Éditions du Rocher (p. 33-42).

IV

Elles entrèrent à Gagny sous les rayons du soleil couchant. C’était l’heure où les villages retentissent d’un bruit de seaux remués, de voix criardes et du mouvement des bêtes qui vont à l’abreuvoir.

L’auto avait quitté la grand’route pour un chemin pierreux qui montait à flanc de coteau. Elle déboucha sur le tumulte de la place de la fontaine et reprit la montée en cahotant.

Antoinette, à chaque instant, répondait au salut de femmes fraîches, un peu couperosées déjà et larges des hanches. Il lui fallait un effort de mémoire pour reconnaître dans ces jeunes paysannes les fillettes avec lesquelles elle avait joué ; elles étaient autrefois de son âge : maintenant un écart sensible les séparait.

Le chemin pierreux décrit une courbe et s’élargit. Ce n’est pas la fin du village, mais son centre : une sorte d’esplanade qui laisse un grand espace vide devant la grille, la cour et les trois corps de logis en fer à cheval qu’on appelle ici le « château », en souvenir du temps où un hobereau cachait sa misère sous le toit couleur de capucin aux trois girouettes criardes. La grille est ouverte à deux battants sur la cour pleine d’herbe ; on voit le double perron qui monte vers une portefenêtre, au milieu de la façade, et dont un rosier grimpant cache la rampe de fer rouillé.

— Nous sommes chez nous, dit Antoinette un peu pâle.

Annonciade et Suzon descendent de voiture avec enthousiasme. Le décor les ravit par son air d’abandon. Cette cour verte, ce grand logis silencieux, la lucarne béante des greniers, le toit couleur de bure, de couvent, d’automne, leur suggèrent l’impression qu’elles arrivent dans une maison de campagne enchantée. Le filet de fumée bleue qui s’échappait d’une des cheminées ajoutait une certitude réconfortante à la volupté du mystère : il y avait du feu, on pourrait dîner.

La vieille gardienne qui s’approche sans hâte, avec ses yeux gris luisants de ruse et ses mèches crasseuses sous son bonnet à quartiers, est la Carabosse de ce domaine — une Carabosse qui porte en broche à son corsage la photographie d’un militaire.

— Vous v’ià donc, Mam’zelle, dit-elle à Antoinette, sans trop de bonne grâce. Vous êtes point trop changée, depuis le temps, sauf que vous avez encore un p’tiot peu raccourci vos jupes. Alors, comme ça, vous nous amenez du monde au château ?

— Vous voyez, mère Garrottin. Et vous allez bien ? Vous êtes superbe.

Un éclat féroce flambe dans les prunelles de la vieille :

— Oh ! mouai, le jour qu’on m’enterrera, l’est pas encore sonné, marchez !

— Et Garrottin va bien, lui aussi ? Où donc est-il ? Je ne le vois pas…

— Oh ! l’est bien par là, c’te vieux pouaison… J’l’ai envoyé au potager qu’ri des porreaux pour ma soupe. Pour la vot’, ma fouai, vous vous débrouillerez, j’connais point vos goûts. J’ai seulement éclairé le fourneau dans la grande cuisine.

Elle ajoute en épiant les mines des jeunes demoiselles :

— C’est comme pour votre ménage, comment que vous allez faire ? Y a point personne dans le village qu’ait le temps de s’en occuper, avec les travaux des champs. Mouai, j’vous aurais bien donné un p’tiot frotton d’torchon ou un p’tiot coup de balai pour vous faire plaisir, mais v’là que mes douleurs m’ont prise que je n’peux pas seulement tenir un plumeau…

Aucun enchantement ne résiste à la perspective de laver la vaisselle. Annonciade et Suzon regardent autour d’elles avec consternation : elles voient une vieille maison qui sue la tristesse, une cour semblable à un parc de lapins encroûté de gravier, et une vieille paysanne crasseuse qui les guette avec des yeux d’araignée.

Antoinette met fin, d’un ton bref, au bavardage de la vieille :

— C’est bien, mère Garrottin, nous préférons nous servir nous-mêmes. Donnez-moi les clefs, je vous prie, et allez chercher Garrottin. Je le verrai tout à l’heure.

Les trois amies montent lentement les degrés du perron. Antoinette sent qu’elle est dans son tort : elle a dérangé un ordre établi depuis sept ans, les serviteurs passés maîtres, les vacances du fils Garrottin, le militaire du médaillon, qui, tous les étés, amenait de Dijon sa petite famille au « château » des parents où l’on vivait bien. Ainsi, lorsqu’on met le pied dans un logis abandonné, un régiment de rats vous file entre les jambes et pour un peu on leur présenterait des excuses.

Annonciade essaie de faire face à une réalité qui s’annonce grise et Suzon court en vain après le charme enfui. Où donc, la maison enchantée aux tables servies par des mains invisibles ? « Il n’y a même pas l’électricité, » se dit-elle amèrement.

Les voilà dans les demi-ténèbres où luit le vol argenté des mites. Antoinette ouvre les volets, tous les volets. De grandes pièces surgissent, longues et luisantes comme des parloirs de couvents avec leurs fenêtres réfugiées au fin bout. La lumière affaiblie du crépuscule laisse traîner partout des loques d’ombre : mais lorsque les fenêtres sont ouvertes, qui donnent sur le parc et le verger, une verte lueur diffuse rayonne doucement dans la maison, comme si l’on était plongé au creux d’une vague. Le soleil disparu, l’herbe et les arbres concentrent leur couleur avant que la nuit ne l’absorbe. Leur puissante odeur humide saisit Antoinette au palais.

Par trois marches douces, on descend à l’allée qui s’élargit devant un banc de pierre, sous le marronnier séculaire, beau comme une dynastie avec l’éploiement protecteur de ses branches. Plus loin, elle longe un anarchique fouillis d’arbres et d’arbustes : sous les grands hêtres qui furent les premiers occupants de la futaie, fusains et troènes, noisetiers et viornes ont poussé sans contrôle, pressés, mêlés, avides, malingres, brandissant leurs branches en hauteur, faute de place et d’air : une émeute d’arbres adolescents contenue par le cordon sévère des buis.

Les feuilles accumulées au cours des saisons forment là-dessous une litière molle et spongieuse, parcourue d’irisations métalliques, plus bleues que rousses et plus violettes que bleues. Même par ce chaud crépuscule, il s’en dégage une haleine de crypte.

La croissance de ces baliveaux impatients de vivre fait mesurer à Antoinette le temps écoulé, les années de solitude et d’abandon.

— Comment ai-je pu si longtemps ?… Comment ai-je pu ?

Elle s’étonne aussi de trouver l’allée si courte. Sa mémoire lui représentait une fuite interminable de gravier sous des reflets verts. Où donc sont-ils, cet amenuisement lointain, cette sublimation d’une allée de parc dans une vapeur verte et dorée ?

Pourtant, c’est bien là. Elle reconnaît le gros lilas qui marque la bifurcation vers le potager. C’est bien là que, par des soirs pareils à celui-ci, une Antoinette enfiévrée d’infini attendait Dieu. Elle l’attendait : Il allait venir au vol de Ses pieds nus, Ses pieds ineffables qui avaient marché sur la mer. Hélas ! Dieu infidèle, fantôme enfui… La dernière hostie gît au fond de l’âme d’Antoinette, aussi froide qu’un soleil mort.

La bifurcation conduit par le sentier de gauche au verger doucement incliné suivant la pente du coteau. Un parfum sucré, plus lourd que l’air, annonce que les prunes sont mûres. Mais la plupart des pommiers, rongés par la gomme, ne portent plus que des branches dépouillées, vêtues de lichen. Penché sur la mare qui servait jadis d’abreuvoir à un poulain caracolant, un saule excessivement pleureur trempe ses branches dans l’eau verte où de longs filaments de moisissure imitent le frai printanier des grenouilles.

— C’est on ne peut plus romance, ce parc et ce verger, déclare en riant Suzon, dont la voix arrache brusquement Antoinette à son vagabondage somnambulique.

Malgré qu’elle se moque, Suzon est troublée par une émotion subtile. L’aspect de ces lieux et les mots eux-mêmes, les mots « parc », « verger », « romance », rejoignent dans son esprit, par on ne sait quelles voies, le souvenir de l’auto bleue.

— Vrai, j’aime ton pays, Antoinette. Regardez-moi cette colline inspirée, si elle a de l’allure !

Face au coteau de Gagny, et dominant comme lui d’une faible altitude la vallée où courent parallèlement la route, le canal et la voie du chemin de fer, une longue échine boisée se profile sur la gloire rouge du couchant. Le contre-jour lui donne un relief illusoire ; elle paraît haute, agressive, vêtue d’une sombre forêt et la masse noire de la tour féodale qui la couronne prend une puissance expressive sur ce ciel de Jacquerie. Mais, à mi-hauteur, les toits de tuiles d’un petit village et les ardoises d’un château gris ont un air de paix bocagère.

— Comment s’appelle ce pays ?

— En haut, la tour abandonnée, c’est Grignolles. En bas, le petit village autour du château Louis XIII, c’est Frangy.

— On le visite, le château ?

— Non, il est habité. Il n’a rien de bien extraordinaire, à part de vieilles toiles peintes qui représentent des épisodes de Don Quichotte.

— Tu y es allée ? Tu connais les propriétaires ? Ils sont jeunes, vieux ?

— Je les ai connus autrefois. C’était un banquier de Dijon qui avait racheté ce château à une Mlle de Ludres. Depuis, ça a pu changer…

Annonciade, qui a senti un peu de lassitude dans la voix de son amie, entraîne Suzon.

— Viens donc, nous allons défaire les valises.

— Bonne idée, approuve la petite en s’en allant. Antoinette ne sera pas fâchée qu’on la laisse seule dans ses domaines. N’est-ce pas, Toine ?

Antoinette, absorbée, ne répond pas. Suzon s’en va, rêvant au biais qu’il lui faudra prendre pour la questionner sur les propriétaires du voisinage.

Antoinette, à pas lents, remonte vers le potager. Voici qu’elle se retrouve seule, à cette heure du soir où toutes deux chaussaient des sabots, pour marcher dans la terre molle… « Allons voir, disait la voix chère, où en sont mes cardons, mes laitues, ma gotte lente à monter… »

Ensemble elles s’en allaient, la jeune femme et la petite fille, en se tenant par le bras. Ensemble, elles se penchaient sur la citerne, où les araignées d’eau patinaient au milieu des feuilles tombées, pour évaluer les ressources de l’arrosage. Le long des planches touffues de carottes et de pois, elles parcouraient les terrasses du potager en gradins. Garrottin bêchait la terre. Le baume noir du sol remué récoltait en s’élevant les parfums allègres des sucs végétaux. Elles le respiraient ensemble, dans une douce et profonde communion vespérale. Et puis c’étaient de longs entretiens avec le jardinier sur les mérites comparés de telle ou telle variété de fraise ou de haricot (l’une tenait pour les « gris maraîcher », l’autre pour les « beurre »). Garrottin vantait ses légumes avec un orgueil de propriétaire gourmand. Lui aussi disait : « Mes cardons, mes laitues, ma gotte lente à monter. » On se gardait bien de lui contester ce possessif, qui était l’âme de son métier.

Voici le soir revenu : Antoinette est seule à pousser la barrière du potager.

Des feuilles tombées voguent sur l’eau rouillée de la citerne, où patinent les araignées d’eau. Les carrés de légumes, fraîchement arrosés, brillent d’un éclat nourricier. Rien n’est changé. Mais il manque la tiédeur d’un bras vivant.

Un crapaud s’enfuit avec une hâte lourde, maladroit comme un homme qui court à quatre pattes. Antoinette le regarde, suffoquée d’émotion : est-ce le même ?

Combien d’années se sont-elles écoulées depuis ce soir lointain où elles ont vu la mère crapaud qui escaladait gauchement les mottes, portant son petit sur son dos ? Elles avaient suivi sa course embarrassée avec un grand désir de l’aider. « Tu vois, disait la voix inoubliable, tu vois comme elle l’aime, son petit. » Puis, en revenant, elle avait dit gaiement : « À ton tour ! Saute sur mon dos, petit crapaud ! » Et Antoinette avait parcouru le jardin, criant de joie, cramponnée aux épaules maternelles.

Cette harmonie de ce soir-là, cette harmonie puissante comme le monde, cette vibration de joie presque insoutenable, leur amour augmenté de tout l’amour de la terre, à travers le geste maternel d’un crapaud… Est-ce le même ? Est-ce le même ?

Un pas traînant et précipité racle le gravier de l’allée. Antoinette se retourne. Garrottin accourt, essoufflé.

Il a bien vieilli. Il ressemble à sa femme, maintenant, par ce second visage que vous font les rides et le racornissement de la chair. Mais il a toujours un bon regard dans ses prunelles presque décolorées :

— Mam’zelle Antoinette ! Ah ! Mam’zelle Antoinette… C’te mère Garrottin. elle a jamais fini de me faire courir ! Elle m’appelle ici et vous êtes là. Ça fait rien, je vous trouve. Vous v’là donc revenue à la fin des fins. J’croyais que vous y vouliez du mal, à ce pauv’ Gagny.

— C’est vrai, Garrottin, j’aurais dû revenir plus souvent. Mais que voulez-vous !…

— Bien sûr, bien sûr…

Garrottin hoche la tête pour montrer qu’il comprend les raisons d’Antoinette. Il est sur le point de lui demander des nouvelles de son père, mais il se ravise. C’est étonnant comme la société des légumes vous affine le tact.

— Et Mam’zelle Antoinette a vu le potager ? J’ai continué à planter tous les légumes, comme avant et aussi les fraises de tous les mois. Y a même une planche de raifort, Mam’zelle a vu ? Madame l’aimait tant, c’te sauce ravigote…

Antoinette se dit que le militaire de Dijon pourrait bien, lui aussi, être un amateur de sauce ravigote et que si Garrottin sème tous les ans une planche de raifort, ce doit être pour réjouir des vivants plutôt que pour nourrir une ombre.

N’importe ! Il faut savoir être dupe. Garrottin, d’ailleurs, est sincère en esprit. Ce vieux bonhomme est de la race des fidèles. Tout heureux de ses habitudes retrouvées, il demande si on veut goûter ce soir à ses haricots beurre.

Ces mots rappellent Antoinette à ses devoirs et à la pensée d’Annonciade qui l’attend.

Antoinette rentre dans la vie. Gravement, comme jadis la jeune femme dont le souvenir ne l’a pas quittée, elle se concerte avec Garrottin dans le silence amical du potager.