Trois harmonies en une (Leconte de Lisle, Premières poésies)

Premières Poésies et Lettres intimes, Texte établi par Préface de B. Guinaudeau, Bibliothèque-Charpentier ; Eugène Fasquelle, éditeur (p. 139-143).



TROIS HARMONIES EN UNE


À Charles Cliquot, artiste.


Ut pictura poesis.


Où nous faut-il chercher tes sources ignorées,
Grande voix qui descends sur les mondes, des cieux,
Qui, des mondes, te perds aux enceintes sacrées ?
Quel doigt te fait jaillir du clavier spacieux,

Ô douce enchanteresse, océan d’harmonie,
Soleil dont les reflets ont créé le génie,
Voile flottant au seuil de l’immortalité !
Universel esprit qui, de tes triples ailes,
Laisses tomber sur nous trois flammes immortelles :
                Parfum, mélodie et clarté ?

Es-tu le souvenir des clartés primitives ?
Es-tu l’écho sacré des cantiques d’en haut,
Comme un présent divin arrêté sur nos rives ?
Oh ! quand tu prends les cœurs, ne serais-tu plutôt
La parole de Dieu qui, passant sur sa lèvre,
Allume dans nos seins une ineffable fièvre,
                Le rayon de ses yeux,
Le miel de son amour qui jamais ne s’efface,
Ou le vase immortel où déborde la grâce,
                Comme une mer des cieux ?

Ah ! quel que soit ton nom, rayon, cantique ou rêve
Palpitants à la fois sous ton triple pouvoir,
Nous t’aimons sans retour, intarissable sève,
D’où jaillit notre aurore, où s’envole le soir !…
Car, tu fis de tendresse et de mélancolie
L’être mélodieux, l’oiseau de l’Italie,
Qui prit nom Rossini pour charmer son bleu ciel,
Ton parfum fit Pétrarque et Tasse de Sorrente,
Et, ravissant là-haut sa flamme plus ardente,
                Ta lumière fit Raphaël !


Pétrarque, Rossini, Raphaël ! ô poètes,
La terre tressaillit quand l’Harmonie en pleurs
Épancha trois rayons dont pour nous furent faites
Vos âmes qui, depuis, sont trois célestes fleurs…
L’une a la mélodie ineffable et divine,
Ce doux bruit qui, là-bas, puise son origine
Aux lèvres de rubis du séraphin chanteur ;
L’autre, nous effleurant d’une aile cadencée,
D’enivrantes amours parfume la pensée,
Et Sanzio surprend le regard du Seigneur !

Puis ces astres de l’art, ces colonnes du temple,
Rassemblant autour d’eux leur magique clarté,
S’unissent tellement à l’esprit qui contemple
Que nous les confondons dans leur sublimité.
Vieux Michel-Ange, dis, fier et sombre génie,
Mélange de splendeur, d’audace et d’ironie,
                Roi du pinceau de fer,
Entendrais-tu des cieux, comme un brûlant mystère,
Cette âme qui s’envole aux ailes du Tonnerre ?
                Elle a nom Meyer-Beer.

C’est elle qui, roulant des plaintes sépulcrales,
Par un divin prestige, esprit audacieux,
Mêle les cris d’en bas aux notes aurorales,
Le sanglot au parfum et les enfers aux cieux !
Ô Michel, c’est ta sœur, car cette âme sublime
Ainsi que toi mesure et l’éther et l’abîme…

De l’éclatante foudre elle note la voix,
Comme toi qui, trempant ton pinceau dans la nue,
Des immortels éclairs mis la flamme inconnue
                Aux voûtes des Pontifes-Rois !…

Grave et majestueux, dans la même auréole,
Mais plus haut cependant, plane un esprit divin :
À peine du passé la gloire le console,
Et comme sa douleur son nom est surhumain.
C’est le grand Florentin, mer à la vague ardente,
Qui maintenant aux cieux se roule indépendante,
Le sombre Alighieri,
Le tribun combattant pour la liberté morte,
Le Dieu qui, de l’enfer, brisa la vieille porte,
                Torrent de pleurs nourri.

Ô peintre du Giaour, toi, poète sévère !
Vous deux, qui cherchiez l’ombre et les orages noirs,
Toi, ceux de notre cœur, et toi, ceux de la terre,
Vous êtes deux éclairs qui brûlez dans nos soirs,
Ô Byron, ô Rosa, fils de l’onde marine !…
Masaccio, Weber, Corrège et Lamartine,
Enfants de l’harmonie, astres si glorieux,
Vous tous, venus à nous dans une heure céleste,
Hors un, vous n’êtes plus ; mais votre esprit nous reste,
                Comme un encens religieux.

Car votre esprit est frère, et l’élan de la gloire
En une même fois, rayons du grand soleil,
Emporte au même Éden votre char de victoire,
Quand vous vous réveillez du terrestre sommeil.
Sur d’autres univers vous planerez encore,
Car de votre génie immortelle est l’aurore,
Car votre sève à vous est dans l’éternité !
Car les anges du ciel, ces phalanges divines,
Donnent incessamment aux terrestres collines
                Parfum, mélodie et clarté !

Où nous faut-il chercher tes sources ignorées,
Grande voix qui descends sur les mondes, des cieux,
Qui des mondes te perds aux enceintes sacrées ?
Quel doigt te fait jaillir du clavier spacieux,
Ô douce enchanteresse, Océan d’harmonie,
Soleil dont les reflets ont créé le génie,
Voile flottant au seuil de l’immortalité,
Universel esprit, qui, de tes triples ailes,
Laisses tomber sur nous trois flammes immortelles :
                Parfum, mélodie et clarté ?