Éditions du Rocher (p. 201-224).

XVI


On se couchait tôt, maintenant, à Gagny. Plus de longues veillées, depuis que les dîners se déroulaient dans un silence que chacune des jeunes filles peuplait différemment : bien avant dix heures, elles s’étaient retirées dans leurs chambres.

Dormaient-elles, rêvaient-elles ? Quels soucis, quels espoirs palpitaient dans ces cellules de nuit ? Y avait-il quelque part dans l’ombre une joue qui s’appuyait sur le sinapisme froid de l’oreiller mouillé de larmes ? En apparence, la maison dormait. On entendait seulement, du côté des communs, les pas de Garrottin et de sa femme racler le plancher avec une sonorité accrue par le silence. À dix heures, ces derniers bruits de vie s’éteignaient.

Dans la chambre de Suzon, un jeune corps allongé sous les draps vibrait comme une corde d’arc. L’impatience, le sentiment du mystère, un peu de trac aussi, se propageaient en ondes de volupté, à partir du cœur, jusqu’à l’extrémité de ses doigts et de ses orteils. Était-ce le moment ? Cinq minutes encore. Un meuble craquait. La répercussion de ce bruit léger était une sensation de cauchemar, comme lorsqu’on tombe, en rêve, d’une hauteur vertigineuse sur une couche d’ouate sans fond. Puis cela s’apaisait, dans un bien-être divin.

Suzon se représentait la voiture qui devait déjà l’attendre sur la route. Elle imaginait la masse sombre et fuselée de la Bugatti, avec le petit feu rouge à l’arrière, la blancheur confuse de la route, une autre blancheur, toute ramassée et plus nette : le petit fantôme de Siki, dans la voiture, à côté du buste élancé de son jeune maître. (Le bouledogue était de toutes les parties nocturnes : « Notre chaperon, » disait Bertrand.)

Elle imaginait aussi les pays qu’ils allaient traverser. Les villages endormis où ils passaient avec un vrombissement d’obus, la route éclairée qui fonçait sur eux et s’aplatissait sous les roues, la magie du faisceau lumineux qui les précédait, faisant surgir la colonnade infinie des troncs et montant jusqu’aux feuillages où son tissu étincelant se relâchait, s’évanouissait finalement dans une marge d’obscurité. De chaque côté de la route, dans les champs, il y avait des silhouettes immobiles : meules ou arbres, et des silhouettes lentement mouvantes de bêtes au pâturage. L’odeur de l’herbe, l’odeur des foins, l’odeur de paille dans les villages, l’odeur de l’eau qu’on longeait sans la voir…

Bertrand chantait toujours en conduisant. Il possédait un répertoire très étendu de ces chansons anglaises qui tirent toute leur puissance de suggestion du rythme et de la sonorité des mots, physiquement expressifs. Ils arrivaient aux oreilles de Suzon, portés par une voix jeune, comme un langage extraordinairement comique ou tendre. Il y avait surtout Ukulele Lady.

Quand Bertrand chantait en prolongeant toutes les voyelles :

May be I’ll cry-y…
May be I’ll d-die…

la petite se sentait fondre.

De temps en temps, la voiture s’arrêtait. Bertrand prenait Suzon dans ses bras, et sur ses joues, sur son cou, sur ses lèvres, il satisfaisait un besoin de câlinerie, une sensualité plus enfantine encore que virile — charme éternel des chérubins, des gigolos… et cependant, c’était un homme. Cette idée suffisait à la vanité de Suzon, pâmée comme une chatte sous ces caresses inoffensives et délicieuses. Elle se disait bien que le jeu était périlleux et qu’un jour… mais ce danger imprécis était un attrait de plus.

Ils en étaient à leur quatrième expédition. Des pays qu’ils traversaient, elle ignorait tout : il était convenu entre eux que Bertrand ne lui donnerait là-dessus aucune indication, pour laisser plus de mystère à leur vagabondage. Mais, la dernière fois, une idée perverse s’était fait jour dans l’esprit de Suzon :

— Bertrand, conduisez-moi où vous voudrez, sans me dire où. Et puis, quand nous ferons une promenade avec les autres, le jour, vous nous conduirez au même endroit. Ce sera épatant de se trouver là avec eux, qui ne se douteront pas que nous y sommes déjà venus. Hein, vous voulez ?

Bertrand avait acquiescé, un peu étonné par ce goût voluptueux du secret. Mais il trouvait l’idée amusante et « bien femme » (sacrée Suzon !).

C’est ainsi qu’elle avait reconnu, la veille, cette ville qu’elle avait vue de nuit penchée sur un gouffre obscur qu’emplissait la fraîcheur des arbres. Et, tout en bas, un village tapi sous la double menace de la ville et des rochers. Le jour, cela s’appelait Avallon ; c’était une sous-préfecture du département de l’Yonne et l’on déjeunait bien dans ses vieux hôtels qui exploitaient le pittoresque du passé. Mais Suzon pensait qu’elle était seule à connaître la physionomie de cet être dont les cellules étaient des maisons, et dont les forts membres immobiles — châteaux, remparts, dessinaient dans la nuit leurs contours puissants. Elle croyait l’entendre respirer, tandis que Bertrand murmurait dans son cou :

— Petite Suze, ma gigolette chérie, que tu as la peau douce ! On dirait qu’elle est lubréfiée comme un roulement à billes…

Ce soir, quelle ville, quel pays allait-elle découvrir avec son compagnon, truchement par lequel lui parvenaient des messages confus, comme les balbutiements d’amour d’un grand faune ?

Quand plus rien ne bougea dans la maison, Suzon se glissa hors de son lit, s’habilla silencieusement, chaussa de forts souliers à semelles de crêpe caoutchouc, s’enveloppa d’un manteau sombre. Elle ne mettait jamais de chapeau pour mieux sentir le vent.

Avant d’enjamber la fenêtre ouverte sur le parc, elle se retourna, fit un pied de nez dans la direction de la chambre d’Antoinette et sauta légèrement sur la terre humide.

Le mur du verger se laissait aisément franchir. Une fois dans les prés, il n’y avait qu’à passer quelques haies pour gagner la route.

En dévalant à travers l’herbe pleine de rosée. Suzon entendait le halètement sourd du moteur, On aurait cru un cheval impatient de bondir qui s’ébrouait à intervalles réguliers. Bertrand ne se doutait pas du prestige qu’il devait à sa voiture.

À l’impétuosité avec laquelle il l’enveloppa de ses bras, Suzon comprit qu’il pensait depuis longtemps à ce baiser d’arrivée. Pourtant, elle n’était pas en retard. Siki lui faisait fête discrètement ; on l’avait dressé à ne pas aboyer.

— Il est comme le chien de la dame de Vergy, remarqua Suzon, qui aimait chauffer son romanesque aux histoires d’autrefois.

— Quelle dame ?

Pour Bertrand, le passé commençait à Panhard et à Blériot. Quand Suzon le surprenait en flagrant délit d’ignorance littéraire, il donnait simplement cette explication :

— J’ai fait sciences-langues.

Contente de sa supériorité, elle lui raconta le fabliau de la dame qui avait dressé son petit chien à servir de courrier entre elle et son amant et qui fut trahie par la duchesse de Bourgogne.

— Quelle vache ! s’écria Bertrand avec conviction. Il parlait de la duchesse.

Quant à la dame, il était peiné qu’elle fût morte. Pour se consoler, il remarqua tout haut :

— C’est de la poésie. On ne meurt pas d’amour.

— Croyez-vous ? demanda Suzon d’un air grave.

Il la regarda, frappé, inquiet, flatté.

— Croyez-vous qu’on ne meurt pas d’amour ? Les hommes, non, bien sûr. Mais les femmes… Les hommes aussi, après tout, se hâta de dire Bertrand qui ne voulait pas être en reste de politesse. Ça dépend des vocations…

— C’est une vocation que vous n’avez pas, hein, garnement ? « Un béguin, un matin, un jupon, une saison… » hein ? Ça n’est pas vrai ?

— Mon Dieu… dit Bertrand en souriant.

C’était la première fois qu’il entendait cet adage, mais il se promit de l’adopter.

— Et dans quelle catégorie me rangez-vous ? continuait Suzon en se lovant contre lui. Celle des béguins ou celle des jupons ?

Elle espérait qu’il allait répondre :

— Oh ! vous, vous êtes hors série.

Ou bien, ce qui serait encore mieux :

— Oh ! vous…

Ces mots suivis d’un silence qui exprimerait l’impossibilité où il était de définir ses sentiments ineffables à l’égard de Suzon.

Cependant Bertrand pensait :

— Bon Dieu ! Qu’elles sont assommantes, avec leur manie de quêter des flatteries à tout bout de champ !

Et il répliqua, content de sa malice :

— Dans celle des combinaisons, mon trésor.

— Oh ! s’écria Suzon en s’écartant de lui, quel insolent !

Pour sentir de nouveau le jeune corps contre le sien, il murmura :

— Parce que vous êtes la plus adorable combinaison d’atomes qu’on ait jamais vue sur terre.

— Ça, c’est gentil — et Suzon se rapproche. Atomes crochus ou pas crochus ?

— Hum ! Plutôt ronds…

— Bertrand, petit voyou, voulez-vous rester tranquille.

— Mes mains ont horreur du vide, réplique le garçon, riant sous cape. C’est de la physique expérimentale, mon cher atome.

— Si Antoinette vous entendait…

— Laissez Antoinette. Ce ne sont pas ses affaires, grommela Bertrand, rembruni.

— Vous savez ce qu’elle m’a encore dit l’autre jour quand je rentrais de me promener avec vous, le matin ?

— Qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

— Je lui demande ce qu’il y avait à déjeuner. Elle me répond — et il fallait voir de quel air : « De l’homme ! C’est le plat du jour. »

— Sacrée Toinon ! C’est bien d’elle. Elle s’est payé ta tête, ma pauvre gigolette.

— Vous riez, mais je vous assure que ce n’est pas drôle la vie à la maison.

— Viens chez moi.

— Ne dites donc pas de bêtises. C’est vrai ! elle est tout le temps à surveiller nos moindres gestes, à ma sœur et à moi. Je comprends que ça doit être exaspérant de contempler le bonheur des autres quand on est soi-même laissé pour compte… Mais enfin j’aurais cru qu’une fille comme Antoinette, que j’admirais tant, y mettrait plus de grandeur d’âme.

— On s’en va ? demanda Bertrand, qui avait horreur des histoires presque autant que du vide.

Ils roulaient depuis un moment lorsqu’ils firent une rencontre singulière. Une limousine d’un vieux modèle venait à leur rencontre. Comme elle tenait le milieu de la route et n’éteignait pas ses phares, Bertrand ralentit en prenant sa droite. L’auto passa, vivement éclairée à l’intérieur, et ils virent un vieillard en habit de soirée, étendu sur les coussins, la tête renversée, la bouche ouverte, les joues creuses sur lesquelles moussait un peu de barbe. À ses côtés, une dame opulente et raide se tenait assise et regardait droit devant elle, comme si son collier de chien en pierreries eût été le carcan qui la maintenait au pilori.

— Avez-vous vu ? souffla Bertrand. Est-ce que c’est elle qui l’a tué ?

— Le fait est qu’il avait l’air d’un cadavre, répondit la petite en frissonnant.

— C’est probablement le président de quelque société Burgondia qui revient de Dijon où il a trop bien banqueté et qui ronfle à côté de sa digne épouse…

Cependant, le caractère inquiétant de cette vision les poursuivit longtemps. Ils avaient vu passer les figures de la Mort et de l’Ennui.

Suzon se serra plus étroitement contre son compagnon, aspirant du fond de la poitrine les émanations de la terre endormie. Lui, l’avait enlacée du bras gauche, maintenant le volant d’une seule main ; la jambe tiède et fuselée qui doublait la sienne le gênait considérablement pour la manœuvre des pédales, mais il sentait bien qu’opposer à ce corps complaisant les exigences du mécanisme eût été une offense impardonnable. Aussi, tandis qu’il conduisait, les yeux fixés sur le faisceau de lumière poudroyante, deux impressions alternées se partageaient sa conscience ;

— Ô délices ! Ô fleuve de douceur ! Ô quelle agréable noyade !

— Nom d’un chien, pourvu qu’on ne se casse pas la figure !

Il finit par s’arrêter, avec le besoin vague mais impérieux de boire le fleuve d’un seul coup pour être libre ensuite de ses mains et de ses pieds.

De chaque côté de l’horizon ondulaient les mornes collines de l’Auxois, mer terrestre en léthargie sous le ciel poudré d’étoiles. Le silence était accablant. Mais Suzon, bien éveillée, se dégagea de l’étreinte avec une prestesse de couleuvre et ordonna qu’on reprît la route, d’une voix sévère. Il obéit, bientôt consolé par la pleine possession de sa voiture qui lui était rendue. Et il se mit à parler de la beauté des jeunes Anglaises et du prestige qu’avaient les blancs aux yeux des négresses du Dahomey.

Ah ! les parties de punt sur la Tamise ! Ceux qui ne rament pas sont au fond du bateau, allongés sur des coussins et regardent descendre sur eux les rires des petites girls, ces rires qui deviennent en se rapprochant les lèvres les plus suaves du monde.

Ah ! Daisy, ah ! Marjorie, charmantes camarades d’amour… Et celle-là, qu’il avait appelée Scarlet Pimpernel, à cause, précisément, de l’écarlate de ses lèvres…

Il parlait d’abondance, évoquant des images fraîches et poétiques avec des mots ordinaires, assemblés par la magie du désir qui se souvient, et sa naïve rouerie produisait ses fruits. Suzon, inquiète et séduite, le voyait escorté d’une théorie de filles au teint clair. De cette assemblée montait comme une vapeur autour de lui le charme complexe des Don Juan, accru à chaque conquête. Il y eut un moment où la petite se sentit prête à tout pour effacer de la mémoire du jeune homme Daisy, Marjorie et Scarlet Pimpernel.

À ce moment, Bertrand, qui n’avait pas le sens de la mesure, chantait ses conquêtes noires. Vers l’âge de douze ans, les négresses étaient ravissantes ; des corps antiques… Au Dahomey, Robert avait une Mousso qui se promenait toujours nue dans sa maison comme Eunice chez Pétrone (Quo Vadis faisait partie des lectures de Bertrand). Pendant les trois mois qu’il avait passés chez son ami, le jeune homme avait fait impression sur l’Eunice de bronze. Un jour, elle l’avait enlacé de ses bras frais (« ce n’était pas désagréable, vous savez, elle se baignait trois fois par jour »). À ce moment, le maître était entré ; il contemplait le couple avec un sourire calme et, par-dessus l’épaule nue, le sourire de Bertrand répondait au sien. La Mousso s’était retournée : « Ah ! quel œil ! Si vous aviez vu son air furibard ! Elle a quitté la pièce en tourbillon. Robert ne lui a rien dit, vous pensez, ça lui était bien égal. Mais après, elle ne pouvait plus me voir… rien à faire ! »

Suzon l’écoutait, silencieuse, remuée par un sentiment obscur de solidarité féminine. Elle imaginait, témoins invisibles de la scène, Annonciade, Antoinette, les amoureuses blanches ; et en ce moment, elle prenait leur parti et celui de la primitive offensée dans une délicatesse qui échappait aux deux mâles.

Elle interrogea son compagnon, avide d’en savoir plus long : quel genre d’amour leur inspiraient ces femmes ? Est-ce qu’ils s’attachaient à elles ?

— Le moins possible, dit le jeune homme. Quand on est dominé par une Mousso, on est fichu. C’est le gâtisme à brève échéance. Il faut en prendre et en laisser, les tripoter quand on en a envie, leur taper dessus quand elles deviennent insupportables…

— Oh ! vous les battez ?

— De temps en temps. Il faut. Souvent, à l’heure de la sieste, on appelle la Mousso. Et puis on s’endort — et tout d’un coup, on se réveille en cauchemar : elle s’est endormie à moitié sur vous. C’est effrayant ce que ces femelles vous tiennent chaud ! Alors, d’un coup de poing, v’lan, on l’envoie sur la natte.

— Oh ! Une femme qu’on vient de caresser…

— De caresser ? reprit Bertrand avec une expression amusée dans ses yeux francs. Ce ne sont pas des caresses, c’est la bête qui se contente. Ça ou un coup de poing, vous savez…

Ah ! l’honnête gaffeur !

Au bout d’un moment, percevant qu’il y avait quelque chose d’anormal dans le silence de Suzon, il ajouta, vaguement inquiet :

— Il n’y a aucun rapport entre les femmes noires et les blanches…

— Jusqu’où allons-nous ? demanda la petite.

— Je ne sais pas. Au bout du monde, si vous voulez. La voiture gaze bien…

Elle n’avait pas envie d’aller au bout du monde. Elle avait envie de rentrer, de retrouver la maison silencieuse, le parc où le vent parlait dans les arbres, mais elle n’osa pas le dire, craignant de s’avouer à elle-même que la merveilleuse escapade nocturne était soudain vidée de son enchantement.

« Ça ou un coup de poing… »

La route n’était plus bordée de peupliers, mais de hêtres dont le feuillage frémissait, très haut. La mer pétrifiée des collines de l’Auxois ondulait toujours sur leur gauche, mais sur la droite le relief s’accentuait. Suzon découvrit tout à coup une ville répandue sur une colline, que dominait le capuchon sombre d’un bois. Éparse et de lignes molles, cette ville semblait n’offrir aucune résistance à la campagne qui la pénétrait de toutes parts : on devinait entre les maisons de grands espaces touffus qui étaient des jardins ou des champs inclinés sur la pente du coteau. Deux clochers se dressaient vers le ciel, l’un au milieu, l’autre à l’extrémité de la ville.

Une large place, qui est à moitié un rond-point pavé, à moitié un champ de foire herbu ; une avancée de rempart subsiste, au-dessus d’un ancien fossé ; à l’angle de la muraille, une tour découronnée porte un sapin gigantesque. La haute maison massive qu’abrite le rempart parut pleine de puissance et de mélancolie lorsque le rayon du phare, antenne lumineuse, palpa son toit, ses petites fenêtres percées dans un mur gris et les beaux arbres qui l’entouraient.

La voiture tourna devant la maison et prit une rue montante. Suzon aperçut une plaque de cuivre apposée sur le montant du portail, se pencha et lut : « Mademoiselle Hiberge. Pensionnat de jeunes filles. »

Elle regretta que le pensionnat fût vide à cause des vacances, qu’il n’y eût pas de pensionnaires derrière ces fenêtres pour entendre le chant montant de la voiture qui fusait dans la nuit comme l’appel de l’aventure. Pendant quelques secondes, elle se figura qu’elle était une de ces petites filles dévorées de rêve. Quand elle se retrouva à sa place, dans l’auto qui l’emportait elle ne savait où, entre un beau jeune homme et un chien blanc, la vie avait repris quelque saveur.

Ils étaient maintenant tout en haut de la ville, longeaient les maisons basses d’un faubourg qui devait être le quartier des tanneurs, car on respirait une forte odeur d’écorce de chêne et de pourriture sèche. Suzon, en se retournant, vit au-dessous d’elle une forêt de toits aigus, moyenâgeux, hérissés de hautes cheminées : tout le velours de la nuit s’était posé sur ces toits, laissant l’atmosphère plus claire autour de leur masse.

— Quelle est cette ville ?

— Vous ne le saurez pas, dit Bertrand, taquin, C’est contraire à nos conventions.

— Bertrand chéri ? Dites-moi où nous sommes ?

— Nous sommes en pays morvandiau. Contentez-vous de cette indication.

Sortie de la ville aux beaux toits, la voiture bondit en avant, laissant pétarader l’échappement libre, avec une fureur allègre qui traversa la petite de la nuque aux talons. Vraiment, il avait l’air ce soir, de vouloir l’emmener au bout du monde.

Des vallonnements serrés montent et descendent de chaque côté de la route. Les haies plus touffues, une odeur de verdure, l’épaisseur des bosquets qu’on aperçoit de toutes parts, disent la force croissante de la vie végétale. Le faisceau lumineux éclairait une route rose, couleur de sève d’arbre, douce aux pneus.

Une forte descente, puis la voiture pique droit vers l’immense tapis noir d’une forêt. Suzon vit les grandes fougères, plus hautes que sa tête : le rayon illuminait l’envers des palmes, criblé de spores brunes — et le défilé silencieux de ces plantes vieilles comme le monde, de chaque côté de leur course, semblait ne jamais devoir finir.

Quand cessèrent les fougères, ils se trouvèrent enserrés entre deux épaisseurs de futaie si dense que la lumière du phare s’y émoussait, égratignant à peine, de-ci de-là, quelques troncs. Le soleil ne devait jamais arriver jusqu’au sol de ces sous-bois défendu par un entrelacs de branchages inextricable. On pressentait la vie blême, larvaire, qui végétait dans cet étouffement humide, pullulant de germes avortés. Suzon, recroquevillée, luttait contre la peur que la forêt lui soufflait au visage avec l’odeur anisée des chênes et la volupté cadavérique tenue au frais dans le tissu des mousses et des champignons.

Une phrase l’obsédait : « La France s’appelait autrefois la Gaule, Elle était couverte de forêts où vivaient des loups, des ours et des aurochs. » C’est par cette phrase qu’elle avait commencé d’apprendre, à sept ans, l’Histoire de France.

Quand ils débouchèrent enfin sur un plateau, elle faillit pousser un cri de délivrance. Bertrand ralentit, sans raison apparente, circulant doucement dans un mélancolique désert de pâturage où des vaches blanches ruminaient à la lueur des étoiles. Pas une maison, pas un feu. Au loin, l’ondulation des collines retrouvées. À gauche, au premier plan, un étang : sans les hachures fines des roseaux, on aurait pu croire que c’était un morceau du ciel tombé dans les champs, avec toutes ses constellations.

La voiture s’arrêta. Dans la forêt proche, un nocturne soupirait avec une douceur rauque.

— Eh ! bien, disait Bertrand sur un ton de surprise fâchée, voulez-vous être gentille !

Non, Suzon ne voulait pas, ne pouvait pas être gentille. Elle restait défiante, contractée. Sous les lèvres du jeune homme, elle se sentait éloignée de lui, comme à l’abri d’une carapace. Quand l’esprit n’y est pas, la peau d’une femme ne vaut pas mieux que celle d’un crocodile, pauvre Bertrand.

Pour en finir, elle sauta sur la route. Bertrand, d’un bond leste, la rejoignit, la serra de nouveau contre lui, rechignante et près de pleurer.

Mais, quelle petite chipie… Justement, ce soir où il éprouvait cette soif, cette soif qui commençait à le torturer…

Par lassitude, elle se laissa aller un moment contre son épaule, goûtant l’illusion d’un repos. Puis, tout à coup, s’écarta violemment, fit sur la route quelques pas rapides, un peu ivres.

Siki, fou de joie, quêtait le long des buissons. Suzon voyait devant elle sa petite ombre blanche et frénétique. Derrière elle, la voix de Bertrand, humble et durcie :

— Suzanne… Écoutez-moi, Suzanne…

Elle sursauta. Non, ce n’était qu’un cheval qui avait passé sa tête par-dessus la haie et les regardait sans bouger.

— Chut ! souffla-t-elle, vous allez lui faire peur.

Elle s’approcha doucement, reconnut une jument au pré avec son poulain. La bête hésitait entre la confiance et la fuite, le corps déjeté, prêt à bondir, mais la tête immobile.

Suzon caressa légèrement les naseaux de velours, piqueté de poils rares, longs et fins comme des graminées. Elle se sentait prise d’une grande tendresse pour cette sœur animale.

— Oh ! Bertrand, vous n’auriez pas du sucre dans vos poches ?

— Du sucre ? répondit une voix de dormeur qu’on éveille en sursaut. Non, je n’ai pas de sucre.

Il s’agissait bien de sucre !

— Oui, ma cocotte, murmurait Suzon, oui, tu l’es belle…

— Laissez donc cette bête ! dit Bertrand avec impatience en la saisissant par le bras.

La jument effrayée fit un écart, se mit à galoper lourdement par le pré, suivie du poulain grêle. Suzon se sentit très seule.

— Vous êtes méchant ! cria-t-elle d’une voix furieuse.

Le jeune homme la tenait aux épaules.

— Enfin, qu’est-ce que vous avez ? Dites ? Dites ? C’est une comédie, hein ? C’est une comédie ?

Il rapprochait son visage du sien par saccades, le souffle entrecoupé. Ses doigts, involontairement crispés, s’accrochaient à la chair tendre des épaules.

Parce qu’il avait été très gâté — par les blanches et par les noires — Bertrand escomptait toujours la complicité de l’instinct femelle, ignorant sa vraie nature et quel animal furieusement défensif il s’agit d’apprivoiser. Abusé aussi par la sensualité prometteuse de sa partenaire, il ne savait pas davantage qu’il fallait de la patience pour la concentrer. C’est pourquoi, ce soir-là, il négligea son unique chance : les incantations, faites de mots flatteurs et de caresses magnétiques qui engourdissent la défiance féminine dans une torpeur bruissante de chloroforme.

Suzon ne fut pas longue à lui faire comprendre son erreur. De toutes ses forces, elle lui avait décoché un coup de pied dans les tibias. Il la lâcha, moins surpris de la douleur que de la rage hostile qu’il avait sentie dans ce joli corps.

Suzon, libérée, haletait avec une vulgarité tout à fait désagréable :

— Dites donc, espèce de brute ! Vous me prenez pour une négresse ?

— Quelle imbécile ! pensa le garçon. Elle ne comprend rien à rien. On m’y reprendra à lui faire des confidences…

Ce mot de confidences lui rappela soudain Antoinette — et la promesse qu’il lui avait faite de bonne foi deux jours auparavant :

— Ça va, on ne la détournera pas, ta mineure…

Après tout, il n’y était pour rien. Une rage le prit :

— Je vous conseille de vous donner des airs… depuis le temps que vous vous frottez à moi ! Un homme n’est pas une râpe, tout de même !

— Je me frotte à vous ! Par exemple ! Vous en avez un toupet !

— Ah ! vraiment ? Tout à l’heure encore ce n’est pas de votre faute si nous n’avons pas fait la culbute dans le fossé. J’avais beau chercher les pédales, je ne trouvais que des jambes…

— Oh ! Oh ! Oh ! fit Suzon, avec une indignation chromatique.

Elle était suffoquée par cette volte-face. Un instant avant, l’accord parfait, les phrases tendres et joueuses. Maintenant, les insultes. Oubliant son propre rôle, vaincue par le sentiment d’une énorme injustice, elle se mit à pleurer.

— Allons, bon ! se dit Bertrand, au comble de la fureur.

Il alla s’asseoir dans la voiture, tournant le dos à la jeune fille. Tout en sifflotant, il examinait les commandes, vérifiait les jauges d’huile et d’essence.

(Quand elle en aura assez, elle s’arrêtera.)

Machinalement, il avait appuyé sur le bouton du démarrage électrique. Le moteur frémit. Suzon bondit vers lui, ne pensant plus qu’à la terreur de rester seule dans ce désert végétal où rampaient des souffles.

— Soyez tranquille, persifla Bertrand, je n’ai pas l’intention de partir sans mon chien.

Comme elle ne répondait rien, s’asseyait à côté de lui en se tamponnant les yeux avec son petit mouchoir, il se trouva vexé de son insolence inutile. Le pauvre Siki en fit les frais : deux claques lui apprirent qu’il ne convenait pas aux chiens de chercher du plaisir sur les routes.

Durant tout le trajet de retour, ils n’échangèrent pas un mot. Bertrand conduisait à une allure folle. Cela ressemblait à une vengeance.

« Nous allons nous tuer, » pensait Suzon. À un tournant, elle sentit nettement les roues extérieures au virage décoller de la route, mais son orgueil tendu l’empêcha de crier.

Les toits de la ville inconnue apparurent, disparurent, happés par la vitesse. Le pensionnat au rempart était déjà loin derrière eux. Le compteur marquait 150.

L’émotion de cette course effrénée finit par chasser tout autre sentiment. Suzon la savourait, à moitié morte de peur et de plaisir, admirant secrètement la maîtrise de son compagnon. Et Bertrand, constatant qu’elle ne bronchait pas, pensait :

« Elle est crâne, tout de même. »

Quand la voiture s’arrêta au bas de la côte de Gagny, ses occupants descendirent en titubant légèrement, le cerveau vide et gonflé. Il leur semblait qu’on leur avait vissé une cloche pneumatique à la place de tête. Le moyen de loger un ressentiment dans une cloche pneumatique ?

Bertrand prit la main de Suzon dans ses mains, comme une amande entre deux valves.

— Suzanne… je crois que j’ai été mufle… Vous m’en voulez beaucoup ?

Suzanne hésita entre une attitude de dignité offensée et l’élan qui lui commandait de répondre :

— Au fond, maintenant que c’est passé, tout ça c’est très amusant. Embrassons-nous.

Elle opta pour une solution neutre :

— Venez avec moi jusqu’au bas du verger… sale gosse !

Il l’aida galamment à franchir les haies avec l’empressement d’une conscience inquiète et parce qu’il craignait d’avoir compromis par sa maladresse une aventure de vacances pleine d’agrément. Mais, quand ils furent arrivés au pied du petit mur, les adieux se prolongèrent, tout à fait rassurants.

En redescendant à travers les prés, un peu étourdi, Bertrand pensait :

— Elles sont renversantes ! Véritablement renversantes !

Cela le soulageait, de mettre sa rancune au pluriel.

Deux heures sonnèrent à l’église. Suzon marchait avec précaution sur le gravier.

« Quelle aventure, non, quelle aventure ! »

Elle s’arrêta, net. Une silhouette se dressait à quelques pas. Antoinette, vêtue d’un peignoir court par-dessus son pyjama avait l’air dans l’obscurité d’une Annamite plus grande que nature.

— C’est toi, Suzon ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Descendre dans le jardin pour soulager sa migraine et rencontrer Suzanne tout habillée, ça, c’était inattendu.

— Écoute, Toine, je vais te raconter. Si tu savais ce qui m’est arrivé…

Le premier saisissement passé, elle était presque heureuse de trouver une oreille pour y verser les émotions de cette nuit extraordinaire. Tant pis pour la semonce !

Mais Antoinette n’était pas d’humeur à sermonner. Elle venait à peine d’échapper à la honte délicieuse d’un rêve éveillé qui lui montrait Robert à ses pieds et lui soufflait mille consolations hypocrites à l’usage d’Annonciade. Silencieuse, pressant d’une main son front brûlant, elle écoutait la confession de la petite, salmigondis de vérités, de semi-vérités, et d’apologies voilées.

— Tu comprends, je me suis laissé entraîner… Je voulais te le dire, d’abord, — et puis j’ai eu peur que tu ne comprennes pas. Tu aurais cru je ne sais quoi — et nous n’y voyions pas de mal, tu sais… Bertrand est si gamin, si gentil ! Et c’était tellement chic, ces promenades, la nuit… Il m’inspirait confiance. Je ne pensais pas que c’était un homme, tu comprends ? Seulement un petit copain… Mais maintenant, on ne m’y reprendra plus, ah non !

Quelle belle histoire à raconter ! À mesure qu’elle les détaillait, les épisodes prenaient un relief inoubliable. D’abord, les confidences sur les négresses, la Mousso de Robert.

— Ces hommes ! Non, tu imagines, ce qu’ils peuvent être infects ! Ces pauvres filles… Et tu sais ce qu’il m’a dit : « Ça ou un coup de poing, c’est la même chose… » Oh ! Quand j’ai entendu ça !

Antoinette hochait la tête. Elle avait connu de pareilles indignations, moins verbeuses et plus sincères peut-être, mais c’était déjà vieux… Pour se guérir des fureurs butées de son adolescence, elle avait recherché l’amitié des hommes, se disant qu’il fallait opposer à la haine instinctive la bonne volonté de l’esprit et comprendre… Maintenant, elle comprenait, elle admettait que les lois de leur univers fussent différentes des siennes. Suzon ferait sans doute une autre école. Le jour n’était pas éloigné où, passée tout entière au camp adverse, elle admirerait ce qu’elle condamnait aujourd’hui — oui, mais quels seraient les retours sournois et cruels de sa féminité domptée ?

Après la description de la course dans la forêt (je lui demandais de s’arrêter, il allait toujours plus vite… un pays inconnu, sauvage, si tu avais vu… La Gaule primitive…), ce fut le « clou », savamment préparé. Il y avait de quoi terrifier en le captivant tout un auditoire de jeunes personnes de seize à dix-huit ans. Dans le jardin peuplé des murmures et des tremblements nocturnes, battements de feuilles ou battements d’ailes, Suzon revivait son émotion décuplée.

« Si je ne m’étais pas défendue comme une tigresse… je ne sais vraiment pas ce qui lui avait pris tout d’un coup, il ne se connaissait plus. Mais je lui ai rendu son sang-froid avec un bon coup de pied dans les tibias… »

Elle ne ménageait guère le jeune homme à qui, tout à l’heure encore, elle avait tendu ses lèvres.

— Et il a eu encore le toupet de me dire que c’était de ma faute ! Mais au moins, je lui dois une expérience. Je ne me fierai plus aux hommes.

— Oui, pensait Antoinette, elle dit cela — et demain elle recommencera d’autant plus volontiers qu’elle connaît les risques. Mais elle se tut, jugeant qu’il était inutile d’encourager cette petite vénusienne par un oracle.

— J’espère, dit-elle simplement, que tu vas te tenir tranquille jusqu’à la fin des vacances ? Une fois rentrée chez tes parents, tu feras ce que tu voudras, ça ne me regarde plus.

— Oh ! tu penses… quelle leçon ! Dis-donc, tu ne diras rien à Bertrand ? S’il savait que je t’ai raconté ça…

— Sois tranquille, ça ne les regarde pas, ce que nous disons entre nous.

— Bien entendu. Nous sommes tellement différentes d’eux. Ils ne peuvent pas nous comprendre.

Elle ne se souvenait pas d’une certaine Suzon qui avait justement spéculé sur cette incompréhension pour trahir son amie et livrer à l’interprétation masculine le secret de leurs conversations abandonnées.

Cette Suzon-là n’a aucun rapport avec celle de ce soir qui aime Antoinette de tout son cœur, pour le plaisir qu’elle a eu à lui raconter son aventure. (Et elle ne m’a fait aucun reproche ! C’est une fille épatante, tout de même…)

— J’ai un mal de tête fou, dit Antoinette. Je vais me faire une infusion de tilleul pour prendre un cachet. En veux-tu ? Ça te calmera les nerfs.

Dans la cuisine sombre, elles font de la tisane sur une lampe à alcool avec des airs de conspiratrices. Suzon prend une main d’Antoinette et la baise.

— Tu es folle !

— Antoinette… je voudrais que tu sois heureuse.

— Mais je ne suis pas malheureuse, mon petit.

— Tu n’es pas heureuse, en tout cas.

— Ça n’a pas grande importance. Le bonheur c’est l’accessoire, vois-tu. On peut très bien s’en passer.

— Je voudrais que tu sois heureuse, reprend la petite avec obstination, parce que tu le mérites. Je t’admire, Antoinette. Et j’en connais d’autres qui t’admirent.

— Ah ! nom de nom, dit Antoinette avec amertume, il n’y a pourtant pas de quoi…

— J’entendais l’autre jour Robert Gilles qui disait à André : « Elle a un bien beau regard, Antoinette. Si lumineux, si droit. On le reçoit comme une gifle. »

— Robert a dit ça ?

Cette nappe chaude, qui monte des reins jusqu’à la gorge… Malgré elle, Antoinette se trahit :

— Ce n’est pas possible. Robert me déteste.

— Crois-tu ?

Antoinette la regarde, saisie d’un espoir fou. Sur ce sujet, elle croirait la dernière des cartomanciennes de quartier, au moins pendant une heure — mais n’est-ce rien, une heure de vie ?

— Crois-tu ? Moi, je crois qu’il te taquine, qu’il te provoque, parce qu’il sent chez toi une force. Mais tu sais, on se bat toujours contre ceux qu’on aime le mieux…

— Tu es folle, répète l’autre d’une voix à peine perceptible.

Si elle avait un royaume, elle l’offrirait à Suzon. Sur le seuil de sa chambre, elle l’embrasse avec élan pour la première fois de sa vie :

— Bonsoir, mon petit chou chéri. Dors bien. Elle ajoute avec un rire complice :

— Et ne rêve pas aux forêts du Morvan !

— N’aie pas peur, répond Suzon même jeu. À la gare, la forêt !

Une fois allongée, Antoinette se laisse porter par une molle vague de bonheur. Sa migraine s’apaise, elle goûte un bien-être divin :

« Elle a un bien beau regard, Antoinette… »

Elle s’endormit comme une enfant.