Hirth et Cie, éditeurs (p. 37-53).

III


Sylviane Foubiy croyait ne jamais atteindre l’heure où elle pourrait se présenter chez Madame Bullot.

Quelques instants avant le déjeuner de midi, elle alla frapper à sa porte, mais fut fort décontenancée de trouver chez sa vieille amie, une jeune fille qu’elle rencontrait de temps à autre, au hasard de ses promenades. C’était une blonde charmante. Ses cheveux encadraient un visage doux et ses yeux bleus candides, regardaient franchement devant eux. Elle était loin de posséder la beauté de Sylviane, mais elle était fraîche et rose, gracieuse et bonne. Elle avait dix-huit ans.

Quand Sylviane entra, elle la salua et ne s’arrêta plus de la contempler émerveillée.

Madame Bullot eut un vif plaisir en revoyant sa jeune amie qui s’avança vivement vers elle et l’embrassa.

— Ma chère petite, que je suis contente de vous voir, vos parents se portent bien ?

— Mais oui… Madame. Votre voyage a été bon ?

— Excellent. Vous connaissez Annette Logral ?

— De vue, répondit Sylviane.

La blonde jeune fille s’approcha, rougissante, et Sylviane lui tendit la main.

Une conversation banale commença, durant laquelle Madame Bullot fit presque tous les frais.

Mademoiselle Foubry comptant trouver la vieille dame seule, avait peine à prendre sur elle, de garder l’air détaché et mondain, alors qu’elle était arrivée frémissante de curiosité.

Enfin, Annette Logral s’en alla.

Dès qu’elle fut partie, Madame Bullot dit :

— Vous vous demandez comment il se fait que je ne vous aie jamais parlé de cette jeunesse ? Je ne la connaissais pas, mais sa grand’mère qui est une de mes amies, l’a chargée de me cueillir au saut du train. Cette enfant était au couvent et va vivre avec sa grand’mère à Paris. Elle me comble de soins, de sorte, que la chère et encombrante petite me sert de mère.

Sylviane sourit, amusée.

— Vous savez que je n’aime pas beaucoup les tutelles, et j’avais déjà un bâton de vieillesse pour venir ici, maintenant j’en aurai deux, sans vous compter ! Comment pourrai-je me dérober !

— Quel est donc le second ?

— Luc Saint-Wiff.

— Quoi ! il est ici ! s’écria Sylviane en se dressant précipitamment.

— Ne vous sauvez pas, mignonne, il ne s’est pas changé en ogre depuis que vous l’avez vu.

Malgré l’indifférence que la jeune fille voulait opposer à cette nouvelle, son attitude se transformait et trahissait son agitation.

La vieille dame ne pouvait deviner si c’était de la joie ou de l’ennui, mais elle remarquait combien Sylviane était émue.

— Oui, reprit-elle, Luc m’a accompagnée. Vous allez donc le revoir, ajouta-t-elle plus bas. Sans aucun doute il vous fera de nouveau des excuses pour sa conduite.

— Elle a été impardonnable, interrompit Sylviane.

— On pardonne des choses plus graves, prononça Madame Bullot doucement.

— Je ne puis concevoir que l’on manque de confiance envers une personne pour qui l’on a un penchant, murmura la jeune fille. Si j’avais eu un mot ou un geste malencontreux, Monsieur Saint-Wiff m’aurait-il jugée sur de telles puérilités ?

— Eh ! ma chère enfant, Luc a voulu jouer au psychologue, et il a été maladroit.

— Cela m’a peinée profondément.

— Nous n’en parlerons donc plus.

Sylviane fut soudain interdite par le silence de Madame Bullot. Il lui semblait qu’on venait de sceller son cœur.

Après quelques minutes où elle fit des efforts pour paraître enjouée, elle laissa la vieille dame, mais elle ressentait une crainte et une joie tout ensemble de se trouver en face de Luc. Cette rencontre se produisit.

Alors que Sylviane, l’après-midi, se trouvait avec sa mère dans le parc, Luc Saint-Wiff qui longeait une allée, s’approcha pour saluer la jeune fille.

Comme il ne connaissait pas encore Madame Foubry, elle fut tenue de le présenter :

— Un neveu, par affection, de Madame Bullot, un grand voyageur que l’on entrevoit entre deux explorations.

Madame Foubry fut tout de suite conquise par le grand air du jeune homme. Il effaçait les façons moyennes de Louis Dormont et de Francis Balor.

Une conversation s’amorça et Luc oublia le refus de la jeune fille pour l’admirer de nouveau. Il prît une chaise à ses côtés, mais adressa plus particulièrement la parole à Madame Foubry.

Peu d’instants après survinrent les deux amis et de nouvelles présentations furent faites. Les trois hommes se regardèrent avec méfiance, mais leurs paroles restèrent gracieuses.

Sylviane trouva insupportables les deux intrus. Elle n’était pas loin de les considérer comme des impertinents se prévalant d’une intimité qu’elle ne leur accordait pas. Eux, habitués à un certain abandon de la part de Madame Foubry, ne pouvaient pressentir qu’ils outrepassaient leurs droits.

Sylviane luttait pour paraître indifférente, mais ne pouvait nier, en face des paroles des deux habitués, leurs entretiens antérieurs.

Luc la regardait et il semblait à la jeune fille que son sourire devenait narquois. Il n’en était rien, mais on prête souvent aux autres les sentiments que l’on craint de voir naître en eux.

Luc Saint-Wiff prit enfin congé, à la grande joie de Louis Dormont et de Francis Balor.

Luc s’en fut droit chez Madame Bullot, et lui dit dès l’entrée :

— Mademoiselle Foubry est bien entourée. Deux jeunes sots la contemplent avec des yeux ronds, et happent le moindre de ses mots pour lui tailler un succès. Il serait vraiment désolant que votre Sylviane épousât l’un de ces médiocres personnages.

— Comment, te voici déjà jaloux ! c’est un peu tôt, il me semble.

Luc se mordit les lèvres et riposta :

— Est-ce de la jalousie ? Je croirais plus facilement que c’est une juste appréciation des choses. Il me serait pénible de voir la beauté et l’intelligence de Mademoiselle Foubry s’enliser entre le terre à terre et la vanité de l’un de ces deux adorateurs.

— Admettons que ce ne soit que de la justice, répliqua Madame Bullot en riant, mais tu ne peux empêcher Sylviane d’avoir une cour. Tu dois comprendre que son charme attire, et que les papillons doivent être nombreux.

Quand Luc la quitta, Madame Bullot murmura :

— Que c’est donc compliqué de voir les gens heureux, voici deux cœurs absolument appelés à se compléter, et il faut qu’un malentendu stupide les divise. Cette Sylviane s’offense plus que de raison, et ce Luc a été méfiant hors de propos, et moi je ne suis qu’une sotte de m’être prêtée à cette mascarade. Décidément quand les vieilles gens s’ennuient, elles font autant de maladresses que les jeunes.

De cette première rencontre entre Luc et Sylviane, jaillit un mécontentement de part et d’autre.

La jeune fille crut le découvrir ironique, et Saint-Wiff la jugea heureuse d’être courtisée.

Il se dit, le soir, en se couchant : Je pensais qu’on devait l’entourer, mais je ne croyais pas qu’elle prendrait plaisir à des conversations aussi dépourvues d’intérêt. Elle écoutait, attentive, Dieu me pardonne ! quand ce Dormont lui a dépeint sa manière de dresser un cheval. Ce garçon n’était que grotesque.

Le pauvre Luc à force de justice, devenait injuste, mais l’amour commet de ces erreurs.

Quant, à Sylviane, elle avait parfaitement compris que les deux jeunes gens avaient indisposé Luc, mais elle ne pouvait démêler si ce sentiment était provoqué par la banalité, ou le dépit de les voir près d’elle.

Luc les dépassait de toutes façons : par son élégance, son intelligence et ses manières aisées. Les autres paraissaient de pauvres collégiens sans aucun monde, et leur attitude provoquait maintenant le sourire chez Sylviane.

Seuls, elle les supportait. Comparés, ils n’existaient plus.

La seule personne heureuse dans cette circonstance, était Madame Foubry. Elle rêvait. Ayant surpris quelques regards de Luc attachés sur sa fille, elle en déduisait qu’il en était amoureux et que ce grand voyageur avait enfin trouvé le hâvre dont il ne partirait plus.

Son instinct de mère ne la trompait pas, mais l’innocente femme aurait crié de regret si elle avait soupçonné que Sylviane avait refusé l’amour d’un homme tel que Luc, ou alors, il eut fallu que sa fille en déterminât les raisons convaincantes.

Il y avait encore deux mécontents : Louis Dormont et Francis Balor :

— Tu as vu ce hautain personnage, qui nous a toisés de si belle façon ? dit Francis à Louis.

— Oui, mais c’est de peu d’importance. Tu as remarqué comme il a été médusé par ma façon de dresser les chevaux ?

— Oh ! j’ai l’habitude de ces sortes de grands seigneurs, riposta vivement Francis. J’ai eu des compagnons de fête dans son genre, ce sont, de bons garçons parfois, mais vaniteux.

— Le seul point noir, dans ce monsieur Luc, c’est qu’il peut entraîner l’attention de Mademoiselle Foubry, et nous serons les toutous qu’on laisse derrière.

— Qu’à cela ne tienne ! répliqua négligemment Francis, tu ne veux pas l’épouser ?

— Non… toi non plus ?

— Nullement.

Ils répartirent tout haut, presque ensemble :

— Allons, cela va bien.

Francis ajouta :

— Nous n’avons qu’à continuer notre manière de faire comme par le passé.

— Et à causer avec les dames Foubry avec les droits que nous donne la priorité.

Et chacun alla se mettre en smoking pour briller le soir aux yeux de Sylviane, afin de tenter d’éclipser Luc Saint-Wiff.

Les dames Foubry allaient rarement au Casino, mais ce soir-là, Sylviane s’était laissée arracher la promesse d’assister à un spectacle suivi de danse, que l’on donnait au profit d’une œuvre.

Son entrée fit sensation.

Elle s’assit entre son père et sa mère, sans paraître s’apercevoir des murmures d’admiration que soulevait son passage.

Son visage s’éclairait sous une pensée heureuse et sa mère même, la regardait émerveillée par sa beauté nouvelle.

La revue que l’on jouait se termina rapidement et la danse fut organisée.

Sylviane n’eût pas plutôt quitté sa chaise qu’elle fut entourée et sollicitée par des danseurs nombreux. Au premier rang, Louis Dormont et Francis Balor se prévalaient d’une intimité apparente pour obtenir d’elle, l’honneur de la faire danser.

Sylviane ne se pressait pas. Avec grâce, elle plaisantait, gagnant du temps, espérant apercevoir Luc. Il se montra enfin, mais ne demanda rien. Il se contenta de la saluer et s’approcha de Madame Foubry pour lui présenter ses hommages.

Une joie, cependant, envahissait Sylviane. Elle ne douta pas une minute qu’il n’était venu que pour elle. À le voir parmi cette foule, elle appréciait davantage son aisance. Son visage trahissait son intelligence et exerçait une inconsciente attraction. Bien des beautés féminines se tournaient vers lui en se demandant son nom.

Quand on l’aperçut, causant avec Madame Foubry, chacun trouva que Sylviane et ce nouvel arrivant étaient merveilleusement appariés. La jeune fille eut l’intuition de ce qui se pensait tout bas et sa grâce en fut doublée.

Un rayonnement émanait d’elle, et Louis Dormont, ainsi que Francis Balor, sentirent confusément que cette joie ne provenait pas du boston et du fox-trot qu’elle venait de danser avec eux. Malgré son désir de rester sur son siège, il avait bien fallu que Sylviane acceptât l’offre d’esquisser quelques pas.

Luc l’avait contemplée durant ce temps. Son visage ne trahit aucun sentiment. Quelqu’un qui l’aurait bien connu cependant, eût jugé que ses lèvres se serraient fortement, et que ses bras, qu’il tenait croisés, s’appuyaient de plus en plus fort contre sa poitrine.

Il sortit de la salle et marcha durant un kilomètre sans savoir ce qu’il faisait. Puis, vers onze heures du soir, sachant que sa tante se couchait tard, il alla frapper à sa porte :

— Quoi… quel vent te pousse chez moi, à cette heure ?

— Votre Sylviane est une affreuse coquette !

— Allons, ne tourne pas ainsi devant mes yeux, tu m’étourdis.

— Pardon, ma tante. Il faut vraiment que je vous aime et que je n’aie plus de mère, pour venir vous importuner ainsi !

— Bon, je vois qu’aimer sa mère est synonyme de l’importuner. Voyons, soulage ton âme, et raconte-moi tes tourments. Je ne savais pas Sylviane coquette. On n’a jamais dit cela d’elle.

— C’est bien vrai ?

— Absolument.

— Pourquoi alors danse-t-elle avec ces deux pantins qui la pressent contre leur cœur ?

— Ah ! permets, la danse d’aujourd’hui tolère ces inconvenances. Sylviane n’y est pour rien. D’ailleurs, je constate avec étonnement que chaque couple trouve inconvenant le couple voisin. C’est évidemment un mystère.

Luc était trop absorbé pour sourire de cette boutade et il poursuivit de donner corps à son idée fixe :

— Pourquoi danse-t-elle ?

— Pourquoi danses-tu, toi ?

Luc baissa la tête.

Madame Bullot reprit en riant :

— Ah ! tu es bien un amoureux éconduit, tu…

— Ne riez pas, ma tante.

— Voyons, tu deviens d’un égoïsme féroce, les jeunes filles n’osent plus danser, les vieilles femmes n’osent plus rire.

— Pardonnez-moi, cette Sylviane m’a ensorcelé, et j’aurai voulu qu’elle fût ma femme.

— Tu t’y es pris un peu trop bizarrement.

— Ne me le rappelez pas, j’en suis honteux.

— Je n’aurais pas dû te laisser faire, mais tu sais si bien convaincre.

— Pouvez-vous dire cela ! Sylviane me résiste ! Vous avez entendu son refus. Comment la faire changer d’avis ! Comment s’opérera le miracle ?

— Tu trouveras un moyen, j’en suis sûre.

— Vous m’aiderez, vous ne m’abandonnerez pas, ma tante, n’est-ce pas ?

— C’est assez délicat. Il me semble que dans ces choses il vaut mieux laisser la Providence arranger les affaires, puis mon immixtion dans ce plan m’a si mal réussi, que je doute maintenant de mon savoir.

Le pauvre Luc regagna sa chambre, s’accouda à sa fenêtre, rêva, pesta et ne s’endormit qu’au matin en songeant que le meilleur moyen était d’enlever Sylviane en avion.

Alors que Luc Saint-Wiff se livrait à toutes les agitations de son amour méconnu, Sylviane se désolait.

Quand elle n’avait plus vu reparaître Luc dans la salle de bal, une tristesse l’avait tout à coup lassée. Il semblait que toute la lumière fut éteinte autour d’elle et dans son âme.

En vain Louis Dormont et Francis Balor continuèrent-ils leurs frais d’éloquence, elle ne les entendait plus que pour les trouver insipides.

Elle pria ses parents d’écourter la soirée, ce dont le colonel se trouva enchanté, n’aimant que lire en fumant sa pipe.

Durant le trajet il confia à Sylviane :

— En fait de jeunes gens intéressants, je n’ai apprécié que ce M.  Luc Saint-Wiff que ta mère m’a présenté, on peut au moins approfondir un sujet avec lui, tu le connaissais déjà, toi ?

— Je l’ai rencontré chez sa tante, Madame Bullot, c’est-à-dire qu’il l’appelle ma tante parce qu’elle est une amie de sa mère.

— Oui, je sais, il me plaît beaucoup, si tu avais un mari comme lui, je ne serais pas du tout fâché de te voir mariée.

Sylviane ne répondit pas. Le rouge lui monta au visage, mais la nuit ne la trahit pas.

Elle était émue de penser que son père qui ne parlait que peu de son avenir, trouvât bien l’homme qu’elle avait repoussé dans un sursaut d’orgueil.

Elle maudit la pauvreté qui avait exagéré sa fierté et l’avait conduite à se montrer plus offensée qu’il n’était utile. Un remords lui venait de ne pouvoir donner à ce père qu’elle aimait tendrement, une satisfaction qu’elle avait laissée échapper.

Par sa faute, chacun devenait malheureux : elle d’abord, parce que le souvenir de Luc la poursuivait ; son père et sa mère qui comprenaient toute la valeur morale de ce charmant garçon, et Luc, sans doute.

De sorte que pendant que Saint-Wiff maugréait à sa fenêtre, Sylviane pleurait à la sienne. Malheureusement leurs hôtels n’étaient pas proches, et leurs fenêtres ne se faisaient pas face.

Sylviane n’osait plus s’épancher près de Madame Bullot, après les paroles sèches qu’elle s’était attirées, et elle restait concentrée dans son chagrin, sans quoi elle eût été, elle aussi, frapper à sa porte, et les deux inconsolables se fussent rencontrés.

Pendant que ces personnages s’agitaient, Louis Dormont et son ami, échangeaient des réflexions grises :

— Jamais, Mademoiselle Foubry n’a été aussi belle !

— Quand elle est entrée, j’ai cru qu’on allait se permettre une ovation.

— N’as-tu pas trouvé que quelque temps après sa beauté s’est comme assombrie ?

— Oui, et c’est venu, après avoir dansé ce boston avec toi, lui aurais-tu dit quelque chose de désagréable ?

— Tu plaisantes ! Justement je voulais t’avouer que sa mélancolie a semblé commencer après avoir fox-trotté en ta compagnie ! Je t’accusais même de lui avoir décoché un compliment outré.

Les deux amis se lançaient mutuellement la pierre parce qu’aucun ne voulait convenir que le changement d’humeur de Sylviane s’était manifesté après le départ de Saint-Wiff.

Ils voyaient clairement que la jeune fille avait été émue par l’élégant jeune homme.

Ils avaient conclu cependant, que Luc ne tenait nullement à Sylviane, parce qu’il ne l’avait pas fait danser et qu’il n’était pas resté aussi longtemps qu’elle.

Chacun, en secret, savourait cette défaite de la jeune fille, parce qu’elle augmentait les chances de leur propre réussite.

Quand ils se furent assurés, mutuellement, de leur parfaite innocence, ils changèrent de sujet.

Leur pensée, pourtant, ne quittait pas le souvenir de Sylviane. Francis Balor trouvait toutes les jeunes filles fades auprès d’elle, et il se disait que ses parents seraient fiers d’avoir une telle bru.

Il évoquait l’appartement qu’ils auraient, rempli de meubles luxueux, parmi lesquels l’élue évoluerait habillée avec richesse.

Il voulait pour elle, la meilleure marque d’automobile, les meilleurs faiseurs, le plus parfait cuisinier. Il n’arrêtait plus ses rêves et regrettait d’avoir dépensé tant d’argent au lieu d’avoir réalisé des économies, qui lui permettraient aujourd’hui, de combler sa reine de cadeaux somptueux.

Louis Dormont laissait aller aussi son imagination. Il songeait que par amour pour lui, qui l’aimait avec désintéressement, Sylviane serait enchantée d’habiter la grande ferme qu’il menait.

Il n’hésiterait pas d’ailleurs, à lui faire bâtir un château et à dénicher les vieux meubles massifs qui constitueraient un cadre digne d’elle.

Il la voyait, glissant de salle en salle, vêtue de robes claires et riches, comme une princesse de contes surannés. Il la suivait dans les méandres du parc, au milieu de ses invités, ou seule avec son lévrier, comme un être de légende.

Une telle femme valait bien que l’on dédaignât Ninette Balor, petite fille insignifiante qui courait les bois, en robe écourtée, chassant les champignons ou les muguets.

Drôle d’idée qu’avaient eue là ses parents de l’entretenir de ce projet ! Il se souciait vraiment de cette petite provinciale qui ne savait sans doute, ni s’habiller, ni saluer.

Francis dirait ce qu’il voudrait, il épouserait Sylviane lui, et saurait la rendre heureuse. Une femme intelligente d’ailleurs, est heureuse partout, et quand cette femme n’a pas de fortune, elle sait comprendre les sacrifices que consent un brave garçon, en passant de fermier à homme du monde, rien que pour lui complaire, car il deviendrait réellement homme du monde. Plus de maintien négligé, plus de souliers boueux, plus de vareuse commode. Le smoking tous les soirs, la table fleurie, le valet de pied dressé, le bon chien crotté à la niche, et le chat au grenier. Tout changerait.

Leur conclusion réciproque fut qu’il fallait se rapprocher de Sylviane et profiter de son désarroi pour se faire agréer.

À force de penser, les deux amis faillirent s’endormir et se souhaitèrent le bonsoir.

Le lendemain trouva toutes ces personnes dans les mêmes dispositions que la veille.

Sylviane s’en fut voir Madame Bullot, mais elle n’y rencontra pas Luc et n’osa pas prendre sur soi de parler de lui.

Sa vieille amie la regardait d’une façon qui lui sembla d’abord malicieuse, mais elle se persuada qu’elle se trompait.

Annette Logral, vint peu de minutes après son arrivée et la conversation s’engagea sur des choses banales. La jeune Annette était une délicieuse jeune fille. La bonté éclatait dans ses regards et dans ses attentions. Elle eut tout de suite, une grande sympathie pour Sylviane et ne put s’empêcher de le lui montrer.

Timidement, elle exprima son désir de la fréquenter et Sylviane ne put se refuser d’accéder à ce désir.

Annette, d’ailleurs, lui plaisait par son charme simple et elle ne demandait pas mieux que d’avoir une compagne jeune qui l’enlèverait à ses préoccupations. Elle allait même plus loin et se disait que Louis ou Francis pourrait s’éprendre de cette jeune fille et l’épouser.

Amèrement, elle pensait : Je prendrai celui qui restera, de cette façon, je n’aurai pas l’embarras du choix.

Cette résolution était empreinte de la plus sombre déception et ne cadrait guère avec la fierté de Sylviane, mais le chagrin suggère des paroles que le sang-froid réprouve.

Elle tut donc très accueillante pour Annette, et elles convinrent de faire une promenade ensemble. La jeune fille tout heureuse alla prévenir sa grand’mère avec qui elle se trouvait à Vichy.

Elle était orpheline et vivait avec la mère de sa mère. Sa vie n’était pas bien gaie, mais un bel espoir embellissait ses jours : elle devait se marier avec un ami d’enfance, élève à l’École Centrale.

Il était entendu qu’on tiendrait ces fiançailles secrètes jusqu’au moment où elles seraient officielles, ce qui arriverait l’année suivante.

Sylviane attendit le retour d’Annette chez Madame Bullot et celle-ci lui dit :

— C’est une enfant délicieuse au cœur d’or… et je m’habitue à sa présence… J’avais commencé par trouver ses attentions ennuyeuses… mais à mon âge on doit s’estimer heureuse d’être gâtée par une jeunesse.

— Elle est charmante… répondit Sylviane avec conviction… Tout à coup elle eut peur que Madame Bullot ne voulût faire épouser Luc à cette jeune fille et un grand froid envahit ses membres.

Elle perdit conscience pendant quelques secondes du lieu où elle se trouvait et il fallut que sa vieille amie lui parlât deux fois avant qu’elle reprît entièrement possession de soi.

— Vous êtes pâle… Sylviane…

— J’ai lu… hier soir… et je me suis endormie un peu tard…

— N’êtes-vous pas allée au Casino ?…

— Nous avons assisté à la revue qui s’y donnait…

— Vous avez aussi dansé… j’imagine ?

— Un peu dit Sylviane en rougissant.

— D’après ce que Luc m’avait raconté… j’aurais juré que c’était davantage « qu’un peu »… Il paraît que vous avez enchaîné deux soupirants fidèles…

Sylviane sourit avec contrainte. Elle ne voulait pas avouer combien ces admirateurs lui étaient indifférents ayant déjà trop ouvertement donné son opinion sur Luc. Elle craignait paraître hostile à tous ceux qui l’entouraient.

Annette, en revenant, la tira d’embarras.

Les deux jeunes filles s’en allèrent dans l’après-midi joyeux. Le soleil luisait. Ses rayons s’immobilisaient éclatants, sur les arbres, les fleurs, la terre qui devenait brûlante.

— J’aime la chaleur… murmura Annette.

— Moi… pas trop… répondit Sylviane… un air vif me plaît davantage…

— Tiens… voici le neveu de Madame Bullot…

— Vous le connaissez ?

— Je l’ai vu avec elle…

Luc Saint-Wiff passa près des jeunes filles en les saluant.

Annette rougit et Sylviane le remarqua :

— Il est fort bien… reprit Annette… il a un aspect fort sympathique…

Comme elle ne recevait aucune réponse, elle poursuivit après un petit silence :

— Madame Bullot en fait grand cas…

— C’est ce qu’il m’a semblé… crut pouvoir répliquer Sylviane qui eut peur que son silence ne parût anormal. Des ténèbres enserraient son âme. Elle sentait un besoin confus de s’épancher, de crier son malaise à un cœur compatissant.

Elle fit un effort pour rejeter ses pensées et revint dans la réalité devant une question d’Annette qui lui sembla d’abord bien indiscrète, mais dont elle comprit l’intention sympathique, au ton dont elle fut formulée :

— Pourquoi ne vous êtes-vous pas mariée… mademoiselle… vous êtes si charmante !…

Une telle admiration se lisait sur les traits de sa compagne, que Sylviane lui pardonna tout de suite ses paroles inexpérimentées.

Pour les dix-huit ans d’Annette, les vingt-six de mademoiselle Foubry étaient l’âge une résolution semblait définitive, et Annette, jeune fiancée pensait que Sylviane ne voulait pas du mariage.

En voyant passer Luc Saint-Wiff, la jeune fille avait immédiatement rapproché les deux jeunes gens dans son esprit et elle avait songé : quel beau couple c’eût été !…

D’où sa question.

Sylviane ne sut que dire.

Elle murmura donc d’une voix basse comme un souffle :

— Peut-être ne sais-je pas me faire aimer…

— Vous !… s’exclama Annette, presque scandalisée par un tel aveu.

Il lui semblait que Sylviane commettait un sacrilège en avançant ces paroles.

— Dites plutôt… mademoiselle, que l’on n’ose pas vous demander en mariage… parce que vous êtes trop belle…

Elle avait deviné que le cœur de sa compagne était meurtri.

Sylviane inclina la tête avec une pâleur au front, et elle articula faiblement :

— Vous voyez que vous-même… avez trouvé mon grand tort…

— Un tort !… interrompit l’impulsive enfant… une si belle qualité !… un don si rare et si magnifique !

— Qui me nuit beaucoup plus qu’une laideur sympathique…

Des larmes perlaient aux yeux de Sylviane et Annette fut décontenancée par le mystère qu’elle découvrait. Cette belle jeune fille qui suscitait l’admiration et l’envie partout où elle passait, avait un cœur chaud et sensible alors qu’on la figurait dédaigneuse et hautaine.

Annette n’écouta que son élan… Elle se jeta au coup de Sylviane en murmurant :

— Je comprends votre peine…

Dans son petit enthousiaste, elle eut un projet soudain et pensa : Le seul homme qui convienne ici… à Sylviane Foubry est Luc Saint-Wiff… Il faut absolument que je me rapproche de ce monsieur pour connaître son opinion sur ma nouvelle amie… Pourquoi cette idée n’est-elle donc pas venue à Madame Bullot ?… On voit cependant tout de suite, qu’ils sont créés l’un pour l’autre…

Ayant ainsi arrangé ce roman, Annette reprit sa physionomie habituelle, et la conversation se poursuivit plus confiante, entre les deux promeneuses.

Cependant, Annette tut ses fiançailles. Son secret ne lui appartenait pas tout entier et elle trouva que cela ne paraissait nullement nécessaire qu’on la sût fiancée ou non. Elle obéissait aussi à un sentiment de délicatesse, ne voulant pas se prévaloir de cette avance près de son aînée.

Près d’elle, Sylviane marchait absorbée, tout en tentant des efforts pour paraître à l’aise.

La vie lui apparaissait hostile. Penser lui semblait torturant et elle se demanda un moment si elle ne se consacrerait pas à Dieu…

Traîner l’existence vide, inutile lui causait autant d’horreur qu’un blasphème… Travailler était aussi une solution, mais quoi entreprendre ?

Elle essaya de repousser sa mélancolie, remettant sa décision à quelques mois.

Il ne lui vînt pas qu’elle pourrait épouser Balor ou Dormont… Elle se serait trouvée vile d’accepter un compagnon dont les idées ne lui eussent pas agréées entièrement. Le mariage n’est grand qu’à la condition d’une estime mutuelle.

Annette ne se doutait guère des préoccupations que recélait le front de Sylviane, alors que joyeuse, elle arpentait un joli chemin avec elle.

Parlant de sa vie, elle racontait comment ses jours passaient, et tout en ne révélant pas son secret, elle édifiait l’avenir, décrivant l’intérieur qu’elle aimerait avoir, et les meubles qui l’orneraient.

Sylviane l’écoutait sans l’entendre. À ses oreilles bruissaient des paroles auxquelles, elle ne pouvait donner aucun sens précis.

La promenade soudain, lui fut à charge et elle essaya de l’écourter :

— Je suis lasse… jeune Annette… si nous rentrions… le soleil est fatigant…

Elle avait un doux sourire et regardait la jeune fille qui acquiesça.

Elles reprirent le chemin du retour et près de l’hôtel où habitait Sylviane, elles virent Louis Dormont et Francis Balor :

— Les deux inséparables… murmura Annette.

Ils s’approchèrent, chapeaux bas, bustes inclinés :

— Vous nous frustrez de votre présence… Mesdemoiselles dit Francis gracieusement.

— Comme l’après-midi a passé lentement sans vous apercevoir !… renchérit Louis.

Une conversation badine s’éleva, où les deux jeunes gens rivalisèrent d’entrain parce qu’ils espéraient qu’on les voyait fiers d’escorter, ne fût que pendant quelques pas, la beauté qu’était mademoiselle Foubry. À ce moment surgit Luc Saint-Wiff.

Hautain, il passa, saluant gravement.

Il sembla à Sylviane qu’un dédain s’échappait de toute sa personne, durant le moment fugitif où il soulevait son chapeau.

Une amertume la brisa et elle rentra vivement à l’hôtel heureuse de se soustraire aux indifférents. Elle était triste et révoltée tout ensemble.

Elle alla dans la chambre de sa mère et y vit Madame Bullot. Elle se raidit devant sa peine, essayant de donner à son visage une expression souriante.

Madame Foubry dit vivement :

— Je questionnais notre grande amie sur son charmant neveu… c’est une merveille… me raconte-t-elle…

L’intérêt de Madame Foubry était à son comble. Elle n’osait pas insinuer à leur vieille amie : Tendez votre effort pour marier ces deux enfants-là !… mais son attitude le laissait suffisamment deviner.

Sylviane lança un regard de détresse à Madame Bullot et celle-ci y répondit par un sourire de connivence.

La pauvre jeune fille eût voulu arrêter net la montée de sa mère vers l’espoir et elle maudissait les circonstances qui se liguaient contre elle.

— Vous avez fait une bonne promenade… avec Annette ?… demanda Madame Bullot.

— Excellente… Madame… et votre jeune amie est fort attachante… elle est primesautière et gaie.

— Elle a surtout un cœur parfait… ajouta Madame Bullot d’un air convaincu qui alarma de nouveau Sylviane.

Annette deviendrait-elle la femme de Luc ?