Éditions du Rocher (p. 26-32).

III

Dans le train qui les emportait, Antoinette renseignait ses amies :

— Gagny n’est pas beau. C’est un pays où la terre produit trop de choses inanimées : trop de tuiles, trop de cailloux. Même les vignes, avec leurs feuilles sulfatées, donnent aux coteaux un aspect de turquoise morte. Mais le regard porte loin, et, de quelque côté qu’on se tourne, c’est la Bourgogne. Il est vrai que ce nom, pour vous, ne veut rien dire…

« Mais je pense que la maison vous plaira. Il y a, en bas, d’immenses vieilles cuisines qui sentent la pierre et l’eau rouillée. On sort de là par un drôle de petit escalier casse-cou qui conduit à l’unique étage, surélevé du côté de la cour, de plain-pied avec le parc. Cet étage est tout en longueur. Au centre, une salle à manger où on pourrait donner un bal, dallée de carreaux noirs et blancs, en damier. Les chambres sont distribuées de chaque côté, mais il n’y a guère que l’aile droite qui soit habitable. L’aile gauche est glaciale, même en été ; on y trouve de cocasses petits couloirs, des antichambres carrées qui ne mènent à rien et des pièces pavées de brique rouge, dont les vitres sont devenues vertes à force d’avoir bu le reflet du parc… »

Puis elle s’était tue, se laissant couler au fil des souvenirs et les deux sœurs, qui allaient vers l’inconnu, construisaient silencieusement, chacune pour son propre compte, des images qu’elles oublièrent à la descente du train.

La station d’arrivée est une gare régulatrice et la petite bourgade ne tire pas moins d’orgueil de cette fonction que de ses fouilles gallo-romaines. Mais ni le va-et-vient des locomotives, ni le passage forcené des rapides n’arrivent à dissiper l’ennui qu’exhalent les wagons de marchandises morfondus sur les voies de garage.

L’impression morne qui plombe la nuque et les paupières des voyageuses s’accentue devant la place de la gare, lieu triste par essence, mais qui paraît, ici, plus triste que lui-même.

Antoinette détourne les yeux des voitures qui attendent, rangées sur le terre-plein, attelées de chevaux patients qui contemplent sans fin, derrière la palissade, les buis du chef de gare. Elle essaie de repousser la vision fantôme qui a surgi et veut s’imposer : une charrette anglaise, attelée d’un petit cheval qui fait tinter ses gourmettes ; un grand beau vieillard aux moustaches blanches de chef gaulois lui parle pour le calmer, pendant qu’une jeune femme et une petite fille se hissent légèrement sur le marchepied. Le vieillard monte à son tour ; il y a du bonheur sur son visage et dans la voix de la jeune femme qui répond musicalement : « Oui, mon cher père, nous avons fait très bon voyage, » et la charrette démarre et file au trot du petit cheval plein de caprice et de gaieté.

C’est cela qu’Antoinette redoutait en revenant ici : l’assaut que les souvenirs de la vie réelle vont livrer à l’immatérielle présence qu’elle porte en elle depuis des années, comme par une maternité à rebours. Elle sait bien que le bonheur qu’on trouve dans le commerce d’une âme ne résiste pas à la seule vue d’un bout d’étoffe qui vêtit le corps aimé.

Pour ne plus entendre le cliquetis que fait en elle le harnachement d’un cheval fantôme, Antoinette prononce un flot de paroles qu’elle entend à peine, comme un acteur qui improvise avec angoisse pour combler le vide d’une entrée manquée :

— Où sont les bagages ? Les voilà. Rien ne manque ? Avez-vous compté vos paquets ? Et ta malle d’élégances, Annonciade ? Trente kilos de robes et de bas de soie. Et on dira encore que les femmes s’habillent pour plaire aux hommes ! Tu vas éblouir les chats-huants ! Vous savez que c’est plein de chouettes, dans le parc. Si elles piaulent la nuit, il ne faudra pas avoir peur.

— Je n’aime pas ces bêtes-là, dit la craintive Annonciade. On prétend que ça porte malheur ?

— Que tu es dinde ! bougonne Suzon en haussant les épaules.

Suzon est maussade et n’essaie pas de le cacher. Elle supporte généralement mal l’aspect d’une place de gare, avec ses cafés et ses petits hôtels, qui évoquent des réveils grelottants, des chocolats tièdes et violacés, des piétinements sourds dans une brume trouée par des lueurs de lanternes. Du moins, il est des pays qui corrigent rapidement cette impression, par l’accueil de leur lumière, la physionomie de leurs maisons ou l’appel du paysage.

Mais rien ne semble vivre dans cette bourgade qui ressemble à un faubourg propre, alignement de maisons trop blanches aux toits trop rouges, derrière des jardinets plantés de fleurs raides : dahlias, roses trémières et bordures de pensées autour des massifs, rondes et serrées comme des couronnes mortuaires. Les gens parlent avec un accent lourd, glaiseux, qui colle à l’oreille. Antoinette elle-même constate avec mélancolie que ce pays est encore plus laid qu’autrefois.

Annonciade, pleine de bienveillance et disposée à aimer tout ce qu’elle va découvrir, proteste :

— Ce n’est pas si laid que ça. Il y a beaucoup de ciel.

— Oui, l’horizon est beau, dit Antoinette avec reconnaissance. La tristesse de cette petite ville vient de ce qu’elle est bâtie sur un sol destiné à être cuit de toute l’éternité. Je ne blague pas. Les Romains, ici, faisaient des pots pour passer le temps. Aujourd’hui, on y fait des briques. Les rues sont pleines d’une poussière cuite que la pluie change en pâte. Vraiment, quand on voit l’aspect propre, étiqueté, définitif de ces maisons, on comprend bien qu’on se trouve dans un columbarium. Filons vers notre campagne si nous ne voulons pas être crématurées. Je vais tâcher de trouver une guimbarde, attendez-moi ici.

Annonciade regarde s’éloigner son amie. Elle pressent une infinité de choses ténues qu’elle résume en soupirant :

— Antoinette s’agite beaucoup. J’ai peur qu’elle ait le cafard.

— Elle n’est pas toute seule, réplique Suzon avec rancune. Quel trou, bon Dieu, quel trou !

Elle a l’air d’accuser leur amie de les avoir amenées ici par surprise. Annonciade se tait, blessée. Il lui est toujours pénible de constater qu’elle ne s’entend pas avec sa sœur. Pourtant, elles s’aiment bien… D’où vient qu’elles se heurtent à chaque instant ?

Suzon, à petits pas ennuyés, fait le tour de la place. Au coin de la première rue, devant une pharmacie, il y a une auto arrêtée, une longue Bugatti bleue, aux coussins de cuir rouge, basse, taillée en obus, voiture de grande race, nourrie de vitesse, d’odeurs fuyantes, de villages traversés dans des paniques de volailles… « Voilà ce qu’il me faudrait, » se dit la petite.

Comme elle s’approche de la voiture, un bouledogue blanc se dresse sur les coussins et lui oppose son mufle carré, aux babines molles et tremblantes de rage. Un collier de crin d’un blanc plus mat que sa peau presque rose, lui met une fraise de Pierrot Watteau, mais il ressemble plutôt à la lune, devenue subitement enragée, avec deux petites oreilles droites comme des cornes, agressives en diable. Suzon lui dit qu’il est un beau chien, il en râle de fureur — à tel point que trois têtes inquiètes viennent s’appliquer aux vitres de la pharmacie : le pharmacien, son commis et le client dont le visage brun est éclairé par un rire de dix-huit ans.

Le client a vu Suzon. Il éprouve aussitôt le besoin d’aller calmer son chien.

— Eh bien, Siki, qu’est-ce que c’est que ces manières ? Voulez-vous vous taire, monsieur ?

Et puis, comme s’il voulait se faire pardonner d’avoir parlé une langue inaccoutumée, avec cette voix qui traîne un peu sur les syllabes pour faire valoir son timbre agréable, il ajoute, cordial et naturel :

— Vieux ballot, tu n’es pas fou ?

Siki ravale ses hoquets en bougonnant une explication. Suzon se met à rire d’un air qui veut dire : « Laissez, je l’excuse. »

Le jeune homme rit à son tour. Il a une grande bouche gaie, des dents de cannibale, des yeux d’un vert brun, couleur d’algue mouillée sous des sourcils en désordre. Un air de richesse et d’ardeur l’appareille à sa voiture. Suzon les trouve charmants et pense avec regret qu’elle ne s’est pas remis de poudre avant de descendre de wagon.

Va-t-il se décider à lui parler ? Il est au bord d’une phrase. Mais c’est le pharmacien qui parle, de l’intérieur de sa boutique :

— L’ordonnance sera prête demain matin seulement, monsieur Bertrand.

— Bien, je viendrai la chercher. Une esquisse de salut… Il monte dans sa voiture et démarre, au chant doux du moteur. Que voulais-tu qu’il fît, Suzon ? Il ne pouvait tout de même pas t’emmener.

— Suzon ? appelle Annonciade. Qu’est-ce que tu fais donc ? Antoinette est là.

L’auto de louage qui les emporte, une antique Peugeot à la carrosserie haut perchée, a des ressorts harassés de vieux fiacre. Elle ne ressemble guère à la Bugatti bleue. Suzon sourit à une image qu’elle déguste seule, les autres n’ont rien remarqué. Précisément, on suit la route par laquelle l’auto bleue, tout à l’heure, s’est enfuie.

La petite accueille d’un regard ravi les maigres pâturages bordés de haies d’épines et les coteaux à l’échine pelée où les cultures dessinent des carreaux irréguliers, jaunes, beiges, verts, roux, terne et géométrique tapisserie foulée par l’éloignement, fondue sous un ciel pâle de fin d’après-midi.

M. Bertrand… Il doit habiter ce pays pour que le pharmacien l’appelle par son nom. Il y a de grandes chances pour qu’elle le rencontre encore. Si jamais elle pouvait parcourir cette route bordée de peupliers, assise sur les coussins rouges de la Bugatti…

Dans le vent qui vient à sa rencontre, faiblement parfumé par l’herbe dure, Suzon respire un alcool caché, plus excitant que la saveur marine ou que la poussière d’eau glaciale des montagnes.

Elle se tourne vers Antoinette, s’appuie câlinement à son épaule sans voir le visage anxieux et avide que la jeune fille tend vers l’horizon :

— Tu disais que ce pays n’était pas beau, Antoinette ? Moi je lui trouve un charme, un charme… enfin je ne sais comment le définir, mais je sens que je vais m’y plaire.