Éditions du Rocher (p. 236-251).

XVIII


Septembre pinçait en sourdine son banjo rêveur. Une note en tombe, toujours la même, longue, monotone et mauve, qui fleurit les prés : on l’appelle la colchique d’automne.

Dans les fourrés, les baies de prunellier, semblables à un œil d’oiseau mort, et les sirodons de laque rouge, fortifiaient chaque jour leur tissu presque minéral. Antoinette surveillait leurs progrès au cours de ses promenades solitaires et s’émerveillait que les fleurs les plus fragiles du printemps, la fleur de l’épine noire et celle de l’églantier, eussent produit ces fruits, durs comme des joyaux et qui semblaient éternels.

Heureuse, elle avait aimé l’automne pour son parfum de noix fraîche et de pourriture, et pour la mélancolie des soirs, quand on brûle dans la campagne brune et bleue les feuillages de pommes de terre et les mauvaises herbes, et les volutes de fumée, de plus en plus larges à mesure qu’elles s’élèvent, vont rejoindre dans le ciel le cri des corbeaux. Malheureuse, elle aimait cette saison pour la fête éclatante des couleurs, le son d’une joie intime accouplée à la mort.

Elle s’en allait par les chemins, accompagnée de Moïse qui commençait à prendre des allures de grande personne. Il trottait en avant, fasciné par les taupinières, peu soucieux d’entretenir la conversation et c’était une chance, car Antoinette, durant des heures, ne disait mot, occupée à ruminer la provende amère et toujours fraîche de sa peine. Elle ne trouvait d’apaisement que lorsqu’elle parvenait à s’oublier devant les transformations de la nature, à coucher son âme convulsée dans l’obscurité odorante du terreau noir.

Parfois elle entendait les aboiements aigus d’un chien courant et reconnaissait l’abbé Graslin dans ce chasseur botté, coiffé de toile beige, qui enjambait à grands pas les chaumes craquants.

L’abbé venait lui dire bonjour par-dessus la haie, tout rafraîchi de vent, la barbe joyeuse, les yeux gais. Il avait de jolis cadavres dans son carnier : des perdrix, des cailles, encore tièdes. Antoinette les prenait dans ses mains, les palpait longtemps, regardait ballotter les petites têtes dont les paupières bleuâtres semblaient cousues l’une à l’autre par un fil jaune. Son cœur battait péniblement. Elle devenait d’une sensiblerie morbide et recherchait les émotions.

S’il lui était possible de trouver un prétexte pour échapper aux promenades en voiture, Antoinette ne pouvait se dérober quand les jeunes gens passaient l’après-midi à Gagny. Elle s’en réjouissait presque, car elle aimait son supplice, et il lui fallait un effort de volonté pour se tenir de temps à autre à l’écart de ces réunions quotidiennes où tout la blessait : la turbulence de Suzanne et de Bertrand, qui poursuivaient leur flirt à grand renfort d’argot, de taquineries puériles et d’histoires polissonnes ; la servilité affectée d’André, dévoré de rancune depuis la scène d’Avallon et maladivement avide de sa présence, maladivement acharné à la mettre en colère par une attitude qui signifiait : « Puisqu’il faut un esclave à Madame, un paillasson pour les pieds de Madame, le pauvre André est là… le pauvre André a l’habitude » ; mais surtout, l’attrait déchirant de l’amour qui éclatait dans tous les regards, dans tous les gestes d’Annonciade et de Robert.

Les jeunes gens devaient se fiancer officiellement en octobre, quand on aurait accompli la formalité de la présentation aux parents, prévenus par lettre et qui se réjouissaient benoîtement, comme tous les parents qui marient leur fille. Robert s’était rendu sans résistance possible à la simplicité d’Annonciade qui identifiait tout naturellement l’amour et le mariage. Il l’appelait avec une tendresse enjouée : « Ma petite corde au cou. » La petite corde au cou riait, ravie, mais Antoinette se demandait parfois combien d’années s’écouleraient avant qu’il prononçât ces mots-là sur un autre ton.

Annonciade vivait dans une atmosphère de miracle. Et c’était bien un miracle. Il ne lui semblait pas que Robert fût un homme tant elle aimait ce qu’il y avait de particulier dans sa personne. Elle éprouvait toujours la même aversion craintive à l’égard du sexe opposé — mais comment confondre son fiancé avec la foule des créatures mâles ? Ce n’était pas un être, c’était un monde dont elle découvrait peu à peu les lois et cela n’allait pas toujours sans effarement : certaines de ces lois étaient en opposition avec ses propres tendances, mais elle s’y soumettait sans discussion, illuminée par un astre qu’elle croyait unique et destiné de tous temps à régenter sa vie. De vieilles inquiétudes fondaient aux rayons de ce soleil nouveau. Robert avait supprimé la mort, l’au-delà, Dieu lui-même, le jour où il lui avait dit, tenant ses deux mains dans les siennes : « Ne pensez donc pas à cela, mon chéri. Vous êtes là, vous êtes belle et je vous aime. Cela seul existe. » Depuis ce jour, l’étemel présent garanti par la voix aimée avait succédé à cet effondrement continu du temps qui naguère lui donnait le vertige.

Quand elle redescendait sur la planète nommée « Terre », elle avait pour ses aspects connus et pour ses habitants un sourire de tendresse nuancé de supériorité : ainsi, quand on retrouve sa petite maison après un long voyage.

Antoinette était au premier rang de ses préoccupations terrestres. Non qu’elle songeât à lui être reconnaissante de son bonheur. Il était dans la logique de son illusion d’oublier les dangers courus et de croire à la fatalité de ce bonheur. Mais maintenant qu’elle le possédait à elle seule elle aurait voulu y associer son amie, et souffrait de ne le pas pouvoir. Dans l’affection qu’Antoinette lui témoignait, en réponse à ses effusions intimidées, elle sentait une réticence invincible. Toutes deux faisaient les mêmes gestes qu’autrefois et disaient les mêmes mots. Mais un écran s’était élevé entre elles, qui interceptait les rayons du cœur. Et, quand tous se trouvaient réunis, Antoinette, dont chaque mot prononcé en public était un mensonge, chaque geste une comédie, Antoinette choyait avec un horrible plaisir le renard qui lui rongeait les entrailles. Rôdant aux bords du cercle de lumière où se tenait le couple ébloui, elle recueillait chaque miette de leur bonheur pour le transformer en souffrance. Peut-être cherchait-elle à se venger par cette chimie qui prouvait au bonheur l’instabilité de sa substance. Humiliée et chérissant son humiliation, perverse et cultivant sa perversité, elle se substituait parfois en pensée à Annonciade pour un court moment de délices, et, quand la réalité de nouveau s’imposait à elle, le choc était si violent que son âme défaite cédait à toutes les furies. Elle était secouée d’accès de haine silencieux qui la laissaient épuisée et dont elle souhaitait le retour avec une sombre soif. Plus rien en elle ne rappelait l’amazone qui gouvernait jadis d’une main ferme la pensée et l’instinct, dressant sa jeune tête comme un défi. Mais, dans les intervalles où elle retrouvait l’image de ce qu’elle avait été, elle goûtait à cette comparaison une satisfaction amère, car sa déchéance était la confirmation de ce qu’elle avait toujours pressenti.

— Annonciade est allée faire une course dans le village. Elle ne tardera pas. Voulez-vous l’attendre au jardin ?

— Promenons-nous donc dans la grande allée du parc, acquiesça Robert avec une plaisante emphase. Vous allez bien, Antoinette ?

— Fort bien, je vous remercie. Et vous-même, Robert ?

— À merveille, chère amie.

— Que fait-on à Frangy ?

— Les feuilles tombent. Bertrand se fait photographier sur toutes les coutures et prend des poses. André photographie et rumine des pensées couleur de chambre noire. Il a accepté ce poste chez l’éditeur et je crois qu’il commence déjà à le regretter. Nous pensons rentrer à Paris la semaine prochaine, et justement, je venais demander à Annonciade et à vous-même, Antoinette, si vous voulez rentrer avec nous toutes les trois ? Nous partons en voiture, bien entendu.

— Pour moi, je vous remercie, mais je compte rester ici quelque temps encore. Vous vous entendrez avec Annonciade et Suzanne. Je crois qu’elles ne demanderont pas mieux.

— Vous allez rester seule ici ? Ce ne sera pas bien gai, avec les froids qui vont venir.

— Je ferai du feu.

L’image d’Antoinette assise auprès d’un feu clair…, son profil si nettement découpé se détache en ombre chinoise sur l’écran de flammes. Elle est triste, elle est seule.

— Et vous irez demander des leçons d’austérité au plateau de Gagny ?

Elle se tait, saisie. Pourquoi parle-t-il du plateau de Gagny ? A-t-il deviné qu’elle voulait y monter pour se repaître de tristesse et de vent âpre ?

— Un de ces jours, nous verrons arriver un moinillon vêtu de bure… Ce sera le Frère Toinon qui viendra nous prêcher le renoncement… Frère, il faut mourir !

Frère… ô puissance d’évocation des mots… « Je suis la Jungle et je t’aime, Petit Frère, comme aucune femme ne t’aimera jamais. » Et aussi, les songeries du temps heureux où elle appelait les hommes ses frères… Compagnons de voyage, compagnons de naufrage…

Mon Dieu ! Comme elle aurait voulu, avec celui-là, faire l’essai d’une fraternité plus dangereuse, traverser l’épreuve qui disjoint ou qui soude les êtres, résister aux embûches, maintenir à force de volonté, à force d’amour, malgré l’amour, leurs âmes l’une contre l’autre.

— Comme vous êtes pâle, Antoinette… Qu’est-ce que vous avez ?

— J’ai un peu froid, dit Antoinette dont les dents s’entre-choquent.

— Voulez-vous rentrer ?

— Non, non, je vais mettre un manteau.

— Ne bougez pas, je vais vous le chercher.

— Dans ma chambre, la deuxième porte à droite qui donne dans la salle à manger, vous trouverez un manteau blanc, pendu.

En quelques bonds, il est de retour, un peu ému d’avoir respiré dans la chambre d’Antoinette un parfum de violette fraîche, d’avoir vu ses livres, ses vêtements, la photographie d’une jeune femme habillée à la mode d’il y a quinze ans et qui lui ressemble et, à côté, la photographie d’Annonciade.

— Ça va mieux ?

— Ça va très bien, je vous remercie. Le manteau dont il l’a enveloppée lui réchauffe le cœur. Qu’elles sont précieuses, ces minutes qui lui sont données…

— Parlez-moi de vous, Antoinette. Il y a bien longtemps que nous n’avons causé, il me semble ?

Antoinette pense : « Je vous remercie de me faire l’aumône d’un semblant d’intérêt. Tout à l’heure, Annonciade va venir et vous oublierez mon existence. Mais c’est bon tout de même, un instant d’illusion. » Puis elle s’aperçoit qu’elle n’a pas répondu. Pourquoi ne peut-on dire tout haut ce que l’on pense ?

— De moi ? fait-elle avec effort. Mais… que voulez-vous que je dise ? Je suis contente, je jouis de ces dernières semaines de vacances, je suis heureuse de vous voir heureux, Annonciade et vous… Voilà…

— Voilà. Et maintenant que vous m’avez donné une réponse bien gentiment conventionnelle, si vous me disiez un peu ce qui se passe là dedans ?

Il touche légèrement du doigt le front d’Antoinette, ce front haut, bombé, qui, lorsque le soir tombe, capte les derniers rayons de lumière. Robert a remarqué cela.

— Que voulez-vous qu’il se passe là dedans ?

— Ce que je veux, c’est que nous causions bien franchement, à cœur ouvert, comme deux amis que nous sommes, je l’espère ?

(Deux amis… non, Robert, l’amitié ne prend pas ce chemin-là et maintenant les ponts sont coupés. Il est trop tard pour revenir. Éloignez-vous…)

— Mais certainement, Robert, pourquoi ne serions-nous pas des amis ?

— Alors, nous devons avoir, vis-à-vis l’un de l’autre, le privilège de la franchise, une franchise absolue ?

(Peut-être, si je ne vous aimais pas. Mais avez-vous jamais rencontré ensemble l’amour et la vérité ?)

— Bien entendu, Robert, où voulez-vous en venir ?

— À ceci : vous devez me haïr, Antoinette,

— Moi !

— Oui, Il n’y a pas longtemps que je me suis rendu compte du rôle que j’ai joué dans votre vie.

(Dieu ! que va-t-il dire ?)

— C’est tout à l’heure seulement, quand vous avez parlé de rester seule ici. Je vous ai vue abandonnée, dépouillée… Et c’est moi le voleur en somme.

(Comment ! Il a senti cela, lui ! Ah ! qu’il est encore plus précieux que je ne le croyais…)

— Mais vous perdez la tête, mon ami, qu’est-ce que c’est que ces imaginations ?

— Ah ! cessez donc de jouer un rôle mondain. Soyez digne de vous, Antoinette, et répondez-moi — ou ne me répondez pas si, je ne sais pourquoi, votre courage a faibli. Je préfère le silence à ces protestations qui sonnent faux, car vos yeux, au moins, ne mentent pas. Mais laissez-moi vous dire que je me rends compte de la valeur de ce que je vous ai pris. À ce que vous étiez pour Annonciade, je mesure ce qu’elle devait être pour vous. C’est étrange… En l’écoutant me parler de vous, j’essaie parfois de me figurer ce sentiment qui vous unissait… Un homme qui s’aventure là dedans ne peut commettre que des bévues, et j’en ai commis, ou du moins, j’ai été tenté d’en commettre… Il me semble parfois que vous étiez un peu sa mère à cette petite, une mère du même âge, qui aurait eu seulement l’expérience de l’esprit et qui, pour le reste, se fût trouvée au même point qu’elle ; de là, une camaraderie qui égaie l’affection, l’état d’âme de deux mousses qui vont s’embarquer sur le même bateau — sur la même galère, diriez-vous peut-être dans vos jours d’amertume. Mais il y en a un qui voit plus loin que l’autre et qui renseigne son compagnon… Est-ce que c’est un peu cela ? Je ne dis pas trop de bêtises ?

— Oui… Oui… Non… Non…, fait Antoinette de la tête, tellement oppressée qu’elle ne peut parler. Est-ce à cause de ce qu’il évoque, ou parce que l’émotion l’étouffe à penser qu’il a compris tant de choses, avec son air insensible ?

— Ah ! comme ce devait être charmant, cette amitié…, soupire le jeune homme avec une singulière nostalgie. Comme j’aurais voulu être l’une de vous, ou plutôt vous deux tour à tour…

— Ne vous plaignez pas, vous êtes aimé comme un dieu.

— Je le crains… Oui, je le crains. On peut vous dire cela à vous. Je ne suis qu’un homme, Antoinette, et cette petite fille… vous qui les connaissez, dites-moi s’il n’y a pas de quoi être un peu effrayé quand on songe à tout ce qu’elles attendent de nous ?…

— Il est certain que personne n’est à la mesure de notre imagination redoutable. Mais n’ayez pas peur, Robert. On ne vous demande, en somme, que d’offrir une armature à de changeants édifices de nuages. Prenez garde seulement de ne pas trancher trop violemment par votre caractère réel sur le fond du décor.

— Si vous croyez que c’est commode d’être réel tout en ne l’étant pas !

— Si vous croyez que c’est drôle d’être amoureuse !

Il la regarda, profondément.

— Mais savez-vous que vous me réduisez à un rôle fort peu brillant, je ne suis plus là dedans que la carcasse de la féerie…

— Je ne l’aurais pas si bien dit. Pour vous consoler, je vous avouerai cependant qu’on peut arriver à aimer la carcasse pour elle-même, mais il faut qu’elle y mette du sien ! Et bien souvent, au moment où nous commençons à aimer la carcasse, elle a cessé de nous aimer… Il est vrai qu’il nous reste encore tant de choses. Comme disait une que j’ai connue : « Un enfant, un jardin… » Ou bien, quand tout nous fait défaut, ces retraites inaccessibles où nous pétrissons le monde à volonté avec la glaise de nos rêves…

— Antoinette, vous me laissez entendre que vous avez fort peu besoin de nous. Est-ce une subtile vengeance de femme ?

— Non, je suis sincère, bien qu’il soit difficile de l’être complètement en cette matière. Fort peu besoin de vous ? Comment dire ? Quand nous sommes heureuses, peut-être, en effet, n’êtes-vous que la cause infime de bonheurs démesurés. Mais quand nous sommes malheureuses, comme vous êtes proches de nous, contre nous, en nous, pareils à des cancers…

— Comme vous avez dit cela…

— C’est une généralité. J’ai l’esprit collectif, vous savez. Quand on parle des femmes, je prends tout à mon compte.

— Antoinette, demanda brusquement Robert, vous viendrez souvent nous voir, quand nous serons mariés ?

— Je ne sais pas, répond Antoinette en pâlissant. Cela dépendra de bien des choses… Si vous repartez pour les colonies…

— Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous, une fois ? Cette vie aventureuse et saine — car je choisirai maintenant des pays sains — vous conviendrait tellement bien…

(Tellement mieux qu’à Annonciade, pense-t-il tout à coup. Et, comme appelé par cette pensée, un tableau se précise : Antoinette marchant à ses côtés, dans la brousse, avec les longues foulées de ses hautes jambes, son air décidé, ses yeux graves. Dans la maison qu’ils vont retrouver, Annonciade vêtue de toile blanche prépare des boissons fraîches. Elle est elle-même délicieuse à boire. Bigamie ? Mon Dieu ! oui. L’inconscient ne s’effraie pas pour si peu.) Mais Robert, homme civilisé, se gendarme contre sa vision et veut se donner le change :

— Annonciade ne pourra pas renoncer à vous…

— Oh ! oh ! réplique Antoinette avec un petit rire désabusé, je ne me fais là-dessus aucune illusion…

— Ah ! vous voyez bien que vous m’en voulez…

— Jamais de la vie. Peut-on en vouloir à un tremblement de terre ? Je vous accepte, Robert, et sans nulle haine, croyez-le bien.

— Eh bien ! tenez, s’écria Robert impulsivement, voilà un mot qu’Annonciade ne dirait jamais. Elle se soumet, mais elle ne connaît pas cette acceptation volontaire qui sauvegarde la dignité dans la soumission. Vous, vous savez accepter, sans plier. C’est pour cela que j’aurais besoin de vous pour… lui former un peu l’esprit…

(Comment ! Il n’y a pas un mois, il s’acharnait à détruire tout ce qui pouvait venir de moi, et maintenant, il me rappelle ? Faux prétexte ? Est-ce que ?…)

— Voyez-vous, cette féminité inconnue et qui ne se connaît peut-être pas elle-même me fait peur. Il me semble que vous, une fois que vous avez déposé la lance, jeune amazone, on doit vous trouver tout entière. Annonciade est si proche encore de la nature qu’elle me confond. Je la sens parfois qui m’échappe sans que je puisse la suivre et quand je la tiens dans mes bras, j’ai l’appréhension de la voir se changer soudain en arbre ou en ruisseau, comme les nymphes de l’antiquité…

— Quoi donc ! s’écrie Antoinette évitant de répondre directement, voilà que votre imagination vous tourmente, vous aussi ? Je croyais qu’il n’y avait que les femmes…

— Croyez-vous donc que nous soyons si différents, au fond ?

— Ah ! voilà ce que j’ai toujours pensé…

— C’est le rapprochement qui est difficile, murmure Robert rêveusement. Nous connaîtrons peut-être des heures divines, cette enfant et moi. Connaîtrons-nous jamais de belles heures humaines ? Ah ! l’homme est insatiable, Antoinette ! Sa tendresse me comble, et, par moments, je la voudrais autre. J’aimerais qu’il y eût, entre ma femme et moi, plus de clarté, moins de nuages, plus d’entente véritable et moins de rêves, plus de courage et moins d’illusions ; j’irai même jusqu’à dire, plus d’amitié et moins d’amour…

Antoinette, anéantie, écoute cette définition de l’amour qu’elle-même aurait tant souhaité donner. Est-ce une nouvelle ruse du vieil ennemi ? Peutêtre. Est-ce qu’on peut savoir ? Comme disait un jour Suzon.

— Pour que tout soit parfait, continue Robert, il faudrait qu’il y eut en Annonciade un peu plus d’Antoinette. Alors, soyez notre amie à tous les deux, voulez-vous ? Continuez à conseiller ma petite chérie…

(Hypocrite ? non, l’hypocrisie vient de plus haut. Il n’est pas responsable. Et moi, suis-je responsable de ce bonheur honteux, de cette complaisance avec laquelle j’imagine notre ménage à trois ?)

— C’est dit ? Vous viendrez nous voir souvent ?

Si elle répondait : « Non, je n’irai pas vous voir, car il est humainement impossible de supporter sans fléchir l’attrait et la douleur de votre présence… » que se passerait-il ? Ces mots déclancheraient peut-être le cataclysme souhaité : Robert à ses pieds, l’oubli de tout ce qui n’est pas eux pendant quelques instants… et puis ?

Et puis, les compromis, l’organisation d’une bassesse, ou bien des luttes inutiles qui détruiraient ce qu’ils ont pu acquérir l’un et l’autre sans leur apporter la moindre compensation…

— Annonciade n’a plus besoin de moi, dit Antoinette. La situation est renversée. Vous n’imaginez pas le sentiment de supériorité qu’une femme aimée éprouve à l’égard des autres. C’est elle qui donnerait des conseils au lieu d’en recevoir. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à prendre de l’influence sur elle. Vous avez pu croire que je la régentais…

— Non, non, proteste vivement Robert. Je voudrais justement effacer ce malentendu. Il est si naturel qu’un caractère comme le vôtre ait une emprise sur ceux qui l’entourent…

— Allez, n’ajoutez rien, interrompt Antoinette avec un sourire mélancolique. N’essayez pas de vous excuser. Il y a longtemps que j’ai compris.

N’a-t-elle compris que cela ? Ah ! qu’il voudrait posséder ses pensées, lire au fond d’elle-même…

— Alors, Antoinette, si vous refusez de m’aider à… à rendre Annonciade heureuse…

— Ne me faites pas croire que vous avez besoin qu’on vous y aide. Vous n’avez qu’à vouloir son bonheur, même si cela vous coûte cher, réplique-t-elle en le regardant au fond des yeux, pour la première fois. Vous n’êtes pas de ces hommes qui se dérobent devant les responsabilités, non ?

— Certes non, dit-il, tout son orgueil galvanisé. Annonciade sera heureuse. Mais venez nous voir souvent, Antoinette, par amitié pour elle et peut-être aussi un peu par amitié pour moi ?

« Cette obstination à faire luire un mirage ! » pensa-t-elle avec lassitude.

Et lui de son côté : « Cette obstination à se dérober… »

Ils sont debout et se regardent. Robert mordille nerveusement ses lèvres minces, enfin conscient des méandres par lesquels son désir l’a conduit ; et voilà que le regard d’Antoinette répond au sien, plein de nostalgie, triste et résigné comme un adieu. Pendant une seconde, leurs regards se prennent, s’enlacent avec le regret sauvage de ce qui aurait pu être.

— Rentrons, dit sèchement Antoinette, les joues glacées.

Annonciade était dans la maison, ignorant la présence de Robert. Lorsqu’elle l’aperçut, elle poussa un petit cri de surprise joyeuse et bondit vers lui, le visage irradié.

Antoinette, appuyée contre la porte-fenêtre, regardait les marrons d’Inde dans leur coque, pareils à de petits oursins verts échoués sur le gravier. Elle aurait voulu les serrer sur son cœur pour en sentir les pointes.