Éditions du Rocher (p. 183-200).

XV


Appuyés à la balustrade de pierre de l’esplanade, ils faisaient corps avec la ville suspendue sur son escarpement, face aux rochers où les bois déferlaient, çà et là crêtés d’écume rousse. Le bas faubourg d’Avallon s’étalait au-dessous d’eux, dans la vallée du Cousin, pareil à un village de Florian, avec ces tons éteints de vieille aquarelle que l’on trouve partout dans les paysages bourguignons sur lesquels la cendre du temps ne cesse de pleuvoir, invisible et muette.

Au bout de cinq minutes Bertrand, qui n’était pas contemplatif, en eut assez.

— Allez, Suzon, une course jusqu’en bas !

Tous deux dévalèrent la rampe avec des cris et des rires.

— Bon, se dit Antoinette, on ne les reverra pas avant une demi-heure. Truc classique. Il faudra que je parle à Bertrand. Avec Suzon, il n’y a rien à faire, elle vous glisse entre les doigts, mais Bertrand comprendra qu’il exagère…

— Enfin, que me conseillez-vous ? demandait André pour la vingtième fois.

Antoinette retint un soupir excédé. Depuis le moment où elle s’était assise à côté de lui dans la voiture, André ne faisait que l’entretenir de cette proposition qu’il avait reçue : un poste chez un éditeur parisien, situation bureaucratique et mal payée, mais qui s’accordait, pensait-il, avec ses aspirations littéraires. Par une heureuse coïncidence, un de ses amis qui allait se marier lui offrait une garçonnière à Vaugirard.

— Que me conseillez-vous ?

Elle comprenait bien qu’il ne réclamait pas seulement un conseil, mais un acquiescement tacite à tout ce que supposait son installation à Paris : entrevues fréquentes, rapprochement, intimité (et quoi encore ? se dit-elle avec rage).

C’est pourquoi elle avait répondu posément qu’elle se défendait de l’influencer, que, pour sa part, elle aurait préféré de beaucoup la vie à la campagne à tous les attraits alcoolisés de la galère parisienne, mais que c’était une affaire de goûts et de constitution… À André de choisir sa vie lui-même…

Alors il avait bondi sur une autre idée :

— Ah ! vous aimeriez vivre à la campagne ? Dans ce pays ? Mais vos études ? Vous ne voudriez pas les abandonner…

— Il n’est pas question d’abandonner mes études. Je suis à Paris, j’y reste. Nous parlons de vous en ce moment.

Mais André avait cette obstination des timides qui se cramponnent à leur désir avec d’autant plus d’énergie qu’ils n’osent pas envisager les circonstances contraires. Les détours qu’il prenait pour forcer le consentement d’Antoinette lui évitaient le refus catégorique qui, seul, eût pu le décourager. Il se remit à supputer tout haut les avantages de la situation qu’on lui offrait, les charmes de l’appartement :

— Tenez, proposa-t-il d’un air détaché, si vous le voulez, nous le visiterons ensemble au mois d’octobre. Vous me direz s’il vous plaît. Vous ferez aussi la connaissance de mon ami. Je lui ai parlé de vous…

« Ah ! il lui a parlé de moi ! se disait Antoinette. Probablement en qualité de future occupante de sa garçonnière (en quoi elle était injuste, car André n’avait pas osé s’aventurer si loin, de crainte d’être moqué par son ami en cas d’échec).

« C’est insensé, continuait-elle en elle-même, le sans-gêne avec lequel les hommes disposent de nous… Et celui-ci est timide encore… Alors, que dire des autres ! Qu’est-ce qu’il veut que ça me fiche, son appartement, son ami, son éditeur et tout le bataclan 1 »

Elle voyait de dos Robert Gilles qui conduisait. En se penchant un peu, elle pouvait même apercevoir ses belles mains nerveuses qui tenaient le volant. Elle aurait voulu s’absorber dans cette contemplation — depuis quelques jours, elle avait appris à se contenter de ces bonheurs que personne ne vous dispute — et, durant toute la promenade, renversée sur les coussins, dialoguer comme en rêve avec cette tête aux cheveux rebelles et si vivants, cette nuque dont les deux cordes, à peine, saillantes sous la peau soignée, s’élevaient avec élégance du col net. Mais non ! Il lui fallait écouter l’autre et sans cesse écarter le bourdonnement importun de son désir. D’exaspération, chacune de ses côtes lui faisait mal quand ils descendirent de voiture sur l’esplanade d’Avallon.

— Enfin, que me conseillez-vous ?

— Mon pauvre André, faut-il vous répondre une fois de plus que cela vous regarde seul ?

André avala péniblement sa salive. On voyait sa pomme d’Adam monter et descendre.

— Alors, reprit-il en haletant un peu, vous ne voulez pas me donner un conseil ? Ma vie ne vous intéresse pas ? Que je sois à Paris ou à Frangy, ça vous est égal ?

— Cela ne m’est pas égal, reprit Antoinette s’appliquant à la douceur. Je suis votre amie, mon vieux, et je souhaite que les choses s’arrangent pour vous le mieux possible. Puisque la vie de Paris vous tente, allez à Paris, que voulez-vous ?

— Mais vous, vous, qu’est-ce que vous souhaitez ?

— Oh ! moi, je souhaite que vous soyez content. Pourvu que mes amis me téléphonent de temps à autre : « Ça va, ça marche… Et vous ? » je m’estime heureuse. C’est tout ce qu’on peut demander, dans cette ville où on n’a même pas le temps de se voir.

— Compris, ricana André. On vous foutra la paix. C’est ça que vous voulez, hein ?

Antoinette vit trembler les lèvres épaisses qui découvraient les dents très blanches, dans un rictus de rage.

— Allons, avouez-le ! Mais avouez-le que je vous embête !

— Pour ça, oui, dit nettement la jeune fille. En ce moment vous m’embêtez et je vous prie de ne pas me parler sur ce ton. Voulez-vous me dire à quoi rime cette sortie ridicule ?

— À la bonne heure ! Enfin vous ne déguisez plus ! Je ne vous l’ai pas fait dire, hein, le mot ? Ridicule ! Parbleu, je le sais bien que vous me trouvez ridicule ! Il y a longtemps que je m’en aperçois, vous m’avez toujours pris pour un idiot. Mais les idiots ne sont pas toujours aussi bêtes qu’ils en ont l’air, ma petite Antoinette, retenez ça, ça pourra vous être utile dans la vie. Évidemment, je ne suis pas allé aux Indes et je ne peux pas raconter des histoire de chasse au lion. Je ne sais pas non plus tourner la tête aux jeunes filles en leur faisant la cour en série. Pas la peine de prendre cet air effaré, le beau Robert a filé discrètement avec votre amie. Nous sommes seuls, ma très chère. C’est le moment de nous expliquer bien gentiment, en toute amitié, comme vous dites, mademoiselle la prêtresse des beaux sentiments.

Il essayait d’ironiser, mais il n’y avait que de la colère dans ses yeux de fou.

Antoinette, stupide de saisissement, l’entendit rappeler de vieilles histoires qui dataient de leur enfance, des mots qu’elle avait dits sans y penser et qu’André avait reçus comme autant d’offenses, d’abord acceptées avec une humilité voluptueuse et trouble, ensuite ruminées rageusement. Tout cela, oublié en apparence, avait ressurgi lorsqu’ils s’étaient retrouvés et le même guetteur sournois qui observait jadis une enfant de douze ans s’était acharné à recueillir dans l’attitude de la jeune fille, dans ses moindres propos, un aliment à cette fureur qu’un rien transformait en adoration, un rien, en haine.

À imaginer la force obscure qui travaillait l’esprit de ce garçon depuis si longtemps et avec un si superbe dédain de la vérité, de la justice et du bon sens, Antoinette se sentait accablée. Elle demeurait inerte, le dos appuyé à la balustrade, les mains abandonnées, les paupières basses, comme une coupable.

— Eh bien, triompha André, me prenez-vous toujours pour un imbécile ?

Le regard clair et sérieux se posa sur ses yeux à lui où se mêlaient le défi, la malveillance et la crainte. Antoinette secoua la tête et dit simplement ces mots, qui tombèrent sur le cœur d’André comme une suprême injure :

— Mon pauvre ami…

— Je n’ai pas besoin de pitié, gronda-t-il les dents serrées. Allez chercher vos pauvres ailleurs.

Bertrand et Suzon débouchaient, essoufflés d’avoir gravi la rampe :

— Eh bien, où sont les autres ?

— Vous les avez jetés par-dessus bord ?

— Envolés, répondit Antoinette en s’efforçant de rire. Nous nous sommes retournés, ils n’y étaient plus.

— Ah ! les petits coquins ! s’écria Bertrand. C’est du joli !

Cependant, d’un coup d’œil, les arrivants avaient noté l’expression insolite d’André et la pâleur d’Antoinette.

— Drame, pensa Suzon.

Et elle se chantait à elle-même en marchant :

Drame, drame, drame
comme on chante :
Ran-plan-plan.

Dès qu’il le put, Bertrand se glissa à côté d’Antoinette, lui prit le bras, demanda à voix basse :

— Que s’est-il passé ? Tu es blanche comme un poireau, André bafouille… Il t’a fait une déclaration ?

— Il prétend que je me moque de lui depuis l’âge des couches-culottes, réplique Antoinette sur le même ton.

— Pauvre vieux ! J’avais bien vu qu’il en pinçait pour toi. Quelle drôle d’idée ! Enfin… tu comprends ce que je veux dire…

Antoinette comprend. Elle approuve même, en style Bertrand, égayée par cette diversion :

— Tu parles !

— Et naturellement tu ne peux rien pour lui ?

— Bien sûr que non… que veux-tu que je fasse ?

— L’amour ne se commande pas, constate Bertrand, profond philosophe. Pauvre vieux. Ça lui passera…

— Mais dis donc, toi, à propos… ne va pas trop fort avec Suzon.

— Est-ce que tu me prends pour un cochon ? demande Chérubin d’un air offensé.

— Jamais de la vie. Tu es trop bien lavé. Tout de même, je trouve que vous allez fort, tous les deux. Elle fait la petite grue et toi, bien entendu, tu ne demandes que ça. Seulement, moi qui l’ai amenée ici et qui en suis responsable aux yeux de ses parents, ça ne m’amuse pas. Elle n’a que dix-huit ans, cette gosse.

Bertrand retire son bras. Ses yeux verts et dorés, si francs, fuient les yeux d’Antoinette.

— Ça va, dit-il assez brusquement. On ne la détournera pas, ta mineure… Dors sur tes deux oreilles et ne fais pas la pionne, ce n’est pas ton genre…

La pionne ? déjà l’autre jour, à propos d’une observation insignifiante, Suzon lui a jeté ce mot comme par jeu. Savoir quel travail de sape cette petite entreprend contre elle dans l’esprit de Bertrand ? Savoir à quel point il y résiste ? Aux amoureux, la trahison est si légère !

Et, avec tout cela, où sont passés Annonciade et Robert ?

Ils étaient arrêtés devant une boutique peinte en mauve cyclamen. Derrière la vitrine un étalage de savons, de boîtes de poudre et de flacons de parfum était disposé avec une grossière rouerie qui voulait suggérer l’idée que toutes ces marchandises étaient comestibles et donner aux passants l’envie d’en manger. Sur une des faces, une femme de cire dont le buste opulent semblait une fantaisie retardataire de la nature, bonne à reléguer en province, souriait de ses lèvres dont le carmin déteint avait débordé, ce qui lui faisait deux bouches superposées, une plus pâle que l’autre. Sa perruque de cheveux courts rappelait, en blond, la mer, telle que la représentent les tableaux modernes. Une pancarte attestait que c’était là les effets de l’ondulation Marcel.

Ces détails se gravaient pour la vie dans la mémoire d’Annonciade, tandis qu’elle respirait avec un malaise grandissant l’odeur de clinique et de parfumerie bon marché qui refluait de l’intérieur de la boutique.

Deux hommes étaient assis, à qui l’on faisait la barbe. La pâte de savon qu’on étalait sur leurs joues était d’une matité et d’une mollesse écœurantes. Leurs cous rouges et gras débordaient sur le peignoir blanc.

— Non, dit Annonciade. Je ne suis pas encore décidée. Elle fit un mouvement, comme pour s’en aller. Mais alors la main de Robert se posa sur son épaule et le visage brun se pencha vers le sien, avec une expression de patience délibérée, de tendresse et d’ironie.

— Voyons, mon petit, ce n’est pas sérieux ? Voilà quinze jours que nous pesons le pour et le contre et soixante-douze heures que vous avez dit oui. C’est ça que vous appelez l’esprit de décision ?

— Mais il y a des hommes, balbutia la petite.

— Ils ne vous mangeront pas. D’ailleurs, il y a un salon pour dames. Vous voyez bien.

— Mais s’ils m’abîment…

— C’est le meilleur coiffeur d’Avallon pour la coupe des cheveux, bien qu’il ne paie pas de mine. Je me suis renseigné.

Annonciade regarda le bout de ses souliers. Elle éprouvait une légère irritation mêlée de honte à imaginer Robert s’occupant gravement de ces détails féminins et dressant un plan de campagne pour arriver à lui faire couper les cheveux. Mais en même temps, cela lui était doux, car il s’occupait d’elle.

Une autre question la préoccupait : permettraitil qu’elle payât le coiffeur ? Non, sans doute. Comme ce serait gênant de le voir sortir son portefeuille pour payer cette opération…

La pudeur de l’argent qui l’avait toujours fait souffrir éveillait en elle une pudeur plus intime. Elle était pleine d’appréhension, d’un dégoût sans objet, d’un besoin de révolte, et cependant elle savait bien qu’elle finirait par céder. La complexité de ces impressions lui hachait l’âme. Était-ce ridicule 1

Robert, debout et souriant, laissait tomber sur elle son regard volontaire qu’il s’efforçait d’adoucir — et toute son attitude signifiait :

— J’attendrai jusqu’à ce soir s’il le faut, mais vous en passerez par où je veux… ma chérie !

Annonciade leva les paupières et son angoisse se résuma dans un cri :

— Oh ! Robert, si je suis laide, après…

Il se pencha un peu et le rayon bleu de ses prunelles balaya lentement le visage apeuré :

— Laide, c’est impossible, murmura-t-il d’une voix sourde et grave. Et le seriez-vous, que je vous aimerais quand même.

Annonciade éblouie entra dans la boutique.

Assise dans le fauteuil du coiffeur elle sentait ses mains moites, ses genoux amollis et son cœur nager faiblement dans une immensité lointaine. Elle se répétait : « Est-ce ridicule ! pour si peu de chose ! » sans se rendre compte que sa sensibilité affinée était capable de mystérieuses équivalences, et qu’en ce moment, les yeux fixés sur un visage autoritaire et un peu ému, lui aussi, elle devenait femme.

Elle avait fermé les yeux, tandis que les ciseaux crissaient dans sa chevelure. Robert, le cœur serré, regardait tomber ce flot noir et brillant qui avait les molles ondulations d’un corps féminin. Il pensait : « C’est un carnage ! Qu’est-ce qui m’a pris ? Mais tant pis, je l’ai voulu. »

Le coiffeur, maintenant, passait la tondeuse sur la nuque dégagée et rectifiait la ligne. Annonciade risqua un coup d’œil.

— Oh ! s’écria-t-elle avec un petit rire, comme je suis drôle !

Devant le fait accompli, elle se sentait étrangement soulagée et joyeuse. Puis elle réfléchit et constata :

— Ça ne me change pas beaucoup.

Les cheveux rejetés en arrière, deux vagues s’avançant sur les joues et se recourbant pour fuir vers les oreilles, reproduisaient son ancienne coiffure. Mais au lieu de se terminer comme autrefois par un doux rinceau arrondi, les ondulations étaient coupées net et leur rêche bordure barrait comme une chenille noire le rose translucide de sa joue.

— Vous êtes charmante, dit Robert.

Cependant il semblait chercher quelque chose.

— Est-ce que… demanda-t-il avec l’hésitation du profane, est-ce qu’on ne pourrait pas… faire boucler tous ces cheveux… en petites boucles… vous voyez ce que je veux dire ?

— Mais certainement, monsieur. Nous pouvons coiffer madame en pâtre grec. Cela se fait beaucoup à Paris. Avec une application de bigoudis, ou bien, ce qui est préférable, l’ondulation électrique, garantie un an…

Une colère humiliée s’empara d’Annonciade. Quel besoin avait-il de retrouver en elle l’image de la petite Ouled Nail ? et de quel droit ces deux hommes disposaient-ils de sa tête ?

— Non, dit-elle catégoriquement. Pas de bigoudis, pas de frisure électrique. Vous allez contrarier mes ondulations naturelles. Je ferai la mise en plis moi-même. Donnez-moi seulement un peu d’eau, je vous prie.

Robert se sentit battu. Cependant, quand elle dut le laisser payer au comptoir, détournant les yeux avec un peu de honte, elle aima ce nouveau lien qui l’attachait à lui. Il s’effaça pour la laisser sortir, et elle s’avançait sur les pavés disjoints de la rue calme, consciente d’une dignité nouvelle, orgueilleuse et soumise comme une favorite royale.

Antoinette les vit venir de loin. À mesure que son amie approchait, elle se demandait de loin : « Qu’a-t-elle de changé ? »

Quand elle comprit, elle ne put qu’ouvrir des yeux effarés et s’écrier : « Non ! Tu as fait ça ? »

— Oui, répondit Annonciade d’un ton dégagé, j’ai fait ça. Et je regrette bien d’avoir attendu si longtemps. Ce qu’on se sent léger !

— Elle s’est fait couper les cheveux ! Elle s’est fait couper les cheveux ! criait Bertrand comme s’il eût voulu ameuter les passants. Montrez, Annonciade ! Enlevez votre galure, qu’on vous admire ! Le chapeau enlevé, la petite tête apparut, ronde, avec son cou d’oiseau ombré de bleu. Annonciade riait, un peu gênée, tandis que chacun donnait son avis.

— Moi, je trouve que ça ne la change pas du tout, disait André. Par derrière, c’est un peu moins joli que le chignon, voilà tout.

— Moi, je trouve que c’est mieux, dit Bertrand. Avant, elle avait l’air d’une Carmencita pour boîte de cigares. Maintenant, elle a l’air d’une fille à la page.

— Cent fois mieux, approuva Suzon. Bravo, ma vieille. Si tu m’avais écoutée il y a longtemps que ce serait fait.

— Votre avis, Antoinette ? demanda Robert avec un mince sourire.

Antoinette regardait son amie, comme si cette tête charmante eût été celle de Méduse. Elle ne la trouvait pas enlaidie. Ce qui la stupéfiait, ce n’était pas cette histoire de cheveux coupés, c’était ce qu’elle pressentait au delà et qu’elle n’arrivait pas à préciser. Annonciade avec sa nuque rase, ses oreilles nues, n’était pas virilisée. Au contraire sa féminité en était accentuée. Antoinette pensa tout à coup à ces statues blanches que des rapins facétieux barbouillent de peinture noire aux bons endroits. Et tandis qu’elle se demandait ce que venait faire dans son esprit cette image absurde, elle vit le regard amoureux dont Robert couvait ce petit visage transformé par lui. Puis il releva les paupières et ce regard rencontrant celui d’Antoinette se chargea d’une nargue froide. La jeune fille le reçut en plein cœur et crut chanceler. Une réaction enragée la redressa :

— C’est un massacre, dit-elle. Annonciade ressemble maintenant à n’importe quelle poupée moderne. Si c’est vous qui l’avez conseillée, je vous félicite de votre bon goût.

— Pensez-vous qu’elle ait besoin de conseils ? répliqua Robert souriant toujours. Elle est assez grande pour agir par elle-même…

— C’est justement ce qui étonne Antoinette, appuya la petite. Elle m’a toujours traitée comme si j’avais quatre ans. Depuis le temps qu’elle me tient en lisière, elle ne peut pas se figurer que j’aie mon libre arbitre.

— En lisière ? reprit Antoinette avec un étonnement profond. Ce n’est pas toi qui parles, Annonciade ?

— Et qui veux-tu que ce soit ? Oh ! je sais bien que tu ne te rends pas compte et je ne t’en veux pas…

Antoinette éclata d’un rire forcé, en regardant Robert en face.

— Dites donc, monsieur Robert Gilles, vous n’auriez pas ramassé, par hasard, le libre arbitre d’une jeune fille en rupture de lisière ?

— Va, fais de l’esprit, marmotte Annonciade en haussant les épaules, tandis qu’elle pensait : « Mais ce qu’elle est mauvaise ! Je ne l’ai jamais vue comme ça. »

— En effet, mademoiselle Antoinette, répliquait Robert, je l’ai trouvé et rendu honnêtement à sa propriétaire.

— Voilà un acte de probité exceptionnel. Avez-vous au moins touché la récompense ?

— Antoinette 1 s’écria Annonciade, les yeux étincelants.

— Laissez, mon petit, laissez donc. Vous voyez bien qu’Antoinette plaisante…

Antoinette haussa les épaules et se tut, craignant d’éclater en sanglots, bêtement. Elle aurait mieux aimé mourir sur place.

Les autres avaient assisté sans mot dire à cette passe d’armes. La jeune fille quêta sur leur visage une approbation, un soutien. Mais Bertrand regardait Suzon, qui lui parlait en riant. André détournait les yeux pour ne pas laisser voir une satisfaction méchante, dont il avait tout de même un peu honte. Un silence pesant tomba.

— Ah ! se dit Antoinette avec une âpre ironie, parlez-moi de l’amour pour mettre du liant ! S’il n’y avait que lui pour fonder les sociétés…

Elle marcha vers les voitures, le menton levé d’un air de défi, les narines palpitant dédaigneusement. Ces jeux de physionomie menteurs lui permirent de refouler ses larmes.

Devant la grille de Gagny, les adieux furent froids et gênés, excepté pour Bertrand et Suzon qui s’étaient quittés sur ces mots :

— Alors, demain soir ?

— Au bas de la côte, entre dix et onze heures, comme d’habitude. Je ne peux pas fixer l’heure exactement, vous savez pourquoi.

— Fort, fidèle et fier, j’attendrai à mon poste jusqu’à la consommation des siècles.

— Phraseur, va ! Bonsoir, mon gigolo.

— Bonsoir, ma gigolette.

Antoinette, précédant ses amies, ouvrait les volets de la salle à manger. Quand elle se retourna, elle vit Annonciade debout derrière elle, l’air incertain :

— Toine…

— Eh bien ?

— Tu es fâchée ?

— Non, répondit Antoinette amèrement. Je suis ravie. Toi aussi, sans doute. Tout est pour le mieux.

Elle disparut dans sa chambre où elle s’enferma à clef, laissant la petite immobile, le cœur lourd.

Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte d’Antoinette. Elle releva la tête, les yeux illuminés. Déjà elle regrettait son mouvement de tout à l’heure. Ah ! qu’elles s’expliquent une bonne fois, qu’elles sortent de ce cercle infernal, quitte à briser tout ce qui fut leur amitié — et ensuite, on verra ce qu’on peut faire avec les morceaux…

— C’est toi ? demanda-t-elle doucement.

— Oui, c’est moi, répondit la voix de Suzon. Je peux entrer ?

— Un instant, veux-tu ?

Cette nouvelle chute dans le noir lui donnait le vertige.

Quand Suzon entra, son regard avide ne trouva qu’un teint poudré de frais, des yeux un peu trop brillants — mais était-ce bien d’avoir pleuré ? — une impassibilité de Commanche au poteau de torture.

— Dis donc, tu ne crois pas qu’Annonciade perd un peu la tête ? Qu’est-ce qui lui a pris, tout à l’heure ? Elle qui ne jurait que par toi…

— Les dieux changent, répondit Antoinette avec tranquillité, mais, comme dit Bertrand : « L’amour passe, l’amitié reste. »

— Ah ! Bertrand dit ça ?

— Oui… Il dit aussi : « Un béguin, un matin. » « Un jupon, une saison. » « Une amie, la vie. »

— Je ne lui connaissais pas ces proverbes.

— Bien entendu, réplique Antoinette avec intention.

Suzon n’insiste pas et bat en retraite.

— Emporte ça, murmure Antoinette entre ses dents. C’est tout de même utile d’avoir de l’imagination. Ce petit chacal qui venait pour m’achever !…

Seule, elle se laisse aller dans un fauteuil, ferme les yeux, soupire avec lassitude :

— Toujours se défendre… toujours se défendre…

Elle n’avait plus le courage d’aller trouver son amie. Comment aborder une explication qui les forcerait à avouer qu’elles aimaient le même homme ? Une fois douée de la puissance néfaste des mots, quels ravages ne ferait pas cette vérité que toutes deux maintenaient jusqu’à présent dans les limbes où vagissent les douleurs informulées ? Non, mieux valait se taire, et endurer.

Cependant Annonciade laissait crever en gros sanglots de petite fille l’émotion de cette journée et hoquetait pour elle-même une plaidoirie confuse.

« Ce n’est pas de ma faute… C’est elle qui ne se rend pas compte… Tout ça, parce que je me suis fait couper les cheveux sans sa permission. »

Mais elle sentait bien que le drame dépassait cette question futile. Volontairement aveugle, dans son innocente mauvaise foi, elle savait pourtant qu’Antoinette n’était pas plus coupable qu’elle-même, et qu’elles ne pouvaient rien contre la poigne grandiose et cruelle qui les arrachait l’une à l’autre. Et c’était le sentiment de leur impuissance qui la faisait pleurer, pleurer à croire que toute sa vie allait s’écouler dans ce ruissellement salé comme la mer, berceau de Vénus.