Éditions du Rocher (p. 43-54).

V

La salle à manger, qui occupait le milieu du corps de logis central, commandait toutes les chambres, distribuées à droite et à gauche de sa plus longue dimension, car elle s’ouvrait, d’un côté sur le parc, de l’autre sur la cour, par deux portes-fenêtres.

Les deux premières chambres de droite avaient en outre un dégagement indépendant : une petite porte à loquet ouvrant sur l’escalier casse-cou qui faisait communiquer la salle à manger et les cuisines. Toutes les deux donnaient, par leur troisième porte, sur une autre pièce, parallèle à la salle à manger et de mêmes dimensions. C’était un ancien salon dont on avait fait la chambre d’honneur. Son long parquet ciré était un océan d’ennui sur lequel flottaient une table d’ébène, deux commodes Louis-Philippe, une armoire à glace, un grand lit de palissandre et des tapis ronds qui désespéraient de jamais se rejoindre. Suzon la baptisa sur-le-champ « la galerie d’Apollon ».

À côté, un grand cabinet de toilette-penderie, où l’on ne serait pas surpris de trouver, derrière les rideaux tirés sur leurs tringles, les femmes de Barbe-Bleue accrochées en bon ordre, est éclairé par deux hautes fenêtres qui laissent voir, cette nuit, la descente des prés glacés de lune entre le quadrillage sombre des haies. Dans un coin, un lit démonté rappelle qu’il fut un temps où la maison était trop petite pour ses occupants, au lieu de sentir rouler dans ses flancs trois jeunes filles qui s’enivrent de leur solitude en l’appelant liberté.

Antoinette offrit à ses amies d’occuper à elles deux la galerie d’Apollon. Mais Suzanne avait déjà jeté son dévolu sur une des deux chambres qui donnaient sur la salle à manger : la vue du parc lui plaisait — et davantage encore la petite porte à loquet, qu’elle appelait en elle-même la porte dérobée. Elle entendait bien occuper seule cette chambre qui lui parlait d’aventures.

— À la belle Annonciade, dit-elle, les honneurs de la chambre d’honneur, Moi, je n’en suis pas digne.

Annonciade se taisait, la gorge sèche. Elle mourait de peur par anticipation. Le cœur lui manquait à imaginer les heures qui allaient suivre, le silence peuplé de craquements, la promenade silencieuse du clair de lune autour de la maison et l’odeur des draps sortis de l’armoire qui sentaient le froid, l’humidité, le linceul… Cependant l’amour-propre l’empêchait de laisser voir son angoisse, devant Suzon surtout. Elle répondit qu’elle serait très bien dans la galerie d’Apollon. Mais Antoinette, lui trouvant la voix altérée et voyant les regards craintifs qu’elle jetait aux ombres projetées par les meubles sur le parquet, se rappela soudain ses terreurs d’enfant et lui proposa, pour ce soir, de partager son lit — afin de simplifier l’installation, dit-elle. Demain, on verrait.

— Tu ne pourras pas dormir, dit vivement Suzon. Annonciade crie et gémit toute la nuit. Et ce qu’elle peut gigoter ! Si ça t’ennuie de faire ton lit ce soir, moi je te le ferai bien.

Annonciade, reprise d’inquiétude, proteste avec véhémence :

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne gigote pas. Ne la crois pas, Antoinette.

— Bien, dit Antoinette en riant. Je suis arbitre. Si réellement tu ne gigotes pas, je dirai demain que Suzon a menti.

— Je n’ai jamais menti de ma vie, lance Suzon, hérissée. Mais, bien entendu, tu soutiendras ta chérie. Tenez, vous me faites rire, toutes les deux. Bonsoir. Je vous souhaite bien du plaisir.

— Elle est folle ? demande Annonciade en la regardant disparaître.

— Suzon m’a toujours fait penser au chapeau d’un prestidigitateur, répond Antoinette d’un air soucieux. On ne sait jamais ce qui va en sortir : un lapin, une fleur en papier ou un jeu de poignards.

Une petite effraie, dans le marronnier, lança un cri aigu et bref — vrai coup de sifflet d’apache. Au loin, le chat-huant répondit par une gamme ascendante, crescendo de la peur.

Dans le verger, un troisième nocturne modulait un son étrange, qui tenait du chant du matou et de celui de la colombe et s’achevait en un rire sangloté.

Annonciade, éveillée en sursaut, se dressa sur son séant, jetant les bras en avant comme un nageur qui suffoque. Antoinette lui toucha l’épaule :

— Ce n’est rien. Les chouettes… Dors.

— Ah ! c’est vrai, tu es là.

Elle se recoucha en marmottant : « Sales bêtes, » s’allongea avec béatitude dans le sillon chaud creusé par son corps. Antoinette est là, il n’y a rien à craindre. Déjà le sommeil la berçait sur sa houle muette. Une pensée parvint encore à émerger. Elle bredouilla :

— Tu ne dors pas ?

— Si. Dors.

Annonciade étendit la main, rencontra le bras de son amie, le serra un instant, comme pour la remercier de sa présence rassurante. Sa main retomba : elle dormait.

Antoinette, immobile, les yeux ouverts dans l’obscurité, s’efforçait de ne pas bouger pour ne pas troubler ce sommeil de petite fille. Quant à elle, trop d’émotions l’avaient assaillie aujourd’hui pour qu’elle pût reposer. Le calme ambiant ne faisait que surexciter son cerveau enfiévré où défilaient toutes sortes d’images accourues du fond du passé. La vivacité des impressions d’enfance qu’elle retrouvait aussi brillantes que des diamants conservés dans la sciure de bois et l’identité du décor lui faisaient perdre la notion du présent — mais elle en reprenait conscience par intervalles et chaque fois cet atterrissage sur le sol du réel lui était douloureux.

Depuis l’âge de quinze ans, elle éprouvait assez fréquemment de ces insomnies qui la livraient à ses démons intérieurs, bâtisseurs de chimères ou juges minutieux de ses actes et de ses pensées, qu’ils examinaient, décortiquaient fibre par fibre avec une lucidité incohérente et cruelle. C’était bien pis quand les démons se mêlaient de philosopher car ils discutaient à perte de vue sans aboutir jamais.

Antoinette s’imaginait parfois plonger à leur suite dans des régions clair-obscures où s’enchevêtraient des myriades de racines. C’étaient les causes des actions humaines. On ne voyait à ce réseau ni commencement ni fin, ni dessin d’aucune sorte, et quand elle avait longtemps tâtonné à travers le labyrinthe, l’égarée désespérait de l’esprit, scaphandrier aux semelles de plomb. Les démons n’en voulaient peut-être pas davantage.

Ils s’étaient juré cette nuit de la tourmenter en abolissant et ressuscitant tour à tour le temps écoulé. La diversion créée par Annonciade fit que leur jeu prit un autre cours.

La jeune fille se mit à penser à cette amitié, la plus grande douceur de sa vie depuis qu’elle était seule au monde. Une voix lui insinuait que cette amitié n’était qu’un simulacre de l’amour. Ne reposait-elle pas sur un équilibre de qualités viriles et de vertus féminines ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Gare aux conclusions simplistes, avertit une autre voix.

« Rien n’est simple.

« Homme, femme, c’est bientôt dit. Chaque être est né d’un homme et d’une femme. Dans quelles proportions les deux principes sont-ils distribués en chacun de nous ? Sont-ils distincts, sont-ils mêlés, et, s’ils sont mêlés, comment les reconnaître ?

« Ne peut-il arriver que l’un des deux absorbe l’autre ? Oui, n’est-ce pas, c’est à cela que tend l’éducation ? L’un s’étiole et l’autre se développe. Comme chez les scorpions où la femelle dévore le mâle en guise de fortifiant. De sorte qu’une jeune fille bien élevée est à peu de chose près une scorpionne qui a digéré son mâle.

« Annonciade, voilà une jeune fille bien élevée. Pauvre Annonciade, tu sais comme elle est sensible à l’inexprimable ? Ne dirait-on pas qu’elle reste effrayée et dolente d’avoir servi de table à ce cruel repas — et que la tourmente l’angoisse de futures représailles ?

« Et les êtres chez qui les deux principes demeurent également vigoureux, ceux-là ne doivent-ils pas être le théâtre d’un duel sans merci ? Est-ce ton cas, Antoinette ? Bien difficile à savoir.

— S’il le savait, il ne te le dirait pas.

— Pourtant, demande Antoinette, ne peuvent-ils vivre en paix l’un avec l’autre ? N’y a-t-il aucun espoir d’harmonie ? Ne peuvent-ils se découvrir frère et sœur ? Isis et Osiris dans le sein de leur mère ?

— L’amour fraternel ? Rappelle-toi. Isis et Osiris, dans le sein de leur mère, ont trouvé moyen de s’épouser.

— Dégoûtant. On ne sera donc jamais tranquille ?

— Jamais, ma pauvre Antoinette. Jamais. Jamais.

— Pourtant, la trêve… Cela existe, une trêve… Dans la Jungle, la Trêve de la Soif…

— Littérature… Tu crois trop aux livres, Antoinette.

— Non, non, il ne faut pas renoncer à cela. La trêve de la soif ! Voyez-les l’un en face de l’autre, comme ils ont soif. « Les femmes meurent de soif en regardant la sécheresse de vos yeux. » Qui a dit cela ? Un homme. Ah ! vous voyez bien…

…Doucement, prudemment, chacun surveillant l’autre, les ennemis tourmentés par la soif s’approchent du fleuve, se penchent sur l’eau. Ils sont quatre maintenant, à cause de leur reflet. Comme c’est rassurant, de n’être plus deux ! Chacun contemple l’image de l’autre et reçoit la douceur, la fraîcheur de ce double dont le sépare une eau limpide. En suivant la ligne de leurs regards, on dessinerait une croix. Ah ! lorsque les rayons croisés de l’amitié traversent un être, n’est-ce pas qu’elle est apaisée, la soif du cœur ?

— Le cœur i Nous l’attendions ! Et l’âme aussi, n’est-ce pas ?

— Mais oui, l’âme. Nierez-vous qu’elle existe ?

— Mon Dieu, personne ne nie, personne n’affirme. Ce serait trop facile. Trop rassurant aussi. Mais tout de même ton âme, dont tu parles tant, pour qu’elle soit satisfaite, il lui faut de beaux yeux à contempler, de beaux cheveux, hein ? à caresser, une jolie peau… Hein ? ton âme, est-ce qu’elle aimerait l’autre chère âme, dans un corps contrefait ?

« Je sais ce que tu vas dire. Il y a un être, dont le corps est dissous, auquel tu conserves pourtant un amour unique. Mais encore, à quoi est-il suspendu, cet amour ? Au souvenir d’une voix, d’un parfum, à la forme d’une main… Lorsqu’elle te fait défaut, cette mémoire des sens, ne sens-tu pas que tu as tout perdu, pauvre Antoinette ? Antoinette, mon idéale Antoinette, essaie donc un peu de te passer des corps…

« Bien sûr, il y a des degrés dans la tyrannie. Oh ! le corps a ses finesses. Tout à l’heure, par exemple, lorsque cette enfant t’a touché le bras dans son demi-sommeil, tu as pensé avec attendrissement : « Quelle singulière éloquence elle possède dans les gestes, elle qui se plaint de manquer d’éloquence parce qu’elle ne sait pas se servir des paroles. Qui donc saura traduire pour elle le chant aimant et doux qu’est l’harmonie de ses mouvements ? » Et veux-tu te souvenir de ce que tu as pensé après ?

« Tu as pensé : « Il viendra quelqu’un qui prétendra le traduire, ce chant. Mais il le traduira dans son langage à lui, qu’il lui enseignera sans se douter de ce qu’il saccage et qu’il transforme une douce modulation musicale en une rauque et barbare mélopée pleine de cris.

« Et n’est-ce pas qu’à ce moment tu as éprouvé une rage hostile contre celui qui viendrait ? Veux-tu que je te dise, Antoinette ? À ce moment, tu avais l’âme d’une belle-mère. Ça n’est pas une raison pour ne pas réfléchir un peu.

« Quelle est cette pensée dans laquelle tu te réfugies ? Cette ombre que tu appelles au secours de ton désarroi ? Bruno ! Bruno, ombre d’homme, la plus secrète des ombres qui aient jamais peuplé une cervelle féminine. Bruno, connu de nous seuls, n’est-ce pas ? Annonciade elle-même, la confidente, ne soupçonne pas son existence. Avoue que tu crains le ridicule. Et puis, comment dépeindre un homme qui n’existe pas ?

« Bruno, le compagnon inventé par tes quinze ans, silhouette imprécise, dont tu sais seulement qu’il est beau. C’est tout pour le physique, car nous sommes une jeune fille pleine d’âme. Le moral… Ah ! le moral, je m’y perds, tant il a subi de transformations ! Bruno-caméléon, Bruno-Protée, modelé et remodelé par tous les livres que tu lis, par tous les rêves que tu fais, par chacun de tes états d’âme — et de corps, ma chère…

« Tantôt spirituel et libertin, mais toujours plein de respect : l’essence du libertinage dépouillée de ce qu’elle peut avoir d’offusquant.

« Tantôt mystique, un moine à peu de chose près. Un moine amoureux, ni dépravé ni austère, et tellement pétri de divin que l’on cueille sans effort Dieu sur ses lèvres.

« Tantôt Don Juan, un Don Juan qui a traversé les expériences les plus infâmes et qui te dit sa joie d’être régénéré par l’amour que tu veux bien lui accorder. Dis-moi, dans les régions idéales où les Don Juan régénérés sont l’amant d’une seule femme, ils emportent tout de même leur bagage d’expérience ?

« Bruno encore, cet ami si grave, au beau front, qui ne respire que passions austères, devoir, travail et qui vous promet à tous deux une destinée pleine de bonheurs fulgurants et cependant bénie par l’humanité (il oublie que ce sont généralement les destinées des sacrifiés et non les vies fulgurantes qui sont bénies par l’humanité). Bruno, ce jeune compagnon un peu fou, avec qui tu sautes les haies… Et bien d’autres, bien d’autres, Antoinette, qui ont tous un trait commun dans leur diversité : c’est qu’ils portent un masque à la ressemblance du réel, mais le réel est ce valet, bien dressé, bien rossé, qui suit humblement par derrière et disparaît au premier signe, pour ne pas gêner les plaisirs du maître.

« Ah ! encore un trait commun : leur optimisme. Il a réponse à tout, Bruno, et quelle assurance !

— Non, il n’y aura plus de guerres.

— Oui, l’âme est immortelle.

— Assurément, un homme peut n’aimer qu’une seule femme.

— Quand on aime, tout est beau. La bête ? Regarde mieux : c’est un ange.

« Dissipées, les inquiétudes, évanouies au son de la voix mâle, qui est la voix d’une ombre. Qui donc pourrait lutter contre Bruno ? Comment un homme de chair ne serait-il pas évincé par le maître du réel ?

« C’est ainsi qu’Antoinette, qui nourrit Bruno dans le repli le mieux caché de son âme, n’admet que les passions idéales. Antoinette cultive l’amitié fraternelle, paix du cœur, paix du monde. Antoinette promène dans la vie un visage de Minerve qui fait qu’on s’étonne et qu’on vient lui demander le secret de sa jeune sagesse. La sagesse d’Antoinette s’appelle Bruno. La sagesse d’Antoinette s’appelle folie.

« Prends garde, cependant. Les ombres sont capricieuses. Un jour viendra où Bruno ne répondra plus à ton appel. Ce jour-là, tu t’apercevras qu’une ombre ne laisse derrière elle aucun souvenir. Ce Bruno multiple qui si souvent t’a consolée, il ne sera plus rien. Et tu ne songeras même pas à lui accorder ce qu’on donne à ceux qui furent des êtres de chair : un regret…

« …Antoinette, pourquoi ces larmes ? Pourquoi ce cœur lourd d’humiliation ? N’es-tu donc pas capable, cette nuit, de supporter la vérité ?

« Cette vérité, pourtant, tu ne dois pas la craindre, puisqu’elle demeure à jamais entre toi et moi. Toi et moi, ne sommes-nous pas la même personne ?

« Tu vois. Je t’ai tendu la perche. Tu remontes. Tu respires. Tu te dis que nous sommes, toi et moi, sujets à l’erreur. Ma vérité, qui te garantit qu’elle est vraie ? Et quand elle serait vraie, et irréparable la peine qu’elle te cause, ne te reste-t-il pas un espoir : que tout soit ainsi parce qu’une Volonté qui sait ce qu’elle a fait a voulu qu’il en fût ainsi, et qu’Elle a besoin de tout ce mal pour en faire du bien. Que savons-nous, toi et moi ? Ton vieil ennemi, le point d’interrogation, qu’il te soit cette fois secourable, et dors.

« Allons, dors : Bruno, demain, connaîtra le pourquoi des choses et sa vérité te consolera de la mienne.

« Dors. On n’entend plus le chat-huant ni la petite effraie au sifflet d’apache ; plus rien que ce rire sangloté qui s’élève de minute en minute sous tes fenêtres, mécaniquement. Cette chouette doit se prendre pour une horloge.

« Dors, l’aube approche. Le souffle de la nuit sent la terre arrosée et tu le reçois sur tes paupières, si caressant, si frais… Dors. »

Plusieurs fois, avant l’aube, la lune au ciel achevant son parcours, le chat-huant revint chanchanter ses terrifiants arpèges dans les branches du marronnier. Mais personne ne l’entendit.

Antoinette rêvait qu’elle luttait contre une géante, si haute de taille, qu’on ne voyait pas son visage. Des pieds, des poings, elle essayait d’ébranler les jambes colossales. Tout à coup, la géante l’enlevait dans ses bras, la serrait contre son torse pour l’étouffer. Antoinette contemplait ce corps monstrueux qui la broyait, mais cette mort ne l’effrayait pas. Elle sentait, avec une douceur résignée, la vie l’abandonner en même temps que le souffle.

Elle se retrouva sur le sol, vivante. Alors elle s’aperçut que sa fabuleuse adversaire était une androgyne.