Éditions du Rocher (p. 20-25).


II


Lorsque sa sœur lui transmit l’invitation d’Antoinette, Suzon répondit que cette retraite bucolique se passerait très bien de sa présence, qu’elle ne voulait pas troubler leurs confidences, chantonna : « Quand on est trois, ça n’est pas la mêm’ chose ! » et pour finir pirouetta sur ses talons en éclatant de rire et s’en fut. La fréquentation du Dalloz ne l’avait pas débarrassée encore de ses manières de lycéenne. Elle avait toujours l’air d’apercevoir dans les choses les plus simples une légion de sous-entendus follement drôles.

— Quelle imbécile, conclut Annonciade en haussant les épaules, ce qui indigna ses parents. Elle ne pouvait savoir que Suzon gardait rancune à Antoinette de l’échec d’une tentative de séduction.

Quand Suzon avait douze ans et Annonciade quatorze, la petite fille enviait férocement à sa sœur l’amitié d’une « grande ». Elle inventait des prétextes pour tourner autour des deux amies, prenant des poses intéressantes et poussant des soupirs de femme triste du fond de sa poitrine, hélas, plate. Elle espérait qu’Antoinette finirait par l’interroger sur les raisons de sa mélancolie. Mais la grande fille l’embrassait, l’éloignait doucement : « Va jouer, mon rat, » et lui donnait des bonbons que la petite, de rage, allait jeter dans les cabinets.

En grandissant, elle entrevit une autre voie d’accès à l’amitié d’Antoinette. Elle la consultait sur ses études, lui soumettait ses devoirs, lui demandait avec une charmante expression de déférence et de modestie « si elle la croyait assez âgée pour lire du Maupassant », alors qu’elle avait déjà lu en cachette Bel-Ami et Boule de suif et qu’elle abordait Zola avec les haut-le-cœur d’un collégien qui veut venir à bout de son premier cigare. Antoinette répondait en riant qu’elle n’avait rien d’un directeur d’études, encore moins d’un directeur de conscience et les choses en restaient là.

Alors, l’an dernier, Suzon avait tenté le grand coup. Après la grande fête de famille qui suivit son glorieux baccalauréat, elle avait demandé à Antoinette une entrevue seule à seule — et là, douloureusement, lui avait dévoilé ce qu’elle nommait le drame de sa vie intérieure : Dieu n’existait pas. Telle était la conclusion d’une méditation de plusieurs années, renforcée par l’étude de la philosophie en quatre-vingts leçons. Quant à la croyance au progrès, c’était une autre balançoire : la guerre l’avait suffisamment prouvé.

Désabusée, triste et dépouillée comme un saule émondé qui ne vit plus que par la tête, Suzon demandait à Antoinette laquelle de ces deux voies choisir : ou bien se laisser mourir insensiblement, sans douleur pour ses parents, en refusant toute nourriture — ou bien se vouer à une tâche qui servît l’humanité (quoiqu’elle n’en valût guère la peine, mon Dieu !). Elle pourrait par exemple s’engager comme infirmière dans une colonie malsaine, ou comme radiologiste ?

Antoinette écoutait cette confession pathétique, moins attentive au sens des paroles qu’à une fêlure imperceptible de la voix, qui sonnait faux. Elle regardait aussi ce joli visage où l’appétit de vivre était inscrit en lignes presque brutales : le foin blond des cheveux crêpés, qui s’élevaient au-dessus du front et de chaque côté des tempes, comme dans les portraits des Valois dessinés par Clouet, l’arête bossuée du nez long, carré du bout, le dessin des lèvres pulpeuses, au fort relief, l’eau fuyante des yeux, criblée de points de soleil sous sa transparence verte, non, tout cela ne demandait pas à mourir pour des raisons métaphysiques.

« Pour qui joue-t-elle ce rôle ? Pour elle ou pour moi ? Quel est le mobile sincère de cette comédie ? » se demandait Antoinette, si absorbée par sa recherche qu’elle en oubliait de répondre et que la petite, perdant contenance devant ce regard qui l’étudiait, se mit à parler d’autre chose. Ce jour-là, Suzon avait décrété pour elle-même que l’esprit d’Antoinette était bien inférieur à sa réputation et qu’elle cesserait dorénavant de s’y intéresser. Par malheur, Antoinette ne remarqua pas plus son dédain qu’elle n’avait été sensible à ses avances. Suzon ne cessait d’enrager, mais, par dignité, elle n’en laissait rien voir à sa sœur.

Aujourd’hui, cependant, elle n’avait pas pu se retenir. Elle s’en félicitait, après coup, pensant avoir fait impression.

« Qu’elles y aillent toutes les deux, dans leur maison de campagne, qu’elles nous fichent la paix, surtout, et qu’on ne les voie plus ! »

Pour elle, elle restera à Paris, comme une fille dévouée qui ne veut pas quitter ses chers parents. Elle travaillera. On la plaindra. Elle aura infiniment de mérite et un teint pâle que son entourage remarquera et qui fera honte à Annonciade, au retour des vacances.

Oui, elle ira travailler à la Bibliothèque Nationale. Les vieux habitués qui la verront entrer tous les matins, se décoiffer d’un geste vif et pencher son front blanc sur les livres se diront : « Quelle est cette jolie jeune fille qui travaille si assidûment, au lieu de flirter sur une plage comme ses pareilles ? » En levant la tête, elle verra luire un sourire d’amitié dans des yeux myopes. Elle y répondra par un regard de sympathie sérieuse et réservée, quelque chose qui correspondrait à la révérence de la demoiselle de Saint-Cyr complimentée par un barbon. Puis, avec lenteur et soupirant un peu pour montrer qu’elle est lasse, elle abaissera les cils sur son livre, un sévère Traité de droit civil.

Un sévère Traité de droit civil… À moins que ce ne soit les Vies des honnestes dames ou bien les Mémoires de l’abbé de Choisy. Suzon, pacifiste, préfère l’histoire des mœurs à l’histoire des guerres. Ce n’est pas seulement l’attrait du scandale qui lui inspire tant de goût pour les Mémoires de l’abbé de Choisy, ce joli homme « cauteleux, doucereux, mystérieux » qui courait la province vêtu en femme de qualité, paré de faux bijoux et si habile à berner Mesdames les lieutenantes générales que celles-ci confiaient leurs filles à la belle étrangère afin qu’elle leur apprît à se bien coiffer.

Charmant sycophante aux faux rubis, voleur de figues, voleur de filles, comme vous saviez tromper ! C’est avec vous que Suzon passera ses vacances. Le soir, couchée sous un dôme d’air moite, elle vous rejoindra pour des aventures dont nul ne saura le secret. Elle restera éveillée dans la nuit, les yeux ouverts et fixes, la gorge sèche, les tempes battantes, jusqu’à l’heure où les pas des percherons qui vont aux Halles martèleront son rêve trouble, tandis que l’odeur des chargements de légumes montera sous ses fenêtres, — et ce sera comme si la campagne, la forte et juvénile campagne coulait à travers la ville échauffée.

Alors Suzon pensera aux deux qui dorment là-bas, dans la maison d’Antoinette, fenêtres ouvertes sur un verger plein de lune. Et elle sentira, au fond de sa gorge, le nœud de féroce amertume que connaissent seuls les acteurs méconnus et les petites filles jalouses.

Elle pleure déjà, rien qu’à l’imaginer. Annonciade, qui survient, s’étonne :

— Suzon ! Ma Suze ! Qu’est-ce qu’il y a ? Mais qu’est-ce qu’il y a, enfin ?

Dans les bras qui l’entourent, Suzon sanglote furieusement. Elle est sur le point de crier :

— Laisse-moi tranquille ! Va-t’en rejoindre ton Antoinette ! Sales filles, toutes les deux, sales filles !

Mais cette idée la retient, qu’il faudrait fournir une explication. Et, peu à peu, à sentir contre sa joue la joue de sa sœur, la tendresse de leur enfance lui remonte au cœur et l’apaise.

— Tout ça, dit Annonciade, c’est du surmenage. Je t’assure que tu as besoin de changer d’air.

Suzon s’écarte un peu, tamponne ses yeux gonflés, soupire :

— Oui, tu as raison, ça nous fera du bien à toutes les deux. Et puis, elle est si gentille, Antoinette… Sais-tu quand nous partons ?