histoire de tout le pays, la seule cause vraie de la survivance française et catholique.

Revenons au cortège.

La prose latine alterne avec les cantiques en langue courante.

Les voix, pour la plupart, sont très justes, même très belles. Cependant, deux ou trois chantres, qu’il est impossible d’élaguer, chantent faux à faire frémir. Personne n’ose s’en apercevoir. Le Père Patentane lui-même, pourtant musicien, ne semble pas entendre la cacophonie. Quand les chants faiblissent, il les ranime :

— Chan’tez, chan’tez tous. Il faut que tout le monde chan’te. Dieu vous écoute.

Il donne l’exemple, il fait retentir un cantique dont personne n’a entendu les accents jusqu’alors — un cantique à saint Gérard, celui-là, et bien authentique :

« Fier conquérant des Sarrasins… »

Tout rempli de son zèle, il a voulu que la jeune femme du maître d’école, joueuse d’accordéon, accompagnât les chantres ; mais celle-ci, ancienne spouleuse des États-Unis, s’est refusée à ce service, et le bon Père Patentane lui a arraché l’instrument des mains.

— Vous n’êtes pas aimable du tout, madame, et saint Gérard vous le rendra.

Il tire, le malheureux cérémoniaire, des sons affreux du soufflet, presse au hasard les touches, qui geignent d’être à ce point méconnues.

La montée du lac se rapproche, pendant que la musique crispante ponctue l’ondulation lente de la colonne humaine.

La marche s’accélère, et l’on arrive enfin.

Sur la galerie du logement que les Gordons ont cédé au Père Patentane, il y a une niche de cèdre et d’érable. C’est ici que reposera le dais, avec son reliquaire.

Le cortège fait cercle, et le protagoniste du saint monte sur les marches.

Le sermon prononcé ce jour-là vibre encore dans les annales beauvalloises de l’éloquence. Enfoncés, les chrestomathes, médiévistes, scoliastes et glossateurs. Jamais étude de textes anciens et modernes n’avaient répandu lumière plus éblouissante sur le moyen âge provençal. Jamais gloire d’un confesseur n’avait retenti plus haut et plus ferme au grand air de la piété populaire. Saint Philémon n’avait qu’à se bien tenir sur sa butte du Huit, après cette résurrection de l’hospitalier.

L’impression fut grande. Le maître d’école se convainquit jusqu’à la moelle. De son côté Gagnon, vaniteux dans son ignorance à peu près complète, affirma qu’il savait tout cela, bien sûr — et c’était un rude hommage, pour qui connaissait le maître de poste. Vaneur apprit que les Croisades n’étaient pas des îles, comme il le croyait depuis la première allocution du Père Patentane. Il faillit même tuer son voisin Salvaye, en imitant trop servilement les gestes de l’orateur ; car au moment où le panégyriste ouvrait grands les bras pour invoquer le célicole, Vaneur fit de même, et sa lourde croix de bouleau s’effondra.

Quant à l’élément féminin, les dames surent découvrir les beaux moments pour pleurer, et si l’apothéose du bienheureux fut splendide, le succès de son avocat fut plus superbe encore. Pour sûr et certain, monseigneur de Saint-Hyacinthe serait venu là démentir Patentane, toutes les femmes auraient fait mauvais parti à Sa Grandeur.

***

La péroraison enflait ses périodes magnifiques, déroulait ses considérants, lorsqu’un bruit de lutte éclata, suivi d’un hurlement épouvantable. Un cri s’éleva, interprété par une voix d’enfant :

— Hé ! Père Patentane, saint Gérard se sauve !

Non, il ne se sauvait pas, mais il était bel et bien enlevé, et comme dans les contes du vieux temps, par un monstre.

L’auditoire, tout entier au charme de la parole, n’avait pas quitté des yeux l’orateur pendant le sermon, et le vacarme l’arracha brutalement à la contemplation.

Tous les regards se butèrent maintenant sur la galerie, où se dressait la niche de verdure.

Un prodige s’était-il produit ?

Il y avait là une mêlée sauvage, un moulinement de bâtons levés, brandis, abattus, des jambes trépignantes, des cris inarticulés. En un clin d’œil la charpente de la niche, avec le dais, s’effondrait sur la tête des combattants, une masse mouvante bondissait hors du groupe engagé et galopait vers la forêt, une grappe d’hommes à sa poursuite.

— Le diable emporte votre saint, » cria quelqu’un, épouvanté.

Le diable, cette fois, était un braque appartenant aux Gordons. On tenait d’ordinaire le chien de chasse attaché, mais quelqu’un avait coupé le licol ; l’animal, inaperçu s’était glissé jusqu’au reposoir, dont il avait d’un bond franchi la palissade. Il avait à peine sauté que des garçonnets l’attaquaient à coups de trique, et que la mêlée devenait générale.

Mais les os étaient disparus.

Depuis lors on raconte que le chien des Gordons n’a jamais été revu, et les bonnes femmes sont bien convaincues que Satan lui-même a volé les reliques, pour empêcher qu’une église fût construite en l’honneur d’un saint qui l’avait trop rudement combattu en Palestine. Ce qui donne créance à cette opinion, c’est que le Père Patentane lui-même s’effaça dès le lendemain du paysage lacustre, et que personne à Beauval ne put jamais dire ce qu’il était devenu.

Les curieux plus débrouillards ont fini par le retrouver aux États-Unis, où son exeat, régularisé, lui a procuré une vraie paroisse, mais sous le vocable d’un saint réel.

Il a toujours cru, le cher homme, que les Gordons (parfaitement innocents de tout complot), lui avaient monté le coup pour se débarrasser de lui. De leur côté les Gordons ont toujours soupçonné que Gadbois n’était pas étranger à la libération du braque.

Les Beauvallois de 1860 vous diront toutefois qu’il y a du mystère dans toute cette aventure, et qu’il est imprudent de porter en procession des reliques, lorsqu’elles viennent d’un personnage inconnu, qu’elles sont douteuses, qu’elles sont destinées à la protection d’un lac hanté de fées mauvaises, et que la maison qui les héberge appartient à des incroyants.

(1921.)