Éditions du Rocher (p. 225-235).

XVII


— Hou ! Hou ! appela Robert, du fond de la cour. Garrottin, qui fendait du bois dans l’établi, allongea la tête par l’entre-bâillement de la porte et la rentra aussitôt, semblable à une tortue par la prudence du geste et les plis de son vieux cou. Un éclair brilla dans ses yeux dont l’âge avait usé la couleur, non la malice.

Annonciade venait d’apparaître au sommet de l’escalier, vêtue de blanc. Le sourire que Robert attendait illumina son visage. De l’un à l’autre, une onde chaude voyagea. Ils lui laissèrent le temps d’effectuer son trajet.

— Bonjour, dit enfin la jeune fille. Seul ?

— Bertrand nous suivra. Je suis venu à pied. André m’a chargé de l’excuser. Il fait rentrer ses foins.

Il montait l’escalier avec lenteur, reproduisant inconsciemment un effet de théâtre. Annonciade jouait gracieusement son rôle, immobile, souriante, le regardant monter.

— Ah ! Très bien, approuva-t-il, examinant d’un air connaisseur la nouvelle disposition de ses cheveux courts. De plus en plus délicieuse. Décidément, nous avons bien fait.

Annonciade lui voua une reconnaissance éperdue pour ce « nous » et parce qu’il avait remarqué tout de suite son changement de coiffure. La journée serait heureuse.

En pénétrant dans la salle à manger, Robert vit Antoinette qui faisait semblant de lire. Le livre qu’elle tenait pesait étrangement à ses doigts froids et moites. Elle le posa sans affectation.

— Bonjour, Robert. Ça va ?

Il ne pouvait savoir au prix de quel effort elle était parvenue à cette aisance de la voix et du geste, alors que la vie agonisait dans tous ses membres. Mais il lui fut reconnaissant de sa simplicité, qui effaçait jusqu’au souvenir de leur dernière algarade. Ça, c’était chic. C’était digne d’un homme. Pour montrer qu’il comprenait, il retint une seconde dans sa main la petite main ferme et glacée, en la serrant fort. Antoinette en perdit à jamais la notion des phrases qu’elle avait préparées. Il y eut un instant de bafouillage, coupé de silences, pendant lesquels on l’entendait respirer. Une certitude fulgura dans l’esprit du jeune homme, lui fit entrevoir des possibilités exaltantes. Il devint songeur.

L’arrivée de Suzon permit à Antoinette de reprendre ses esprits. Ils s’en allèrent tous quatre, se promener dans le jardin en attendant Bertrand.

Annonciade et son amie marchaient en se tenant par les épaules. Cette attitude, simulacre de leur ancienne confiance, n’était plus qu’une comédie destinée à faire impression sur l’homme. Mais Antoinette était la seule à s’en rendre compte et se répétait tout en marchant : « Je me dégoûte, je me dégoûte, je me dégoûte… » heureuse, cependant, parce qu’il était là.

Quand Bertrand eut fait irruption, rieur et gambadant comme à son ordinaire, on s’en alla sur le plateau de Gagny respirer l’air doré de la fin d’août.

La terre était craquelée et sèche entre les chaumes. De petites plantes vertes rampaient, vrillées à cette aridité, dressant çà et là une minuscule fleur rouge, comme une étincelle tombée dans la paille.

— Dans quelque temps, dit Antoinette, il n’y aura plus ici que l’étendue brune des champs labourés, face au ciel. C’est à ce moment que ce triste plateau a sa beauté. Je lui trouve une expression de renoncement, de mort consentie… C’est vraiment là qu’il faut venir pour désapprendre à vivre.

— Quelle petite ascète ! s’écria Robert surpris et cherchant à capter son regard. Quel âge avez-vous donc, Antoinette ? On peut vous le demander ?

— Vingt et un ans, bientôt vingt-deux.

— Et c’est à cet âge-là que vous parlez de désapprendre à vivre ?

— Oh ! vous savez, l’âge, c’est une convention… D’ailleurs, la jeunesse a le goût de l’austérité. À vingt ans, on entre au couvent. À cinquante, on apprend le charleston et on court les petites femmes. Imaginez un pays où les ministres, les gouverneurs, les prêtres auraient de dix-huit à vingt-cinq ans et où les lieux de plaisir seraient réservés aux follets et aux follettes marqués de la patte d’oie. Je vous assure que tout le monde serait content.

— Jeune fille paradoxale, dit Robert en souriant, voulez-vous nous faire croire que vous n’aimez ni le plaisir, ni la vie, ni l’amour ?

Antoinette réfléchissait, la tête penchée, s’efforçant de voir clair en elle-même.

— J’aime la joie, répondit-elle — et presque tous les plaisirs me blessent. J’adore la vie — et j’en vois les cruautés comme si j’avais une loupe dans l’œil. Quant à l’amour, ah ! que je le hais ! Et pourtant…

— Et pourtant ?

— Rien, dit Antoinette en regardant attentivement les petites plantes cramponnées à la terre sèche.

— Où vont-ils en venir ? se demandait Annonciade avec angoisse.

Robert passa son bras sous le bras d’Antoinette et le maintint ferme. Elle ne lui échapperait pas.

— Peut-on savoir pourquoi vous haïssez l’amour. Que vous a-t-il fait ?

— À moi ? Rien. Enfin… presque rien. Mais vous savez bien que l’amour est le plus grand ennemi des femmes.

— C’est la première fois que j’entends une femme me dire ça.

— Naturellement. Les soldats ne vont pas raconter devant l’ennemi qu’ils détestent la guerre. D’ailleurs, la plupart l’aiment…

— Faut-il comprendre que vous prenez le parti des déserteurs ?

— Je ne suis pas lâche, dit sourdement Antoinette. Je me ferai tuer s’il le faut, mais auparavant j’aurai craché à la figure du général.

Robert sentit trembler de passion le bras qu’il tenait sous le sien, mais, un instant après, Antoinette achevait en éclatant de rire :

— Du général Cupidon… cette vieille culotte de peau ! Vieille ganache ! Qu’attend-on pour le limoger ?

Annonciade intervint, s’efforçant à l’enjouement :

— Ton ami Polygone et toi, vous avez un répertoire de comparaisons tout à fait riche. Dans sa dernière lettre, il parlait d’un moutard vicieux échappé des maisons de correction de l’Olympe. Voilà maintenant que le moutard est un vieux général. Pauvre Cupidon ! C’est à se demander, comme Robert, ce qu’il vous a fait.

— Qui est Polygone ? demanda Robert. Ne serait-ce pas ce poète cubiste ou dadaïste que Suzon m’a dit avoir quelquefois rencontré chez vous ?

— Suzon ? Elle ne l’a jamais vu. Mais j’ai lu l’autre jour à mes amies une lettre qu’il m’avait envoyée. C’est sans doute de cela qu’elle a voulu parler. Polygone, en effet, est un poète fantasque. Nous sommes très différents l’un de l’autre et nous nous entendons à merveille. Une de nos plus grandes joies, quand nous sommes ensemble, c’est de dégonfler les baudruches des fausses béatitudes.

— Et l’amour est une de ces baudruches, selon vous ?

— Oh ! là là, quelle montgolfière ! depuis le temps que l’humanité bouche bée la regarde filer dans les nuages, il serait temps qu’on crevât cette panse pleine de vent.

— C’est curieux… murmura Robert qui semblait suivre ses propres pensées plutôt que répondre aux paroles d’Antoinette. Je vous crois sincère. On est toujours sincère quand on dit des bêtises. Pardonnez-moi, n’est-ce pas, mais nous discutons librement ?

— Bien entendu. Mais encore… Par librement, vous entendez sans doute que nous ne sommes pas tenus à des politesses de convention. D’accord, Mais avez-vous vu souvent un homme et une femme discuter librement en matière d’amour ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous vous croyez libre et vous ne l’êtes pas. Vous n’êtes pas plus libre de discuter de l’amour avec moi qu’un prêtre n’est libre de discuter de la croyance avec une pénitente révoltée. Même si mes raisons vous paraissent justes, vous seriez obligé de me donner tort. Quant à moi, si je me croyais libre…

— Vous êtes pleine de réticences et de mystère aujourd’hui, Antoinette. Mais j’aime encore mieux votre mystère que votre logique. Vous dites que l’amour est l’ennemi des femmes, et vous avouez que la plupart l’aiment. Après, vous vous posez en soldat conscient et révolté, et qui pourtant se fait tuer sur la brèche. Si votre conviction était bien profonde vous refuseriez l’obéissance, il me semble ?

— Ah ! s’écria douloureusement Antoinette, le moyen de ne pas obéir.

— Oui, le moyen ! soupira Annonciade, écho fidèle, comme au temps où son approbation doublait toutes les paroles de son amie.

— Avec cela, vous prétendez que nous ne pouvons pas discuter librement. Cependant, quand vous poignardez avec votre ami Polygone les fausses béatitudes, vous êtes persuadée que vous êtes libre.

— Ce n’est pas la même chose, dit Antoinette avec embarras.

— Pourquoi ?

— Parce que…

Il avait obtenu ce qu’il voulait : un visage bouleversé qui cherchait à fuir le sien, un regard où il lut l’aveu de la défaite, le dernier sursaut d’une fierté désespérée. Cela lui rappela soudain le regard d’une jeune lionne blessée qu’il aurait voulu guérir pour l’apprivoiser. Mais il était impossible de l’approcher : elle était morte, indomptable, léchant ses plaies. Celle-là ne serait ni incurable, ni indomptable.

— J’ai l’impression, murmura-t-il en serrant plus étroitement le bras d’Antoinette, non, j’ai la certitude, que je n’ai pas besoin de vous prêcher beaucoup pour vous ramener à la foi. Vous êtes de ces incroyantes dont la piété ferait honte à leur curé. On prétend que les grandes amoureuses ont l’amour de l’amour, et sans doute elles ont tort. Vous, vous avez la haine de l’amour et vous avez non moins tort. Mais pour peu que vous soyez vaincue, que votre ennemi s’incarne dans un être et vous tende les bras, et que toute votre haine fonde contre son cœur, alors, quelle flambée, ma belle amazone…

Il parlait et chacun de ses mots faisait flèche, chacune de ses intonations. Dans cette discussion sur l’amour, prétendue générale, ils n’avaient pas cessé de penser à eux-mêmes. Antoinette se dit qu’il n’avait pas saisi un instant ce qu’il y avait d’impersonnel ou plutôt de supra-personnel dans sa révolte, mais n’avait-il pas raison de tout ramener à ce nœud vivant qu’ils formaient ? Ah ! Dieu, avec quelle joie elle sentirait sa haine fondre contre ce cœur soudain favorable 1 Elle ne répliqua rien, n’osant même pas s’appuyer davantage sur son bras, tant elle avait peur d’un geste qui signifierait : « Mais non, vous vous êtes trompée, je n’ai pas voulu parler de moi. »

Ils échangeaient maintenant des mots insignifiants, d’un ton caressant et confidentiel. Antoinette continuait à marcher d’un pas réglé sur celui de son compagnon, avec l’impression de tenir dans ses mains un cristal précieux où reposait le bonheur de sa vie.

Puis vint cette seconde où son regard illuminé rencontra le regard d’Annonciade. Elle lut dans les yeux de la petite une douleur et un étonnement indicibles. Cela ne pouvait se traduire que par ce seul mot : « Toi ! toi ! » répété avec mille nuances, et l’ensemble de ces nuances était comme le chant de désespoir de l’âme qui voit crouler tous ses dieux.

À ce regard, Antoinette comprit que leurs querelles passées n’étaient rien, que les trahisons puériles d’Annonciade n’étaient rien. Rien que les oscillations d’un esprit troublé par l’instinct et qui cherche dangereusement son équilibre. Mais cette fois, c’était grave.

Elle commença par s’insurger avec férocité. Est-ce qu’elle était chargée du bonheur d’Annonciade ? Est-ce qu’Annonciade se souciait seulement du sien ? Elle l’avait trahie deux fois, en la sacrifiant à Robert et en dressant Robert contre elle. Si Antoinette prenait sa revanche maintenant, c’était de bonne guerre. D’ailleurs, elle ne faisait que lui éviter de futures catastrophes : cette nature passive serait un jouet entre les mains dures de ce garçon, elle y serait brisée, la pauvre petite. Il fallait à Robert une lutteuse.

Cependant, toutes les raisons que la mauvaise foi peut souffler à l’égoïsme ne parvenaient pas à voiler l’évidence : que le souvenir de ce petit visage lamentable empêcherait à jamais Antoinette d’être heureuse. L’impasse où elle s’était engagée n’avait d’autre issue que la douleur.

« On demande un volontaire. » Dans ces cas-là, il ne faut pas penser à la douceur de vivre ; il faut fouetter en soi-même toutes les puissances de défi. Antoinette fuit de toutes ses forces le chemin de mollesse où elle marchait tout à l’heure avec une légèreté divine. Elle s’exalte à cette idée qu’elle est la plus brave des deux et qu’elle saura mieux souffrir, et que c’est aussi une belle satisfaction de cracher à la figure du vieux général. Au moins, Robert verra qu’elle ne s’est pas vantée. Mais ne pensons plus à Robert.

Elle s’écarte, prend un air distrait, ne répond plus que par monosyllabes. Cette comédie n’est pas dépourvue d’un certain plaisir torturant. Au bout d’un moment, elle annonce qu’elle se sent fatiguée et rentre à la maison. Elle attendra les autres pour le thé : « Continuez sans moi… » À l’autre, maintenant, de jouer sa chance.

Robert, déçu, regarde s’éloigner son amazone. Il aime mieux ne pas trop réfléchir à ce qu’il éprouve. Il sait seulement qu’il vient de vivre avec intensité pendant ces courts instants. Mais Annonciade est bien jolie…

La petite marchait à côté de lui, tête basse, front houleux, sans un mot.

— Alors, ma petite Annunziata, qu’est-ce qu’on raconte aujourd’hui ?

— Je n’ai rien à raconter.

— Vraiment rien ? Cherchez bien…

— Je n’ai pas envie de chercher.

— Oh ! Oh !

Il saisit délicatement le menton de la jeune fille dans sa paume et tourne son visage vers lui :

— Regardez-moi, petit…

Annonciade se dégage avec une fureur de chaton, en respirant fort, par la gorge.

La naïveté de sa colère emplit Robert de ravissement :

— Nous sommes fâchés, Annonciade ?

— Pas du tout, répond-elle, digne comme une infante.

— Allons ! Dites-moi vite ce que je vous ai fait ?

— Vous ne m’avez rien fait.

— Ça va durer longtemps, ce petit jeu ?

Annonciade frémit sous l’inflexion autoritaire qui a passé dans la douceur de la voix. Elle se révolte :

— Et le vôtre ? Est-ce qu’il va durer longtemps ?

— Ah, ah ! J’ai l’impression que nous allons tout savoir.

— Oh ! vous pouvez rire. Naturellement, ça vous est égal, vous n’avez pas de cœur. Votre plaisir, un point c’est tout…

Le jeune homme, brusquement, lui fait face et l’immobilise par les bras.

— Annonciade, je n’ai aucun goût pour les énigmes. Je vous serais reconnaissant de vous expliquer. Si j’ai des torts, je m’en excuserai loyalement.

— Loyalement ! souligne Annonciade avec un pauvre petit rire. Ce mot vous va bien, en vérité !

Mais, du coup elle est parvenue au sommet de sa bravoure et ne peut plus que descendre une pente vertigineuse. Robert a l’air vraiment fâché. Son regard s’est durci. Il ne se rend pas donc compte ?

Annonciade, paralysée, ne sait plus s’exprimer que par les yeux et par de petits mouvements convulsifs des lèvres :

— Vous voyez bien que je ne peux rien dire… Est-ce que je peux avouer tout haut que je suis jalouse ? Et jalouse d’Antoinette ? Est-ce que je peux dire avec des mots que j’ai peur que vous l’aimiez ? et que vous vous moquiez de moi ? Est-ce que je peux formuler, dessiner dans l’espace cette chose humiliante qui va ensuite s’abattre sur moi et me terrasser ? Oh ! Robert, tâchez de comprendre ! Robert… Ah ! mon Dieu, que je vous aime, bourreau…

Éperdu de tendresse au point d’en oublier ses velléités de remords, Robert l’avait prise dans ses bras et buvait des larmes.