Hirth et Cie, éditeurs (p. 22-37).


II


Sylviane se trouvait dans un état d’esprit assez singulier. Elle réprouvait entièrement la conduite de Luc Saint-Wiff, mais elle s’apercevait cependant qu’aucun autre candidat ne lui plairait autant.

Elle était rentrée chez elle, presque inconsciente du chemin parcouru. Devant sa mère, toujours à l’affût de la moindre impression subie par son aspect, elle avait simulé l’enjouement, ne voulant pas raconter l’incident, qui brisait un avenir que Madame Foubry aurait jugé brillant et difficilement remplaçable.

Elle évitait ainsi à sa mère deux peines et un regret. La jeunesse est en général, encore plus généreuse qu’on le croit et elle épargne bien des chagrins aux ascendants, dont ceux-ci ne se doutent pas. Elle emmagasine bien des souffrances qui sont d’autant plus aiguës que la faculté de sentir est plus neuve.

Sylviane gardait donc en soi, avec soin, sa déception et elle ne cessait de penser à celui qui l’avait provoquée.

De son côté, Luc était très mortifié de l’issue de son complot qui se retournait contre lui avec cruauté.

Quand la jeune fille s’était presque enfuie, à la suite de cette scène ridicule, Madame Bullot s’était écriée, très marrie :

— Eh ! bien… mon pauvre ami… nous avons commis une bien lourde erreur. Nous avons voulu si bien manœuvrer notre filet que la proie nous échappe…

— C’est un désastre… ma tante… balbutia le jeune homme tout agité.

— Je t’avoue… mon neveu… que je ne savais pas autant de fierté à ma petite Sylviane… C’est beau… ce qu’elle a fait là !… Refuser un parti comme toi… plusieurs fois millionnaire… et bien tourné !… Que dis-tu de cela ?

— C’est splendide… mais je suis bien malheureux… maintenant, j’aime cette belle Sylviane qui devient inaccessible pour moi…

— Nous voilà bien !…

— Est-elle ferme dans sa parole… habituellement ?

— Comment te renseigner ?… jamais ce cas ne s’est présenté… et je ne puis puiser dans les exemples…

— Je suis désespéré.

— Mon Dieu… comme tu as pris feu rapidement… mon petit… Alors que je te demandais si tu voulais épouser Sylviane… tu me réponds que tu pars pour l’Écosse… Le lendemain… je reçois ta lettre avec le plan de la comédie à jouer…

— Ne m’en parlez plus… ma tante… je vous en conjure !…

— Et aujourd’hui… te voilà flambant comme du bois sec… Que les hommes sont donc singuliers !…

— Et les femmes… ma tante !…

— En tant qu’hommes… je voulais désigner l’humanité… parce que ma petite Sylviane m’a bien étonnée aussi….

— Croyez-vous qu’elle pourra m’aimer ?

— Puis-je le deviner ? Elle a dit non… et comme elle ne veut avoir qu’un visage… elle ne doit pas penser oui…

— Ce serait beau… ma tante… de lui faire dire oui… si elle pense non…

— Évidemment… cela peut tenter un homme avide d’imprévu… mais tu sais… il y a l’orgueil… et des êtres se feraient hacher en morceaux plutôt que d’abdiquer…

— Ma tante… je partirai avec vous pour Vichy…

— Comment… tu persistes ?

— Je n’ai rien à faire… Cela m’occupera de contempler cette jolie et cruelle Sylviane…

— Tu es audacieux. Tu devrais te cacher… cette enfant a droit à un peu de calme.

— Je l’aime…

— Quel air décidé…

— Je ne l’aurais pas tant aimée… si elle m’avait pardonné tout de suite… Mais son air fier m’a conquis… C’est une femme sérieuse… Pourquoi ne m’avez-vous jamais parlé d’elle ?

— Pourquoi ?… mais sais-je où tu es la plupart du temps ? M’écris-tu souvent ?… Combien de fois t’ai-je vu depuis ton enfance ?

— C’est vrai… je suis inexcusable… Je vais vous gâter dorénavant… À Vichy… je serai votre cavalier… et je ne supporterai pas que vous flirtiez avec les vieux colonels…

— Ah ! on peut dire que tu es utilitaire… toi ! tu n’as pas la fierté de Sylviane… Tu te cramponnes à moi dans une intention non déguisée… Je plains cette jeune fille qui te trouvera sur son chemin à chacun de ses pas…

Bien que ce dialogue fût prononcé en gaîté, le fond en était sérieux.

Luc Saint-Wiff avait à cœur de réparer sa maladresse parce que Sylviane lui plaisait infiniment.

S’il avait été attiré vers elle, dès la première rencontre, par sa beauté prenante, il venait d’être séduit par la noblesse de son caractère. Il l’aimait d’autant plus que sa demande avait été repoussée et cette attitude décuplait sa ferveur.

Les voyages ne lui agréaient plus ; les horizons inconnus perdaient de leur prestige.

Jamais départ ne fut préparé avec plus d’enchantement et d’angoisse.

Luc souriait en préparant ses malles, et soudain il s’arrêtait, mordu au cœur par le doute. Il serrait ses tempes à deux mains et se disait : Je suis fou… que vais-je faire à Vichy… sûrement « elle » me regardera d’un air courroucé… et je regretterai mon déplacement.

Mais bientôt l’espoir le reprenait et il pensait qu’il était impossible que Sylviane ne se laissât pas fléchir devant ses prières.

Quant à Madame Bullot, elle était très contrariée de ces événements. Elle avait cru fermement que tout se passerait on ne peut pas mieux et que sa chère petite amie allait enfin trouver le bonheur mérité.

Le dénouement survenu la troublait. Elle ne comptait pas sur un revirement de Sylviane, à moins d’une circonstance fortuite, et ne partageait nullement l’optimisme de Luc.

Pendant que les Foubry, Madame Bullot et Luc, terminaient respectivement leurs préparatifs de départ, un jeune homme s’ennuyait à Paris.

Il s’appelait Francis Balor. Il possédait, lui aussi une fortune solide, mais son visage était quelconque. C’était un brave garçon, n’ayant que des vertus négatives. Jusqu’alors, sa vie se passait d’une façon assez simple : il dépensait son argent…

Comme il commençait à être blasé sur les différentes manières de semer ses billets, il se disait que ce genre d’existence ne pouvait durer, et il appelait de tous ses vœux, l’événement sensationnel qui ferait dévier le cours de ses habitudes.

Il songeait bien au mariage, mais qui épouser dans une ville comme Paris, quand on est un jeune homme n’ayant voulu se lier avec aucune famille posée ?

Il avait pris la résolution de retourner en province chez ses parents pour trouver une femme à son goût. Il se souvenait soudain qu’il possédait un père et une mère. Il l’avait presque oublié, trop pris par sa liberté.

Venu à Paris pour ses études de droit, il n’était pas beaucoup plus avancé qu’en y arrivant, mais il se consolait en disant qu’il valait mieux laisser la place à ceux qui en avaient besoin. Il se proposait de faire valoir cet argument altruiste près des siens. Sa fortune lui permettait de ne rien faire et il trouvait suffisant de s’ingénier à rester inactif.

Mais il s’ennuyait soudain et le projet de se marier s’ancra plus profondément dans son esprit.

Il songea bien, un moment, à s’introduire dans des familles connues de ses parents, mais ce moyen ne lui souriait pas. Il craignait que les protégées de ces dames ne fussent nanties de qualités factices, ou que leurs qualités réelles ne lui convinssent pas.

Très heureux, célibataire, il voulait l’être davantage marié, et il estimait que des personnes ne le connaissant pas, ne pourraient lui donner la femme qui lui agréerait.

Le mieux est d’aller trouver sa mère.

Il songeait à la belle joie qu’elle aurait quand il lui confierait : Maman… cherche-moi une femme… je suis assagi… je rêve d’être un bon époux… un père de famille modèle…

Il se reporta vers ses jeunes sœurs toujours si enjouées dans le vieux manoir de l’Anjou, faisant des promenades avec leur père qui s’occupait de gérer leurs terres. Il se réjouissait de passer quelques mois dans la vieille demeure familiale.

En évoquant ces tableaux de douces joies qu’il allait provoquer, il se trouvait naïvement bon et tendre, ne se doutant nullement du parfait égoïsme qui le guidait.

La vie amusante de la capitale lui pesait. Le printemps à Paris le rendait mélancolique. Était-ce aussi parce que son estomac lui causait quelque inquiétude ? Toujours est-il qu’il éprouvait le besoin de se mettre au vert.

Avant de partir, il voulut remplir la promesse faite à un ami d’une heure, d’aller le voir en Seine-et-Oise où il était grand fermier.

Ce jeune homme Louis Dormont était un actif et franc garçon. Il avait rencontré Francis au hasard d’une fête.

Il se souvenait à peine de ce « vieil ami », mais son arrivée dans sa ferme l’envahit de joie.

On a beau être philosophe et gai, les soirées sont parfois lourdes à la campagne, malgré le labeur du jour qui pousse au sommeil.

Louis était donc ravi de voir un de ses pareils avec qui la conversation pourrait rouler sur autre chose que la culture.

— Quelle joyeuse surprise… mon vieux !

— Ce bon Dormont !… on se tutoie… hein ?

— Pour sûr !… nous avons bu dans la même coupe… te souviens-tu de ce soir de Concours Agricole ?

— Si je m’en souviens !… Tu me montreras le paon primé…

— Je l’ai vendu…

— Mercanti !

Les deux amis rirent et s’en furent bras dessus, bras dessous, dans la vaste salle à manger carrelée où le repas du soir était servi.

— C’est bien… chez toi…

— Je n’y suis pour rien… Mes parents ont tout fait… et j’ai le logis tel qu’ils me l’ont légué…

— Ils sont morts… tes parents ?

— Que non !… ils sont dans une propriété dans l’Anjou… avec mon frère… à qui elle doit appartenir…

— Dans l’Anjou ?

— Oui… au Castel de Dave… les Ripois.

— Les Ripois ?… tes parents s’appellent Ripois ? pourquoi t’appelles-tu Dormont ?

— Ma mère s’est remariée avec M.  Ripois qui est mon beau-père… mon frère s’appelle Ripois.

— Mais je ne connais qu’eux !… ils sont voisins de ma famille !…

— Pas possible ! comment t’appelles-tu ?

— Balor… Francis Balor…

— Balor !… ah quelle aventure !… mais nous sommes de vieux amis !…

— Tout à fait !…

— Quel bonheur !… et comme nos parents seraient heureux de le savoir…

— Ripois !… je crois bien… je ne connais que cela… mes sœurs en parlent tout le temps…

— Je n’entends parler que de Balor… mais j’ignorais que c’était ton nom… je croyais que tu t’appelais Francis…

— Ce n’est que mon prénom… Comme on se retrouve tout de même !… ah ! le monde est petit !

Émus, les deux vieux nouveaux amis se serrèrent la main et mangèrent avec appétit ce repas heureux qui consacrait leur amitié.

Au dessert, la conversation devint plus intime et Louis demanda :

— À Paris que fais-tu ?

— Ah ! mon cher… Paris est un désert et un homme sérieux et intelligent ne peut songer à y passer son temps…

— Tiens… murmura Louis… c’est curieux.

— On s’y traîne… on y bâille… on ne sait où aller…

— C’est donc pour cela que tu es venu chez moi ?

— Pas du tout !… J’y suis venu, poussé par mon destin… qui me suggérait que j’avais tout à gagner à te connaître davantage…

— Merci… mon vieux…

— Je suis accouru surtout pour te demander conseil… ajouta Francis qui sentait le besoin de réparer… je t’ai jugé très bon… très sincère… avec un bon sens étonnant.

— Dieu me damne… si j’avais mon bon sens ce soir-là !

— Mais si… mais si… il perçait dans tes paroles malgré toi…

— Je me rappelle vaguement que je voulais vous montrer à danser le tango sur la tête…

Les deux camarades rirent follement à ce joyeux souvenir et quand ils furent calmés, Louis dit :

— Qu’est-ce qui te tracasse ?

— Je voudrais me marier…

— Tiens… moi aussi… et sais-tu à ce propos… qui M.  Ripois veut me faire épouser ?

— Non…

— Une de tes sœurs… l’aînée…

— Ninette !

— Quoi… elle s’appelle Ninette ?

— Non… c’est un surnom… Tu l’aimes ?

— Quoi… le surnom… ta sœur ? Je ne la connais pas… je ne l’ai jamais vue…

— C’est merveilleux… le doigt du destin me conduit… j’avais l’intention d’aller dans ma famille… et je vais y arriver juste pour ton mariage avec ma sœur… Comme les choses s’arrangent !

— Halte-là ! ce n’est qu’un projet !

— Nous allons être amis comme des frères… que c’est beau la vie !…

— Ne t’emballe pas !

— Ninette est une si bonne fille… mais tu es sûr qu’elle est d’âge à se marier ?

— Je n’en sais rien… maman m’a dit… je crois qu’elle avait dix-neuf ans…

— Dix-neuf ans !… il y a donc trois ans que je ne suis allé chez moi… en Anjou… ah ! les études ! … que de temps on perd avec elles… mon vieux !…

— Tu as peut-être aussi un peu voyagé ?

— Ce doit être cela… Dix-neuf ans !… je la croyais encore avec ses poupées… On vieillit tout de même… Il est grand temps que je me marie aussi… N’as-tu pas une sœur… toi ?

— Non… mon pauvre vieux… mais j’ai des cousines qui sont aimables…

— C’est la même chose… on pourra s’arranger… Ah ! cette Ninette ! amoureuse de ce bon Louis !

— Dis donc… tu exagères… elle ne me connaît pas ta sœur !…

— Elle a ta photographie… sois-en certain…

— Tu crois ? je me trouve si mal en photographie…

— Elle aura une surprise agréable en te voyant… Et quand partons-nous ?

— Oh ! mais… j’ai encore quelque chose à régler auparavant… il faut que j’aille à Vichy…

— À Vichy… pourquoi faire ?

— Soigner mon foie…

— Toi ?

— Oh ce n’est rien… sois tranquille… Je suis allé en Macédoine durant la guerre… et cela m’a fatigué… Je ne sens plus rien du tout… mais par mesure de précaution je tiens à prendre les eaux avant de me marier… Il ne s’agit pas d’avoir des enfants qui attraperaient la jaunisse…

— Tiens… tu m’attendris à la pensée que je pourrais être oncle… Mais je suis désolé que Cliquette reste seule.

— Qui cela… Cliquette ?

— C’est ma seconde sœur…

— Qu’à cela ne tienne !… il y a mon frère Ripois…

— C’est vrai !… ah ! on peut dire que nous ne sommes pas égoïstes… on s’occupe de caser la famille… Et tu sais… j’ai une idée excellente…

— Cela ne m’étonne pas… ce vin mousseux en donne…

— Ne plaisante pas !… mon idée… c’est que je t’accompagne à Vichy pour mon estomac…

— Ça… c’est d’un frère…

Les deux amis étaient enchantés l’un de l’autre… Ils restèrent deux jours ensemble à la campagne, le temps pour Louis Dormont de s’entendre avec son régisseur, et par un beau matin ensoleillé, ils partirent pour Vichy.

Ils n’y étaient pas depuis vingt-quatre heures, qu’ils tombaient tous deux en extase devant Sylviane Foubry.

La jeune fille avec son air mélancolique, paraissait une princesse inaccessible que sa beauté splendide rendait plus lointaine encore.

Elle aurait voulu se calfeutrer dans sa chambre d’hôtel, mais ce n’était guère possible. Elle ne pouvait s’isoler et ne pas vivre l’existence de tout le monde. Bon gré, mal gré, il fallait suivre le courant. Depuis la scène survenue chez Madame Bullot, la pauvre Sylviane avait passé par les sensations les plus extraordinaires.

Elle ne pouvait, âme sans détours, comprendre pourquoi Luc avait ainsi agit avec elle.

Il eût été si simple de lui dire qu’il l’aimait sans jouer cette comédie stupide qui lui dévoilait encore un côté de l’humanité qu’elle ne connaissait pas. La circonstance était d’autant plus malheureuse que Sylviane ne pouvant s’empêcher de penser à la conduite de Luc, s’éprenait inconsciemment de cet amoureux sans confiance spontanée, et lui en voulait de n’avoir pas su conserver intactes les qualités découvertes en lui.

Sa faible revanche était de l’avoir démasqué, mais combien sa déception et ses regrets la lancinaient.

Il lui semblait que son cœur se durcissait et son sourire augmentait de dédain. Son regard portait haut et elle semblait regarder par-dessus la foule… Attitude qui était infiniment belle pour une statue mais qui éloignait d’elle, les martels simples qui ne la comprenaient pas.

Qui eût deviné sous ces dehors, un cœur vibrant et chaud qui répandait des larmes amères, le soir, dans sa chambre solitaire.

Elle scellait soigneusement tous ces sentiments ne voulant pas se donner en spectacle, préférant montrer une physionomie indéchiffrable plutôt que d’exciter la pitié ou peut-être même la risée.

Pour se fortifier, elle s’agenouillait devant son crucifix et là, seule, devant son Dieu, elle murmurait la haute parole : « Fiat… » qui l’aidait à se soumettre.

Mais elle avait besoin d’action et regrettait que son intelligence ne lui servît pas utilement. Elle restait passive n’osant pas secouer le joug des préjugés de peur de peiner sa famille.

Elle se jurait pourtant qu’en automne la situation changerait. Elle avait hâte de travailler pour échapper à cette geôle où la condamnaient les conventions. Elle pensait qu’elle se remettrait sérieusement à la musique.

Son ressentiment contre Madame Bullot s’atténuait. Elle comprenait assez que la vieille dame désœuvrée se fut laissée influencer par l’imprévu que lui suggérait Luc. Son intention avait été bonne. Cependant, elle ne l’avait pas revue, mais espérait passer de bonnes heures en sa compagnie à Vichy. Elle était loin de se douter que Luc Saint-Wiff l’accompagnerait.

Elle pensait ne le rencontrer plus jamais, et si ce regret la rendait parfois taciturne, la tranquillité était sa compensation. Elle espérait trouver le calme à mesure que le temps s’écoulerait, et voulait être raisonnable, jugeant peu logique d’accorder un souvenir à un projet qu’elle avait repoussé de son propre gré. Son refus, avait été peu calculé, c’est vrai, mais il comblait sa dignité de jeune fille pauvre, et plus elle y songeait, plus elle estimait qu’il avait été la réponse sonnant juste, pour ce jeu irréfléchi.

Elle se persuadait que ses paroles eussent été semblables, si le loisir de la réflexion lui eût été donné.

Louis Dormont et Francis Balor la rencontrèrent.

— C’est une merveille !… s’exclama Francis.

— C’est une splendeur… appuya Louis.

— Je voudrais lui parler…

— C’est mon grand désir aussi…

— N’oublie pas que tu es fiancé à ma sœur… riposta Francis qui craignait déjà un rival.

— N’aie pas peur !… rétorqua Louis, le devinant… je ne crois pas que cette incomparable personne se contenterait de ma ferme isolée…

— Tu as raison… Mais comment l’approcher ? Son père est un ancien colonel, on pourra peut-être invoquer une lointaine camaraderie avec un de nos pères… alors qu’ils accomplissaient leur service militaire.

— Mais oui… puisque nous en avons trois à nous deux… ce serait bien étonnant que nous ne trouvions pas quelque point de contact. D’abord… Foubry… cela me dit quelque chose…

— Dépêche-toi de trouver !

— Aie un peu de patience…

En attendant que Louis Dormont trouvât dans quelles circonstances le nom de Foubry lui était familier, les deux amis s’évertuaient tout au long du jour, à rencontrer Sylviane.

Elle ne fut pas longtemps pour s’apercevoir de la poursuite acharnée de ses nouveaux admirateurs, et n’y prêta nulle attention, étant trop blasée sur ce genre de manifestation.

Sylviane ne se sentait nullement disposée à les trouver bien, mais Madame Foubry qui se montrait plus pratique et qui poursuivait le but de marier sa fille fut très heureuse de l’attention marquée que ne cherchaient pas à cacher les jeunes gens.

Il vint une heure où Louis Dormont radieux, retrouva soudain la mémoire au sujet du nom entendu et, après avoir prévenu son ami, ils se dirigèrent droit vers Madame Foubry, assise avec sa fille, à l’ombre dans le parc.

— Madame, je vous demande pardon de me présenter à vous de cette façon, mais votre nom me rappelle un souvenir. Ma mère parle souvent d’une demoiselle Discard… son amie de couvent mariée à un officier appelé Foubry. Ma mère se nomme Berthe Gotteau.

— Berthe Gotteau ! ma meilleure amie ! s’écria Madame Foubry radieuse… ainsi vous êtes son fils !

— Oui, madame… Je me nomme Louis Dormont… et mon ami Francis Balor.

— Que je suis heureuse… asseyez-vous, messieurs. Sylviane, le fils de cette amie dont je t’ai parlé si souvent. Vite, mettez-moi au courant de la vie de cette chère Berthe.

Enchanté, Louis parla de sa mère et Francis l’enviait. Il écoutait, ainsi que Sylviane, les souvenirs puérils sortir des lèvres de Madame Foubry. Elle les égrenait, sentant toute son enfance renaître comme par magie. Un moment arriva où les deux écouteurs se lassèrent de ne rien dire, et ils se parlèrent, échangeant des paroles banales sur Vichy.

Louis Dormont perdait du terrain et Francis Balor, à son tour, triomphait.

Pendant que son ami causait avec la mère, il possédait le suprême bonheur de s’entretenir avec la fille et de l’admirer de près.

Sa beauté l’enthousiasmait et il la trouvait encore plus parfaite, maintenant qu’il la contemplait, animée par les paroles qu’elle disait.

Il ne fut pas long à constater que Mademoiselle Foubry était une personne sérieuse et nullement coquette.

Madame Foubry, plus heureuse que jamais, d’avoir remué les heures passées, pria les jeunes gens de rester à leurs côtés jusqu’au retour du colonel qui faisait une promenade.

Les deux amis accueillirent cette prière en se rengorgeant. Louis Dormont essaya d’intéresser aussi Sylviane et bientôt ces quatre personnes formèrent un groupe gai où la confiance naissait.

Quand le colonel vint retrouver sa femme et sa fille, il fut tout surpris de la sympathie qui régnait dans le petit cercle. La raison lui en fut vite expliquée.

Après que les deux amis se retrouvèrent seuls, ils dirent, presque ensemble :

— Eh ! bien ?

— Elle est charmante… prononça Francis.

— Elle est adorable… renchérit Louis.

— Ça n’est pas pour moi.

— Ah ! je n’y prétends pas non plus.

— Vois-tu, convint Louis, il vaut mieux que j’épouse ta sœur, une jeune fille élevée en province, qui n’aimera pas le monde, que personne ne connaîtra, et qui trouvera ma maison, un palais.

— Je préférerais aussi une de tes cousines, moins belle sans doute, mais qui ne recherchera pas les hommages, et qui m’acceptera tel que je suis.

— Restons obscurs.

— Pour être heureux.

Sur cette résolution, les deux amis se livrèrent à des plans compliqués pour paraître éviter Mademoiselle Foubry, alors qu’ils tentaient de se rapprocher d’elle.

De son côté, Madame Foubry exultait. Sa nature sentimentale imaginait déjà tout un roman.

Ce jeune homme, fils de son amie de couvent, était conduit par la Providence. Elle ne doutait pas une minute (en quoi elle avait raison), qu’il ne s’éprit de sa Sylviane, et que cela formerait un couple parfait.

Elle jugeait que Louis Dormont possédait une existence large et cette situation de gentleman-farmer l’enchantait. Elle se disait que sa fille aurait pu trouver mieux, mais ce Louis paraissait un si bon garçon.

— Sylviane, ma chérie, que je suis contente d’avoir retrouvé un peu de mon amie. J’espère que nous allons renouer connaissance. Louis m’a assurée qu’il allait écrire à sa mère sans tarder. Nous nous étions perdues de vue, Berthe et moi, je ne sais pourquoi, mais ce sera charmant de nous revoir.

— Tu parais toute rajeunie.

— Et puis, ce jeune homme est bien, ne trouves-tu pas ?

— Cela m’est tellement indifférent, si tu savais, maman !

— Allons, allons, ne sois pas ainsi. Reprends ton air gai, je suis persuadée que c’est un mari envoyé par le destin.

— Tu bâtis déjà des châteaux en Espagne !

— Mais non, ma chérie, il est naturel que je désire te voir établie, et ce jeune homme a l’air absolument subjugué.

— Maman, tu devrais savoir par expérience, que les hommes me regardent beaucoup, aiment converser avec moi, mais qu’ils ont peur de m’épouser, pour une foule de raisons qui me sont mal définies. Ah ! vivre dans un coin, ne voir personne, ou bien rencontrer seulement celui que l’on doit aimer, quel rêve !

— Ma pauvre enfant, comme tu es découragée. À ta place, je m’amuserais de tous ces hommages, et je ne verrais pas l’existence en noir.

Madame Foubry parlait un peu contre sa pensée, mais elle sentait Sylviane déprimée et elle essayait de la réconforter.

Sylviane était restée assez indifférente aux attentions des deux nouveaux venus parce que sa pensée allait vers Luc.

Elle l’élevait au-dessus de tous par son visage et son maintien. Mais comme une torture, la tache qui voilait ses qualités, s’imposait sans cesse à son esprit.

En voulant la conquérir, il avait dressé entre elle et lui, une barrière qu’elle jugeait infranchissable.

À de brefs moments, elle regrettait la parole sur laquelle elle ne pouvait plus revenir.

Elle n’osait s’en ouvrir à sa mère, sachant que trop de regrets envahiraient le cœur de Madame Foubry. Elle la laissa l’entretenir de son rêve tout neuf.

Aurait-elle le courage d’épouser le premier parti que se présenterait ? Elle ne pouvait encore se prononcer. Luc Saint-Wiff voguait sans doute aujourd’hui sur quelque mer attirante. Peut-être pensait-il à elle… Elle se remémorait ses yeux implorants, elle estimait sincère son accent, mais il avait manqué de confiance, de cette belle confiance, si douce au cœur des femmes. Et cela la rendait infiniment triste.

Elle resta le soir dans sa chambre, redoutant de rencontrer Louis Dormont et son ami.

Leur cour empressée l’importunait.

Elle s’assit dans un fauteuil, un livre à la main. La soirée était belle. Des parfums entraient dans la pièce. Sylviane rêvait, ses longues mains blanches sur sa robe claire, abandonnèrent son livre.

L’heure passa sans qu’elle en eût conscience.

L’obscurité emplit sa chambre et la jeune fille restait immobile, comme privée de vie.

Au loin la musique du casino arrivait par bribes ; des murmures de voix entraient et de temps à autre, un rire fusait.

Sylviane, les yeux fermés, oubliait la vie extérieure pour se complaire dans l’immobilité d’un mirage entrevu.

Sa mère, brusquement, la rappela à la réalité, en entrant :

— Sylviane, es-tu là ? Mais on n’y voit rien ! J’ai vu Louis Dormont, son ami est bien aimable aussi. Il a peut-être plus d’aisance que Louis, et ce nom : Francis, lui va bien. Ils ont bien regretté ton absence, mais je dois dire qu’ils ont fait bon visage contre leur mauvaise fortune. Tu ne veux pas faire un petit tour ? La nuit n’est pas encore tombée complètement. Ah ! j’oubliais de te dire que Madame Bullot est arrivée à l’hôtel.

— Elle est là ? s’écria Sylviane, reprise de vie.

— Oui.

— Il est trop tard pour aller lui souhaiter le bonsoir.

— Naturellement. Elle est fatiguée du voyage, tu la verras demain.

— Je suis bien contente.

— Moi aussi, elle est vive, amusante. Nous allons former un groupe plein d’entrain. Bonsoir Sylviane.

— Bonsoir maman.

— Tu me sembles mieux, tout d’un coup ?

— Je me suis reposée, la solitude détend.

Sylviane se sentait heureuse. Madame Bullot était là. Un reflet de Luc allait peupler de lumière son âme obscurcie. Une agitation succédait à son apathie antérieure. Elle attendait le lendemain avec impatience. Enfin elle se coucha et parvint à s’endormir.