Hirth et Cie, éditeurs (p. 54-71).


IV


Quand Louis Dormont et Francis Balor se rencontrèrent ce matin-là, au sortir de leurs chambres, ils parurent gênés :

— Tiens, où vas-tu de si bon matin ? demanda Francis.

— Bon matin ! Il est neuf heures, mon cher !

— Mon Dieu, pour un vieux Parisien comme moi, neuf heures est matinal, mais je comprends que pour un fermier, ce soit déjà tard.

— Sois donc plus élégant dans tes expressions ! riposta vivement Louis, piqué. Si l’on t’entendait on me prendrait pour ton régisseur !

En disant ces mots, Louis, jetait un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que nulle oreille indiscrète ne les écoutait.

Ils avancèrent de quelques pas, et soudain Francis dit :

— Mon cher vieux, je t’abandonne, il faut que j’aille chez le coiffeur.

— J’en suis ravi, parce qu’il faut que je passe chez la manucure.

L’un et l’autre déguisaient leur pensée. Ils voulaient chacun être seul pour essayer de rejoindre Sylviane. Toujours près d’elle, ensemble, il leur semblait que l’un faisait tort à l’autre et ils avaient décidé, à part soi, de tenter leurs chances isolément.

Ils prirent un chemin opposé et quand l’un crut l’autre chez le coiffeur ou la manucure, ils se retrouvèrent au rond-point où Sylviane, chaque matin, accomplissait sa promenade.

Ils retinrent un geste de contrariété en se revoyant, se sentant pris à leur piège. Mais Francis, à force de vivre dans les ruses parisiennes, reconquit tout de suite son aplomb, et Louis, habitué aux caprices des animaux, reprit sans peine sa présence d’esprit.

Chacun adopta l’air railleur :

— Tu n’as pas été long chez ton coiffeur !

— Il y avait foule. Pensant n’en jamais sortir, je n’y suis pas entré, mais toi-même, tu as été vite expédié par ta manucure !

— Ah ! mon cher, on lui offrait tant de mains, ce matin, que j’ai jugé que les miennes étaient superflues !

— Où vas-tu de ce pas ?

— Je n’ai rien de particulier à voir, et toi ?

— Moi, non plus, tu restes ici ?

— Mon Dieu, oui.

— Je te tiens compagnie.

Ce dialogue sonnait d’autant plus étrange que les deux amis ne se quittaient guère et que tous les jours les voyaient aux mêmes endroits, attendant l’apparition de Sylviane.

Ils s’assirent, se promenèrent, s’assirent de nouveau, mais mademoiselle Foubry n’apparut point.

Ils regardaient l’allée par où elle débouchait d’habitude, en se cachant l’un de l’autre, et ils taisaient son nom alors que chacun le tenait sur ses lèvres.

Ils se levèrent, voyant l’heure s’avancer.

— Je me sauve, dit Louis.

— Moi aussi.

— Où vas-tu ?

— Comme tu es indiscret, ce matin, mais je ne veux rien te cacher. Le colonel Foubry m’a demandé de lui rendre un petit service, je vais lui choisir une pipe.

Louis se mordit la langue. Il trouvait que Francis avançait dans les bonnes grâces de Sylviane, par la pipe de son père et il ne voulut pas être en retard.

Il répondit avec l’âpreté qu’il prenait parfois :

— Nous sommes privilégiés, si tu t’occupes des défauts du père, je m’occupe des qualités de la mère, et pour rien te scéler, j’allais dénicher pour Madame Foubry, un de ces délicieux sacs allongés pour enfermer le tricot et ses aiguilles.

Francis ne crut pas un moment à la commission donnée, et Louis fut tout à fait incrédule à la mission confiée. Mais ils pensèrent que chacun voulant avancer dans les bonnes grâces de la jeune fille, désirait amadouer les parents par une attention.

Ils se sentirent hostiles l’un à l’autre en découvrant leur stratagème.

Francis ne put s’empêcher d’être mordant, et il dit :

— Ma sœur Ninette sera ravie d’avoir un mari aussi attentionné pour ses parents.

Louis riposta :

— Que ma cousine sera heureuse de donner un gendre tel que toi à sa mère !

Les deux amis, après ces pointes, se tournèrent le dos, pour aller, chacun de son côté, à la recherche de Sylviane.

Deux heures après, ils se rencontrèrent de nouveau au même endroit. Où leur temps s’était-il passé ? Ce fut leur secret, mais ni l’un ni l’autre n’avait rencontré la jeune fille. Leur mine s’annonçait, renfrognée, mais quand ils s’aperçurent, une expression joyeuse remplaça la figure allongée.

Tous deux arboraient un magnifique bouton de rose à leur veston.

— Alors, ta mission est remplie ? demanda Louis.

— Parfaitement, répondit Francis, la pipe a fait l’admiration du colonel, il l’a essayée incontinent.

— Mon sac a enchanté Madame Foubry, et elle ne s’en sépare plus.

À dire vrai, il n’y avait eu ni pipe, ni sac. Les deux jeunes gens ne se croyaient pas assez autorisés pour se permettre d’offrir de semblables cadeaux aux parents de Sylviane. Ils avaient bien admiré une pipe et un sac, se disant en leur désir : si je savais que ce soit bien accueilli, je me permettrais de donner cette petite chose, mais ils se contentaient de le rêver.

Francis montra sa rose, en disant fièrement :

— Cette rose merveilleuse que tu vois là, est un don de Mademoiselle Foubry, pour me remercier de ma délicate attention à l’égard de son père.

— Et moi, riposta Louis, cette rose, ici, est un don de Mademoiselle Sylviane en reconnaissance de la gentillesse que j’ai eue pour sa mère.

Les roses étant identiques, on pouvait croire qu’elles venaient de la même main ; elles sortaient en droite ligne de chez la fleuriste qui avait reçu son arrivage.

Ni Louis, ni Francis ne furent dupes de leur fatuité réciproque. Ils connaissaient trop Sylviane pour savoir qu’elle ne donnait pas des roses à la légère à ses admirateurs, mais ce qui les surprit extrêmement, ce fut de l’apercevoir soudain avec une rose semblable à la ceinture.

Ils se regardèrent méfiants, et chacun se demanda si l’autre avait dit la vérité.

Sylviane s’avança gracieuse, et leur tendit la main, en parlant du beau temps.

Ses parents venaient derrière elle, et quelques minutes après le petit groupe bavardait amicalement.

Sylviane ne s’était pas demandé une minute d’où provenaient les roses de ses soupirants. Elle devinait sans peine que la fleuriste les leur avait mises directement à la boutonnière, tandis que la sienne possédait une origine plus détournée qui la rendait heureuse.

Luc Saint-Wiff avait envoyé, le matin même, une botte de roses à sa tante. Parmi elles, se trouvaient quelques jolis boutons semblables à ceux que portaient Dormont et Balor.

Madame Bullot avait appelé la jeune fille en lui disant :

— Luc vient de m’apporter cela, et certainement il ne m’en voudra pas de vous fleurir de quelques-unes.

Sylviane avait accepté, toute joyeuse, et en avait garni sa chambre, s’en réservant une pour l’attacher à sa ceinture.

Cette circonstance pouvait donner une apparence de vérité aux mensonges des deux jeunes gens, alors qu’elle faisait simplement penser à Sylviane : la fleuriste a des roses fraîches, tout le monde sera pourvu aujourd’hui à Vichy.

Il y avait quelques instants que le groupe conversait, quand Luc Saint-Wiff se montra.

Il s’approcha de Madame Foubry qui le pria de s’asseoir près d’eux, mais il déclina son offre.

Il apercevait trois boutons de roses identiques et ne douta pas une minute de la générosité de Sylviane envers ses soupirants. Il savait que Madame Bullot en avait distrait quelques-unes en faveur de ses deux jeunes amies en prétextant :

— Les jeunes filles seront heureuses de les porter. Chez moi, une partie serait perdue. Tu m’as trop gâtée, ma chambre ressemble à une loge d’artiste, je vais me débarrasser chez les voisines. Cela ne te fâche pas ?

Luc avait trouvé naturel ce geste, mais il l’estimait incorrect chez Sylviane. Qu’elle fleurît ces deux sots avec son bien, ne lui agréait nullement, et il jugeait cette attention fort déplacée.

Il la regarda à peine, s’efforçant de paraître indifférent et caustique, se montrant insensible à son charme, alors qu’au-dedans de lui, sa beauté et sa séduction l’émerveillaient de plus en plus.

Il n’y put tenir plus longtemps, et soudain, après un adieu bref, il quitta brusquement le petit cercle. Madame Foubry essaya de lui donner rendez-vous au tennis pour l’après-midi, mais il prétendit qu’il ne jouait pas.

Il salua Sylviane qui lui tendit la main sans un mot.

Luc partait furieux, et il s’en fut droit chez sa tante. Elle lisait, étendue près de sa fenêtre, respirant l’air ensoleillé. Elle ne sortait jamais le matin, mais recevait ses amis avec joie.

— Eh ! bien, Luc, tu parais furieux ?

— Il y a de quoi !

Avant de poursuivre plus avant, le jeune homme promena un regard sur les roses apportées, comme s’il avait voulu les dénombrer.

— Qu’examines-tu avec autant de soin ?

— Vous m’avez dit avoir donné des roses à Mademoiselle Foubry, vous lui en avez porté beaucoup ?

— Mais non, mon ami, une douzaine.

— Des blanches, des roses, des rouges ?

— Des blanches et des roses.

— Savez-vous ce qu’elle en a fait ?

— Non.

— Eh ! bien, elles ornent la boutonnière de ses deux sigisbées.

Madame Bullot resta un moment silencieuse, puis elle dit lentement :

— Je suis étonné de ce que tu avances là, parce que ce n’est nullement dans les habitudes de Sylviane.

Le visage de Luc se détendit.

— Cependant, reprit-il.

— Tu l’as su, elle y a fait allusion, ou bien ces jeunes gens te l’ont fait entendre ?

— Ce ne sont que des présomptions, mais je les crois justifiées.

— Je doute encore, j’amènerai Sylviane à m’avouer la vérité, elle n’a jamais menti, elle est aussi franche que belle, elle n’a qu’un défaut : elle est fière.

— Ah ! je le sais.

— Et malheureusement, elle en pâtit.

— Elle a un autre défaut, ma tante, c’est de se laisser courtiser par des nullités. Les femmes ne savent guère ce qu’elles font ! Il vaudrait mieux passer sur mon semblant d’offense que d’épouser un de ces garçons.

— Tu parles à ton point de vue, et au titre d’offensé.

— Vous verrez, ma tante, qu’elle les épousera !

— Allons, Luc, modère-toi. D’abord, elle ne pourra en épouser qu’un, et si tu l’y pousses.

— Que puis-je tenter ?

— Tu es venu ici dans une intention bien arrêtée : celle de la conquérir, je ne vois pas que tes affaires avancent beaucoup.

— Si je pouvais lui parler de temps à autre ! mais elle n’est jamais seule.

— Il n’y a que trois jours que nous sommes là !

— Un siècle pour le temps perdu.

— Tu es donc bien amoureux ?

— Je n’en sais rien, je me sens surtout irrité.

— C’est un signe excellent.

Luc allait et venait dans la chambre de sa tante, comme un lion en cage. Il resta silencieux pendant quelques instants, puis soudain, il s’écria :

— Je voudrais que vous puissiez contempler la tête de ces jeunes prétentieux ! Ils regardent votre Sylviane avec des yeux comme des cerceaux, et une bouche ouverte à y jeter des palets ! et Dieu me pardonne ! il me semble qu’elle y prend plaisir.

— Allons tu déraisonnes, Luc !

Le sang-froid revint à l’amoureux exaspéré. Il reprit instantanément sa physionomie de grand seigneur et allait recommencer la conversation sur un autre sujet quand Annette entra.

Elle eut un léger recul en apercevant Luc Saint-Wiff en compagnie de Madame Bullot, mais cette dernière lui dit :

— Vous ne nous dérangez pas, ma mignonne, vous connaissez mon neveu.

Annette paraissait plus timide qu’elle ne l’était réellement et elle s’avança en disant :

— Nous allons faire une grande promenade avec nos amies de Vichy, malheureusement Mademoiselle Foubry ne peut venir avec nous.

— Que fait-elle donc ?

— Je l’ignore.

— Vous avez des compagnons ? demanda Luc.

— Oui, répondit Annette en riant, trois collégiens, les frères de mes amies.

— Bon, si mon âge ne vous effraie pas trop, j’irai avec vous.

Annette ouvrit de grands yeux, puis elle s’écria toute joyeuse :

— Que vous êtes aimable !

Madame Bullot observait son neveu, un peu effarée, se demandant quel mobile le poussait. Elle conclut qu’il voulait se distraire et ne dit rien.

Luc prenait soudain un parti qui n’était pas sans une pointe de méchanceté ! Il désirait, dans son dépit, causer un peu de peine à Sylviane.

Rendez-vous fut pris pour trois heures après-midi et la bande, composée de quatre jeunes filles, dont Annette était l’aînée, et de trois garçonnets, trépignait en attendant Luc devant la porte de son hôtel.

Au moment où il apparut, salué par cette jeunesse rieuse, Madame Bullot arrivait, donnant le bras à Sylviane. Quand cette dernière aperçut les jeunes filles qui entouraient Luc, elle eut un tressaillement qu’elle essaya de motiver auprès de sa vieille amie qui l’avait senti :

— J’ai buté contre une pierre, expliqua-t-elle, d’une voix rauque.

Madame Bullot ne releva pas ce mensonge ; elle se dit : j’ai vanté tout à l’heure à Luc, la franchise de Sylviane, et il était temps, car maintenant, je sais qu’elle ment, mais très mal, je dois en convenir.

Elles poursuivirent leur chemin et elle demanda :

— Vous n’avez donc pas voulu vous joindre à cette jeunesse, Sylviane ?

La jeune fille eut peine à répondre. Elle en voulait à Annette de lui avoir caché que Luc était de la partie et la pauvre petite eût été bien désolée de ce soupçon, ne sachant pas elle-même que Luc viendrait. Elle eût été au contraire, enchantée de les réunir, elle, dont le rêve était de les marier.

Elle s’en alla joyeuse. Luc marchait avec les collégiens, ravis qu’il voulût bien les prendre au sérieux et s’intéresser à leurs discours.

Au fur et à mesure que le chemin se parcourait, Annette se rapprocha du jeune homme, avec l’intention manifeste d’échanger quelques paroles avec lui.

À force de ruse et de manœuvres, elle finit par être, en sa compagnie, un peu à l’écart des autres.

Saint-Wiff constatait son manège et ses façons changèrent insensiblement.

De cordial et gai qu’il se montrait, il devint absorbé, tandis qu’un sourire ironique flottait sur ses lèvres.

Annette voyait la transformation qui s’opérait, mais ne s’en souciait pas. Elle entama la conversation en ralentissant encore son pas :

— Je m’amuse beaucoup à Vichy, c’est la première fois que j’y viens. Je ne voyage jamais. Il paraît que vous avez visité beaucoup, beaucoup de pays.

— Quelques-uns, oui mademoiselle.

— Lequel préférez-vous, à part le vôtre, bien entendu.

— Mon Dieu, c’est assez difficile à dire, chaque contrée a son bon et son mauvais côté.

— Et les jeunes filles, monsieur, vous avez bien une opinion sur les jeunes filles ?

Luc pensa en souriant : Nous y voilà, de quelque pays qu’elles soient, les jeunes filles cherchent toujours un mari. Que de fois il m’a fallu briser brutalement un rêve. J’ai l’air bien mariable, sans doute.

Il répondit tout haut :

— Dans tous les pays du monde, mademoiselle, les jeunes filles sont charmantes. Il n’y a que quand elles sont mariées qu’on s’aperçoit parfois qu’elles sont le contraire de ce qu’on supposait.

Il ajouta en riant, devant les yeux interloqués de sa partenaire :

— J’en dis autant pour les jeunes gens.

— Malgré ce correctif, joint par politesse, riposta vivement sa compagne, je suis forcée de défendre mes sœurs. Nous ne sommes pas si fausses, j’ajouterai même que nous sommes toujours sincères ; seulement un jeune homme nous voit souvent comme il veut nous voir, et plus tard, il nous découvre comme nous sommes.

Cela fut dit avec un ton sérieux qui contrastait avec les manières enfantines d’Annette.

Luc fut à son tour, décontenancé par cette sagacité précoce et considéra la jeune fille avec plus d’attention.

Il répliqua avec une pointe d’admiration :

— Cette réflexion est digne d’un penseur, mademoiselle, et je suis surpris de la voir sortir d’une bouche aussi juvénile. Qui donc vous a appris à réfléchir ?

— Je suis seule, répondit brièvement Annette.

— Seule ? orpheline ?

— Oui, monsieur, et je vis avec ma grand’mère. Or, les vieillards n’aiment pas beaucoup parler, et il faut bien que les petits-enfants réfléchissent.

— C’est fort bien, mademoiselle Annette. Vous ne vous ennuyez jamais ?

— Quelquefois, mais je me marierai.

Luc pensa : bon, cette petite est rusée, les avances vont m’être faites encore une fois. Dire qu’il n’y a qu’une seule femme qui m’ait refusé, celle que je voulais ! Mais décourageons celle-ci.

Il reprit tout haut :

— Oui, vous vous marierez, vous trouverez facilement un jeune homme aussi charmant que vous.

— Je le pense, répondit simplement Annette.

— Ici même, à Vichy, il y en a beaucoup.

— Je le crois, murmura brièvement Annette.

— Comment, vous le croyez ! vous ne les voyez donc pas, au Casino, dans les rues, dans le parc ?

— Non, pas trop, répondit avec un sourire malicieux la jeune Annette.

De nouveau Luc songea : c’est bien cela ! elle va me dire : je ne vois que vous.

— Vous êtes bien aveugle, jeune fille, pour une personne aussi réfléchie, vous avez cependant deux jeunes gens dans votre cercle qui semblent attachés à vos pas : messieurs Dormont et Balor.

— Oh ! ceux là… commença Annette avec une moue.

— Comment, ceux-là, ce sont des jeunes gens dont on ne parle pas en mal, donc on en pense du bien.

— Vous en êtes sûr ?

— Quelle petite incrédule !

Luc disait cela en riant, mais il était fort perplexe. Il trouvait qu’Annette l’acculait et il prévoyait le moment où il serait obligé de la détromper brutalement.

La jeune fille le regardait franchement, dans les yeux, avec une certaine hardiesse.

Mais si Annette s’enhardissait, c’est que la pensée de ses fiançailles lui donnait du courage, sans quoi elle n’eût pas osé se montrer si provocante. Elle voulait arriver à confesser Luc sur Sylviane.

Elle eut soudain l’intuition que le jeune homme se figurait qu’elle plaidait pour son propre compte. Elle rougit violemment et vivement murmura :

— Je vais vous confier un secret que nul ne connaît dans nos relations. Je suis fiancée, et je dois me marier l’an prochain, quand Roger Gervix sortira de l’École Centrale. C’est pourquoi je ne songe pas à regarder les autres jeunes gens.

Luc fut tout heureux de cette confidence, et tout de suite, son attitude changea. Elle devint amicale et fraternelle, et il dit :

— Je suis ravi pour vous, je vous félicite, votre fiancé peut remercier le Ciel, vous serez une brave petite femme.

— Je l’espère, répondit gravement Annette.

Si Luc était soulagé par cet aveu, il regrettait de n’avoir pu continuer l’entretien sur les deux personnages qui l’occupaient. Par eux, il comptait amener la conversation sur Sylviane. Comme c’était aussi le but que se proposait Annette, le fil se renoua facilement.

— Vous voyez, reprit-elle, que ces messieurs ne peuvent risquer de me plaire.

— Il est vrai aussi, posa vivement Luc, qu’ils sont plutôt les chevaliers servants de mademoiselle Foubry.

— Oui, articula lentement Annette, comme si elle voulait faire pénétrer ses paroles dans l’esprit de son compagnon, ils sont fort indiscrets.

— Mademoiselle Foubry n’a pas l’air de s’en plaindre cependant, elle paraît même enchantée.

— Mademoiselle Foubry, répartit encore lentement Annette est une créature d’élite qui ne se plaindra jamais de rien, elle est vouée par sa beauté à supporter tous les hommages, et par sa nature généreuse et bonne, elle ne peut que se montrer aimable. Elle sera sans doute réduite, par sa pauvreté, à vivre isolée, parce que son élégance naturelle et son esprit pénétrant ne peut convenir qu’à une catégorie rare.

L’étonnement abasourdissait Luc. Il s’émerveillait de trouver tant de profondeur chez une jeune fille de dix-huit ans. Il était frappé par la justesse des observations qu’elle énonçait. Il ne pouvait que répondre dans le sens qu’elle formulait :

— Je suis pleinement de votre avis, mademoiselle. Annette le regarda alors profondément. Luc pâlit et comprit sa pensée. Il répliqua doucement :

— Vous me jugez digne d’elle, mademoiselle ? Je l’ai demandée en mariage, et elle m’a refusé.

Ce fut au tour d’Annette d’être décontenancée.

— Pourquoi ? s’écria-t-elle avec véhémence.

Luc expliqua son mauvais cas.

La jeune fille l’écoutait avec attention et dit enfin :

— Je comprends les sentiments de Sylviane, elle a été blessée dans sa fierté, elle aurait voulu que ses qualités fussent lues sur son visage, ou dévoilées dans une mutuelle confiance.

— Et c’est si difficile, soupira Luc, de connaître une jeune fille. Ainsi, aurais-je pu croire, avec votre figure candide et mutine, que vous étiez la femme réfléchie que je découvre ?

— C’est vrai, dit tranquillement Annette.

— Pouvais-je savoir que la Sylviane à la beauté impérieuse que je voyais, au charme si pénétrant, à la distinction si impeccable et presque hautaine, était la jeune fille aux sentiments délicats et profonds, avide de tendresse, lassée de mondanités, que vous me décrivez et que Madame Bullot m’a dépeinte. Je voulais en juger moi-même, en toute liberté, et quand on le fait ouvertement, on s’engage…

— Vous avez raison, dit Annette.

— Comment faire maintenant ? demanda Luc. Je suis venu ici pour essayer de réparer, mais je crois que je me suis couvert plus grandement de tort.

— Je ne sais pas.

— Essayez de m’éclairer, compatissante Annette.

— J’essaierai.

Annette songeait, mais taisait ce qu’elle pressentait. Elle voyait clair, maintenant, dans la conduite de Sylviane : elle aimait Luc, mais naturellement elle ne pouvait le lui montrer après l’avoir repoussé. Il aurait fallu qu’une circonstance imprévue pût donner accès à ses sentiments sans que sa fierté en souffrît.

— Vous voyez qu’elle ne me regrette pas, poursuivit amèrement Luc ; un détail : J’avais donné des roses à Madame Bullot, cette dernière en a offert à votre amie qui n’a rien eu de plus agréable à trouver que d’en décorer ses soupirants après s’être fleurie soi-même. Est-ce le geste d’une femme délicate ? Il me semble que la moindre chose ayant touché la main de celle que j’aime, me serait précieuse.

Annette s’arrêta de marcher et dit :

— Monsieur, Sylviane n’a pas donné ces roses, toutes celles reçues de Madame Bullot sont restées précieusement dans sa chambre, sauf celle qu’elle portait à sa ceinture ; mais j’ai vu entrer messieurs Balor et Dormont chez la fleuriste et en ressortir avec leurs boutonnières garnies ; ils y sont allés à une heure d’intervalle. Vous savez que notre hôtel est en face, je brodais près de ma fenêtre, et je les ai aperçus.

Les traits de Luc se détendirent et il dit :

— Vous me faites du bien.

Annette comprit quel grand amour Luc vouait à Sylviane.

L’entretien de Luc et d’Annette ne put continuer. La joyeuse bande qui marchait devant se retourna soudain vers eux pour quêter l’approbation d’un changement au programme.

Les deux alliés se joignirent au groupe et ne le quittèrent plus. Ils n’avaient plus rien à se dire en confidence. Luc reprenait espoir, et Annette savait qu’il tenterait l’impossible pour amener la solution qu’il désirait.

Le retour se fit gaîment.

Ils rentrèrent dans Vichy et Sylviane, était-ce hasard ou préméditation, les vit passer.

Luc marchait aux côtés d’Annette et elle saisit le doux regard de celle-ci qui se posait sur le visage souriant de Luc.

Il se penchait vers elle et il semblait que ses paroles lui agréaient.

La pauvre Sylviane cacha son chagrin. Elle n’alla pas au-devant d’eux et resta cachée derrière l’arbre qui la dérobait à leur vue.

Ses parents étaient restés à l’hôtel, absorbés par une visite. Elle avait fait quelques courses et s’était assise durant un moment dans le parc, songeant à la promenade d’Annette.

Elle avait éprouvé un coup douloureux en la revoyant, le teint avivé par la course, aux côtés de Luc.

Soudain Louis Dormont et Francis Balor furent devant elle :

— Comment, vous êtes seule, mademoiselle ? dit Louis, je vous croyais en promenade.

— Seule ! renchérit Francis, c’est incroyable !

La jeune fille, arrachée brusquement à ses pensées, les regardait d’un air lointain. Elle ne put leur répondre tout de suite, et, quand elle retrouva sa présence d’esprit, ce fut pour se lever et dire :

— Non, je ne me suis pas promenée, j’avais de la correspondance en retard. Il faut que je rentre, l’heure du dîner est proche, et je crains que mes parents ne me cherchent.

Rapide, elle salua et s’enfuit, laissant les deux jeunes gens marris.

— Il me semble que mademoiselle Foubry fait fi de nous, ce soir, murmura Louis.

— Il faut s’attendre aux caprices avec les jolies femmes.

— Surtout quand cette femme est aussi indépendante que spirituelle.

— La beauté et l’esprit, c’est lourd pour un homme seul.

— Que veux-tu dire ?

— Je juge que celui qui épousera mademoiselle Foubry devra être fort pour porter ce double fardeau de la beauté et de l’esprit.

Louis Dormont se redressa et jeta négligemment :

— Je crois qu’il vaudrait mieux que nous nous en allions d’ici. Mon foie est en bon état, le tien n’était pas malade, et tes parents t’attendent.

— Je ne leur ai pas écrit mon arrivée, nous avons donc tout le temps nécessaire, restons encore quinze jours, ce n’est pas que le pays m’intéresse, mais les heures y coulent aussi bien qu’ailleurs.

— Soit, restons encore.

Les deux amis étaient persuadés mutuellement que chacun ne tenait plus au séjour, et par conséquent à mademoiselle Foubry.

Mais chacun aussi, était ravi de la détermination de rester, de son adversaire.

Durant ce colloque, Sylviane rentrait à son hôtel.

Dans sa chambre, elle reprit un peu de calme, mais elle vit ses traits bouleversés. Les yeux s’enfonçaient, plus sombres, dans son visage pâli, et ses lèvres, closes par le chagrin secret, perdaient leur fraîcheur.

Elle se réconforta en se raillant de son manque de courage, lissa ses cheveux, se poudra et alla frapper à la porte de sa vieille amie.

— Je comptais trouver mère, chez vous, dit-elle.

— Non, ma mignonne, mais restez un moment, vous me ferez plaisir. Vous êtes pâle, il a fait chaud aujourd’hui.

Sylviane se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit sur le siège que lui désignait Madame Bullot.

Cependant, elle chassa ses préoccupations et ce fut d’une voix naturelle qu’elle put répondre :

— Oui, il a fait très chaud.

— Nos promeneurs ont dû griller sur les routes.

Sylviane ne sut que dire.

Madame Bullot reprit :

— Ils rentreront tard sans doute.

— Ils sont rentrés, murmura sourdement Sylviane, je les ai vus. Annette paraissait bien animée, bien joyeuse, on la sentait rayonnante. Était-ce parce que Monsieur Saint-Wiff était près d’elle.

Sylviane prononçait ces choses comme si elle les pensait tout haut. Elle ne regardait pas sa vieille amie, elle baissait le front vers ses genoux où reposaient ses mains croisées.

Madame Bullot l’examina et eut un sourire intérieur : « Elle se repent, songea-t-elle, tout va bien ; quand Luc se risquera de nouveau, elle ne sera plus aussi cruelle, son malaise prouve qu’elle tient à mon neveu, mais c’est beau de sa part de ne pas céder ; la richesse ne la fait pas ramper. »

— Ma mignonne, je ne puis pas vous renseigner, nous saurons cela.

La pâleur de Sylviane s’accentua en entendant que Madame Bullot n’opposait aucune dénégation à ce qu’elle insinuait.

— Estimez-vous vraiment que M.  Saint-Wiff épouserait Annette ?

Madame Bullot eut une moue et répondit paisiblement :

— Elle me paraît bien jeune.

Sylviane respira. Un espoir la soutint. Le sang, de nouveau afflua vers ses joues et elle articula :

— La jeunesse n’effraie pas les hommes.

— Pour un homme comme Luc, qui aime beaucoup les conversations sérieuses et les voyages sérieux, je doute qu’Annette lui agrée, il craindrait qu’elle ne se lassât.

À ce moment, Madame Foubry entra :

— Bonjour, chère Madame. Je te cherchais Sylviane, il va être l’heure de descendre à table. Vous êtes seule, chère Madame ? Vous persistez dans votre résolution de ne pas dîner le soir, avec tout le monde ?

— Oui, cela convient mieux à ma vieillesse.

— Nous regrettons de ne pas vous avoir parmi nous.

— Vous viendrez après dîner.

— C’est entendu. Au revoir !

La mère et la fille s’en allèrent.

Madame Foubry, sitôt hors des oreilles de Madame Bullot annonça à Sylviane :

— Sais-tu qui j’ai aperçu avec Luc Saint-Wiff ? eh ! bien, Annette Logral. Ils avaient l’air de s’entendre à merveille. Cette petite est gentille d’ailleurs et c’est tant mieux pour elle, si elle plaît à ce monsieur, mais je suis déçue, il me semblait que tu lui convenais mieux ; tu ne dis rien, tu es pâle, tu souffres ?

— Non répondit Sylviane avec peine, il a fait très lourd aujourd’hui, et cela m’a incommodée.

— Tu ne te promènes plus assez, tu aurais dû aller avec cette bande.

— Je me sens si vieille auprès de cette jeunesse, murmura Sylviane en frissonnant.

— Tu es plus jeune que Saint-Wiff toujours !

— Mère, s’écria soudain Sylviane, je ne veux plus de cette vie sans but. Dès que nous rentrerons de Vichy, je veux travailler, chercher une situation, avoir une vie libre, indépendante, ne plus être tributaire d’une foule de préjugés qui m’enserrent. C’est stupide, quand on est une fille intelligente, de suivre ses parents à la remorque en attendant le mari problématique. Je rougis de moi de vous être à charge.

Madame Foubry, dans sa surprise, laissa d’abord sa fille parler, puis quand elle s’arrêta, posément, elle dit :

— Ma petite enfant, je comprends que ton destin te semble dur, mais songe à la peine que nous aurions de te voir forcée, pour vivre, à quelque emploi, nous qui t’avons élevée pour une existence facile.

— C’est un tort, murmura Sylviane.

— Les événements nous ont trahis, mais ils s’annonçaient bien, tu aurais pu te marier, déjà.

— Abdiquer toute fierté, presque me vendre ! cela jamais ! je suis digne d’être aimée pour moi-même, et non seulement pour ma beauté qu’un mari voudrait exhiber !

— Je t’approuve. Je rêvais pour toi un mari dans le genre de Saint-Wiff, mais tu peux prétendre à aussi bien.

— Saint-Wiff ! je l’ai refusé.

— Quoi ! il t’a demandée ? balbutia Madame Foubry, bouleversée par cet aveu.

— Oui, jeta sourdement Sylviane, prête à pleurer maintenant, ayant épuisé sa force nerveuse.

— Raconte-moi cela, ma chérie.

Madame Foubry poussa Sylviane dans un fauteuil et la jeune fille lui narra dans quelles conditions, elle avait cru de sa dignité stricte de refuser Luc.

La mère recueillait attentivement ces paroles entremêlées de sanglots. Elle dit enfin :

— Tu as eu raison, ma chérie, il s’est méfié de toi, si tu l’avais accepté, il eût peut-être été heureux d’abord, mais plus tard, il aurait pu croire que sa fortune seule t’avait tentée. Je suis heureuse de te savoir aussi forte dans ta fierté.

— Hélas ! soupira Sylviane, tu vois, maman, que je ne suis guère énergique. M.  Saint-Wiff m’avait tant plu avant cette comédie.

— Et maintenant ? questionna la mère, à voix basse.

— Maintenant encore, maman.

— Cependant, tu ne peux plus l’épouser ?

— Non.

Le colonel Foubry entra.

— Allons, hâtez-vous, le dîner est sonné. Tu pleures, Sylviane ?

— Embrasse ta fille, mon ami, elle est digne de toi.

En mots brefs, le colonel fut au courant :

— Ce qui me surprend dans tout cela, murmura-t-il, ému par cette nouvelle, c’est que Madame Bullot se soit prêtée à cette plaisanterie.