Hirth et Cie, éditeurs (p. 3-21).

Marthe Fiel

TROP BELLE…

Séparateur


— Tu n’as pas l’air bien gaie… aujourd’hui… Sylviane, es-tu souffrante… mon enfant ?

— Mais pas du tout… maman…

Sylviane Foubry avait tressailli en entendant cette remarque de sa mère et elle essaya de rendre à son visage, l’expression souriante que ses parents aimaient à lui voir.

Son rôle devenait mélancolique.

Elle possédait une beauté remarquable qui attirait tous les regards.

Quand elle passait dans les rues, on se retournait pour la suivre des yeux, et quand elle se trouvait chez des amis, où des inconnus la rencontraient pour la première fois, ils ne se lassaient pas de la contempler.

Sylviane ne ressentait nul orgueil de ce don.

Elle était née ainsi, ayant toujours suscité l’admiration et elle jugeait que cette particularité lui nuisait plus qu’elle ne l’avantageait.

Cependant, elle constatait avec un peu d’étonnement que ses amies moins jolies qu’elle, se mariaient, alors que pour son propre compte, nulle demande en mariage ne rompait la suite monotone des jours.

Elle venait d’avoir vingt-six ans.

Son visage montrait un ovale impeccable et ses cheveux châtains, lourds et ondés, s’éclairaient des reflets de la châtaigne mûre. Ses yeux longs, immenses, étaient d’un brun un peu clair, et regardaient avec douceur. Sa bouche expressive, rouge et bien arquée, dénotait la bonté. Depuis quelque temps cependant, un léger air de dédain voltigeait parfois sur ses lèvres, mais elle en était inconsciente et restait généreuse, tendre et méconnue. Ce qui soulignait ses traits purs était une carnation merveilleuse. Sa peau satinée semblait défier toutes les intempéries.

Elle paraissait jeune. Ses mouvements souples, ses attaches fines, complétaient un ensemble que les plus difficiles ne pouvaient contester.

Sa beauté était indéniable, mais sa fortune était nulle et une amertume venait à la jeune fille en songeant que sa pauvreté écartait les prétendants.

Son père, colonel en retraite, vivait de sa pension. Ayant épousé une femme dont la dot était sans importance, cet appoint ne formait que de pauvres rentes ajoutées au budget.

Sylviane eût aimé travailler, les mœurs modernes l’y poussant. Malheureusement, ses parents remplis de préjugés, ne se résignaient pas à la voir chercher un emploi. Ils espéraient un gendre. Si le colonel l’attendait sans impatience, sa femme le désirait plus rapidement.

Le temps passait cependant, mais leur confiance ne désarmait pas.

Si Sylviane n’eût été que belle, sans ce port impérieux qui la caractérisait, il eût été possible qu’un de ses admirateurs s’en éprît. Une autre chose encore éloignait les prétendants quelconques : sa vive intelligence.

Quand elle voulait s’en donner la peine, elle brillait dans une conversation. Ainsi sa beauté attirait et son esprit en imposait. Les hommes, hors de sa vue réfléchissaient : Qu’elle est belle… et que je l’aimerais… mais son cerveau me fait peur… que serais-je… moi… près d’une telle raisonneuse…

D’autres se disaient : Quelle intelligence !… ce serait agréable de passer sa vie à côté d’une femme semblable… mais sa beauté me gênerait… je ne serais jamais que l’humble page d’une semblable reine de grâce…

Les soupirants, enthousiastes d’abord, se retiraient et Sylviane, prise entre les deux feux que ses dons projetaient, sentait croître en elle, un étonnement douloureux.

Il eût fallut un esprit égal au sien.

Sa sensibilité l’empêchait d’avouer nettement sa façon de penser à ses parents. Elle trouvait stupide à son âge, de rester petite fille soumise aux préjugés surannés, et eût aimé l’indépendance d’une carrière. Mais quand elle entendait sa mère lui murmurer avec des sanglots dans la voix : « Je mourrais de chagrin de te voir travailler » tout son courage pour affronter ce désespoir, s’anéantissait.

Elle végétait donc, soucieuse au fond de soi-même de son avenir incertain, se demandant ce qu’elle deviendrait si ses parents disparaissaient. Ils étaient assez âgés. Madame Foubry s’était mariée tard, et cette circonstance la confirmait dans le rêve qu’elle entretenait de voir sa fille plaire à quelque nature d’élite.

Le colonel n’éprouvait pas ces différentes angoisses avec autant de profondeur. Il vivait près de son enfant belle et gaie et se sentait le plus heureux des pères. Son foyer était aimable de par la présence de cette tendresse filiale et dans un égoïste inconscient souhaitait que cette situation se prolongeât.

La famille possédait de nombreuses relations, et l’on appréciait ce trio affable, et particulièrement, cette jeune fille si belle qui se montrait toujours bonne. Ses amies la voyaient avec plaisir et la trouvaient d’autant plus charmante que, si les jeunes gens s’empressaient autour d’elle, aucun ne se posait en prétendant sérieux.

Cette attitude les vengeait de sa beauté.

Sylviane comprenait toutes ces nuances et une mélancolie commençait à envelopper sa pensée. Sa fierté s’étonnait parfois de ne pas valoir autant que ses compagnes aux yeux de ceux qui les choisissaient.

Son caractère se modifiait. Spontanée, enthousiaste, elle finissait par devenir concentrée et retenait tous les élans qui jaillissaient de son cœur. Sa piété augmentait et souvent elle méditait dans quelque église. Elle essayait cependant de paraître enjouée ne voulant pas que l’on devinât sa déception que l’on aurait traduite par le mot dépit.

Elle était excellente musicienne, mais elle délaissait la musique. Elle avait trop évoqué de rêves alors que ses doigts égrenaient les chants harmonieux. Et maintenant, quand elle ouvrait son piano, ils l’assaillaient en foule.

Elle allait assez souvent dans le monde, et selon la mode actuelle, la jeunesse envahissait le domicile des Foubry pour les « surprises-parties ».

Malgré la modicité de leurs moyens, ils habitaient un bel appartement, par le plus grand des hasards. Ils en avaient hérité d’une vieille cousine et le bail devait durer jusqu’à leur mort. La parente avait stipulé que les meubles resteraient en place, force leur était de subir ce legs dans son intégrité.

Le cadre était presque somptueux et ils oubliaient, à évoluer dedans, les mesquineries auxquelles ils s’astreignaient par nécessité.

Sylviane et sa mère se contentaient d’une femme de journée et s’occupaient de cent besognes ménagères.

Leur appartement vaste tentait les danseurs et ainsi les Foubry recevaient, peut-être un peu plus que ne l’eût désiré Sylviane, mais cela enchantait sa mère qui aimait le monde. Elle se félicitait de cette mode nouvelle qui lui permettait de satisfaire ce goût sans que son budget en souffrît.

Le colonel ne s’amusait pas à ces réceptions. Il ne s’y montrait que des hommes trop jeunes. Il les regardait s’agiter, essayant de comprendre ces danses qui le déroutaient.

Madame Foubry conservait toujours l’espoir de voir surgir, dans une de ces soirées, l’inconnu précieux devenant amoureux de sa fille.

Mais rien de semblable ne s’annonçait.

À mesure que les jours passaient, Sylviane apportait à ce plaisir une indifférence souriante. Elle devenait l’aînée de cette jeunesse, et ses hôtes reçus par force, la considéraient comme une grande sœur.

— Je t’assure… ma chérie… que tu manques d’entrain…

Sylviane, de nouveau, se laissait aller à ses pensées et ne surveillaitt plus son visage.

Elle tenait un ouvrage de broderie, pendant que sa mère tricotait pour les pauvres.

On était au mois de mai et Paris rayonnait sous le printemps. Dans le salon des Foubry, les vieilles dorures des cadres présentaient un éclat nouveau, et les beaux meubles anciens, avec leurs soies fanées, semblaient plus intimes.

Sylviane répondit :

— Tu as peut-être raison… maman… Je suis mélancolique sans cause… C’est peut-être ce premier soleil qui me pèse… il est lourd quand on n’y est plus habitué… Je vais sortir un peu…

— C’est cela… Va chez madame Bullot… tu lui rapporteras ses livres.

— Tu me donnes une excellente idée… j’aurai là une diversion.

La jeune fille abandonna son travail et se rendit dans sa chambre pour s’apprêter.

Si sa tristesse perçait plus que d’habitude en cet après-midi printanier, c’est qu’elle songeait que cette situation ne pouvait s’éterniser et qu’il lui faudrait préparer un avenir. Ce souci la préoccupait. Elle dédaignait l’optimisme de sa mère et se disait, qu’actuellement, chacun composait sa vie.

Elle se vêtit pour sortir. Tout ce qu’elle endossait paraissait tout de suite élégant. Son tailleur simple, bleu marine, eut un cachet de distinction, et son chapeau clair fut embelli aussitôt par le visage pur.

Madame Bullot était une vieille amie originale et bonne, mais avec quelques piquants.

Veuve, elle habitait avenue du Bois, à deux pas des Foubry.

Sylviane l’affectionnait. Elle lui trouvait l’esprit toujours alerte et ses boutades toujours amusantes. Cela brisait le cercle un peu restreint où elle évoluait et dont les sujets variaient peu. Or, l’intelligence de Sylviane demandait des aliments.

Rien qu’à la pensée de revoir l’excellente femme, son allure se modifiait et perdait de sa nonchalance précédente.

Elle savait toujours trouver Madame Bullot dans un salon style ancien. Un épais tapis d’Orient amortissait les pas. Des sièges antiques, des tabourets, des guéridons l’encombraient.

La dame du lieu qui souffrait des crises rhumatismales de temps à autre, occupait souvent une chaise longue près d’une fenêtre donnant sur l’Avenue.

Ne pouvant parfois se servir de ses doigts, elle lisait beaucoup et s’amusait même à hasarder quelques commentaires qu’elle notait tant bien que mal sur des fiches.

Quand Sylviane entra, son visage s’éclaira :

— C’est vous… chérie… soyez la bienvenue… Je pensais à vous… Que vous voici jolie et fraîche !…

Elle disait vrai. Le teint de sa visiteuse était nacré, lumineux et ressemblait à un pétale de rose.

Animée, elle s’inclina vers la vieille dame qui l’embrassa :

— Rien de nouveau ?

— Rien…

— Avec un aspect pareil… vous devriez soulever des événements.

Sylviane rit, déjà détendue.

— Vous me supposez une puissance que je suis loin de posséder…

— Les hommes sont fous… ma parole… Ils s’arrêtent devant votre beauté comme devant un obstacle… sans se demander si vous avez un cœur… et je le connais votre cœur… il existe sincère et aimant… et il est fâcheux qu’il demeure inutile sous prétexte que votre visage est trop beau… et fait peur à ces sauvages sans divination…

Sylviane sourit, mais fut dispensée de répondre par l’entrée d’un troisième personnage inattendu.

Madame Bullot s’écria :

— Luc !… d’où viens-tu… toi ?

Un jeune homme d’une trentaine d’années s’avança vivement :

— Ma tante… j’arrive de Bombay… et ma première visite est pour vous…

Plein d’aisance, le nouvel arrivé se tourna vers Mademoiselle Foubry qu’il salua en lui jetant un regard rapide.

Il n’eut pas l’air surpris de sa beauté, mais il resta un moment incliné, comme recueilli.

Quand il releva la tête, Madame Bullot dit :

— Mais il faut que je te présente… l’ébahissement de te voir là me rend étourdie…

Elle désigna le jeune homme à Sylviane et prononça :

— Mon neveu Luc Saint-Wiff… mademoiselle Sylviane Foubry…

La jeune fille n’avait jamais entendu parler de ce neveu et elle était toute stupéfaite de ce parent qui naissait à l’improviste.

Elle croyait Madame Bullot nantie seulement de cousins éloignés.

Elle avait raison. Ce neveu n’appartenait pas à la famille de sa vieille amie et il l’appelait « ma tante » par affection, l’ayant toujours connue, aussi loin qu’il pouvait se souvenir.

Il était orphelin depuis de longues années et tenait grandement à ce lien qui le tenait au passé des siens.

Luc Saint-Wiff voyageait extrêmement et il accourait à Paris entre deux bateaux.

Il était très riche et relatait ses voyages, mais n’avait fait paraître aucun de ses récits.

Madame Bullot le voyait si peu qu’elle l’oubliait souvent, parce qu’il n’écrivait jamais. Il y avait près de quatre ans qu’il était invisible et sa surprise était extrême de le trouver soudain devant ses yeux.

— Tu es un vrai revenant…

— Comme vous le dites si bien… j’ai le mérite de revenir.

— Ce n’est guère poli de te demander quand tu comptes repartir, mais c’est tellement ta manière.

— Vous avez raison… ma tante… je lève l’ancre demain.

— C’est vite…

— Je suis arrivé d’hier…

— Ton nouveau but…

— L’Écosse…

— Depuis Bombay… c’est tentant… Qu’y vas-tu faire ?

— Acheter un chien.

— Et à Bombay… qu’as-tu trouvé ?

— Un derviche hurleur qui a failli m’empoisonner.

— Il y a des voyages périlleux…

— C’est ce qui contribue à leurs charmes…

Durant cette escarmouche, Sylviane était un peu délaissée. Elle écoutait amusée, le dialogue qui se poursuivait entre les deux personnages.

Luc Saint-Wiff ne s’occupait pas d’elle et elle pouvait le regarder. Il lui paraissait agréable quoiqu’un air désabusé errât sur son visage.

Il était grand et bien découplé, et Sylviane aimait la couleur gris foncé de ses yeux et sa moustache claire. Pas une minute cependant, elle pensa que ce neveu survenu à l’improviste, pouvait être un mari pour elle. Et, si Madame Bullot ne lui en avait jamais parlé, c’est qu’elle savait ce voyageur trop insaisissable. Elle se contentait d’apprécier son affection fidèle et lui savait gré de ne jamais la négliger quand il passait par Paris. C’est tout ce qu’une vieille dame pouvait désirer.

Sylviane se crut de trop et se leva pour prendre congé.

— Comment… vous êtes si pressée… ma mignonne ?

— Mais oui… Madame…

— Je vous ai à peine vue…

Mais Madame Bullot n’insista pas. Avait-elle la pensée de confesser son neveu et voulait-elle se trouver seule avec lui ?

Elle embrassa Sylviane et la laissa partir en la priant de revenir sous peu.

Quand elle fut sortie, le jeune homme dit :

— Cette Sylviane, est une femme admirable…

— C’est surtout une jeune fille délicieuse…

— Pourquoi pas mariée ?

— Sans dot…

— Et elle est belle… dit Luc rêveusement… les hommes ont peur…

— D’autant plus qu’elle est spirituelle.

— Mais… si elle est intelligente… elle peut vouloir l’être moins que son mari…

— Eh ! eh ! il faudrait qu’elle l’aimât joliment.

— Oui… c’est ce que je pense… Une femme n’est-elle pas capable d’un tel dévouement ?

— Les femmes sont capables de tout… mon cher.

— Et les hommes… ma tante ?

— Tu veux épouser Sylviane ?

— Moi ! je pars demain pour l’Écosse…

Madame Bullot observa son neveu. Elle vit l’ironie voltiger sur ses traits.

Elle sentit qu’elle avait dépassé les bornes de la discrétion, mais n’en fut pas gênée. Elle jugeait qu’elle pouvait se permettre de ces incartades de langue.

Elle lui dit :

— Tu ne te marieras donc pas… Luc ?

— Je n’ai que trente-deux ans…

— Pour fonder une famille… n’est-ce pas l’âge ?

— En effet… mais quand je songe que le mariage est un nœud pour la vie… j’ai peur…

— Je te croyais brave…

— Je n’ai pas cette bravoure-là !… Vous savez qu’on peut être crâne de cent manières… et lâche pour une masse de choses… Vous n’avez pas oublié que Turenne était courageux… mais qu’il craignait les souris… Moi… je ne crains ni l’eau… ni le feu… ni même l’air en avion… mais j’ai peur d’une femme à qui je serais lié pour toute l’existence…

— Pauvre Luc… Il s’agit simplement de bien choisir.

— Oui… tout est là… évidemment… mais comment peut-on choisir une femme ?… Je suis riche… et je ne suis pas trop mal de ma personne… ne prenez pas cela pour de la fatuité… j’entends par là qu’une jeune fille pourrait m’aimer… puisque je dispose de ces deux arguments appréciables… Or, une femme est influençable et son caractère peut se modifier selon la cause et pour un temps déterminé. Je puis être déçu et posséder à mon foyer une harpie d’âme au visage d’ange. Que faire pour m’en éloigner ? le divorce ?… c’est gai… ma tante… pour un voyageur qui se croit arrivé au port… d’envisager une telle perspective !… Et puis… mon fond religieux s’y opposerait avec véhémence… restons avec une conscience saine…

— Tu vois le mariage en sombre mon ami…

— Je réfléchis… En wagon… je ne regarde pas que le paysage… Il y a des couples en voyage de noces… et c’est parfois piteux… Ils ont l’air de s’aimer… mais on sent que ce n’est pas le bel amour… si grand… si noble…

— Eh ! là… serais-tu poète ?

— Oui… parce que je suis sensible et aimant…

— Quelle surprise pour moi… de découvrir un jeune homme de ta génération avec ces qualités !

— Ah ! ma tante… quel aveu déplorable !… vous venez clairement de me laisser deviner que les jeunes filles ne valent pas mieux. La généralité manque de cette sensibilité ardente… de cette générosité si rare… de cette indulgence douce au cœur…

— Décidément… tu es un rêveur…

— Peut-être…

— En somme… tu tues le temps avec tes voyages ?

— Je tue peut-être aussi mon cœur…

— Je le crois… mais ce n’est pas en te sauvant de côté et d’autre que tu trouveras une femme française. Et veux-tu que je te dise ? Eh bien ! quand tu auras reçu le coup de foudre… tu ne regarderas à rien du tout… et tu épouseras… sans songer aux conséquences.

— Bien… je n’avais pas besoin d’aller à Bombay pour consulter un diseur de bonne aventure… puisque je vous avais à Paris !

— Il t’a prédit la même chose que moi ?

— À peu près…

— Eh ! bien… pars… va acheter ton chien…

— Oui… ma tante…

Les deux interlocuteurs rirent et après un moment de conversation où furent agités divers autres sujets, ils se séparèrent, amis comme toujours, et se disant : au revoir…

Cet au revoir était toujours obscur.

Luc partait parfois pour un mois et restait absent une année, il s’en allait souvent pour une année et revenait au bout de quinze jours.

Après son départ, Madame Bullot songea durant quelques minutes, puis elle secoua la tête en murmurant : C’est dommage… ils me semblaient faits l’un pour l’autre… comment n’y avais-je pas pensé, mais je vois si peu ce Luc fantaisiste…

Le lendemain matin, Madame Bullot prit comme de coutume, son courrier des mains de la femme de chambre et son attention fut tout de suite attirée par une enveloppe à l’écriture ferme.

Elle l’ouvrit, intriguée, et à mesure qu’elle lisait, la joie courait sur son visage, et des interjections étouffées fusaient de ses lèvres.

Elle replia la lettre avec soin, la plaça dans un coffret et médita :

Ses deux bras s’appuyèrent sur son fauteuil et quand elle les en détacha, elle essaya de faire bouger ses doigts, mais ils semblaient de plomb.

Elle sourit et appela sa femme de chambre :

— Zoé !… que m’arrive-t-il ?… je ne puis mouvoir mes mains… et j’y vois avec peine…

— Madame est sans doute un peu engourdie…

— C’est possible…

— Dois-je téléphoner au docteur ?

— Attendez encore un peu… cela se passera sans doute…

— Comme Madame voudra…

Zoé sortit et dit à la cuisinière :

— Madame va sur la paralysie…

Les deux femmes s’apitoyèrent et vaquèrent à leurs besognes avec des soupirs.

Madame Bullot était aimée de ses domestiques. Son service était facile, et ses gages larges.

Durant l’après-midi, la vieille dame annonça à Zoé :

— Il va me falloir un secrétaire pour écrire mes lettres et me faire la lecture… Je ne puis rester avec ma correspondance en retard… Je ne sais combien de temps ces douleurs vont m’immobiliser… mais je ne tiens pas du tout à m’ennuyer durant ce temps…

— Madame ne veut vraiment pas voir son docteur ?

— Mais si… mais si… quoique je sache d’avance ce qu’il me dira.

La septuagénaire eut un rire qui sembla exprimer : il me traitera de vieille…

Madame Bullot reçut Sylviane le lendemain.

La jeune fille paraissait plus gaie. Elle était souriante et animée. Elle demanda :

— Vous allez toujours bien ?

— Heu !… heu !… je deviens infirme pour de bon…

— Comment ?…

— Mes mains me refusent service… aussi vais-je vous mettre à contribution… Vous allez m’écrire une annonce pour demander un secrétaire qui viendra quelques heures chaque après-midi… Mais je ne veux pas d’une femme qui gémira sans arrêt sur ses malheurs passés… mais un brave homme qui sera content de gagner ce que je lui donnerai…

— Quel changement dans votre vie !… ne pourrais-je vous aider ?

— Ce serait aliéner votre liberté…

Sylviane baissa la tête et murmura en rougissant :

— Je songeais à m’occuper… ma vie est si fade… et je ne puis attendre éternellement le mari que maman rêve…

— Et vous… mignonne… ne le rêvez-vous pas ? demanda précipitamment Madame Bullot à mi-voix.

— Ce n’est plus un but pour moi… les temps modernes sont à l’action…

Elle eut des larmes dans les yeux, et Madame Bullot aussi émue qu’elle, murmura :

— Vous êtes une malheureuse enfant… mais ne vous pressez pas… attendez encore un peu pour prendre une décision… une année de plus ou de moins n’est rien… Vous me paraissez si jeune… à moi qui ai soixante-dix ans !… Non… je ne veux pas de vous comme secrétaire… ce serait gênant pour moi… je n’oserais pas vous commander… Puis… je voudrais une personne ayant habité l’Angleterre… parce que j’ai la fantaisie de travailler un livre pour agrémenter mes loisirs…

— Ah ! fit Sylviane étonnée.

— Vous seriez trop prise avec moi… puis… il faut que j’aille à Vichy… faire une petite cure…

— Nous aussi… c’est l’année où mon père s’y rend…

— Ah ! tant mieux… nous nous y verrons…

— Vous emmènerez votre secrétaire ?…

— Je le pense…

Sylviane s’en retourna.

Elle n’avait pas osé questionner Madame Bullot sur son neveu, l’ayant vue plus préoccupée de soi que de ce revenant.

Après son départ, Madame Bullot se frotta les mains. Il semblait que ses doigts eussent repris une certaine élasticité, mais ce n’était qu’une illusion sans doute, car à l’instant où la femme de chambre entra, il ne restait rien de ces gestes agiles.

Malgré cette atteinte à sa santé, la sérénité de la vieille dame paraissait redoublée. Ses yeux reflétaient de la malice et son sourire se moquait des choses visibles pour elle seule.

Sylviane ne lui avait pas promis de visite proche, mais deux jours après, elle reçut un mot par lequel sa vieille amie la priait de passer chez elle, pour l’aider à introduire un peu d’ordre dans quelques papiers avant l’arrivée du secrétaire.

Heureuse de se rendre utile, la jeune fille se hâta d’acquiescer à cette requête.

Elle trouva Madame Bullot, affairée moralement, car la pauvre dame ne bougeait pas. Ses mains s’enveloppaient d’ouate et elle-même paraissait atteinte d’un torticolis douloureux.

Elle s’écria à l’entrée de Sylviane :

— J’ai trouvé mon brave homme… j’y ai songé tout d’un coup… c’est une connaissance de longue date qui a passé de nombreuses années à Londres.

— Ah ! tant mieux !… riposta Sylviane.

— Ma mignonne… vous êtes gentille d’être venue… Je voudrais que vous me lisiez ces papiers avant que M. Daniel arrivât… Mes yeux n’y voient pas… Puis, vous lui dicterez ces feuillets… Je veux avoir une copie afin de les renvoyer à celui qui me les a prêtés… en vue de ma traduction… J’y ajouterai des commentaires…

Sylviane trouvait bizarre cet engouement littéraire poussé soudain chez sa vieille amie, mais il était sûr qu’elle pouvait employer ses loisirs comme elle l’entendait.

Elle se mit en devoir de prendre connaissance de ces pages avant l’arrivée de M. Daniel.

— Ah ! dit soudain Madame Bullot… j’ai reçu un télégramme de Luc… il est à Vienne…

— Je croyais qu’il partait pour l’Écosse… murmura Sylviane en rougissant.

— Sait-on jamais ce que fera ce garçon ! Il est plein d’imprévu… mais charmant… ne trouvez vous pas ?

— Il m’a semblé fort bien…

— À mon avis… il est trop bien… pour d’autres qui ne le sont pas assez… mais on n’y peut rien. Je bavarde !… travaillons pour que M. Daniel puisse écrire…

— Il a une machine ?

— Ah ! non… par exemple ! je ne veux pas de ce tintement et de cette petite sonnette chez moi… Nous nous servirons de plumes… avec un encrier… tout à l’ancienne mode…

— Quoi… pas même un stylographe !…

— Nous avons du temps à perdre… mon enfant, et nous irons doucement…

Madame Bullot ne put s’empêcher de rire devant l’air ahuri de la jeune fille, mais elle semblait anxieuse et agitée.

Un coup de timbre résonna.

Madame Bullot tressaillit, croisa ses mains et attendit. Cependant, elle dit très vite :

— Sylviane… vous serez bonne pour M. Daniel… il n’est pas beau… mais il a des qualités…

La jeune fille surprise, regarda sa vieille amie et elle riposta en riant :

— Serait-ce un mari que vous me destinez ?

— Juste Ciel !… vous allez voir si « c’est mariable ».

Monsieur Daniel entra.

Sylviane s’imaginait contempler un monstre, d’après les paroles de son amie, et elle fut déçue sur ce point : le secrétaire n’était que quelconque.

Il paraissait âgé d’une cinquantaine d’années, ainsi qu’en témoignait son visage ridé et ses cheveux poivre et sel. Une longue barbe plutôt grise que brune, mais qui semblait blanchie prématurément. Ses yeux étaient petits ou paraissaient tels à cause de l’abondance des sourcils fort noirs.

La bouche était complètement cachée par la moustache fournie. Le nez seul était bizarre ; alors que la peau s’accusait bistrée, il ressortait plus pâle… C’était évidemment une particularité.

L’aspect général n’était ni repoussant, ni séduisant. Le personnage se présentait bien et il vint droit à Madame Bullot devant qui il s’arrêta, incliné.

— Ah ! bonjour, Monsieur Daniel…

Sans transition, elle ajouta :

— Puisque nous nous sommes expliqués sur notre travail… nous n’avons qu’à le commencer… Sylviane… Je vous présente M. Daniel… Mademoiselle Foubry…

La jeune fille sourit et tendit la main au secrétaire par un geste spontané qui semblait dire : Ce n’est pas parce que je ne vous ai jamais rencontré dans le monde que je serai dédaigneuse…

M. Daniel plaça sa main dans celle qu’on lui tendait. Ce fut rapide et indifférent.

Des lettres furent dictées, examinées.

Le secrétaire était gai, Madame Bullot pleine d’entrain et l’esprit de Sylviane commença à pétiller.

M. Daniel la regardait.

Au bout d’une heure de travail léger, la vieille dame rejetant les papiers amoncelés devant elle, s’écria :

— Nous allons goûter… Pour le premier jour… le labeur est suffisant…

Le secrétaire se permit de sourire et Madame Bullot l’interpella :

— Vous riez !… je n’ai pas comme vous… l’habitude des paperasses et de l’analyse…

Là-dessus, elle fit chorus avec le mystérieux personnage et sonna le thé.

Sylviane sentait dans l’atmosphère une note inattendue. D’abord, elle trouvait une familiarité inaccoutumée dans les façons de Madame Bullot.

Ce M. Daniel dont elle n’avait jamais entendu parler lui semblait un être assez étrange, sûr de lui, et plein d’autorité.

Le thé fut apporté et la maîtresse de maison eut le geste d’enlever l’ouate qui entourait ses poignets, mais elle se ravisa à temps et dit :

— Sylviane… voulez-vous être assez aimable pour me suppléer… Offrez-nous le thé…

La jeune fille s’empressa.

— Allons… M. Daniel… quittez votre air docte… et causons de choses d’actualité…

— À vos ordres, Madame…

Le secrétaire quitta la table sur laquelle il écrivait et se rapprocha du guéridon où le breuvage parfumé était déjà dans les tasses.

Dehors Juin brillait, clair, doré et Madame Bullot, jetant un coup d’œil vers la fenêtre, reprit :

— Je me réjouis de m’installer à Vichy… Quand y partez-vous… Sylviane ?

— Mon père a fixé la date au quinze prochain… il est toujours pressé… vous le savez, Madame… de quitter Paris…

— Vous comprenez cela… vous… M. Daniel !… jeta Madame Bullot d’un air vif.

— Mais oui… Madame… répondit le secrétaire en riant… je suis un nomade… mais je ne demanderais qu’à me fixer…

— Comme un papillon… forcé par une épingle dans le cœur…

— Comme vous y allez !…

Les deux interlocuteurs rirent, et la pauvre Sylviane abasourdie les écoutait, se demandant quelle allusion contenait cette conversation ambiguë.

Madame Bullot lui paraissait changée. Malicieuse, son regard se portait sur Sylviane avec tendresse et brusquerie à la fois.

Mais la jeune fille ne cherchait pas à comprendre. La vie, avec ses détours, la rendait philosophe et elle subissait cette ambiance avec calme.

Elle offrit le thé avec sa grâce habituelle. M. Daniel suivait tous ses gestes, et il vint soudain à Sylviane qu’elle connaissait ce regard-là.

Elle s’assit enfin et observa avec une certaine attention l’inconnu qui s’agitait devant elle en causant avec animation.

Au bout d’un moment, elle dit tranquillement :

— Alors… M. Luc Saint-Wiff… vous n’êtes donc pas parti pour l’Écosse… et vous voici déjà rentré de Vienne… Quel avion avez-vous pris ?

Un tremblement de terre n’aurait pas surpris davantage les deux complices. Ils se regardèrent interdits… puis Luc se leva, arracha sa fausse barbe que son nez factice suivit, tandis que Madame Bullot remuait ses doigts redevenus agiles, en s’écriant :

— J’en avais assez de cette comédie… et toi… Luc ?

Le jeune homme ne répondit pas. Il contemplait Sylviane, qui, très pâle restait affaissée sur son siège, les yeux dirigés vers le visage de sa vieille amie :

— Madame… commença-t-elle… pourquoi m’avoir tendu ce piège ?

— Luc… il faut lui expliquer…

— Cela s’impose…

— Voici… mignonne… Votre beauté a causé une profonde sensation sur Luc… mais… comment vous le dire ?… il a voulu vous connaître davantage avant de formuler sa demande.

Sylviane continuait d’être silencieuse, mais deux larmes coulaient sur ses beaux traits.

— Vous pleurez !… s’écria Madame Bullot.

— Oh ! murmura Luc… bouleversé… pardon mademoiselle… je n’ai été qu’un sot…

— Ma mignonne… demanda la vieille dame… expliquez-moi votre pensée… J’étais si heureuse à l’idée de votre avenir… que je me suis peut-être exprimée trop brutalement…

Sylviane voulut parler, mais Luc ne lui laissa pas le temps :

— Mademoiselle Foubry éprouve un sentiment que je devine… J’ai été indigne… je n’aurais pas dû donner suite à cette idée excentrique… À force de voyager… on perd la notion exacte du tact… Encore une fois… pardonnez-moi, mademoiselle…

Sylviane murmura :

— Je vous pardonne… monsieur…

Sa voix était grave. On sentait qu’elle refoulait ses pleurs avec peine. Elle se leva pour s’en aller.

— Vous me quittez !… s’exclama Madame Bullot… vous n’allez pas vous sauver avec ce visage chaviré… ne soyez pas froissée pour une gaminerie de ce grand Luc… Allons… ma petite Sylviane… riez !…

Mais la jeune fille ne le pouvait. Atteinte dans sa sensibilité, elle s’avouait désemparée.

Elle trouvait cavalier, cette façon de s’introduire dans sa vie par un procédé qu’elle jugeait déloyal. Seule, avec sa vieille amie, elle eût pu traduire sa pensée, mais elle ne voulait pas blâmer la conduite de Luc qui paraissait contrit et désolé.

Elle sentit cependant qu’il fallait parler et dit avec effort :

— Je suis bien surprise…

— Dans tous les cas… vous avez joliment de perspicacité… prononça Madame Bullot… vous avez reconnu Luc d’une manière magistrale !… Je n’y aurais vu que du feu…

— Je me croyais bien caché… avoua le jeune mais je suis content d’avoir été démasqué…

— Allons… soupira Madame Bullot… je conviens que c’est une sottise que nous couvions… mais vous êtes trop intelligente pour ne pas concevoir les rets tendus devant mon neveu… Certainement il aurait pu être convaincu sans examen… et savoir que votre visage enveloppait une belle âme. Allons ne soyez pas inclémente…

— Mademoiselle… intervint Luc… plus je songe à ma conduite… plus je la trouve odieuse… Ne m’en veuillez pas cependant… et laissez-moi espérer que je pourrai… quelque jour… me présenter à vos parents pour solliciter votre main…

Cette réparation venait un peu tôt. Elle sentait la hâte, l’inclination un peu forcée après le plan si nettement catégorique, et cependant elle s’imposait. Le jeune homme voulait, au plus vite, pallier son mauvais procédé, mais Sylviane n’avait pas eu le recul nécessaire pour l’atténuer, et sa réponse fut également prématurée :

— Monsieur… votre procédé a été une offense pour mon caractère… Il se peut que vous ayez rencontré de fausses apparences… mais je ne crois pas avoir double-face… Je suis telle que je me montre… mais comme je ne voudrais pas vous causer la moindre désillusion… je préfère ne vous donner aucun espoir…

La leçon était dure et la cause qui la dictait ne comportait pas cette sévérité.

Il restait cependant indéniable que la fierté de mademoiselle Foubry devait être blessée, mais elle montrait par son refus hautain que sa pauvreté était digne et qu’elle ne se laisserait pas offenser par jeu.

Elle lui sacrifiait un mari charmant avec un avenir plein de luxe.

Madame Bullot dans sa philosophie rassise, estimait que ces fiertés-là par le temps actuel, étaient singulièrement déplacées.