Trois églises et trois primitifs/Texte entier

LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME


LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME
DE PARIS



Cest à Victor Hugo, à Montalembert, à Viollet-le-Duc, à Didron, que nous devons le réveil de louanges dont se pare maintenant l’art gothique, si méprisé par le XVIIe et le XVIIIe siècles, en France. À leur suite, les chartistes s’en sont mêlés et ont parfois exhumé des layettes d’archives, des actes de naissance portant le nom des « maîtres de la pierre vivel » qui bâtirent les cathédrales ; les recherches continuent dans les cimetières à paperasses des provinces ; quel est, à l’heure actuelle, le résultat de ce mouvement que détermina le Romantisme ?

Celui-ci : tous les architectes, tous les archéologues, depuis Viollet-le-Duc jusqu’à Quicherat, n’ont vu dans la basilique ogivale qu’un corps de pierre dont ils ont expliqué contradictoirement les origines et décrit plus ou moins ingénieusement les organes. Ils ont surtout noté le travail apparent des âges, les changements apportés d’un siècle à un autre ; ils ont été à la fois physiologistes et historiens, mais ils ont abouti à ce que l’on pourrait nommer le matérialisme des monuments. Ils n’ont vu que la coque et l’écorce ; ils se sont obnubilés devant le corps et ils ont oublié l’âme.

Et pourtant l’âme des cathédrales existe ; l’étude de la symbolique le prouve.

La symbolique, qui est la science d’employer une figure ou une image comme signe d’une autre chose, a été la grande idée du moyen âge, et, sans elle, rien de ces époques lointaines ne s’explique. Sachant très bien qu’ici-bas tout est figuré, que les êtres et que les objets visibles sont, suivant l’expression de Saint Denys l’Aréopagite, les images lumineuses des invisibles, l’art du moyen âge s’assigna le but d’exprimer des sentiments et des pensées avec les formes matérielles, variées, de la vitre et de la pierre et il créa un alphabet à son usage. Une statue, une peinture, purent être un mot et des groupes, des alinéas et des phrases ; la difficulté est de les lire, mais le grimoire se déchiffre. Des livres tels que le « Miroir du Monde » de Vincent de Beauvais, le « Speculum Ecclesiae » d’Honorius d’Autun, si bien mis en valeur par M. Male, le Spicilège de Solesmes, les apocryphes, la Légende dorée, nous donnent la clef des énigmes.

L’on comprendra cette importance attribuée à la symbolique, par le clergé, par les moines, par les imagiers, par le peuple même au XIIIe siècle, si l’on tient compte de ce fait que la symbolique provient d’une source divine, qu’elle est la langue parlée par Dieu même.

Elle a, en effet, jailli comme un arbre touffu du sol même de la Bible. Le tronc est la Symbolique des Écritures, les branches sont les allégories de l’architecture, des couleurs, des pierreries, de la flore et de la faune, les hiéroglyphes des Nombres.

Si ces diverses branches peuvent donner lieu à des interprétations plus ou moins sûres, il n’en est pas de même de la partie essentielle de la symbolique des Écritures, qui, elle, est claire et tenue pour exacte par tous les temps. Qui ne sait, en effet, nous déclare Saint Grégoire le Grand, que « l’Ancien Testament est la prophétie du Nouveau et le Nouveau la manifestation de l’Ancien », que, par conséquent, la religion Mosaïque contient en emblèmes ce que la religion catholique nous divulgue en réalité ? L’histoire sainte est une somme d’images ; tout arrivait aux Hébreux en figures affirme Saint Paul ; le Christ l’a rappelé maintes fois à ses disciples et lui-même s’est presque toujours servi, lorsqu’il haranguait les foules, de paraboles ou, si l’on aime mieux, de récits allégoriques qui lui permettaient, en montrant une chose, d’en dévoiler une autre.

Il n’est donc point surprenant que le moyen âge ait suivi la tradition que lui avaient, après les enseignements du Messie, transmise les Pères de l’Église et appliqué à la maison du Seigneur leurs procédés.

Cela dit, nous devons ajouter qu’en sus de cette précaution d’enclore, dans une cathédrale, les vérités du dogme, sous les apparences des contours et les espèces des signes, le moyen âge a voulu traduire, en des lignes sculptées ou peintes, les Légendaires et les évangiles apocryphes, être en même temps aussi qu’un cours d’hagiographie et de pieux fabliaux, un sermonaire narrant au peuple le combat des vertus et des vices, lui prêchant la sobriété, le travail, la nécessité évoquée par la parabole des vierges sages et des vierges folles, d’être toujours prêt à paraître devant Dieu, le menant, peu à peu, tout en l’exhortant le long de la route, jusqu’au jour de la mort qu’il lui découvrait brutalement, dès l’entrée même de la basilique, dans les tableaux du Jugement dernier et du pèsement des âmes.

La cathédrale était donc un ensemble, une synthèse ; elle embrassait tout ; elle était une bible, un catéchisme, une classe de morale, un cours d’histoire et elle remplaçait le texte par l’image pour les ignorants.

Nous voici loin, avec ces données, de l’archéologie de cette pauvre science de l’anatomie des édifices !

Voyons maintenant, en usant de la doctrine des symboles, ce qu’est Notre-Dame de Paris, quel est le sens de ses divers organes, quelles paroles elle profère, quelles idées elle décèle.

Ses conceptions et son langage ne diffèrent pas de ceux de ses grandes sœurs de Chartres, d’Amiens, de Strasbourg, de Bourges, de Reims. Tout au plus cache-t-elle une arrière-pensée qui sent un tantinet le fagot et que j’expliquerai plus loin ; — nous pouvons donc, pour elle comme pour les autres, l’étudier, en lui appliquant les théories générales du symbolisme.

Occupons-nous d’abord de l’intérieur. Durand, évêque de Mende, qui vécut au XIIIe siècle, c’est-à-dire à l’époque même où fut construite Notre-Dame, nous enseigne que ses tours représentent les prédicateurs, et cette assertion se confirme par la signification assignée aux cloches qui rappellent aux chrétiens, avec leurs prédications aériennes, les vertus qu’il leur faut pratiquer, s’ils veulent parvenir aux sommets des tours, images de la perfection que cherchent à atteindre, en s’élevant, les âmes. Suivant une autre exégèse formulée, dans le Spicilège de Solesmes, par Pierre de Mora, Évêque de Capoue, les tours représenteraient surtout la Vierge Marie et l’Église, veillant sur le salut de la ville qui s’étend sous elles.

Le toit est l’emblème de la charité ; les tuiles destinées à abriter le temple des pluies, sont les soldats qui protègent l’Église contre les entreprises des païens ; les pierres des murailles, soudées entre elles, certifient, d’après Saint Nil, l’union des âmes, et suivant Hugues de Saint-Victor, le mélange des laïques et des clercs qui constituent la société chrétienne, qui sont, dit-il, les deux flancs d’un même corps.

Et ces pierres, liées par le ciment qu’Yves de Chartres assimile à la charité, forment les quatre grands murs de la basilique, les quatre Évangélistes, selon le « Tractatus super aedificium » de Prudence de Troyes, et selon la traduction d’autres écrivains, les quatre vertus principales : la Justice, la Force, la Prudence, la Tempérance.

Les fenêtres sont les emblèmes de nos sens qui doivent être fermés aux vanités de ce monde et ouverts aux dons du ciel ; elles sont garnies de vitres, laissant passer les rayons du soleil, du Soleil de Justice qui est Dieu ; elles sont encore, d’après la théorie d’Hugues de Saint-Victor, les Écritures qui éclairent, mais repoussent le vent, la neige, la pluie, similitudes des hérésies que le Père de la division et du mensonge forme.

Notre-Dame a trois portails, en l’honneur de la Trinité sainte ; et celui du milieu, dénommé portail royal, est divisé par un pilier sur lequel repose une statue du Christ qui a dit de lui-même dans l’Évangile de saint Jean : « Ego sum ostium ». Tranchée de cette façon, la porte signifie les deux voies que l’homme est libre de suivre.

Et cette allégorie est complétée par l’image du Jugement dernier qui se déroule sur le tympan du porche, avisant le pécheur du sort qui l’attend, suivant qu’il s’engagera dans l’une ou l’autre de ces deux routes.

Pour résumer en quelques lignes ces données, nous pouvons dire que l’âme chrétienne, partie du sol, du bas des tours, avec la foi dans les vérités primordiales de la religion, stipulées par les groupes des trois porches : la Trinité, que le nombre même de ces entrées avère, la croyance en la Divinité du Fils et la Maternité divine de la Vierge, racontée par les statues et les figures, s’élève peu à peu, en pratiquant les vertus désignées par les grands murs, jusqu’au toit, symbole de la Charité qui couvre une multitude de péchés, qui est la vertu par excellence, selon saint Paul.

Il ne lui reste plus dès lors, pour atteindre le Seigneur et se fondre en Lui, qu’à gravir les tours dont les sommets représentent les cimes de la vie parfaite.

Et cet abrégé de la théologie mystique que la façade de Notre-Dame nous enseigne, nous le retrouvons, condensé en d’autres termes, exprimé par d’autres mots, dans son intérieur, par l’ensemble de la nef, du transept et du chœur, ces trois degrés de l’ascèse, la vie purgative, énoncée par les ténèbres de l’entrée, loin de l’autel ; la vie contemplative qui s’éclaire en avançant vers le chœur ; la vie unitive qui ne se réalise que dans la partie attribuée à Dieu, là où convergent les feux allumés par le soleil de Justice, dans les vitraux des roses.

La forme intérieure de Notre-Dame est, de même que celle de la plupart des grandes basiliques, cruciale.

Et ainsi que nous l’apprend dans son « De Divinis officiis » le bénédictin Rupert, abbé, au XIIe siècle, du monastère de Deutz, si les dimensions de la croix sont en profondeur, en longueur, en largeur et en hauteur, il en est de même de l’église qui reproduit son image — et la profondeur notifie la foi — la longueur, la persévérance — la largeur, la charité — la hauteur, l’espoir de la récompense future.

Si nous passons maintenant aux détails de l’ensemble, nous trouvons que la voûte est, d’après l’exégèse de l’anonyme du « Psalterium glossatum » du XIe siècle, l’image de la vie céleste, que les piliers sont les apôtres, qu’au dire de Durand de Mende, les colonnes que, de son côté, Petrus Cantor assimile, à cause de leur force, au Christ, sont les Évêques et les Docteurs qui soutiennent l’église par leur doctrine ; que le pavé stipule l’humilité et qu’il figure aussi, parce qu’il est foulé aux pieds, les labeurs mis au service de la Foi, des fidèles ; que le jubé, supprimé presque partout et remplacé par le coquetier, plus ou moins élégant de la chaire à prêcher, est l’emblème de la montagne du haut de laquelle parlait le Fils.

Le chœur et le sanctuaire symbolisent le Ciel, tandis que la nef simule la terre et comme l’on ne peut s’élever de la terre jusqu’au ciel que par les souffrances rédemptrices de la croix, l’on érigeait jadis, au sommet de l’arcade grandiose qui réunit la nef au chœur, un crucifix colossal.

L’ignorance des architectes et des curés a depuis longtemps fait disparaître cette croix gigantesque de Notre-Dame.

Le signe marquant la division des deux mondes ne subsiste plus maintenant dans cette église que grâce à la grille qui entoure le chœur et limite les deux zones, celle de Dieu et celle des hommes, dit Saint Grégoire de Nazianze, dans un poème cité par l’abbé Thiers.

De son côté, l’abside, qui s’arrondit derrière le sanctuaire et affecte dans la plupart des cathédrales la forme d’un demi-cercle, rappelle la couronne d’épines sur laquelle s’appuya, lorsqu’elle fut sur le gibet, la tête ensanglantée du Christ. Dans la majeure partie des temples, la chapelle du fond est dédiée à la Vierge, afin d’attester, par cette position même qu’elle occupe, que Marie est le dernier refuge des pécheurs, mais, ici, où tout l’édifice lui est voué, elle n’a pas de chapelle spéciale à la fin du chevet et l’espace qui ne lui est pas consacré est tenu par un oratoire où l’on garde les réserves du Saint-Sacrement.

Si l’abside, située derrière le maître-autel, signifie le douloureux diadème qui ceignit le chef vivant du Christ, l’autel même est sa tête, comme les bras étendus du transept sont ses bras, comme les portes ouvertes au bout des deux allées de ce transept sont les plaies de ses mains, comme les portes du grand porche d’entrée sont les blessures de ses pieds percés de clous.

Enfin si l’on se place dans la nef de Notre-Dame l’on peut remarquer que l’axe du chœur incline légèrement sur la gauche.

Cette inflexion, nous la retrouvons presque partout, à Saint-Ouen et à la cathédrale de Rouen, à Saint-Jean de Poitiers, à Notre-Dame de Chartres et de Reims, à Saint-Galien de Tours, à Saint-Germain-des-Prés, à Paris, à Saint-Nicolas-du-Port, près de Nancy, dans presque toutes les grandes basiliques du moyen âge.

La répétition constante de cet artifice est donc voulue et elle a sa raison d’être.

Or, jusqu’à présent, il était admis que cette déviation de l’axe du chœur était une allusion à l’attitude de Jésus expirant sur le bois du supplice ; c’était la traduction, en langue architecturale, du passage de l’Évangile selon Saint-Jean : « Et inclinato capite, tradidit spiritum. »

Mais l’École des Chartes, qui est devenue, depuis la mort de Léon Gautier et de Lecoy de La Marche, une sorte d’officine de Juivophiles et de protestants, dont le but semble être de déprécier le moyen âge que ses professeurs de jadis exaltèrent, a tout changé.

À l’heure actuelle la symbolique est reléguée par elle dans les rancarts et l’on y enseigne le matérialisme archéologique dans ce qu’il a de plus bas.

Une brochure intitulée « La déviation de l’axe des églises est-elle symbolique ? » et qui a pour auteur M. de Lasteyrie, membre de l’Institut et l’un des podestats de l’École, est, à ce point de vue, typique.

M. de Lasteyrie répond par la négative à sa question, déclare qu’il n’a découvert aucun texte du moyen âge relatif à ce sujet et il ajoute aussitôt : « Si jamais le hasard en faisait sortir quelqu’un des arcanes de nos bibliothèques, je ne crois pas qu’on dût y prêter grande attention, car il serait assez isolé pour qu’on pût hardiment en contester la valeur. »

Voilà qui est simple. Cette façon de prendre les devants pour nier l’importance de tout document qui réduirait sa thèse à néant est pour le moins ingénue ; elle est, dans tous les cas, prudente.

Mais en même temps qu’il nous atteste que l’inclinaison du chevet des cathédrales n’est pas intentionnelle et n’a été inspirée par aucun dessein mystique, il tente de nous fournir les raisons de cette constante anomalie des axes et de nous expliquer les causes pour lesquelles les architectes des basiliques du moyen âge la commirent.

Et c’est alors que ce vétéran de la paperasse nous exhibe des arguments dont l’extraordinaire indigence désarçonne.

Après avoir raconté ce que nous savons déjà — que les cathédrales ont été bâties par étapes successives et non d’un seul jet — très sérieusement, il nous dit :

« Il en résulte que les architectes qui présidaient à la suite des travaux avaient à raccorder les maçonneries nouvelles avec les parties antérieurement construites et c’était là un problème dont on comprendra toute la difficulté, si l’on songe que la célébration du culte dans une partie de l’église obligeait à élever, entre cette partie et le chantier où se poursuivaient les travaux, des cloisons ou des murs qui interceptaient complètement la vue.

« Or les gens du moyen âge, ne connaissant aucun des instruments qui permettent aux modernes de se repérer avec précision et de raccorder, malgré tous les obstacles, les lignes les plus compliquées, éprouvaient le plus grand embarras pour prendre leurs repères et une erreur minime avait pour conséquence une déviation très marquée dans les alignements. »

Et ce n’est pas plus malin que cela ! Les permanentes irrégularités des cathédrales tiennent simplement à ceci que les architectes du moyen âge ne savaient pas leur métier et n’étaient pas pourvus d’instruments modernes.

Un tablier de bois tendu entre la partie construite et celle à construire suffisait pour leur faire perdre la tête et tous se trompaient, aucun dans ses calculs ne tombait juste.

Évidemment les tire-lignes qui ont bâti, au XIXe siècle, Saint-François-Xavier, Notre-Dame-des-Champs et Saint-Pierre de Montrouge étaient fort supérieurs, comme science, aux pauvres architectes qui ont édifié les cathédrales de Chartres, de Reims, de Paris, car eux, n’ont pas commis d’inadvertances ; ils ont respecté les règles intangibles du cordeau, ils n’ont pas fait pencher le chœur de leurs églises !

Telles sont les leçons d’orthopédie monumentale qui se débitent maintenant à l’école des Chartes.

Mais laissons ces pédantesques balivernes et revenons à Notre-Dame de Paris.

Elle n’est, pour la récapituler, qu’une des pages du grand livre de pierre écrit au XIIIe siècle sur notre sol et elle ne fait qu’enseigner dans l’Île de France le même cours de théologie mystique qu’enseignent en même temps, dans la Beauce, dans la Picardie, dans la Champagne, ses sœurs de Chartres, d’Amiens, de Reims, en nous bornant à en citer trois ; elle se sert du même idiome qu’elles et cette unanimité de doctrine et d’expression se comprend si l’on considère que les artistes n’ont jamais été, à cette époque, que les interprètes de la pensée de l’Église. Ainsi que le fait justement remarquer M. Male, dans son substantiel volume sur « L’Art religieux au XIIIe siècle », dès 787, les Pères du second concile de Nicée déclaraient que la composition des images n’était pas laissée à l’initiative des artistes ; elle relevait des principes posés par l’Église et la tradition religieuse et les Pères ajoutent encore : « l’art seul appartient aux artistes, l’ordonnance et la disposition nous appartiennent. »

Il y eut donc immuabilité de théorie et de langue et les maîtres maçons et les imagiers n’eurent qu’à se conformer aux règles de la symbolique que leur indiquaient les moines ou les prêtres.

Mais ce dialecte hermétique, clair pour ceux qui l’entendaient, était-il compris du peuple ?

Nous pouvons le croire, d’après les quelques renseignements que nous possédons. Yves de Chartres, dans son « De Sacramentis ecclesiasticis sermones », nous affirme, en effet, que le clergé apprenait la science des symboles au peuple et il résulte également des recherches de Dom Pitra, qu’au moyen âge, l’œuvre du pseudo Méliton, évêque de Sardes, qui contient une clef des allégories employées par l’Église, était populaire et connue de tous.

Cette symbolique officielle, si l’on peut dire, était donc accessible à tous les croyants, mais il en est une autre qui figure, à Notre-Dame de Paris, une symbolique occulte, compréhensible seulement pour quelques initiés ; celle-là dérive de ce que l’on nomme les sciences maudites, très pratiquées au moyen âge. A-t-elle été insérée, à l’insu du clergé qui n’y vit goutte, sur certaines parties de la façade, ou les formules en furent-elles dictées aux imagiers par un prêtre adepte de l’astrologie et de l’alchimie ? On ne le saura jamais ; ce qui semble le plus probable, c’est que les dresseurs de thèmes généthliaques et les souffleurs de cornues ont cru découvrir, après coup, dans des sujets purement religieux, des intentions qui n’y étaient pas.

Toujours est-il que Notre-Dame de Paris est peut-être une des seules cathédrales en France où de semblables secrets auraient été cachés sous le voile apparent des Écritures.

Deux des portails de la façade, le portail royal, celui du milieu et celui de Sainte-Anne et de Saint-Marcel qui longe le quai, sont ceux devant lesquels se sont réunis, au moyen âge et depuis, les adeptes de l’astrologie et les philosophes de la chrysopée.

Au portail royal, quatre figures sont censées représenter les symboles de la pierre philosophale ; elles sont contenues dans quatre médaillons qui se font vis-à-vis, deux par deux et qui sont encastrés, non dans le portail même, mais dans les contreforts. Ils sont là, à taille d’homme, très en évidence, séparés de tout l’ensemble décoratif de la porte. Ils représentent : à gauche, le premier, en partant du haut, Job, sur son fumier rongé par des vers que l’on voit et entouré d’amis ; le second, un personnage étêté et manchot qui traverse, appuyé sur un bâton ou sur une lance, un torrent. Dans sa monographie de la cathédrale de Paris, M. de Guilhermy déclare qu’il est impossible d’identifier cette figure. Il est, en effet, difficile de savoir de quel nom ce bonhomme s’appelle. Il a l’attitude de Saint Christophe, franchissant, appuyé sur son bâton, une rivière, et l’arc et les flèches que l’on aperçoit à ses pieds seraient bien ses attributs, car il fut, avant que d’être décapité, tué à coups de flèches et devint même, à cause de ce genre de supplice, le patron des arbalétriers ; mais la place en haut du médaillon, pour y loger l’Enfant Jésus sur ses épaules, manque et d’ailleurs nul indice n’existe d’une statuette brisée, près du dos et de la tête cassée du Saint. Ce n’est donc point le Christophore, et ce passant garde jusqu’à nouvel ordre l’anonymat.

De l’autre côté, maintenant, à droite, en partant toujours du haut, nous trouvons Abraham prêt à sacrifier son fils et dont un ange arrête le bras, lequel bras a disparu, ainsi qu’Isaac tout entier et une bonne partie de l’ange ; enfin, près d’une tour, un guerrier casqué et vêtu d’une cotte d’armes, protégé par un bouclier, qui lance contre le soleil un javelot. Celui-là serait Nemrod qui, d’après une ancienne tradition, serait monté sur une tour pour livrer bataille au ciel et à ses habitants.

Si nous nous plaçons au point de vue de la symbolique chrétienne, ces bas-reliefs ne suscitent aucune difficulté d’interprétation ; les sujets, sauf celui du faux saint Christophe, sont clairs, et les enseignements lucides ; mais, il faut bien l’avouer, ils sont étrangement mis à part ; ils ne décèlent aucun sens dans l’ensemble sculpté du portail ; ils constituent, en somme, des phrases isolées, sans rapports entre elles.

Si nous acceptons le point de vue de la symbolique spagyrique, nous pouvons reconnaître, avec le vieil hermétiste Gobineau de Montluisant, que Job est une personnification de la pierre des philosophes qui passe par les épreuves avant que d’atteindre son degré de perfection ; qu’Abraham est l’alchimiste, le souffleur ; Isaac, la matière à jeter dans le creuset ; l’ange, le feu nécessaire pour opérer la transmutation de la matière en or. Restent le pseudo-Christophe et le Nemrod, mais les grimoires de l’alchimie ne nous renseignent guère sur le sens précis de ces figures.

D’autre part, les astrologues qui désignent, de temps immémorial, ce portail sous le nom de porche de l’astrologie, ont toujours vu, dans les tableaux qu’il représente, une effigie de la Vierge astronomique et dans le Christ, accompagné de ses apôtres, l’image du soleil qui monte à l’horizon, entouré des signes du zodiaque. Que cette opinion soit fondée ou non, il faut avouer qu’elle a eu raison de se produire, car c’est à elle que nous devons d’avoir conservé une partie du porche. Et, en effet, en août 1793, la commune avait décrété la destruction de tous ces simulacres de la vieille superstition religieuse ; et ce fut le citoyen Chaumette qui réclama en faveur de la science, déclarant que ce décor constituait un cours d’astronomie et avait servi à Dupuis pour établir son système planétaire — et le portail fut sauvé. Ce portail royal était et est donc encore revendiqué par les partisans de l’astrologie et les hermétistes. — La porte voisine, celle de Sainte-Anne et de Saint-Marcel, l’était et l’est encore par les alchimistes.

À les entendre, le récepte, le secret de la sublime pierre des sages est inscrit sous la statue qui se dresse sur le trumeau, tranchant en deux la baie. Cette statue, — qui n’est qu’une reproduction, car l’original est placé dans la salle des Thermes, au Musée de Cluny — portraiture un évêque, debout, mitré et crossé, bénissant d’une main ses visiteurs et foulant aux pieds un dragon sorti d’une sorte de chapelle funéraire où une femme morte est assise dans un linceul enveloppé de flammes.

La lecture de cette scène est très simple. Il suffit d’ouvrir les Bollandistes. La légende de saint Marcel, neuvième évêque de Paris, raconte, en effet, que ce saint délivra la ville d’un horrible dragon qui avait établi son gîte dans le cercueil d’une femme adultère, décédée, sans avoir eu le temps de se repentir et sans avoir reçu les sacrements ; le saint frappa de sa crosse le monstre, lui entoura le cou de son étole, l’emmena à quelques lieues de Paris, dans un désert, et là, lui intima l’ordre, auquel d’ailleurs il obéit, de ne jamais plus retourner dans la ville.

Ajoutons ce détail, qu’aux processions des Rogations, le clergé de Notre-Dame faisait autrefois porter, en souvenir de ce miracle, un grand dragon d’osier dans la gueule ouverte duquel le peuple jetait des gâteaux et des fruits. Cette coutume, qui remontait au moyen âge, a pris fin en 1730.

Telle est la version de l’Église ; autre est celle des alchimistes. Dans son cours de philosophie hermétique, Cambriel explique ainsi cette figure :

Sous les pieds de l’évêque, sur le socle même de sa statue, de chaque côté, deux ronds de pierre sont sculptés. Les ronds de droite seraient les simulacres de la nature métallique brute, telle qu’on l’extrait de la mine, les ronds de gauche, négligés comme les premiers par la symbolique chrétienne, seraient la même nature métallique mais purifiée ; et celle-là se rapporterait à la figure humaine, assise, dans la chapelle sépulcrale, et qui a pris naissance dans le feu dont son linceul s’entoure. De cette fournaise tombale qui serait l’œuf philosophique, inséré dans l’athanor, le dragon, né à son tour de la figure humaine, serait, en s’élevant hors du fourneau, en plein air, sous les pieds du saint, le dragon babylonien dont parle Nicolas Flamel, autrement dit, le mercure philosophal, le lion vert, le lait de la vierge, la substance même qui change par une projection le plomb en or.

Dans cette interprétation, saint Marcel ne nous bénirait plus, mais il ferait un geste de circonspection, qui signifierait : taisez-vous, gardez le secret si vous l’avez compris.

Si bizarre qu’elle paraisse, cette glose se conçoit pourtant, car les préparateurs du grand œuvre peuvent se placer sous le patronage de ce saint qui a, en effet, opéré plusieurs transmutations.

Une fois, alors qu’il n’était encore que sous-diacre et qu’il servait la messe de l’évêque Prudence, il transmua en un vin qui manquait, l’eau qu’il venait de puiser à la Seine ; une autre fois aussi, il changea cette même eau en une liqueur parfumée comme le saint chrême.

Le choix que les alchimistes firent de cet Élu pour lui attribuer la possession du fameux secret pourrait donc jusqu’à un certain point se justifier ; cependant, il convient d’observer que le patron officiel des spagyriques, au moyen âge, ne fut pas saint Marcel, mais bien saint Jean l’Évangéliste, soit parce qu’une très ancienne légende nous le montre savant dans l’art de traiter les minerais de fer ; soit parce que deux vers, pris en un sens éperdument littéral[1], de la séquence tissée en son honneur par Adam de Saint-Victor, nous le représentent fabriquant avec du bois de l’or et avec des cailloux des gemmes.

Que ces explications puissent sembler erronées, c’est bien possible, mais qu’importe ! Que plus fabuleuse encore nous apparaisse cette autre légende relatant qu’un scrupule de la pierre des sages a été caché par l’évêque Guillaume de Paris dans l’un des piliers du chœur que l’on reconnaîtra si l’on suit la direction de l’œil d’un corbeau qui le regarde, sculpté sur l’un des porches, il ne nous en chaut pas davantage ; ce qu’il sied simplement de retenir, c’est que, plus que ses congénères, Notre-Dame de Paris est mystérieuse, plus experte peut-être mais moins pure, car elle est à la fois catholique et occulte et elle greffe sur la symbolique chrétienne les réceptes de la Kabbale.

En tous cas, ces discussions ne prouvent-elles pas que, sauf de nos jours, cette basilique fut toujours envisagée telle qu’un traité de symbolisme, s’exprimant à mots couverts, parlant, à l’exemple du Christ, en paraboles ? Les archéologues, les architectes l’ont disséquée, ainsi que l’on disséquerait un cadavre ; c’est très bien, l’anatomie de son corps est désormais connue ; les romanciers, comme Victor Hugo, ont créé d’après elle un décor plus ou moins véridique pour y loger des personnages imaginés de toutes pièces, et cependant le poète a été le seul, alors, qui ait eu une vague intuition de la symbolique du moyen âge, lorsqu’il a écrit sa comparaison fantaisiste de la façade royale, trouée d’une grande fenêtre flanquée de deux petites, ainsi que le prêtre est flanqué, pendant la messe, du diacre et du sous-diacre, à l’autel. Il reste désormais à décrire, autrement qu’en un rapide abrégé, ses aîtres spirituels, sa vie intérieure, son âme, en un mot. La vraie monographie de notre cathédrale serait celle-là ; mais le positivisme architectural ne fait que s’accroître, et, malheureusement, le clergé s’éloigne de plus en plus de questions qu’il aurait pourtant intérêt à ne pas dédaigner.


SAINT-GERMAIN-
SAINT-GERMAIN L’AUXERROIS


SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS



ELLE fut ronde comme le temple du Saint-Sépulcre à Jérusalem et ceinte de fossés que remplirent de leurs cadavres les Normands qui l’assiégèrent, l’église que fonda, au VIe siècle, à Paris, saint Landry, sous le vocable de saint Germain d’Auxerre. Celle-là fut l’aïeule. Cent ans après sa naissance, elle tombait de vétusté ; le roi Robert la jeta bas et en reconstruisit une autre à sa place ; celle-là fut la mère. Elle devint, à son tour, caduque et, au XIIIe siècle, sur ses ruines, naquit l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois. Celle-là, c’est la fille ; elle vit encore.

Son enfance fut troublée ; elle grandit rapidement d’abord, puis, sa croissance s’arrêta pendant une centaine d’années et ne reprit qu’après. Le portail et le chœur étaient achevés à la fin du XIIIe siècle. Le XVe érigea le porche, la nef, les collatéraux du chœur et le transept ; le XVIe réédifia les chapelles, changea les dispositions du chevet, dressa le portail qui s’ouvre à gauche de l’abside sur la rue de l’Arbre-Sec, déroula devant l’autel un magnifique jubé, bâti par Pierre Lescot et sculpté par Jean Goujon ; et l’église, parvenue à sa pleine maturité, s’atteste, grâce au voisinage de la Cour, la plus fastueuse et la plus fréquentée de Paris.

Vint le XVIIe siècle qui, méprisant son allure gothique, omit de la dénaturer ; mais, moins dédaigneux, le XVIIIe siècle, qui la jugeait de forme désuète, résolut de la rajeunir.

En 1754, le curé et les marguilliers commencèrent par faire démolir le jubé, mais cette destruction ne modifiait pas la mine restée, pour eux, barbare, de la nef, et ils recoururent à un nommé Bacarit, architecte des écuries du Roi, en le priant de la civiliser. Il apprêta un plan, et le soumit à l’Académie des Beaux-Arts qui, dans un élan d’enthousiasme, s’écria que cet habile homme « savait marier, de la manière la plus heureuse, le genre moderne avec le gothique de l’église qu’il avait à décorer ».

Et l’effrayante ganache se mit à l’œuvre. Ne pouvant, à son grand regret, faute d’argent, tout saccager, il dut se borner à canneler les colonnes du chœur, à remplacer la flore symbolique des chapiteaux par d’insignifiantes guirlandes de feuillages et de fleurs, enfin à altérer les contours des croisées qu’il débarrassa de leurs magnifiques vitraux pour les habiller d’une claire vitraille qui fit se pâmer tous les chanoines d’aise.

Et Saint-Germain n’en continua pas moins d’être gothique. Bacarit ne parvint pas à transmuer la douce orante du moyen âge en une Manon plus ou moins pieuse ; les traits reparaissaient sous le grimage ; ne pouvant obtenir mieux il songea à esquinter l’extérieur et il abattit la flèche et ses quatre clochetons et installa sur le tronçon demeuré du fût, une balustrade de pierre qui donna au sommet de la tour l’engageant aspect d’un balcon ; puis, après un tel labeur, il se reposa et s’éteignit sans doute, chargé d’ans et de gloire, dans la paix du Seigneur, qu’il avait, avec des travaux de ce genre, si fidèlement servi.

Débarrassé de son bourreau, Saint-Germain-l’Auxerrois vivait placidement quand la Révolution surgit. Alors ce fut autre chose. On ne l’affubla plus de travestis plus ou moins disparates, mais on la dénuda. Ce fut le pillage ; ce après quoi le sanctuaire fut fermé ; l’on installa dans ses dépendances une mairie et l’on usa de sa nef comme d’un hangar pour y gonfler des ballons. Il semblait que la série des déprédations fût close lorsque s’effondra le régime des Jacobins ; mais Napoléon, qui se mêlait de tout, s’occupa de ce malchanceux édifice et projeta tout simplement de le raser. Heureusement qu’il n’eut pas le temps d’exécuter ce dessein et, en 1837, l’église, réouverte, fut réconciliée par Mgr de Quélen, archevêque de Paris, et l’on s’efforça dès lors, sous prétexte de panser ses blessures, de les ranimer.

On la para, en effet, de flasques peintures et de redoutables vitres ; mais si déformée, si réparée qu’elle puisse être, elle est encore charmante ; son intérieur est un des plus intimes, des plus vraiment religieux qui soient à Paris et son extérieur demeure un régal d’art.

Le portail du XIIIe siècle est encore debout, avec sa baie médiane datée de ce temps et les deux autres du XVe siècle ; quant aux sculptures représentant, ainsi que sur presque toutes les façades des cathédrales, le Jugement dernier, le pèsement des âmes, le sein d’Abraham, l’enfer des démons, avec l’épisode habituel des vierges sages et des vierges folles, elles ont disparu ou ne subsistent plus qu’à l’état d’épaves et de rudiments ; mais six grandes statues, rangées dans les ébrasures de la porte du milieu, ont été refaites et repeintes ; à gauche, en entrant, saint Vincent, diacre et martyr, un livre à la main ; puis un roi barbu portant un sceptre, et une reine que de Guilhermy croit être Childebert et Ultrogothe, sa femme ; à droite, saint Germain crossé et mitré ; sainte Geneviève tenant un cierge qu’un petit diable placé au-dessus d’elle s’efforce de souffler ; enfin un ange souriant, un flambeau au poing, prêt à rallumer, s’il s’éteint, le cierge de la sainte.

La voussure, au-dessus des vantaux, détient encore trois cordons de personnages, anges, démons, ribaudes et vierges ; le portail a, en somme, gardé quelques mots d’une phrase effacée par le temps et qu’il est facile de reconstituer, car elle est écrite au complet sur la façade des autres églises, mais le trumeau pilier récemment rétabli au-dessous d’elle est inexact, car il supporte, au lieu du Christ d’antan, une vierge neuve.

Si l’on ajoute que des fresques modernes d’un nommé Mottez ont rempli les espaces demeurés vides, mais que l’on ne discerne plus de cette inutile peinture que des écailles craquelées de badigeon, l’on aura ainsi une idée précise du portail, tel qu’il existe à l’heure actuelle.

Il est précédé d’un porche à cinq baies ogivales couronnées de balustres et de combles fleuronnés, construit, en 1425, par Jean Gaussel. De toutes les statues qui le peuplent, deux seulement sont authentiques, toutes les autres ont été fabriquées de nos jours. Ces deux statues représentent, l’une, située à la fin du porche et faisant face à la place du Louvre, près de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, un saint François d’Assise énasé et manchot, à la figure mâchurée par l’âge, l’autre, sise du côté opposé et regardant la grande porte, une Marie l’Égyptienne enveloppée de ses cheveux qui ont conservé des traces d’or ; elle tient les trois pains qui doivent l’alimenter dans le désert et penche mélancoliquement une petite tête oisive dont les yeux sont clos.

Au-dessus de ce porche, se dresse, entre deux élégantes tourelles carrées, la façade trouée d’une rose flamboyante, terminée par un pignon triangulaire, planté sur sa pointe, d’un simulacre d’ange. Derrière, le vaisseau s’étend, flanqué de contreforts, hérissé de gargouilles, habité par une amusante ménagerie qui exhibe depuis des siècles, entre ciel et terre, les êtres les plus hétéroclites et les bêtes les plus cocasses. Il y a de tout dans cette kermesse de la pierre, des mendiants et des fous, un hippopotame qui rend par la gueule un sauvage ; des singes et des griffons, des ours à muselières, des truies allaitant des ribambelles de gorets ; des rats sortant, ainsi que d’un fromage de Hollande, de la boule du monde et guettés par un chat, ce qui signifie sans doute que les brigands qui dévastent la terre seront dévorés par le Démon.

L’intérieur vaut, lui aussi, que longuement on le visite ; tous les styles s’y coudoient. Il a été tellement défait et refait qu’il paraît un peu incohérent, mais ce côté hagard est délicieux quand on le compare à la monotone régularité des églises neuves !

La nef gothique de quatre travées est coupée d’un transept percé d’une porte à chaque bout ; celle de gauche est condamnée, celle de droite accède à la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, en face du bureau du Journal des Débats. L’on a installé, au milieu de son allée un bénitier exécuté par Jouffroy sur les dessins de Mlle de Lamartine, des mioches paradant autour d’une croix ; c’est de l’art pour la rue Saint-Sulpice, mais il ne dépare pas la misère ornementale des murs chargés, par un sieur Guichard, d’encombrantes fresques.

Le long de la nef et du chœur, à partir de l’entrée, de nombreuses chapelles s’enfoncent entre les contreforts des murs, huit à gauche et quatre à droite.

À gauche, d’abord, la chapelle des fonts baptismaux, dite de Saint-Michel, puis celles de Saint-Jean-Baptiste, de Sainte-Magdeleine, de Notre-Dame de Compassion — celle-ci touche au transept, après lequel se trouvent la chapelle de Saint-Louis, où réside le Saint-Sacrement et où l’on a placé sur l’autel une statue de la Vierge qualifiée de Notre-Dame de Bonne-Garde — celles de Saint-Vincent-de-Paul, de Saint-Charles-Borromée, où un hideux vitrail assigne à cet élu la tête d’un moricaud ; enfin celle de Saint-Denys, Saint-Rustique et Saint-Éleuthère — et nous atteignons la petite porte de la rue de l’Arbre-Sec donnant sur l’abside et au-dessus de laquelle s’ouvre, derrière un vitrage à losanges de couleur, une tribune dite « Tribune de la Reine », parce que, prétend-on, la famille royale s’y serait quelquefois tenue pendant la messe.

Parmi ces minuscules chapelles, une seule est intéressante, celle de la Compassion, qui fut, pendant plus d’un siècle, la chapelle du Conseil d’État, car elle détient un superbe retable flamand en bois, de la fin du XVe siècle, provenant de la collection dispersée de M. de Bruges-Duménil ; divers épisodes de la vie de la Vierge et de la Passion y sont sculptés ; malheureusement, on ne le voit guère, la croisée qui devrait l’éclairer étant obscurcie par des carreaux modernes à la fois sombres et violents, qui ne laissent filtrer aucune lueur.

À droite, maintenant, en partant de l’autre côté de l’abside dont nous parlerons tout à l’heure, la sacristie occupe la place de plusieurs chapelles, et les petits oratoires qui la suivent, en descendant avec le chœur, sont dédiés aux saints Apôtres, à saint Pierre, aux Pères et aux Docteurs de l’Église dont deux, saint Léon et saint Grégoire le Grand, sont, en leur qualité de premiers rôles, en vedette sur l’affiche des vitres ; puis apparaît, succédant à ces réduits si exigus que le confessionnal les emplit, avec un autel, tout entiers, une très élégante porte du XVe siècle surmontée d’une exquise Vierge en bois peint de la même époque, une Vierge dolente et frileuse, mais perchée si haut que, dans l’ombre des voûtes, on la remarque à peine ; et vient le transept de la rue des Prêtres ; cette allée franchie, toute la place des quatre chapelles situées en vis-à-vis, de l’autre côté de la nef, est ici prise par une seule, par la chapelle de la Sainte-Vierge, entourée d’une boiserie qui la cache aux yeux et munie d’une porte close, afin d’empêcher tous ceux qui voudraient venir la prier d’y pénétrer.

Une église où la chapelle de la Vierge n’est pas accessible aux fidèles, c’est un comble ! Que penser des curés qui mettent ainsi dans leur église la Madone au rancart ? La raison invoquée de ce monstrueux interdit est que ce lieu sert parfois de chapelle pour les catéchismes. Eh ! qu’ils le fassent, leur catéchisme, dans les greniers, dans les caves, chez eux, où ils voudront, mais qu’ils démolissent ce rempart de menuiserie, qu’ils laissent en tous les cas la porte ouverte, lorsque leurs quatre pelées et leurs trois tondus n’y sont pas !

D’autant qu’elle est délicieuse cette chapelle ! Intime et recueillie, elle se pare d’un autel contenant des reliques de saint Denys, de saint Célestin et de saint Benoît, au-dessus duquel est incrusté un antique retable de pierre, figurant l’arbre de Jessé dont les fleurons et les branches serpentent autour d’une belle statue de Vierge du XIVe siècle qui appartint jadis au presbytère de Radonvilliers, en Champagne, le tout se détachant sur des fresques peintes par Amaury Duval ; mais une bienfaisante obscurité permet de les distinguer mal.

Pour être complet, citons, dans la nef, en face de la chaire, une énorme machine en bois monté, pourvue de colonnes et coiffée d’un baldaquin, exécutée par Mercier sur les dessins de l’emphatique Lebrun et qui servait de siège au roi quand il assistait officiellement à la messe ; et une grille en fer forgé du XVIIIe siècle qui fut très réparée et privée de ses fleurs de lys, et revenons à l’abside qui est, selon moi, la partie la plus savoureuse de Saint-Germain-l’Auxerrois, car l’on peut s’y croire en même temps dans un oratoire de la fin du XVe siècle et dans une église de campagne de nos jours.

L’on dirait que l’odeur particulière de tout l’édifice s’y concentre. Et en effet, lorsqu’on entre dans Saint-Germain, on y hume une senteur spéciale qui n’existe, semblable à Paris, que dans un autre sanctuaire, celui de l’Abbaye-au-Bois de la rue de Sèvres, certains jours, — une odeur de salpêtre relevée par une très fine pointe de cire consumée et d’encens. Là, dans l’abside, cet arome d’églisette de village, le dimanche après le salut, persiste surtout par les temps de pluie et vous aide à vous transporter bien loin de Paris et de cette place du Louvre, devenue l’un des plus bruyants lieux de rendez-vous des voitures à vapeur et des tramways.

Parfois, lorsque l’heure sonne à la tour voisine, le carillon qui l’accompagne de son cliquetis de verre brisé, vous suggère l’idée que l’on prie dans une église des Flandres. Et ces avatars successifs d’alentours — de temple Renaissance, de chapelle de bourgade et d’église flamande — font vraiment de cet obscur refuge un tremplin unique à Paris, de rêves.

Pour rester dans la réalité, l’on peut dater du XVIe siècle cette abside ; elle est biscornue, de forme divagante ; la vérité est que ses chapelles sont refoulées, d’une part, par l’alignement de la rue qui les cerne ; de l’autre, elles sont entamées par le presbytère et la sacristie, si bien qu’elles vont de guingois, plus larges ou plus longues les unes que les autres.

Celles des deux bouts sont de vagues réduits, des carrés irréguliers dont les lignes verticales s’évasent ; les autres suscitent la pensée, là où sont percées les fenêtres, d’un triptyque ouvert, aux deux volets revenus en avant, pas repliés par conséquent le long du mur, avec une niche romane au-dessous de chacun d’eux. Il y a, en effet, sous les deux croisées des coins, deux petites cavernes plafonnées de voûtes en arc, creusées dans le bas des murailles et que l’on a remplies tant bien que mal, avec des pieuses statues de la rue Bonaparte, dont l’obscurité et la poussière effacent, Dieu merci, les traits.

Ces chapelles sont au nombre de cinq ; leur réunion dessine un demi-cercle à la ligne cabossée du haut ; elles sont placées sous le vocable de sainte Geneviève, des saints patrons du lieu : saint Vincent et saint Germain, du Tombeau, de la Bonne-Mort et de saint Landry.

Les deux branches finales du demi-cercle s’appuient, la première sur la porte de sortie de la rue de l’Arbre-Sec, la seconde sur la porte de la sacristie, ornée de fresques dont une, un saint Martin à cheval tranchant son manteau pour en donner la moitié à un pauvre, est due à ce Mottez qui décora le grand portail de ses badigeons qu’abolirent, pour l’allégresse des artistes, de secourables soleils et de propices pluies.

De la chapelle Sainte-Geneviève, absolument sombre, tendue de toiles gondolées, teintes au cirage par Gigoux, rien à dire ; de la chapelle des Saints-Patrons où s’érige dans une niche le tombeau de la famille des marquis de Rostaing, agrémenté de deux seigneurs qui vous regardent à genoux et l’air béat, et, près de la rampe de communion, de deux statuettes neuves de sainte Anne et de saint Antoine de Padoue, tout se pourrait également omettre si ces fenêtres ne détenaient peut-être, avec celles de la chapelle voisine de la Bonne-Mort, les seuls vitraux qui, par leur sens de la symbolique, par leur science des tons, par leur étampe vraiment personnelle d’art, méritent qu’on s’arrête devant eux et valent qu’on les loue.

Dans ce Saint-Germain-l’Auxerrois qui n’a gardé, en fait de verrières anciennes, que quelques panneaux du xve et du xvie siècle, insérés dans les baies gothiques ou renaissance du transept et dans les roses, des panneaux dont les chairs des personnages sont le fond blanc même de la vitre et les vêtements de grandes taches de gomme-gutte de rouge lourd, de vert rude et de bleu dur — des carreaux fabriqués sous la monarchie de juillet bouchent toutes les ouvertures pratiquées dans les bas-côtés de la nef.

Et toutes les monographies exaltent un affreux vitrail, exécuté par Lusson dans la chapelle des Apôtres sur les dessins de Viollet-le-Duc ; toutes citent à l’envi les œuvres de Maréchal de Metz, amusantes par leur vert pistache et leur rose turc, peu usités dans les arts du feu, mais peintes comme de la peinture ordinaire, avec des couleurs si peu adhérentes, si mal cuites qu’ils s’éraillent à fleur de vitre et laissent pénétrer, ainsi que de vulgaires carreaux, le jour. Ce sont des aquarelles diaphanes, des peintures vitrifiées, c’est tout ce que l’on voudra, sauf des vitraux.

Plus réelles, seraient les imitations de la sainte Chapelle œuvrées par Didron dans la chapelle du Tombeau ; celles-là on les adule aussi, mais personne ne parle de ce Thévenot qui a décoré les fenêtres des Chapelles des Saints-Patrons et de la Bonne-Mort.

Dans la première, le tableau du milieu qui a je l’ai dit, la forme d’un triptyque ouvert, les volets poussés sur leurs gonds en avant, comprend une Vierge couronnée et le Christ entre deux anges ; le volet de gauche, un saint Vincent, celui de droite un saint Germain. Ce sont de hautes figures très hiératiques, et pourtant d’un modernisme un tantinet campagnard, car elles ont dans la tournure, dans la mine, d’abord presque déplaisantes, quelque chose d’agreste et de très simple. Les couleurs sont profondes, d’une ardeur tempérée, quasi sombre. Le rouge est rouge cerise ; les violets et les verts, très nourris de bleu discret, sont graves ; les ors sont saurés ; mais la plus belle teinte, en dehors d’un chamois clair, est celle du manteau de saint Germain, une teinte qui tient du brun violi de la robe du carme et de ce brun rougeâtre connu dans la céramique sous le nom de foie de mulet ; il est à la fois somptueux et austère ; les grands verriers du moyen âge n’ont pas fait mieux.

Ces mêmes couleurs, nous les retrouvons dans la chapelle de la Bonne-Mort, mais là, en plus de la personnalité singulière de ses figures, Thévenot se décèle comme un homme très au courant de cette vieille science de la symbolique chrétienne, si parfaitement omise par les vitriers et les architectes de nos jours. Il s’agissait d’historier les lueurs qui doivent éclairer une chapelle funéraire et il disposait, sur le panneau de face, de quatre places et sur chacun des panneaux de côté, d’une ; il a ordonnancé l’ensemble de la sorte : au milieu, il a peint dans les quatre compartiments sur un fond de gris perle strié, dans une bordure de chardons emblèmes de la pénitence, saint Joseph avec un lys, la Vierge couronnée d’étoiles, le Christ bénissant le monde, saint Michel arborant un étendard et une balance, le pied sur le démon.

Dans le volet de gauche, un être barbu, étrange, coiffé d’une espèce de turban déroulé, nimbé d’une auréole orange, fastueusement vêtu d’une robe grenat brodée de ramages d’or, chaussé de violet, tient d’une main un vase de parfums et s’appuie de l’autre sur une bêche.

Dans le volet de droite, un saint Pierre, pieds nus, la tête cerclée d’un halo, croise sur sa poitrine ses deux clefs.

Et la phrase figurée sur ce triptyque de vitraux est facile à lire. Cet être à l’allure bizarrement héraldique, qui porte, tel que Magdeleine dans les tableaux des primitifs flamands, un pot d’aromates et est muni d’une bêche, c’est saint Tobie, tout à fait inconnu de nos jours, mais célèbre au moyen âge, car il était alors le saint des sépultures, le patron des fossoyeurs qui l’avaient choisi à cause des paroles que, dans la Bible, l’ange Raphaël lui adresse : « … Lorsqu’à minuit tu enterrais les morts… c’est moi qui présentais tes prières au Seigneur… »

Il est préposé aux soins de la dernière heure ; il s’occupe du corps, tandis que, de l’autre côté du Christ, saint Michel pèse dans sa balance le poids des vertus et des fautes et présente la pauvre âme désincarnée au Seigneur, auprès duquel intercèdent saint Joseph et la Vierge, alors que, plus loin, saint Pierre attend, pour ouvrir les portes du ciel, que le sort de la pécheresse soit résolu.

Tous les célestes acteurs du drame qui commence à la descente de la dépouille mortelle dans la terre, pour finir à l’entrée de l’âme dans le paradis, sont réunis en ce lieu et font, en quelque sorte, le récit du jugement, après la mort.

Parmi ces personnages, en sus du Tobie si curieux, il en est deux remarquables par leur aspect rigide et familier, la Vierge et le Christ. Ils ont dans les mouvements, dans les traits surtout, quelque chose de juste et de net qui fait songer aux types de certaines de ces admirables illustrations des Misérables d’Hugo que dessina Brion. C’est un peu le même art, sobre et éloquent dans sa simplesse même.

Qu’est ce Thévenot, si délibérément oublié par la critique de notre époque ? O. Merson, dans son livre sur les vitraux, le représente comme ayant vécu à Clermont-Ferrand et ayant restauré les verrières de Bourges. Ottin, dans son Histoire du Vitrail, lui consacre juste trois mots : Thévenot — Clermont — 1834. J’ai trouvé, d’autre part, une brochure signée de son nom suivi de ce titre : « chef d’escadron », un essai historique sur le vitrail paru, en 1837, à Clermont. Il s’y révèle tel qu’un homme épris de son art et plein d’enthousiasme pour les verriers des grands siècles.

Et c’est tout ce que j’ai pu recueillir sur son compte.

De ces deux chapelles ainsi parées de vitres intelligentes, la plus quiète, la plus douce, est, selon moi, celle de la Bonne-Mort. De vagues peintures et des inscriptions gothiques tracées en lettres d’un or qui s’efface, s’aperçoivent confusément dans l’obscurité lorsqu’on allume un petit cierge ; l’autel est surmonté d’un intéressant bas-relief de pierre, racontant la scène d’une mise en tombeau, mais ce qui évoque la senteur d’une chapelle de village dans ce petit coin, c’est le délabrement de la pierre rongée par l’humidité, la tristesse du tapis qui se décolore, la poussière amoncelée dans les deux niches de côté, sur une Pieta de Bonnardel et une moderne statue de saint Joseph ; c’est la misère même des vieux prie-dieu de paille accumulés devant la rampe.

Les types rustiques adoptés par Thévenot sont vraiment en accord avec les alentours.

Ah ! s’il est un endroit propice pour s’écheniller la conscience, c’est bien celui-là ! Aucun bruit dans les ténèbres qui vous entourent, c’est à peine si, de temps à autre, une ombre de vieille femme vient s’abattre sur une chaise ou s’accouder contre un pilier. Il y a si peu de visiteurs !

Moins intéressante est la dernière chapelle de l’abside, celle qui confine à la porte de la sacristie et qui est dédiée à saint Landry ; elle a été récemment nettoyée ; on y a planté les monuments funéraires du chancelier Étienne d’Aligre et de son fils, et sorti de la nuit où elles dormaient des fresques du sieur Guichard, dont le réveil ne suscite aucun réconfort : celles brossées par le même peinturlureur sur les murs du transept suffisaient.

Et le tour de l’église est accompli.

Il reste pourtant une très ancienne salle dans laquelle le Chapitre déposait naguère ses archives. On y monte par un escalier en colimaçon, situé près de la chapelle de la Vierge, à l’entrée du grand portail et l’on débouche, après avoir tourné dans la spirale qui s’éclaire par des fentes de jour, sur le seuil d’une grande pièce carrée, demeurée, depuis des siècles, intacte, avec son pavé aux losanges rouges, vernissés, formant, en trompe-l’œil, un carrelage de dés, son plafond aux caissons sculptés d’où pend un lustre à becs de cuivre, ses vieilles crédences, ses armoires dont les pentures de fer s’ajourent en des lettres gothiques inscrivant les noms de saint Vincent et de saint Germain sur les panneaux de chêne.

Mais la partie vraiment séduisante de ce logis, c’est le mur du fond qui fait face à la croisée géminée, ouverte sur la place. Il est occupé tout entier par un retable sculpté du XVIe siècle, un triptyque représentant les scènes de la vie de la Vierge et de sainte Anne. On y retrouve la légende des Apocryphes, la rencontre d’Anne et de Joachim, à la porte Dorée ; on y voit un amusant escalier du Temple, gravi par une figurine, toute une série de personnages autrefois teints et dont le bois, maintenant décoloré, pèle ; des personnages aux gestes exacts à la fois et élargis, semblables à ceux que taillèrent presque tous les imagiers, si savoureusement réalistes, de ce temps. Les volets qui forment ce retable furent autrefois des tableaux peints à la détrempe, mais ils sont tellement écaillés que l’on ne discerne plus que de fantomatiques apparences de bouts de visages et de vagues fragments de corps.

Ce local poudreux est infiniment doux. L’on s’imagine très bien l’un des treize chanoines qui composèrent le Chapitre desservant jadis la paroisse de Saint-Germain, assis devant la table placée au milieu de la pièce, dépouillant les archives, relevant les dates des obits, extrayant des manuscrits les miracles des saints fondateurs de son église.

Et l’on se prend, à ce dégoût d’un début de siècle, à envier ce bon prêtre qui s’interrompt de son travail, pour essuyer ses besicles de corne, dans le grand silence de ces murs de pierres sourdes, seulement rompu par les soupirs fatigués du bois.

Comme tout cela nous met loin !

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Ce pauvre Saint-Germain-l’Auxerrois, quand on songe qu’il fut un des sanctuaires les plus opulents et les plus renommés de Paris ! Paroisse des rois de France, logés en face de lui, au Louvre, il prêta, le 24 août 1572, ses cloches pour sonner l’hallali de la partie de chasse de la Saint-Barthélemy et, le dimanche de l’an 1594, Henri IV y donna le pain bénit et suivit, une palme au poing, la procession qui se déroulait dans les bas côtés de la nef et du chœur.

C’est dans cette même église, devant ce même roi, assis, cette fois, au banc d’œuvre, que le grotesque P. Valladier, dont les sermons sur l’avent, prêchés à Saint-Germain-l’Auxerrois, furent publiés sous le titre de la « Sainte philosophie de l’âme », osa prononcer l’indécent panégyrique des appas de Marie de Médicis.

Il les divise en trois étages. Après avoir parlé du premier, c’est-à-dire du visage qu’il compare à toutes les fleurs et à toutes les gemmes, il passe au second, à la gorge de la reine qu’il traite de deux fontaines cristallines de lait, deux magasins de mannes, deux sources d’ambroisie, deux fontaines de nectar, deux cannes de sucre, deux cruches de miel, deux plantes de baume, deux montres de l’horloge intérieure, deux bastions et remparts du cœur, puis il descend…

Encore qu’il fût épris des gaudrioles, l’on se demande vraiment ce que le Vert-Galant dut penser de ce genre de prêche…

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Après ces deux dates de 1572 et 1594, glorieuses si l’on veut, d’autres se succèdent moins carillonnées par la bienveillance de l’Histoire.

1617, année pendant laquelle une populace furieuse déterre le cadavre du maréchal d’Ancre inhumé dans un caveau de l’église sous la tribune de l’orgue et le coupe en petits morceaux. Le cœur fut rôti sur des charbons et mangé publiquement par un homme ; les entrailles furent jetées dans la Seine et les restes brûlés sur le pont-neuf devant la statue d’Henri IV. Le lendemain, l’on vendit les cendres un quart d’écu, l’once ; et les oreilles, que l’on avait mises à part furent payées fort cher par un amateur.

1665, année où eut lieu l’ostension des reliques de sainte Reine sur le maître-autel de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Anne d’Autriche avait commandé à un orfèvre de Paris un reliquaire d’argent pour y déposer l’os du métacarpe de cette sainte, dont elle désirait faire présent à l’hôpital d’Alise. Quand le travail fut terminé, la reine voulut que son église paroissiale profitât, la première, des grâces dévolues à ces glorieux détriments et elle en ordonna l’exhibition pendant la durée de trois neuvaines.

« Une infinité de personnes de toutes conditions », disent les textes, se rendit à Saint-Germain, pour prier devant ce reliquaire.

Or, la spécialité de sainte Reine, — qui fut celle aussi de saint Job — était la guérison des maladies secrètes. Comment et pourquoi ? un vieil auteur, au nom prédestiné de Méat, tente de nous l’expliquer dans un livre intitulé La fille héroïque.

« Deux contraires, raconte-t-il, ne sauraient souffrir dans un mesme sujet et ils sont tellement opposez qu’ils se persécutent continuellement et ne cessent jamais leur combat, qu’après que l’un d’eux a obtenu la victoire sur son ennemy. C’est pourquoy je cesse mon étonnement quand je considère l’opposition qu’il y a entre la chasteté et ce vilain vice. Sainte Reine, qui avait eu très grand soin de conserver sa pureté pendant sa vie, n’a pas voulu après sa mort, que les impurs s’approchassent de sa fontaine sans estre nestoyez de leurs ordures. De là vient que, quand ils boivent de cette eau, avec confiance, ils s’en retournent avec joye de ce qu’ils sont délivrés de ces maux estranges qui, sans ce divin remède, dureraient aussi longtemps que leur vie. »

L’Histoire ne nous narre pas si les malades qui vinrent implorer la sainte à Saint-Germain-l’Auxerrois, guérirent. La fontaine, il est vrai, dont parle Méat et qui servait et qui sert encore, dans le village d’Alise, d’excipient aux cures, n’y coulait point, mais à défaut de l’eau miraculeuse, les Parisiens avaient la ressource d’invoquer, en sus de la bonne Déicole de la Bourgogne, le grand thaumaturge, Bourguignon, lui aussi, guérisseur de tous les maux, le patron du sanctuaire où ils priaient, saint Germain d’Auxerre.

1831. L’église fut, le 14 février, envahie par le peuple, sous le prétexte que l’on y célébrait une messe anniversaire pour le repos de l’âme du duc de Berry.

Ce fut une très ridicule aventure. Le service funèbre s’était terminé vers midi 1/2. Après l’absoute, le curé s’était retiré, lorsque quelques royalistes échauffés s’avisèrent d’attacher sur le catafalque une lithographie du duc de Bordeaux, une croix de Saint-Louis et une couronne d’immortelles jaunes et noires.

Le bruit se répandit aussitôt au dehors que les Henriquinquistes préparaient un coup d’état, promenaient dans l’église un buste du prince et y déployaient des drapeaux blancs ; et sans en demander plus, la plèbe se rua dans le sanctuaire et y saccagea tous les objets du culte.

Cette équipée finit devant les tribunaux où tous les accusés furent acquittés. Une brochure parue, en 1831, chez Dentu, nous relate ces hauts faits et nous fournit ce spécimen de proclamation royaliste dont le comique me paraît sûr.

Elle est adressée à MM. les Charbonniers de Paris.

« Messieurs, l’attachement que vous avez toujours montré pour la branche aînée des Bourbons, la douleur que vous avez témoignée à la mort du duc de Berry, ce prince bienfaisant qui vous a été ravi par un horrible crime qui vous prive du digne père de notre Henri V, et l’horreur que les Auvergnats ont ressentie de cet affreux assassinat, nous donnent lieu de croire que vous vous ferez un devoir d’assister au service anniversaire qui sera célébré à Saint-Germain-l’Auxerrois. D’après les vrais sentiments qui vous ont toujours dirigés, nous avons l’espoir de vous y trouver réunis en corps. »

Ni en corps, ni en personne, les ingrats auverpins, si respectueusement traités pourtant, ne vinrent.

Si nous sautons maintenant de l’année 1831 à l’an 1871, nous voyons encore l’église pleine ; seulement, cette fois, ce ne sont plus des partisans de la royauté mais bien les membres d’un club de libres-penseurs qui s’entassent dans son vaisseau, sous la présidence d’un sieur Pierre et d’une certaine Lodoïska, accoutrée d’une veste de hussard, culottée d’un pantalon de turco, coiffée d’une toque à cocarde rouge, et chaussée de bottines à glands d’or.

Et tandis que, du haut de la chaire, un pochard pérore, un autre troue d’un coup de baïonnette la bouche de la statue de la Vierge et y plante une pipe ; puis il arrache l’Enfant-Jésus et de toute l’église qui trépigne de joie, des lazzis, exactement notés, s’échangent :

— Passe le gosse par ici, pour qu’on l’embrasse !

— Ouvrez-y la gueule pour voir s’il a fait ses dents !

Et l’on promène l’Enfant que l’on finit par jeter, brisé, dans un coin. Mais, pour dire vrai, les fédérés se bornèrent à ces aménités sacrilèges et à ces farces impies et, moins féroces que d’autres ivrognes qui, après avoir maltraité les prêtres, pillèrent les églises, ceux-ci se contentèrent de voler quelques vêtements d’enfants de chœur et d’emporter deux pianos qui, l’on ne sait trop pourquoi, stationnaient là.

Les temps sont changés ; si Saint-Germain a vu les pieuses affluences et les cohues irritées ou gouailleuses, s’il a même aussi connu, pendant la Convention, les hilares assemblées de légères muscadines et de pesantes commères, réunies, devant sa porte, pour applaudir aux audacieuses et aux piètres chansons d’Ange Pitou, il ne connaît plus de foule d’aucune sorte maintenant. Ses abords sont rapidement longés par des gens en rut d’affaires et quant à son intérieur il est un des plus délaissés qui soient à Paris ; sa nef ne peut même, le dimanche, à la grand’messe, malgré tous les enfants des écoles qu’on y parque, se remplir.

La paroisse des rois est devenue la paroisse de la Mode ; l’église est enserrée par les magasins de la Belle-Jardinière, du Pont-Neuf et de la Samaritaine. Ce dernier la touche presque, car la livrée bleue de ses devantures s’étend dans la rue de l’Arbre-Sec et un ignoble bâtiment de fer qu’il vient d’ériger, se dresse, surmonté, en guise de clocher, d’un chapeau chinois, devant l’abside, là où le brave bourgeois qui alloua des fonds pour la faire rebâtir, messire Jehan Tronson, drapier de Paris, fit apposer sa signature, dans une frise, sous le toit, en adoptant la forme d’un rébus figuré par des tronçons de carpes.

Même au temps où les rois habitaient le Palais du Louvre, le commerce des draps aidait à embellir l’église ; il venait en aide aux bourses des souverains, souvent sèches ; cette affection des drapiers pour leur sanctuaire explique la présence, sous le narthex, de la statue de sainte Marie l’Égyptienne, leur sainte de prédilection et leur patronne, sans doute parce que saint Zozime qui la rencontra dans le désert, vêtue seulement de ses longs cheveux, donna son manteau pour la couvrir.

Maintenant, il n’y a plus de monarques, mais je crois bien que les grands industriels des draperies s’occupent moins que leur ancêtre Tronson des besoins du culte ; cette observation n’est pas un reproche, car il est certainement très heureux qu’il en soit ainsi. S’ils désiraient, en effet, faire réparer ou orner leurs chapelles, ils seraient bien forcés de s’adresser, comme l’État dont ils prendraient la place, à de dangereux architectes et à de nuisibles peintres, et que resterait-il du charme dolent et désuet de cette très douce église ?


SAINT-MERRY


SAINT-MERRY



Saint Médéric ou saint Merry n’est pas un saint sur le compte duquel les renseignements abondent. Ce que l’on connaît de sa vie peut se résumer en quelques lignes. Entré à l’âge de treize ans, au monastère bénédictin de Saint-Martin situé près de la ville d’Autun où il naquit, il devint abbé de ce cloître, prit la fuite pour se retirer dans un désert et y mener l’existence des ermites, et fut ramené de force par l’évêque d’Autun, au milieu de ses moines. Il s’évada de nouveau avec saint Frodulphe, l’un de ses disciples et parvint près de Paris. Là, il découvrit, dans un petit bois, une chapelle dédiée à saint Pierre, bâtit une cellule dans son voisinage, et après y avoir demeuré pendant deux ans et neuf mois, il y mourut, le 29 août de l’année 700 et fut inhumé dans ladite chapelle. Et un point, c’est tout.

Vers la fin du neuvième siècle, un capitaine qui avait combattu, sous les ordres du comte Eudes, les Normands dont l’armée assiégeait Paris, Odo falconarius, Odon le fauconnier, fit construire sur la place de la chapelle, tombée en ruines, une église romane ; elle fut érigée en collégiale, baptisée sous le double vocable de Saint-Pierre et de Saint-Merry, puis ce dernier, peu à peu, à cause des miracles qu’il opéra, évinça l’autre et resta seul titulaire de cette église que l’on détruisit au xvie siècle.

Celle qu’on lui substitua et qui existe encore fut commencée en 1525 et achevée en 1612.

« En faisant les fondements de la neuve église, raconte le bon Gilles Corrozet dans ses antiquités chroniques et singularités de Paris », on trouva sous le grand autel, dans un tombeau de pierre, le corps de son fondateur, ayant des bottines de cuir doré aux jambes, lequel, sitôt qu’il fut touché de l’air, tourna en poudre. Son épitaphe était auprès, la date duquel pour la vieillesse, ne put être reconnue. Cet épitaphe fut engravé en une autre pierre qui est au milieu du chœur et contient ainsi :

« Hic jacet vir boniæ memoriæ, Odo falconarius, fundator hujus ecclesiæ. »

Et Corrozet ajoute : « Anciennement n’était qu’une petite chapelle en laquelle, dit Vincent historial, au cinquième livre, chap. iiijxxij, saint Merry trépassa. Son corps y fut enterré et y reposa deux ans et depuis, en l’an 1304, il fut levé de terre et mis en une capse d’argent en la même chapelle. »

D’autre part, le Calendrier historique et chronologique de l’église de Paris, pour l’année 1747, nous fait savoir que le compagnon du saint, saint Frodulphe que le vulgaire appelle saint Frou, décéda, lui aussi, à Paris et que son corps fut enseveli près de celui de son maître, dans l’intérieur de Saint-Merry.

En édifiant le nouveau sanctuaire, on eut soin de bâtir, au lieu même du caveau où gisait la dépouille mortelle des deux saints, une crypte qui subsiste encore ; mais elle n’a jamais détenu leurs restes qui furent exposés au-dessus du maître-autel, dans le chœur et enfermés dans un reliquaire dont les chanoines de Notre-Dame vérifièrent le contenu, en 1625. Ils y remarquèrent, en sus des ossements, un flacon auquel était jointe une cédule sur laquelle étaient écrits ces mots : « C’est une fiole de baume creu et la donna Messire Étienne Maupas, l’an 1339, le 25° jour de may. »

La châsse fut encore ouverte en 1793, mais, cette fois, par les sans-culottes qui s’empressèrent de jeter à la voirie et les pieux détriments et la fiole.

Il n’existe donc plus de reliques de saint Merry. En fait d’objets lui ayant appartenu, l’on peut voir, dit l’abbé Salmon, dans ses « Pèlerinages de Paris », le fragment d’une de ses chasubles ornée de dessins bizarres. Il est possédé par le trésor de l’église de Longpont.

Sauf la tour ogivale dans le bas mais dont les derniers étages arborent les pilastres et les cintres du xviie siècle, l’église actuelle est du gothique de la dernière période ; le portail principal s’étend sur la rue Saint-Martin. Il est difficile à saisir, en son ensemble, à cause du peu de recul que permet l’étroitesse de la rue ; percé de trois portes ogivales surmontées de crossettes et de fleurons, il n’a gardé de son ornementation primitive que des bribes mais d’aucunes, celles surtout de la porte de droite, méritent qu’on les loue.

Il y a là, en haut, tapis dans une torsade de feuillages, un chien et un lièvre qui se livrent à une éternelle partie de cache-cache et, plus bas, un joueur de cornemuse coiffé d’une sorte de lampion de déménageur, et qui regarde, accroupi, depuis bien des siècles, déambuler les petits-fils de ces Parisiens réunis pour le fêter, aussitôt qu’il naquit et qu’on le déposa dans le berceau préparé de sa porte.

Aujourd’hui tous passent et nul ne s’arrête devant lui. Il vit, dépaysé, survivant à de naïves sympathies qu’ont oubliées les âges.

L’on discerne également sur les chambranles des autres porches, des dragons qui descendent, en rampant, vers le sol, des bouts de marmousets destinés à servir de consoles, des arcades trilobées, des lierres et des vignes qui serpentent dans le creux des archivoltes.

Tout cela est demeuré plus ou moins intact, mais le reste est du toc et toutes les statues sont des faux.

Les douze grandes et les six petites qui remplissent les niches des trois portes, vidées par la Révolution, ont été fabriquées, en 1842, par Desprez et Brun ; les dix-huit figurines, placées sous les dais historiés de la voussure, en recul, dans le haut de la baie médiane, sont des moulages pris à Notre-Dame de Paris, de statuettes du xiiie siècle ; mieux eût valu, à coup sûr, reproduire des images du XVIe qui eussent été au moins en accord avec le style de l’église, mais il ne faut pas se plaindre, car l’on aurait pu imaginer pis, en commandant des sculptures neuves aux limousins médaillés de notre temps.

En tout cas, vieilles ou neuves, ces statues ont été si bien patinées par la crasse des poussières et par la boue des pluies, qu’à distance, avec un peu de bonne volonté, la confusion s’opère et que cette façade, noire et comme rongée, semble avenante pour tous ceux qu’exaspèrent ces basiliques modernes dont les murs ont la couleur des toiles écrues, aggravées parfois, par des couches multipliées de blanc.

L’église Saint-Merry longe d’un côté, au nord, la rue du Cloître, au-dessus de laquelle elle ouvre une fenêtre à meneaux flamboyants, que surplombe une meute de chiens de garde, veillant sur une ménagerie de chimères dont les bustes rigides qui avancent sur la chaussée versaient jadis de leurs gueules contournées des torrents de pluie.

Et ces douches que recevaient les passants étaient, je veux le croire, excellentes, sinon pour la santé des vêtements et le salut du corps, au moins pour le bien-être de l’âme. Ces aspersions étaient, en effet, un tonique contre la langueur du péché, un cordial interne, un réchauffant.

Nos pères connaissaient le langage symbolique des gargouilles. Ils les considéraient comme les images pétrifiées de ces princes de l’air dont parle saint Paul, comme des démons rejetés hors du sanctuaire et relégués le plus loin possible de son faîte, et tout en grelottant et en dansant sous la furie des averses dont ces monstres leur inondaient le crâne, ils faisaient sans doute un retour sur eux-mêmes, prenaient de saines résolutions, se promettaient d’échapper à l’emprise de ces Esprits de Malice, en s’épurant par la pénitence et la prière…

De l’autre côté, au sud, l’église a encore conservé quelques spécimens de son bestiaire infernal, mais c’est à peine si on les entrevoit, car le bras de son transept qui s’élève au-dessus de la rue de la Verrerie, est cerné par le presbytère et masqué par d’autres maisons. La grande fenêtre placée en face de celle qui se hausse sur la rue du cloître Saint-Merry est invisible ; l’on peut, tout au plus, apercevoir au-dessus des toits une pointe de fronton et deux tourelles, aux balustres résillés, servant de cages à quelques chimères.

L’intérieur est cruciforme ; la nef et le chœur sont entourés d’un bas-côté, bordé de chapelles qui communiquent entre elles par des portes en ogive, trouées dans des murs de refend. Des vitraux sur lesquels quatre des meilleurs verriers du XVIe siècle, Héron, de Parvy, Chamu et Nogare peignirent les vies de saint Pierre, de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste et de saint François d’Assise, certains fragments subsistent, dans la nef ; et des morceaux dépareillés ont été insérés, un peu au hasard, dans les croisées aux carreaux blancs et verts, losangés de plomb, qui ajourent actuellement les chapelles des bas-côtés.

Ce fut ici, comme à Saint-Germain-l’Auxerrois, comme presque dans toutes les anciennes églises, les chanoines du XVIIIe siècle qui saccagèrent les vitraux, sous le prétexte qu’ils éclairaient mal.

Sauf le chœur qui a été remanié, par eux, au XVIIIe siècle et une grande chapelle de l’invention d’un nommé Richard qui, en 1754, défonça trois chapelles gothiques pour y caser la sienne, l’intérieur de Saint-Merry est de style ogival, avec piliers en arc pointu, dénués de chapiteaux, fenêtres à dentelures flamboyantes, réseaux de nervures et clefs de voûtes armoriées. Celle qui s’épanouit, au-dessus du transept, ressemble à une cordelière de saint François ; elle court, se déroulant avec bouffettes, à plat sur la pierre, puis se laisse pendre, dans le vide, en un nœud ouvragé qui fut sans doute autrefois peint en azur rehaussé d’or.

La première impression, lorsqu’on pénètre dans la nef, est imposante. Le vaisseau jaillit d’un bond, avec ses murs, allégés par des vitres, dans les airs ; on respire la senteur d’une bonne, d’une vieille église, si placide, si recueillie, alors que l’on vient de quitter le vacarme commerçant de la rue Saint-Martin ; mais cette impression se fâche, si on lève les yeux et si l’on regarde, en haut, le fond de la nef et le maître-autel, car l’abside s’illumine de trois lames de verre dont l’aspect criard, dans cette atmosphère apaisée, détonne ; celle du milieu contient au-dessous d’un Père Éternel pour romance, un Christ dont la robe en chair d’orange sanguine est un tourment ; mais c’est surtout dans la lame de droite, que la scélératesse de couleur du verrier moderne qui les teignit, s’avère ; il y a là un Jésus, habillé de rouge groseille et de bleu de Prusse, debout devant une femme agenouillée dans du jaune de jonquille et du bleu de paon, qui est pour l’œil ce que seraient pour l’oreille des coups de pistons soufflés par des pitres éperdus, sur des tréteaux de foire.

Et au-dessous de ce tintamarre de tons, une gloire énorme de bois doré, crache, ainsi qu’un soleil d’artifice, ses rayons dans tous les sens et simule, si l’on veut, l’auréole d’un gigantesque Christ de marbre blanc, campé, depuis l’an 1866, au-dessus de l’autel.

Quant au chœur même, il a été, je l’ai déjà dit, complètement remanié au XVIIIe siècle ; les ogives ont été transformées en cintres, les parois des piliers revêtues de plaques de marbre, les unes grises, les autres du brun violacé des jujubes, toutes, vermicelées de blanc ; mais cet acte de vandalisme une fois commis, il faut bien confesser que, moins malchanceux que Saint-Germain-l’Auxerrois et que Saint-Nicolas-des-Champs, son voisin, Saint-Merry n’a pas eu ses colonnes avariées par des cannelures et que le décor qui le déforme est d’un aloi plus franc et porte, sans trop de réticences au moins, l’étampe curieuse de cette époque dont l’esthétique n’accoucha pourtant que d’un idéal de bourdalou et de guéridon.

Elle créa, en effet, des pièces d’ameublement charmantes, mais aucun siècle n’eut moins que celui-là le sens mystique ; et cependant, si l’on songe à la vulgarité de l’architecture et de l’ornementation contemporaines, l’on finit par s’estimer heureux de retrouver le sourire tourmenté de cet art de colifichets, dans une église.

Même d’un art réduit, comme ici, à l’état de bribes ! Il est vrai qu’à Paris, si nous pouvons le voir plus complet, il n’en est pas moins médiocre ; ce n’est toujours que du XVIIIe siècle de second ordre. Saint-Thomas-d’Aquin, par exemple, est une salle de théâtre, garnie de très réelles baignoires qui tournent autour de la scène, là où se dresse le grand autel ; son décor hésite, ne se livre pas, tente presque de donner le change en établissant un vague compromis entre une salle pour ballets et un sanctuaire. C’est une œuvre hybride, un oratoire de danseuses. Si l’on veut contempler un ensemble surprenant d’église du temps demeurée intacte et conçue pour l’unique plaisir de confectionner du joli et du futile, c’est à Mayence qu’il faut aller. Il existe, en effet, dans cette ville, deux chapelles, l’une surtout, placée sous le vocable de Notre-Dame, et située Augustinarstrasse qui sont les authentiques bijoux du Rococo, les petits Dunkerques de la Vierge. Tout y est : murs blancs, comme poudrés d’une fleur de riz et treillis d’or, grand autel avec baldaquin et couronne, culbutis de menus anges relevant des tentures de marbre autour de colonnes à chapiteaux ; grand orgue avec tribune, à ventre renflé, tel que celui d’une commode, orné d’amours joufflus et de cartouches parés d’instruments de musique, en relief, flûtes et tambourins, violons et basses ; plafond peint dans le goût de Tiepolo, chaire surmontée d’une gloire d’or dans une envolée de séraphins bouffis. Ce ne sont partout que roses pompons, que chicorées, que volutes, que pots à feux, que rocailles ; c’est le babil doré du bois, la minauderie des marbres, le tortillage des chandeliers, et les pimpantes afféteries des appliques ; cela sent la bergamote et l’ambre ; c’est pompeux et exquis, théâtral et léger ; c’est anti-mystique, autant que possible, mais combien ce boudoir façonné pour une Estelle céleste est supérieur à ces casernes divines et à ces pieuses halles, que les Ginain, que les Baltard, que les Ballu, que les Abadie, que tous les rhéteurs de la jactance monumentale moderne nous fabriquent !

Le décor de Saint-Merry ne peut se comparer à celui de la Notre-Dame de Mayence ; il est incomplet et grossier, il est mastoque ; mais cependant son chœur avec ses têtes d’angelots dorés, ses astragales et ses marbres, ses bronzes tarabiscotés et ses coquilles de Saint-Jacques évidées, intéresse ; l’on peut en dire autant de cette chapelle du Saint-Sacrement, creusée par le sieur Richard, à droite, près de l’entrée du grand portail. Elle est vaste et froide, éclairée en l’air par des toits en chapeaux de pierrot, par des toits blancs et pointus de verre ; mais elle a des tableaux et des statues qui suggèrent la même réflexion que le décor de la Notre-Dame de Mayence.

Leur art est discutable, mais c’est tout de même de l’art.

Au fond de cette chapelle, à laquelle on accède par trois arcades, se dresse un autel, avec fronton grec et colonnes corinthiennes filetées d’or au-dessus du tabernacle, une grande toile représente les pèlerins d’Emmaüs. Quand on pense à ce qu’un homme comme Rembrandt, a tiré d’un tel sujet, l’on demeure confondu devant ce tableau de Coypel. Imaginez, peint en une sorte de trompe-l’œil, un Christ accoutré d’une robe bleuâtre, assis devant une table, et esquissant un geste d’escamoteur, tandis qu’à droite, un individu penche sa tête sur cette table et qu’à gauche, un autre, à barbe blanche, le regarde, en rapprochant ses mains. Au premier plan, gravissant les marches d’un escalier, — car la scène se passe dans le vestibule d’un palais — un domestique, en caleçon rouge, monte les plats du souper. Enfin, au-dessus de ce Christ, au chef cerné d’une lueur de veilleuse qui fignole, un tourbillon d’anges plane dans les nuées rousses d’un plafond.

Cette toile nous montre tout ce que l’on voudra, sauf la scène des Évangiles. Sans le titre connu de l’œuvre, il serait impossible de savoir ce que signifie le geste du Christ.

Et cependant ce panneau de Coypel vous retient. Il réduit au rôle d’une anecdote mal contée, un passage magnifique des Écritures, mais, en revanche, il décèle sous l’apparence facile, presque frivole de sa couleur, une solidité de peinture que les artistes religieux de notre époque ignorent.

De même pour les anges sculptés par les frères Slodz, en haut relief, au-dessus de deux portes, l’un tenant, à gauche, les tables de l’ancienne Loi et, l’autre, à droite, le calice. Pas plus que ces petites têtes, à collerettes de plumes, des amours sans corps qui les entourent, ces anges ne sont de purs Esprits. Ils figurent tout bonnement de jeunes adolescents demi-nus et dont les élégantes draperies s’envolent ; ce sont des païens accorts et distingués et ils triomphent dans cette chapelle où, pour leur servir sans doute de repoussoir, l’on a installé quelques statues modernes dont deux, un saint Pierre l’Ermite et un saint Antoine sculptés, en 1842, par Évrard, sont cependant viables.

Voilà l’apport du XVIIIe siècle, dans l’église bâtie au XVIe en l’honneur de saint Merry.

Possédons-nous au moins tous les ornements dont cet âge dota l’église ?

Non, car Germain Brice nous donne une description de l’intérieur du sanctuaire, tel qu’il était de son temps, et il nous dit :

« On expose, les jours de fêtes principales, des tapisseries assez belles qui représentent la vie de Notre-Seigneur exécutées sur les cartons de Henri Lerembart, peintre du roi, dont les ouvrages avaient quelque beauté. »

Ces tapisseries ont disparu.

Il y avait aussi, ajoute-t-il, « une mosaïque en tableau qui représente la Vierge et l’Enfant, accompagnés de quelques anges ; ce morceau avait été rapporté d’Italie par Jean de Ganay, premier président du Parlement. »

Et il poursuit :

« À côté du chœur, près de la porte de la sacristie, on a construit un tombeau pour Simon Arnaud, marquis de Pomponne, mort ministre d’État ; la chapelle où ce monument se trouve est fort serrée ; et la quantité de figures et d’ornements qui y sont employés, ne produit pas tout l’effet que l’on pourrait désirer ; cet ouvrage est de Barthélemy Rastrelli, un Italien. »

Et il cite encore, comme inhumés dans cette église, Simon Marion, avocat général au Parlement et Jean Chapelain, « poète et bel esprit de son temps à l’Académie française ».

Les cendres de ces personnages ont été depuis longtemps dispersées et le monument du marquis de Pomponne est détruit ; reste la mosaïque qui a été transportée au Musée de Cluny.

Le bon Germain Brice professait les idées de son siècle sur le style gothique qu’il jugeait inutile et barbare. Aussi n’admire-t-il guère Saint-Merry qu’il exécute à la cantonade, déclarant pour tout éloge « qu’il est assez régulièrement distribué, mais triste et obscur et très malpropre ».

Venons-en maintenant à l’église même, telle qu’elle existe de nos jours. La description de la plupart de ses chapelles serait nulle ; les fresques qui couvrent les murs disparaissent dans l’obscurité, se voient à peine ; mais il ne faut pas regretter la prudence de cet éclairage, car il dissimule des œuvres qui ne nous apporteraient, au point de vue de la piété et de l’art, aucune aise. Les fresques de Chassériau qui parent l’oratoire de sainte Marie l’Égyptienne, sont molles et poussives ; elles ont été exécutées ainsi qu’un devoir commandé, sans plaisir. Quant aux autres panneaux plus visibles, tels que la Vierge bleue de Van Loo et la grande bâche de Marie Belle, « le sacrifice de réparation pour la profanation des saintes Espèces volées dans l’Église », elles gagneraient à s’effacer dans une bienheureuse pénombre, car cette Vierge est tiède et pourléchée et l’ouvrage de Belle, trempé dans la sauce d’une blanquette de veau, est, avec ses figures efforcées de prêtres à genoux, tendant la main vers une hostie et un ciboire renversé sur le sol, d’un dramatique pompeux et facile ; c’est du mélo de sacristie, de la sacerdotaille d’art.

En tout, trois objets, deux tableaux et un antique bénitier valent qu’on s’en occupe ; ils sont les seules pièces qui arrêtent, dans ce musée.

Le premier de ces tableaux est un portrait de Mme Acarie, placé au-dessus de l’autel qui lui est dédié sous le nom de la bienheureuse Marie de l’Incarnation. Ce portrait daté du xviiie siècle et dont l’auteur est inconnu resplendit au milieu des fades peintures de Cornu qui l’entourent. Cette image d’une femme un peu soufflée, au teint rose, vêtue de bure et contemplant une minuscule sainte Thérèse, apparue dans l’ovale rayonnant d’une auréole, nous rappelle que la fondatrice des Carmélites en France fut baptisée dans cette église, le 2 février 1566. Elle fréquenta Saint-Merry pendant toute son enfance, mais après son mariage, elle n’y vint plus régulièrement, car elle habita rue des Juifs, et son biographe Boucher nous apprend « qu’elle ne connaissait guère d’autre chemin que celui qui conduisait de sa maison à l’église Saint-Gervais, sa paroisse ».

Mais très supérieur au point de vue de l’art, à cette effigie que surtout la misère de ses alentours exalte, est un vieux panneau de bois peint, accroché à contre-jour, dans une chapelle voisine. Ce panneau, qui servait autrefois de devant d’autel, est un spécimen très curieux de la peinture française, italianisée, du xvie siècle.

Il exhibe, assise, une houlette à la main, sainte Geneviève, figurée par une petite princesse, aux cheveux blonds et ondés qui fait plus songer, à vrai dire, à une Diane de Poitiers qu’à une sainte entourée d’un troupeau de moutons parqués dans un champ cerclé de pierres plantées droites en terre, comme des dolmens bretons, et un chien noir, debout, les pattes sur ses genoux, quête une caresse, tandis qu’elle lit ses prières, dans un livre.

Au second plan, sur un fond de paysage dont les feuillages persillés et les donjons d’une ville s’enlèvent sur un ciel couleur de bistre, deux hommes courent après une femme, la sainte sans doute ; mais sa biographie ne nous fournit pas l’explication bien claire de cette scène.

Toujours est-il que cette œuvre un peu frêle est avenante et qu’elle mériterait d’être exposée de telle sorte qu’on pût, sans être obligé d’allumer un cierge, la voir.

L’on pourrait faire la même réflexion à propos du bénitier, qui s’examine malaisément dans l’ombre. Ce bénitier, en pierre blanche, du temps de Louis XII, porte les armes de France et de Bretagne, alliées aux insignes de la Passion ; les sculptures sont encore vivaces, dans leur relief cendré par la poudre des âges.

Reste enfin la crypte dans laquelle on descend par un escalier de quinze marches ; une bouffée de cave vous saute au visage quand on y entre.

On vacille dans l’obscurité et c’est à peine si le cierge qui vous guide vous laisse entrevoir une voûte basse à nervures retombant sur une colonne centrale ; les clefs sont sculptées de rosaces et les chapiteaux sont fleuris de vigne. Malheureusement tout est retapé et les murs, entre les colonnes de pierre qui s’y engagent, sont en fonte peinte, imitant des plis de rideaux ; pourquoi ce blindage de coffre-fort ?

Cette cave, dans laquelle on processionne, le jour de la fête de Saint-Merry, contient des autels de rebut, une vieille châsse requinquée de cuivre, une statue de la Vierge de la fin du XVIIIe siècle posée, dans un coin, par terre. Le seul objet valable est une antique pierre tombale, plaquée, à l’entrée, dans la nuit, contre une cloison. On a l’impression, dans ce cellier, d’être en un lieu de débarras où l’on entasse les objets détériorés ou qui ont cessé de plaire.

Telle est présentement l’église Saint-Merry. Plus heureuse que la plupart de ses sœurs de Paris, elle n’est pas isolée dans un milieu moderne et elle demeure en accord avec les très anciennes rues qui l’avoisinent et qui n’ont pas encore subi la stupide emphase des constructions en fer et en plâtre de notre temps. Il y a, là, autour d’elle, des ruelles délicieuses et infâmes, entre autres une certaine rue Taillepain que l’on retrouve, avec le même nom et avec la même forme, sur le plan de Turgot. Elle ressemble à une pipe, couchée sur le sol et sur le flanc ; le tuyau part de la rue du Cloître-Saint-Merry, en face de la grande fenêtre du transept, et le fourneau s’évase, en carrefour, dans la rue Brisemiche.

Cette rue Taillepain est un couloir bordé par des dos de maisons ; presque toutes sont privées de portes et n’ont que des fenêtres, démesurément carrées ou qui montent, alors, trop allongées, de guingois, encadrant, dans leurs liserés de pierres sales, des paysages dessinés avec de la poussière, sur d’invisibles vitres ; celles qui ont des entrées se contentent, en fait d’huis, de simples fentes, surmontées, à hauteur d’homme, de barreaux de fer ; l’on dirait de meurtrières de défense et de poternes d’attaque ; tout le quartier est misérable, mais il efflue un relent de vieille truandaille qui réjouit. Les sentes sont façonnées par des devants d’hôtel, noirs et gluants, qui arborent sur des écriteaux cette inscription : « On loge à la nuit » ; les boutiques sont obscures et partout des réflecteurs dépassent l’alignement des façades et s’efforcent de projeter un peu de jour dans les ténèbres des pièces. La majeure partie est occupée par des marchands de vin de dernier ordre, des bistros pour souteneurs, surtout par des magasins de rapetasseurs de chaussures, par des échoppes de vieilles bottes ; c’est le marché des ripatons usés !

La chaussée pue le marécage et des bords des trottoirs s’échappe une odeur qui tient et de l’eau de choux-fleurs et de la vase de marée ; quelques-unes de ces ruelles dont ni le nom, ni l’aspect, n’ont, depuis des siècles, changé, paraissent pourtant s’être à la longue désinfectées ; telle cette rue de Venise dont le bas jadis s’ouvrait en des boutiques qui étaient à la fois des taudis et des remises ; l’on y apercevait, dans la pénombre, un lit avec un thomas dessous et une dame centenaire, assise sur une chaise de paille, qui déterminait, par l’effort d’un engageant sourire, de profondes crevasses dans le plâtre mollet de sa face. Maintenant ces bouges appartiennent à des négociants des halles qui les ont mués en des resserres de légumes et de fruits ; en pleine rue, l’on y déballe des caisses et l’on y remplit des mannes.

Les étonnantes fenestrières qui habitèrent ces clapiers sont désormais éparses dans toutes les rues avoisinantes, ainsi que les juifs qui s’y livrent, eux aussi, au commerce des déchets. Ils pullulaient autrefois dans cette paroisse, dans cette rue des Juifs où demeura au xvie siècle Mme Acarie et ils avaient même, rue de la Tâcherie, une synagogue.

Ce fut dans l’une des rues de leur refuge, la rue des Billettes, qu’eut lieu, en 1290, le fameux miracle d’une hostie qui, après avoir été prise dans l’église de Saint-Merry, fut lardée de coups de couteau et ébouillantée par l’Israélite Jonathas ; cette hostie qui voltigea, sanglante, dans la chambre, fut recueillie par une femme chrétienne qui l’apporta au Curé de l’église Saint-Jean-en-Grève, où elle fut l’objet de pèlerinages auxquels la Révolution mit fin.

À l’heure présente, on célèbre encore un triduum et un office de réparation de ce sacrilège dans l’église Saint-Jean-Saint-François, qui a remplacé Saint-Jean-en-Grève, démoli en 1800, et dont une chapelle, retapée de fond en comble, exista jusqu’aux incendies de 1871 sous le nom de salle Saint-Jean, dans les bâtiments de l’Hôtel de Ville.

Pour en revenir à Saint-Merry, son clergé, plus heureux maintenant que celui du moyen âge, n’a plus maille à partir avec les filles follieuses et les ruffians. Les rues de cette paroisse étaient de celles que nos pères appelaient des rues « chaudes et mal famées » et d’interminables procès furent soutenus par le chapitre de Saint-Merry contre les tenanciers de ses bouges. Dans son Histoire de Paris, Félibien note un arrêt du 24 janvier 1388 aux termes duquel le prévôt Jean de Folleville enjoignit aux femmes publiques de vider la rue de Baillehoé, voisine de l’église. Celles-ci s’y refusèrent et le magistrat dut dépêcher des archers pour les faire sortir de force, et des maçons pour murer les portes de leurs maisons. Mais les propriétaires intentèrent un procès devant le Parlement et assignèrent le chevecier, le curé de la paroisse et les chanoines, arguant que le clergé n’avait pas besoin, comme il le prétendait, de passer par cette rue, lorsqu’il avait à porter le Saint-Sacrement aux malades, le chemin le plus court pour se rendre de l’église dans le quartier étant la grande rue Saint-Merry et non la sente de Baillehoé.

En 1424, le Parlement finit par donner raison au curé, mais les filles n’en persistèrent pas moins à résider dans la rue. Fatigué de ces luttes, le curé se vengea d’un tenancier de « bouticle au péché », en le faisant condamner par l’officialité à effectuer une amende honorable, un dimanche, devant la porte de l’église, comme coupable d’avoir mangé de la viande, un vendredi ; et le chapitre obtint, de son côté, que l’on débaptiserait la rue de son nom de Baillehoé auquel le peuple prêtait un sens obscène, et qu’on la réunirait à sa voisine la rue Brisemiche.

L’on ne badinait point, du reste, dans cette paroisse, sur la question du maigre. Sauval raconte, en effet, une pénitence de ce genre qui fut infligée, le 18 juillet 1535, à deux personnes accusées du même délit, et qui durent s’humilier devant le porche de ladite église.

D’autre part, une note de M. Bournon, annexée à l’Histoire du diocèse de Paris de l’abbé Lebeuf, cite un arrêt du Parlement de 1366, relatif à un conflit de juridiction entre le Prévôt de la ville et les chanoines, à propos d’une certaine entremetteuse « mise en l’eschelle, trois fois et par trois journées, avec le chappel de feurre sur la tête, comme il est accoutumé de faire ».

Filles et prêtres se battirent donc, dans ce quartier, à coup de textes, pendant le moyen âge.

Et les gens d’Église se battirent, je crois bien, encore plus, entre eux.

Cela s’explique. Durant cinq siècles, il y eut deux curés à Saint-Merry, appelés curés cheveciers. Vers l’an 1000, il y en eut même sept, les chanoines de Notre-Dame ayant obtenu de l’évêque de Paris, le don de cette paroisse.

Le chapitre de Notre-Dame délégua alors sept chanoines ou bénéficiers qui furent chargés, chacun à son tour, pendant une semaine, du service du culte. En 1219, à la suite de la lâcheté de l’hebdomadier qui, en un temps de choléra, laissa mourir, par peur de la contagion, l’un des paroissiens sans sacrement, on décida qu’un seul et même curé serait chargé des fonctions pastorales ; puis on lui donna, pour l’aider, un autre curé. Ils travaillaient chacun une semaine ; plus tard, enfin, on leur adjoignit des vicaires.

Mais les chanoines implantés par le Chapitre de Notre-Dame à Saint-Merry n’en continuèrent pas moins de résider dans l’église ; et forcément leur présence gâta tout. Ils occupaient le chœur et y chantaient l’office ; c’était un inévitable conflit de chaque jour entre eux et le clergé auquel il était interdit de pénétrer dans ce chœur.

Ce fut, pendant des années, des combats à coups d’épingles ; puis, au moment où l’on bâtissait l’église actuelle, la fabrique acheta, pour agrandir l’abside qui ne pouvait s’étendre, faute de place, une ruelle allant de la rue Saint-Bon à la rue Taillepain. Aussitôt les chanoines partirent en guerre, déclarant que cette ruelle était à eux.

Ils engagèrent de tenaces et de lents procès contre les curés et la fabrique. On n’en vit la fin qu’en 1789. L’Assemblée Nationale mit tout ce monde de chicaniers d’accord, en convertissant l’église en une fabrique de salpêtre, puis en un temple du Commerce.

Mais si, remontant en arrière, à travers les temps, nous regagnons encore l’époque du moyen âge, nous devons constater, pour être justes, qu’il y eut mieux que des litiges en suspens entre chanoines et filles et chanoines et prêtres.

Au xiiie siècle, un saint fréquenta Saint-Merry, saint Édouard, devenu plus tard archevêque de Cantorbéry et alors élève en théologie à Paris ; il chantait, chaque nuit, avec le Chapitre, l’office des Matines et soignait les pauvres étudiants malades, vendant jusqu’à sa chemise pour leur procurer des remèdes.

Au siècle suivant, une autre célicole, Guillemette de la Rochelle, séjourna également près de ce sanctuaire. Le roi Charles V, qui connaissait la sainteté de sa vie et admirait ses révélations extatiques, voulut qu’elle vînt se fixer dans la capitale et il lui fit faire « un bel oratoire de bois à Saint-Merry ». Elle y vécut dans le ravissement, soulevée en l’air, souvent de plus de deux pieds ; et l’on pense qu’elle fut, après son trépas, inhumée dans l’église.

Le même roi Charles V instaura aussi, en l’an 1373, une confrérie de laïques de la paroisse, dont le but fut d’honorer plus spécialement la Mère du Sauveur. Cette dévotion se continua et, deux siècles plus tard, nous voyons que le moindre manquement qui se pouvait relever contre le culte de la Madone, était aussitôt réparé.

Lebeuf nous cite, en effet, cet épisode qu’il a lu dans les registres du Parlement de l’année 1530 :

« Comme il s’était commis des excès sur une image de la sainte Vierge peinte sur une maison proche de l’église, le Parlement ordonna, le 25 mai, que le clergé se rendrait processionnellement à cette image qui serait repeinte, pour y chanter les louanges de la Mère de Dieu. »

Enfin s’il y eut, pour femmes, des « bouticles au péché », il y eut aussi dans ce quartier, de pieux couvents de nonnes, des couvents aux règles très particulières, tel que celui des Bonnes femmes de Sainte-Avoye.

Cette maison avait été fondée en 1283, par Jean Séquence, chevecier de Saint-Merry et la Veuve Constance de Saint-Jacques, pour y recueillir quarante veuves, pauvres et âgées d’au moins cinquante ans. Elle était située en la rue Sainte-Avoye, qui s’est fondue depuis dans le courant de la rue du Temple.

Ce monastère était une sorte d’assemblée de béguines, aux ordonnances plus minutieuses et plus serrées ; il réalisait un compromis entre un béguinage et un couvent.

Voici l’existence que l’on menait dans ce petit cloître :

Lever à 5 heures du matin, en été, et en hiver, à 6. On commençait par réciter « les heures Notre-Dame, sept psaulmes et litanies et aultres heures de la Passion et du Saint-Esprit ; et les aultres qui ne savent lyre, n’y leurs heures, seront tenues dire trois chappeletz et autres menus suffrages qu’elles pourront scavoir ». Puis l’on entendait la messe et après, dit le règlement, « vous vous assemblerez pour assister à la besongne, à tel œuvre et vacation honneste dont vous pourrez aider et exerciter ».

Pendant ce travail opéré en commun, on faisait, durant l’espace d’une demi-heure, lecture de « quelque bonne histoire de l’Escripture sainte ».

À dix heures on dînait, l’on se récréait pendant 30 minutes, la cloche tintait et l’on reprenait le travail jusqu’à l’heure du souper, c’est-à-dire jusqu’à cinq heures.

Et à 9 heures on sonnait le couvre-feu.

La direction de cet institut était confiée aux cheveciers de Saint-Merry qui nommaient une maîtresse révocable à leur gré et une secrétaire plus spécialement chargée de l’entretien de la chapelle.

La fondation de Sainte-Avoye prospéra, puis déchut. En 1621, les bonnes femmes renoncèrent à leurs prérogatives ; elles firent don de leur monastère aux Ursulines de la rue Saint-Jacques et elles s’y incorporèrent, sous la règle de cet ordre, acceptant toutefois de rester sous la juridiction du curé de Saint-Merry et lui présentant, à l’église, en offrande, le jour de la fête de ce saint, chaque année « un cierge d’une livre auquel était attaché un écu d’or ».

Les derniers vestiges de ce couvent ont disparu en 1838, lors du percement de la rue Rambuteau.

Appartenaient encore au territoire de Saint-Merry, tel que le limite Lebeuf, la chapelle et l’hôpital de Saint-Julien des Ménétriers dont la façade s’ouvrait sur la rue Saint-Martin et dont le vaisseau s’étendait le long de la rue du Maure. Ils furent fondés au XIVe siècle, pour abriter et soigner les pauvres ménétriers en détresse dans la ville, par deux musiciens, lesquels, nous raconte du Breul dans son « Théâtre des Antiquités de Paris » « s’entr’aimaient et étaient toujours ensemble. Si un était de Lombardie et avait nom Jacques Grave de Pistoye, autrement dit Lappe ; l’autre était de Lorraine et avait nom Huet, le guette du Palais du Roy. »

Ces deux bâtiments furent dédiés à saint Julien, protecteur des voyageurs, et à saint Genès, mîme chrétien, martyrisé sous le règne de Dioclétien et patron des ménétriers.

Terminée et livrée au culte, en 1335, la chapelle ne fut jamais que la très humble vassale de Saint-Merry, car les chapelains, institués pour la desservir, ne pouvaient administrer aucun sacrement sans la permission du curé de la paroisse. Cette situation dura jusqu’au moment où, sur les instances d’Anne d’Autriche, l’archevêque de Paris décida de remplacer ces chapelains par des Pères de la doctrine chrétienne ; les ménétriers, qui tenaient à leurs prêtres, s’insurgèrent et entamèrent contre les nouveaux venus une série de procès qu’ils finirent par gagner ; mais bientôt ils eurent à se débattre dans une plus menaçante aventure. Un ordre de Louis XVI ayant prescrit, en 1781, la fermeture du cimetière des Saints-Innocents qui était le lieu de sépulture des fidèles de Saint-Merry, le curé et le chapitre de cette église voulurent enterrer leurs morts sous le pavé de la nef de Saint-Julien et, à force d’intrigues, ils déterminèrent le roi à convertir, pour leur usage, ce sanctuaire en un charnier.

Exaspérée, la corporation des Ménétriers souleva tout le quartier et en présence des émeutes qui surgissaient de toutes parts, le malencontreux édit fut rapporté.

Une fois de plus, les braves musiciens, si dévoués à leur chapelle, l’avaient sauvée ; mais ce fut une victoire sans lendemain, car la Révolution les dispersa et s’empara de leurs biens.

Telle est en peu de mots la biographie de Saint-Julien dont le portail était orné de trois grandes figures de pierre : le Christ, debout, entre saint Julien et saint Genès ; ce dernier tenait, d’une main, un violon et un archet de l’autre ; douze petites statues, nichées dans les voussures du porche, complétaient le décor ; elles effigiaient des joueurs de timbale, de flûte, de musette, de trompette marine, de serpent, de sistre, de harpe, d’épinette et de luth.

Le tout fut vendu et démoli en 1790 ; l’emplacement de l’église et de l’hospice est actuellement occupé par les maisons désignées sous les numéros 164, 166, 168 de la rue Saint-Martin.

Quant à Saint-Merry même, son histoire se confond pendant les époques qui suivirent le moyen âge avec celle des autres quartiers de Paris ; elle ne présente pas du moins de faits bien personnels et qui méritent d’être notés. Après avoir cité, pour mémoire, le vacarme nocturne de la taverne de « l’Épée Royale » qui, avant d’avoir sous la Régence servi de coupe-gorge au Comte de Horn, en mal d’argent, hébergea au XVIIe siècle les poètes crottés et fut l’un des cabarets littéraires à la mode de ce temps, il nous faut atteindre les mois de juin 1832 et de février 1848 pour discerner le nouvel et très spécial aspect que prennent ses rues.

En raison même de la sinueuse étroitesse de leurs lacis, elles étaient faciles à défendre et les émeutiers y dressèrent ces persévérantes barricades dont l’assaut a été magnifié par V. Hugo, dans des pages superbes des Misérables.

Il en fut de même en 1871 ; l’église, le presbytère, leurs caves surtout avaient été dévalisées par les soins du sieur Froissard, dit Court-en-Cuisses, commissaire de la commune ; le culte était interrompu ; le 24 mai, alors que l’insurrection était à peu près vaincue, les fédérés et les Vengeurs de Flourens se précipitèrent dans l’église, ivres de fureur et fous de vin. Ils résolurent d’incendier la nef ; pour sauver l’église, les habitants y apportèrent les gardes nationaux blessés que l’on soignait dans les maisons voisines. Ils n’en continuèrent pas moins d’enduire les murs de pétrole et ils allaient y mettre le feu, quand un bataillon du 20e chasseurs arriva au pas de course et tua la plupart de ces brutes.

Saint-Merry avait, au demeurant, peu souffert. Il fut vite réparé et remis en l’état où nous le voyons actuellement. Il est, à vrai dire, pendant la semaine, bien désert, car c’est à peine si quelques sœurs, si quelques bonnes femmes viennent égrener leurs patenôtres devant le Saint-Sacrement.

On pourrait croire que la piété y est nulle. Il n’en est rien pourtant.

Cette paroisse a gardé une vie religieuse, sourde, dont on peut surprendre l’éclosion, le dimanche, et, l’une des seules de Paris maintenant, elle conserve une institution laïque qui est un des précieux reliefs du rit gallican, l’œuvre des Clercs de Saint-Merry.

Dans une très intéressante brochure sur cette confrérie, M. l’abbé Baloche fixe, à défaut de documents antérieurs, aux dernières années du XVIIe siècle, la fondation de ces clercs. À vrai dire, ils remontent aux premiers temps de l’ère chrétienne, ils sont de l’église primitive même où, sous la direction des presbytres et des diacres, les fidèles prenaient une part active à la vie du culte, en contribuant au service intérieur de la synaxe, en portant le viatique aux malades, en se communiant, eux-mêmes, chez eux, en élisant avec le clergé les Évêques. Plus tard, au xiie siècle, nous les trouvons prêchant avec l’assentiment de Rome dans des églises, et jusqu’au xvie écoutant, si le prêtre manquait, les confessions des personnes en danger de mort.

Et cette tâche était obligatoire. En cas de nécessité, il faut avouer ses fautes à son prochain s’il n’y a pas de prêtre, dit saint Bonaventure dans son 8e sermon sur les Rogations et, de son côté, saint Thomas d’Aquin déclare que la confession opérée dans ces conditions est d’une certaine manière sacramentelle, bien qu’il soit impossible de parfaire le sacrement à cause de l’absence du ministre qui possède, seul, les pouvoirs rémissifs du déliement.

Bref, l’on peut affirmer que les laïques s’acquittèrent alors de toutes les fonctions qui n’exigeaient pas impérieusement le caractère sacerdotal, pour être validement remplies.

Ces prérogatives, ils en profitèrent tant que l’esprit de domination des Pontifes romains se contint et daigna ne pas considérer les simples chrétiens, ainsi qu’il le fait maintenant, comme ces épluchures du monde dont parle saint Paul ; mais peu à peu, sous l’impulsion du haut clergé, le peuple fut évincé du service divin ; il n’y eut plus que dans les pays qui suivaient un rituel différent de celui de Rome, que les paroissiens purent ne pas être dépouillés de leurs droits séculaires ; ailleurs, ils furent réduits au rôle de spectateurs muets, de simples assistants.

Cet état inévangélique, eut, en France, pour cause l’éternelle servilité des évêques. Sauf celui de Lyon, tous, sans y être forcés, pour être agréables à la personne de Pie IX, répudièrent l’antique liturgie des Gaules et adoptèrent avec le rit, le bréviaire romain, si peu varié, si sec et si froid, si dénaturé même dans le texte revu de ses séquences.

Sur leurs ordres, l’on arracha des antiphonaires la flore mystique de très vieux plants ; l’on extirpa, pour les jeter dans le fumier de l’oubli, ces merveilleuses gerbes, où s’épanouissaient, les jours de grandes fêtes, les ingénieuses hymnes d’Hilaire de Poitiers, de Prudence et de Fortunat, les proses magnifiques d’Adam de Saint-Victor, les admirables répons célébrant la Nativité de la Vierge, de Fulbert de Chartres.

Ce fut l’ovation du jardin bourgeois, le triomphe, sur toute la ligne, du géranium liturgique !

Ainsi que je l’écrivais naguère, dans «  l’Oblat », les français détruisirent alors l’œuvre des artistes indigènes, brûlèrent en quelque sorte leurs primitifs.

Il n’est pas douteux que les bréviaires gallicans, le parisien surtout, n’eussent besoin de réformes. Dom Guéranger avait signalé très justement leurs défauts, leur manque de piété même. Et de fait, manié et remanié par les Harlay, les Noailles, les Vintimille, le bréviaire de Paris sentait le Jansénisme à plein nez ; il pouvait beaucoup moins servir aux catholiques qu’aux « appelants ».

Mais ce n’était pas une raison pour accepter celui de Rome qui n’est qu’un passe-partout, qui ne tient compte, ni des traditions, ni des coutumes, ni des différentes dévotions des diocèses ; il fallait reconstituer le Parisien, tel qu’il était au moyen âge, avant que les cuistres du XVIIe et du XVIIIe siècles, n’y eussent touché.

Il n’en fut rien ; et naturellement le cérémonial eut le même sort que le bréviaire dont il était le complément. Ce fut avec la suppression du bréviaire gallican la mort de son rite imagé et le renvoi de ces liturges laïques que l’on désignait alors sous le nom de « chapiers ou d’indus ». Ils disparurent et l’orgueil sacerdotal auquel, si bon qu’il puisse être, nul prêtre n’échappe, y trouva son compte.

Comment expliquer alors que Saint-Merry ait pu garder ce vestige d’un rituel périmé qui survécut d’ailleurs, pendant quelque temps encore, mais plus effacé, dans d’autres églises du même archïdiaconé, telles que Saint-Nicolas-des-Champs et Sainte-Élisabeth, pour en citer deux ? Je ne sais. Il y eut, sans doute, jadis à Saint-Merry comme à Saint-Thomas d’Aquin où les chapiers n’existent plus, mais où l’on chante encore, pendant la Semaine Sainte, l’antique prose de l’ancien Parisien, le « Languentibus in purgatorio » un curé, épris des doctrines gallicanes, et qui sauva, de sa propre autorité, quelques débris des coutumes usitées dans son église. Et par désir de ne rien innover, par crainte de mécontenter les paroissiens, par ignorance peut-être, leurs successeurs ont laissé les choses en l’état et nous en profitons.

Mais en quoi consiste, au juste, le rôle réservé, dans leur sanctuaire, aux clercs de Saint-Merry ? Ils font office d’acolytes, de thuriféraires, de cérémoniaires ; ils remplissent les fonctions de diacres d’honneur aux grand’messes ; ils arborent donc la chape et quand ils n’officient pas, ils revêtent dans le chœur la soutane vermillon, la grande aube blanche et la ceinture cerise.

Leur but, déclarent les statuts de l’œuvre, est « de contribuer à la gloire de Dieu et aux pompes du culte divin : 1o par l’exactitude à assister aux offices, 2o par la bonne tenue, le recueillement et la piété au chœur ».

Et l’article III prescrit : « Les clercs s’engagent à exécuter de leur mieux toutes les cérémonies qu’ils seront invités à faire par le Maître des Cérémonies. »

Ils s’acquittent de leur tâche, avec conscience et l’on peut, en toute vérité le dire, leur présence à Saint-Merry est un vrai stimulant de zèle, un réconfort.

Voulant me rendre compte, par moi-même, de la façon dont ils pratiquaient l’office, je me suis rendu, le jour de la fête du Saint-Sacrement, à la grand’messe. J’y allai, je l’avoue, prévenu ; je pensais que des hommes à moustaches, habillés en enfants de chœur et affublés d’ornements d’église, seraient très ridicules. Je me trompais ; ces gens, qui n’avaient pas du tout les faces en fuite des bigots, portaient leur costume avec aisance et, très au courant de leur métier, ils évoluaient avec une ferveur à la fois mâle et touchante.

Quand l’aspersion eut lieu, le prêtre, le goupillon en main, traversa toute la nef ; les deux chapiers qui soutenaient sa dalmatique pour lui permettre de lever le bras, étaient deux clercs de l’œuvre ; l’un, âgé d’une soixantaine d’années, avait une physionomie intelligente et bonhomme, avec des traits un peu épaissis et une moustache grise ; l’autre, plus jeune, et très grand, figurait assez bien un reître de la Renaissance, avec ses cheveux débordant en boucles sur le front, son nez busqué et sa moustache rousse. Vêtus de grandes chapes d’or, ils manœuvraient sans aucune gêne, comme aussi sans aucune pose, dans l’allée enserrée par des rangs de chaises, très attentifs à éviter tout faux pas au célébrant ; puis, lorsque la messe commença, ils se tinrent derrière le diacre et le sous-diacre prêtres, remplissant leur devoir de liturges, avec une précision et un respect que dans d’autres églises, certains membres du clergé ignorent.

Elle était vraiment louable, cette grand’messe. On y chanta, en plain-chant, l’Introït, le Kyrie Eleison, le Gloria, le Lauda Sion, le Credo, le Sanctus et l’Agnus Dei ; malheureusement, ici, de même que dans beaucoup de sanctuaires de Paris, l’on escamota le Graduel, l’Offertoire et la Communion, plus difficiles à chanter ; mais enfin il n’y eut pas de pétarades musicales modernes ; grâces en soient rendues au maître de chapelle et au curé !

Et ce que l’on pouvait se croire, loin de Paris, dans cette vieille église de la rue Saint-Martin, peuplée de Petits négociants dont la piété était simple et réelle !

Si les temps étaient, pour l’Église de France, moins durs, l’on souhaiterait que des œuvres pareilles à celle des clercs de Saint-Merry fussent fondées dans chaque paroisse, afin de rehausser la solennité du culte et d’intéresser le peuple aux offices, en l’admettant à y prendre part ; mais, même à des époques plus propices, les clercs de Saint-Merry ont eu bien du mal à conserver leur existence, car, en 1900, l’Archidiacre de Notre-Dame, sous la juridiction duquel est placé Saint-Merry, avait résolu de les supprimer.

Celui-là pensait sans doute, comme tous ses confrères, que les laïques ne peuvent être autre chose qu’un bétail parqué dans l’étable d’une nef.

lis furent sauvés par la mort de ce personnage qui trépassa avant d’avoir pu mettre son projet à exécution ; et le 26 novembre 1905, les clercs ont célébré, glorieusement, par une cérémonie magnifique, dans leur église, leur centenaire — non le centenaire de leur création dont on ne connaît pas la date — mais celui de leur réorganisation qui fut effectuée par le curé Fabrègue, en 1805.



TROIS PRIMITIFS

LES GRÜNEWALD DU MUSÉE DE COLMAR

LE MAITRE DE FLÉMALLE ET LA FLORENTINE

DU MUSÉE DE FRANCFORT-SUR-LE-MEIN

LES

GRÜNEWALD DU
GRÜNEWALD DUMUSÉE DE COLMAR


LES GRÜNEWALD DU MUSÉE DE COLMAR[2]



MATHIAS Grünewald d’Aschaffenbourg, ce peintre de la Crucifixion du Musée de Cassel que j’ai décrite dans Là-Bas et qui appartient maintenant au Musée de Carlsruhe, m’a, depuis bien des années, hanté. D’où vient-il, quelle fut son existence, où et comment mourut-il ? Personne exactement ne le sait ; son nom même ne lui est pas sans discussions acquis : les documents font défaut ; les tableaux qu’on lui attribue furent tour à tour assignés à Albert Dürer, à Martin Schongauer, à Hans Baldung-Grien, et ceux qui ne lui appartiennent point lui sont concédés par combien de livrets de collections et de catalogues de musées !

À dire vrai, la seule preuve qui permette de lui imputer la paternité des panneaux dont nous allons parler et même de toutes les autres œuvres qu’on lui prête, repose sur une simple indication du peintre biographe du xviie siècle, Joachim Sandrart, lequel raconte qu’il existait de son temps, à Isenheim, un tableau de Mathias Grünewald, représentant un saint Antoine et des démons derrière une fenêtre.

Or la description de ce tableau concorde avec le sujet du volet d’un polyptique venu de l’abbaye d’Issenheim, et maintenant exposé au musée de Colmar.

La preuve de la filiation paraîtrait donc pouvoir être acceptée et alors, du moment que l’on sait que Grünewald a peint l’une des pièces de ce polyptique et qu’il est avéré, d’autre part, que toutes les pièces de la série sont l’œuvre d’un seul maître, il devient facile de conclure et d’affirmer que Grünewald est l’auteur de l’ensemble.

Ce qui resterait à démontrer, d’une façon péremptoire, c’est que le volet de Colmar est bien le même que celui d’Issenheim — car s’il n’en était pas ainsi, tout serait remis en question — mais l’on peut attester qu’à défaut d’une certitude absolue, impossible à garantir, les présomptions sont vraiment assez fortes pour assurer qu’il y a identité entre les deux œuvres.

Cette disposition très spéciale du sujet, avec un diable dans une croisée, ne se rencontre pas, en effet, dans les portraits de saint Antoine exécutés par les contemporains de Grünewald. L’on pourra comparer, à ce point de vue d’ailleurs, une autre effigie de ce saint qui se trouve dans la même salle du musée et qui a été traitée par Martin Schongauer, d’après les données traditionnelles de l’époque où tous deux vécurent.

Cela dit, ce que l’on n’ignore pas de la vie de cet homme tient en quelques lignes plus ou moins sûres.

D’après M. Waagen, il serait né vers la fin du xie siècle, à Francfort ; suivant M. Goutzwiller, répétant l’opinion de Malpe, il serait né vers 1450, en Bavière, dans la ville d’Aschaffembourg, dont le nom s’est ajouté au sien. Selon Passavant, il vivait encore en 1529, et à en croire M. Waagen, il serait décédé l’année 1530. Enfin, Sandrart, cité par Verhaeren dans une intéressante étude, le représente comme ayant surtout vécu à Mayence en vie solitaire et mélancolique, et ayant eu des tristesses dans son ménage. Un point, c’est tout.

De ces renseignements sans doute revisables, un seul est suggestif, celui de Sandrart ; il permet au moins de s’imaginer ce peintre qui fut le plus tumultuaire des artistes, vivotant, casanier, à l’écart, tel plus tard Rembrandt, dans un coin de faubourg et s’absorbant dans la frénétique féerie de son œuvre pour oublier ses peines.

Au tracas de ses chagrins domestiques s’accola peut-être la souffrance de son peu de renommée, le regret de son peu de gloire. Son nom ne figure pas, en effet, dans la liste des peintres célèbres de son temps. Tout le monde connaît Albert Dürer, les Cranach, Baldung-Grien, Schongauer, Holbein, et personne ne soupçonnait, il y a quelques années, son existence. Fut-il plus famé de son vivant ? L’on peut en douter. Sa réputation, si tant est qu’il en eut, n’a pas franchi les domaines de la Franconie et de la Souabe ; alors que ses contemporains étaient, ainsi que Dürer, que les Cranach, qu’Holbein, choyés par les empereurs et les rois, lui, n’obtenait d’eux aucune commande. Nul vestige n’en subsiste du moins. Il n’était employé et connu que dans son pays même. Il fut peintre cantonal, un artiste de clocher qui n’œuvra que pour les villes et les monastères de ses alentours. On le voit travailler à Francfort, à Eisenach, à Aschaffenbourg, où il aurait été, selon M. Waagen, appelé par l’archevêque de Mayence, Albert ; il est surtout évident pour moi qu’il a séjourné dans l’abbaye d’Issenheim ; certains détails de ses retables, que l’on sait avoir été exécutés de 1493 à 1516, sous le préceptorat de l’abbé Guersi qui les lui commanda, le prouvent.

Mais ce n’est plus ni à Francfort, ni à Mayence, ni à Aschaffenbourg, ni à Eisenach, ni à Issenheim, dont le cloître est mort, qu’il faut chercher les ouvrages de Grünewald, mais bien à Colmar, où ce maître s’avère par le magnifique ensemble d’un polyptique composé de neuf pièces.

Là, dans l’ancien couvent des Unterlinden, il surgit, dès qu’on entre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt avec l’effroyable cauchemar d’un Calvaire. C’est comme le typhon d’un art déchaîné qui passe et vous emporte, et il faut quelques minutes pour se reprendre, pour surmonter l’impression de lamentable horreur que suscite ce Christ énorme en croix, dressé dans la nef de ce musée installé dans la vieille église désaffectée du cloître.

La scène s’ordonne de la sorte :

Au milieu du tableau, un Christ géant, disproportionné si on le compare à la stature des personnages qui l’entourent, est cloué sur un arbre mal décortiqué, laissant entrevoir par places la blondeur fraîche du bois, et la branche transversale, tirée par les mains, plie et dessine, ainsi que dans le Crucifiement de Carlsruhe, la courbe bandée de l’arc ; le corps est semblable dans les deux œuvres ; il est livide et vernissé, ponctué de points de sang, hérissé, tel qu’une cosse de châtaigne, par les échardes des verges restées dans les trous des plaies ; au bout des bras, démesurément longs, les mains s’agitent convulsives et griffent l’air ; les boulets des genoux rapprochés cagnent, et les pieds, rivés l’un sur l’autre par un clou, ne sont plus qu’un amas confus de muscles sur lequel les chairs qui tournent et les ongles devenus bleus pourrissent ; quant à la tête, cerclée d’une couronne gigantesque d’épines, elle s’affaisse sur la poitrine qui fait sac et bombe, rayée par le gril des côtes. Ce Crucifié serait une fidèle réplique de celui de Carlsruhe si l’expression du visage n’était autre. Jésus n’a plus, en effet, ici, l’épouvantable rictus du tétanos ; la mâchoire ne se tord pas, elle pend, décollée, et les lèvres bavent.

Il est moins effrayant, mais plus humainement bas, plus mort. La terreur du trismus, du rire strident, sauvait, dans le panneau de Carlsruhe, la brutalité des traits que maintenant cette détente gâteuse de la bouche accuse. L’Homme-Dieu de Colmar n’est plus qu’un triste larron que l’on patibula.

Là ne s’arrête pas la différence qui se peut noter entre les deux œuvres. Ici la disposition des personnages groupés n’est plus, en effet, la même. À Carlsruhe, la Vierge est, ainsi que partout, d’un côté de la croix et saint Jean, de l’autre ; à Colmar, les habitudes du sujet sont renversées et le surprenant visionnaire que fut Grünewald s’affirme, spécieux et sauvage, théologique et barbare à la fois, en tout cas, parmi les peintres religieux, seul.

À droite de la croix, trois personnes : la Vierge, saint Jean et Madeleine. Saint Jean, un vieil étudiant allemand, au visage glabre et minable, aux cheveux jaunes qui tombent en longs filaments secs sur sa robe rouge, soutient une Vierge extraordinaire, habillée et coiffée de blanc, qui s’évanouit, blanche comme un linge, les yeux clos, la bouche mi-ouverte et montrant les dents ; la physionomie est frêle et fine, toute moderne. Sans la robe d’un vert sourd qui s’entrevoit près des mains dont les doigts crispés se brisent, on la prendrait pour une moniale morte ; elle est pitoyable et charmante, jeune, vraiment belle ; devant elle, une femme toute petite, se renverse à genoux, les bras levés, les mains jointes vers le Christ. Cette fillette blonde, vieillotte, vêtue d’une robe rose doublée de vert myrte, la face coupée au-dessous des yeux et au ras du nez par un voile, c’est Madeleine. Elle est laide et disloquée, mais elle est si réellement désespérée qu’elle vous étreint l’âme et la désole.

De l’autre côté du tableau, à gauche, une haute et étrange figure, à la tignasse d’un blond roux, taillée droit sur le front, aux yeux clairs, à la barbe bourrue, aux jambes, aux pieds et aux bras nus, tient d’une main un livre ouvert et désigne de l’autre le Christ.

Ce visage de reître de la Franconie, dont la toison de poils de chameau s’aperçoit sous une ceinture dont le nœud bouffe et un manteau drapé en de larges plis, c’est saint Jean-Baptiste. Il est ressuscité, et pour que le geste dogmatique et pressant de son long index qui se retrousse en indiquant le Rédempteur s’explique, cette inscription en lettres rouges s’étend près du bras : « Illum oportet crescere, me autem minui. Il faut qu’il croisse et que je diminue ».

Lui, qui diminua, en s’effaçant devant le Messie, qui trépassa pour assurer la prédominance dans le monde du Verbe, le voilà qui vit tandis que celui qui était vivant alors qu’il était décédé, est mort. On dirait qu’il préfigure, en se réincarnant, le triomphe de la Résurrection et qu’après avoir annoncé une première fois, avant que de naître sur la terre, la Nativité de Jésus, il annonce maintenant qu’il est né au ciel, sa Pâques. Il revient pour attester l’accomplissement des prophéties, pour manifester la vérité des Écritures ; il revient pour entériner, en quelque sorte, l’exactitude de ses paroles que consignera plus tard, dans son Évangile, l’autre saint Jean dont il a pris la place, à la gauche du Calvaire, de l’apôtre saint Jean qui ne l’écoute, qui ne le voit même pas, tant il est, près de la Mère, absorbé comme engourdi et paralysé par ce mancenillier de douleur qu’est la croix.

Et, seul, dans les sanglots, dans les spasmes affreux du sacrifice, ce témoin de l’avant et de l’après, cambré sur ses reins, debout, ne pleure ni ne souffre ; il certifie, impassible, et promulgue, décidé ; et l’Agneau du monde qu’il baptisa est à ses pieds, portant une croix, dardant de son poitrail blessé un jet de sang dans un calice.

Telle est l’attitude des personnages ; ils se détachent sur un fond commençant de nuit ; derrière le gibet, planté au bord d’une rive, coule un fleuve de tristesse dont les ondes rapides ont pourtant la couleur des eaux mortes et le côté un peu théâtral du drame se légitime, tant il est d’accord avec ce lieu de détresse, avec ce crépuscule qui n’en est déjà plus et cette nuit qui n’en est pas encore ; et, invinciblement, l’œil, refoulé par les tons malgré tout sombres du fond, dérive des chairs vitreuses du Christ, dont l’énormité de la taille ne retient plus, pour se fixer sur l’éclatante blancheur du manteau de la Vierge, qui, soutenu par le vermillon des habits de l’apôtre, vous attire, au détriment des autres parties, et fait presque de Marie le personnage principal de l’œuvre.

Ce serait là le défaut du tableau si l’équilibre prêt à se rompre et à verser sur le groupe de droite ne durait quand même, rétabli par le geste inattendu du Précurseur qui vous arrête à son tour, par la direction même qu’il indique au Fils.

L’on va, si l’on peut dire, en abordant ce Calvaire, de droite à gauche pour arriver au centre.

L’effet est certainement voulu, comme celui qui résulte de la disproportion des personnages, car Grünewald équilibre très bien et garde dans ses autres tableaux la mesure.

Lorsqu’il a exagéré la stature de son Christ il a tenté de frapper l’imagination en suggérant une idée de douleur profonde et de force : il l’a également rendu plus saisissant pour le maintenir quand même au premier plan et l’empêcher d’être complètement rejeté par la grande tache blanche de la Vierge dans la pénombre.

Pour elle, l’on conçoit qu’il l’ait mise en pleine lumière. Sa prédilection se comprend, car jamais il n’était encore parvenu à peindre une Mère aussi divinement jolie, aussi surhumainement souffrante. Et le fait est qu’elle stupéfie dans l’œuvre rébarbative de cet homme.

C’est qu’elle forme aussi le plus impérieux des contrastes avec les types d’individus que l’artiste a choisis pour représenter Dieu et ses saints.

Jésus est un larron, saint Jean un déclassé, et l’Annonciateur est un reître ; acceptons même qu’ils ne soient que des paysans de la Germanie, mais, Elle, elle est d’une extraction toute différente, elle est une reine entrée dans un cloître, elle est une merveilleuse orchidée poussée dans une flore de terrain vague.

Pour qui a vu les deux tableaux, celui de Carlsruhe et celui de Colmar, l’impression se dégage assez nette. Le Calvaire de Carlsruhe est plus pondéré et plus d’aplomb, le sujet principal ne risque pas de se disperser au profit des alentours. Il est aussi moins trivial et plus terrible. Si l’on compare le rictus désordonné de son Christ et la physionomie plus peuple peut-être, mais moins déchue de son saint Jean au coma du Christ de Colmar, et à la grimace de vieux gamin du disciple, le panneau de Carlsruhe apparaît moins conjectural, plus pénétrant, plus actif et, dans son apparente simplicité, plus fort, mais il n’a pas l’exquise Vierge blanche et il est plus conventionnel, moins inattendu, moins neuf. La Crucifixion de Colmar introduit un élément nouveau dans une scène traitée d’une manière immuable par tous les peintres ; elle s’évade des moules et dédaigne les données ; elle est plus imposante à la réflexion et plus profonde, mais, il faut bien le confesser, l’intrusion du Précurseur dans la tragédie du Golgotha est plus une idée de théologien et de mystique qu’une idée de peintre ; il est très possible qu’il y ait eu là une sorte de collaboration de l’exécutant et de l’acquéreur, une commande précisée dans ses moindres détails par Guido Guersi, l’abbé d’Isenheïm, dans l’église duquel ce Calvaire fut placé.

Il en fut ainsi, du reste, pendant longtemps après le Moyen Âge. Tous les renseignements d’archives constatent qu’en faisant marché avec des imagiers et des peintres — qui ne se considéraient d’ailleurs que comme des artisans, — les évêques ou les moines préparaient le plan de l’ouvrage, indiquaient même souvent le nombre des personnages, et spécifiaient leur sens ; l’initiative laissée aux artistes était donc limitée, ils œuvraient suivant le désir de l’acheteur, dans un cadre tracé.

Pour en revenir au tableau, il occupe à lui seul deux volets de chêne qui coupent en se refermant un bras du Christ et juxtaposent, une fois clos, les deux groupes.

Son envers, car il a deux faces de chaque côté, contient sur chacun de ses panneaux une scène distincte : la Résurrection d’une part et l’Annonciation de l’autre.

Cette dernière, disons-le pour nous en débarrasser tout de suite, est franchement mauvaise.

À genoux dans un oratoire, devant un livre d’heures peint en trompe-l’œil et détenant sur ses pages ouvertes la prophétie d’Isaïe dont la silhouette bistournée flotte, coiffée d’un turban, en un coin du tableau, sous la voûte, une femme blonde et bouffie, au teint cuit par le feu des fourneaux, minaude, d’un air plutôt mécontent, avec un grand escogriffe au teint également allumé et qui darde vers elle, dans une attitude de reproche vraiment comique, deux très longs doigts. Il sied d’avouer que le geste décisif de l’Annonciateur du Calvaire devient, dans cette imitation malheureuse, ridicule. Les deux doigts ainsi tendus font bêtement la nique et cet être à perruque bouclée, s’il n’avait pas un sceptre au bout d’un bras et des ailes vertes et rouges collées dans le bas du dos, ressemblerait beaucoup plus à un vivandier qu’à un ange, tant sa figure sanguine et replète est grossière, et l’on se demande comment l’artiste qui a créé la petite Vierge blanche a pu incarner la Mère du Sauveur en cette désagréable maritorne aux lèvres gonflées, qui marivaude, endimanchée dans sa toilette d’apparat, une robe d’un vert somptueux relevé par les traits d’une doublure en vermillon vif.

Mais si ce volet effare d’une manière plutôt pénible, l’autre vous transporte, car il est réellement magnifique, et, j’ose l’avancer, dans l’art de la peinture, unique. Grünewald s’y révèle, tel que le peintre le plus audacieux qui ait jamais existé, le premier qui ait tenté d’exprimer, avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision de la divinité mise en suspens sur la croix et revenant, visible à l’œil nu, au sortir de la tombe. Nous sommes avec lui en plein hallali mystique, devant un art sommé dans ses retranchements, obligé de s’aventurer dans l’au-delà plus loin qu’aucun théologien n’aurait pu, cette fois, lui enjoindre d’aller.

La scène se situe ainsi :

Le sépulcre s’ouvre, des soudards casqués et cuirassés sont culbutés et gisent l’épée à la main, au premier plan ; l’un d’eux, plus loin, derrière le tombeau, pirouette sur lui-même et, la tête en avant, culbute, et le Christ surgit, écartant les deux bras, montrant les virgules ensanglantées des mains.

Un Christ blond, avenant et robuste, aux yeux bruns, n’ayant plus rien de commun avec le Goliath que nous regardions tout à l’heure se dissoudre, retenu par des clous sur le bois encore vert d’un gibet. Et de ce corps qui monte des rayons effluent qui l’entourent et commencent d’effacer ses contours ; déjà le modelé du visage ondoie, les traits s’effument et les cheveux se disséminent, volant dans un halo d’or en fusion ; la lumière se déploie en d’immenses courbes qui passent du jaune intense au pourpre, finissent dans de lentes dégradations par se muer en un bleu dont le ton clair se fond à son tour dans l’azur foncé du soir.

On assiste à la reprise de la divinité s’embrasant avec la vie, à la formation du corps glorieux s’évadant peu à peu de la coque charnelle qui disparaît en cette apothéose de flammes qu’elle expire, dont elle est elle-même le foyer.

Le Christ, transfiguré, s’élève majestueux et souriant, et l’on dirait de cette auréole démesurée qui le cerne et fulgure, éblouissante, dans une nuit pleine d’étoiles, de l’astre reparu des Mages dans l’orbe plus restreint duquel les contemporains de Grünewald posèrent l’enfant Jésus, lorsqu’ils peignirent les épisodes de Bethléem, l’astre du commencement revenant, comme le Précurseur sur le Golgotha, à la fin, l’astre de Noël grandi depuis sa naissance dans le firmament, de même que le corps du Messie, sur la terre, depuis sa nativité.

Et l’artiste qui osa ce tour de force a joué beau jeu. Il a vêtu le Sauveur et tâché de rendre le changement de couleurs des étoffes se volatilisant avec le Christ ; la robe écarlate tourne au jaune vif, à mesure qu’elle se rapproche de la source ardente des lueurs, de la tête et du cou, et la trame s’allège, devient presque diaphane dans ce flux d’or ; le suaire blanc qu’entraîne Jésus fait songer à certains de ces tissus japonais qui se transforment, après d’habiles transitions, d’une couleur en une autre ; il se nuance d’abord, en montant, de lilas, puis gagne le violet franc et se perd enfin, ainsi que le dernier cercle azuré du nimbe, dans le noir indigo de l’ombre.

L’accent de triomphe de cette ascension est admirable. Ces mots « la vie contemplative de la peinture », qui semblent n’avoir aucun sens, en ont cependant, pour une fois, un, car nous pénétrons avec Grünewald dans le domaine de la haute mystique et nous entrevoyons, traduite par les simulacres des couleurs et des lignes, l’effusion de la divinité, presque tangible, à la sortie du corps.

Plus que dans ses horrifiques Calvaires, l’indéniable originalité de cet artiste prodigieux est là.

Ce Crucifiement et cette Résurrection sont évidemment les chefs-d’œuvre du Musée de Colmar, mais le coloriste inouï qu’est Grünewald n’a pas tout donné dans ces deux tableaux ; nous allons le retrouver, moins surélevé et plus bizarre, dans un autre dyptique à double face, qui se dresse, lui aussi, au milieu de la nef de l’ancienne église.

Il renferme, d’un côté, une Nativité et un concert d’anges ; de l’autre, une visite du Patriarche des cénobites à saint Paul l’Ermite et une tentation de saint Antoine.

À dire vrai, ce concert d’anges et cette Nativité, qui serait plutôt une exaltation de la Maternité divine, ne font qu’un et les ustensiles qui empiètent d’un volet sur l’autre et se coupent en deux lorsque les deux battants se rapprochent, l’attestent.

Le sujet est, avouons-le, obscur. Dans le volet de gauche, la Vierge se détache sur un lointain paysage aux sites bleuâtres, habité sur une hauteur par une abbaye, celle d’Isenheim sans doute ; à sa gauche, près d’une couchette, d’un baquet et d’un pot, pousse un figuier, et, à droite, un rosier. Elle, est une blonde au teint trop coloré, aux grosses lèvres arquées d’une raie, au grand front découvert et au nez droit. Elle est accoutrée, sur une robe carminée, d’un manteau bleu : elle est moins ancillaire, elle ne vient pas d’une bergerie, ainsi que sa sœur de l’Annonciation, mais elle n’est cependant encore qu’une bonne Allemande, nourrie de salaisons et soufflée de bière ; elle est, si l’on veut, une fermière qui commande à des servantes semblables à son effigie de la Visite angélique, mais elle n’en reste pas moins une fermière. Quant à l’Enfant, très vivant, très expertement observé, il est un petit paysan de la Souabe, aux reins vigoureux, au nez retroussé, aux yeux pointus, au visage rose et rieur ; enfin, au-dessus de ce groupe de Jésus et de Marie, dans le ciel, en une pluie de rayons safranés, tourbillonnent, tels que des pétales dispersés, au-dessous de Dieu le Père noyé dans les nuées d’un or qui s’orange, des essaims d’anges.

Ces êtres sont purement terrestres ; le peintre paraît s’en être rendu compte, car du chef de l’Enfant émane une lumière qui éclaire les doigts et le visage penché de la Mère. Il a évidemment tenté de suggérer l’idée de la divinité par ces lueurs qui filtrent de l’enveloppe des chairs, mais, cette fois, l’effort, devenu timide n’aboutit point, la projection lumineuse ne sauve ni la vulgarité de la physionomie, ni le rebut des traits.

En tout cas, jusqu’ici, le sujet est clair, mais la scène du volet de droite, qui complète celle-ci, l’est beaucoup moins.

Imaginez, dans une chapelle d’un gothique exaspéré, aux clochetons frottés d’or et hérissés de statues contournées de prophètes nichant dans des feuillages de chicorée, de houblon, de chardon bénit, de houx, sur de grêles colonnettes autour desquelles grimpent des floraisons singulièrement échancrées et des végétations aux tiges révulsées, des anges de toutes les couleurs, les uns ayant revêtu l’apparence humaine, les autres composés seulement de têtes emmanchées dans des auréoles de la forme d’une couronne funéraire ou d’une collerette, des anges à faces roses ou bleues, à ailes monochromes ou diaprées, jouant de l’angélique, du théorbe, de la viole d’amour, tous, comme celui du premier plan dont le visage malsain sourit, modelé dans du saindoux, tournés vers la grande Vierge de l’autre volet qu’ils adulent. L’ensemble est curieux, mais voilà que près de ces purs Esprits, entre deux des légers piliers de cette chapelle, apparaît une autre petite Vierge, couronnée, celle-là, d’un diadème en fer rouge et qui, la figure diluée dans un halo d’or, adore, à genoux, les prunelles baissées et les mains jointes, l’autre Vierge et l’Enfant.

Que signifie cette créature étrange qui évoque l’impression de fantastique suscitée dans la Ronde de nuit de Rembrandt par la fillette à l’escarcelle et au coq, nimbée de feux pâles ? Est-ce une sainte Anne naine ou une autre sainte, cette reine fantôme qui ressemble à s’y méprendre à une madone ? Elle en est certainement une. Évidemment, Grünewald a voulu recommencer le phénomène du bain de lumière qui évapore dans la Résurrection les traits du Christ, mais ici l’intention s’explique mal. À moins qu’il n’ait voulu exprimer l’idée de la Vierge, couronnée après l’Assomption et revenant sur la terre, suivie par la Cour de ses anges, pour rendre hommage à la Maternité qui fut sa gloire, ou que ce soit, au contraire, la Mère encore vivante ici-bas et qui voit d’avance célébrer son triomphe, après son douloureux séjour parmi nous ; mais cette dernière hypothèse est aussitôt détruite par le manque d’attention de Marie, qui ne paraît même pas soupçonner la présence des musiciens ailés auprès d’elle et ne s’occupe que d’égayer l’Enfant. Ce sont là, en somme, des suppositions que rien n’étançonne et il est plus simple de confesser que l’on n’y comprend rien. Si l’on ajoute que ces deux tableaux sont peints avec des couleurs agressives qui vont parfois jusqu’aux tons stridents et acides, l’on concevra qu’un vague malaise vous opprime devant cette féerie jouée dans le bruyant décor d’un gothique fol.

Comme contraste, pour se détendre les nerfs, l’on peut s’attarder devant le panneau représentant l’entretien de saint Antoine et de saint Paul ; celui-là est le seul qui soit pacifique dans cette série, mais l’on est déjà si bien habitué à la fougue des autres qu’on a presque envie de le juger trop inerte, de le trouver trop sage.

Dans une campagne couleur de lapis et de vert de mousse, les deux solitaires sont assis l’un en face de l’autre : saint Antoine étonnamment vêtu pour un homme qui vient de traverser le désert d’un manteau gris perle, d’une robe bleue, et coiffé d’une toque rose ; saint Paul, habillé de sa fameuse robe de palmier, qui n’est plus ici qu’une robe de roseaux ; près de lui est couchée une biche et, en l’air, dans les arbres, vole le corbeau traditionnel apportant dans son bec le repas des ermites, un pain.

Ce tableau est d’une peinture claire et reposée, d’une tenue superbe. Dans ce sujet qui l’obligeait à se refréner, Grünewald n’a perdu aucune de ses qualités de magnifique peintre. Pour les gens qui préfèrent l’accueil cordial et sans surprise d’un prévenant tableau aux incertitudes d’une visite rendue à un art crispé, ce volet semblera certainement le plus débonnaire, le mieux pondéré, le plus raisonnablement peint ; il est une halte dans la chevauchée furieuse de cet homme, une halte brève, car il repart aussitôt, et dans le volet voisin nous le rencontrons, lâchant bride à sa fantaisie, caracolant dans les casse-cous, sonnant à plein cor ses fanfares de couleurs, excessif comme dans ses autres œuvres.

La Tentation de saint Antoine, il dut s’y plaire, car les expressions les plus convulsives, les formes les plus extravagantes, les tons les plus véhéments s’accordaient avec ce sabbat de démons livrant bataille au moine.

Et il ne s’est pas fait faute de bondir dans l’au-delà cocasse ; mais si la Tentation est d’un mouvement et d’un coloris extraordinaires, elle est, en revanche, confuse. Elle est si singulièrement enchevêtrée que les membres de ses diables ne se distinguent plus les uns des autres et que l’on serait bien en peine d’assigner à tel animal telle patte, à tel volatile telle aile, qui écorchent ou égratignent le saint.

Le tohu-bohu impétueux de ces personnages n’en est pas moins prenant ; certes, Grünewald ne possède pas l’ingénieuse variété et le désordre très ordonné d’un Breughel ou d’un Jérôme Bosch ; nous sommes loin de cette diversité de larves si nettement délinées et si prudemment folles de la Chute des anges, au musée de Bruxelles ; lui, est d’une fantaisie plus restreinte et d’une imagination plus courte. Quelques têtes de démons plantées d’andouillers de cerfs ou munies de cornes droites, une mâchoire de requin, un vague mufle de morse ou de veau, et tout le reste des comparses, qui appartient au genre des volatiles, semble avoir été généré par des empuses que couvrirent des coqs en courroux, dont les pattes des produits sont devenues des bras.

Et toute cette volière infernale lâchée s’agite autour de l’anachorète, jeté à la renverse, tiré en arrière par les cheveux, un saint Antoine à grande barbe qui me fait songer à une sorte de P. Hecker, né en Hollande ; et il crie, bouche béante, s’abrite d’un bras le visage, serrant de l’autre son bâton et son rosaire, que becquète une poule furieuse dont les plumes sont une carapace de crustacé, et toutes ces bêtes se précipitent ; une espèce de perroquet gigantesque, à chef vert, à bras cramoisis, à griffes jaunes, à plumage gris et fumé d’or, brandit une matraque pour assommer le moine, tandis qu’un autre démon arrache son manteau gris perle et le mâche et que d’autres viennent à la rescousse balançant des côtes de squelettes, s’acharnant à lacérer ses vêtements pour le mieux frapper.

Le saint Antoine est, en tant qu’homme, admirable de geste, de vocifération, de vie, et quand l’on a savouré l’amusant et le vertigineux ensemble, deux petits détails omis d’abord, situés au premier plan, comme cachés à chaque bout du cadre, vous arrêtent, car ils laissent à penser. L’un, à droite, est une feuille de papier sur laquelle sont tracées quelques lignes, l’autre est un être bizarre, assis, encapuchonné et presque nu, qui se tord de douleur près du saint.

Ce papier contient cette phrase : Ubi eras, bone Jhesu, ubi eras, quare non affuisti ut sanares vulnera mea ? ce qui peut se traduire : « Lorsque vous étiez là, mon bon Jésus, lorsque vous étiez là, pourquoi n’êtes-vous pas venu panser mes plaies ? »

Cette plainte, qui est sans doute criée par l’ermite dans sa détresse, est exaucée, car si l’on regarde tout en haut du tableau l’on aperçoit une légion d’anges qui descendent pour délivrer la victime et culbuter les démons.

Et l’on peut se demander si cet appel désespéré n’est pas aussi poussé par ce monstre qui gît à l’autre extrémité du cadre et lève sa tête dolente au ciel. Est-ce une larve, est-ce un homme ? En tout cas, jamais peintre n’a osé, dans le rendu de la putréfaction, aller aussi loin. Il n’existe pas dans les livres de médecine de planches sur les maladies de la peau plus infâmes. Imaginez un corps boursouflé, modelé dans du savon de Marseille blanc et gras marbré de bleu, et sur lequel mamelonnent des furoncles et percent des clous. C’est l’hosanna de la gangrène, le chant triomphal des caries !

Grünewald a-t-il voulu représenter dans ce qu’il a de plus abject le simulacre d’un démon ? Je ne le pense pas. À considérer avec soin le personnage, l’on s’aperçoit qu’il est un être humain qui se décompose et qui souffre.

Et si l’on se rappelle que ce tableau vient, ainsi que les autres, de l’abbaye des Antonites d’Isenheim, tout s’élucide. Quelques explications sur le but de cet Ordre suffiront, je crois, pour déchiffrer l’énigme.

L’Ordre des Antonites ou des Antonins fut fondé, en 1093 dans le Dauphiné par un seigneur nommé Gaston, dont le fils, atteint du mal des ardents, fut guéri par l’intercession de saint Antoine. Il eut pour raison d’être de soigner les malades férus de ce genre d’affection. Placé sous la règle de saint Augustin, il s’étendit rapidement dans la France et dans l’Allemagne et il devint si populaire dans ce dernier pays qu’à l’époque même où vivait Grünewald, en 1502, l’empereur Maximilien Ier lui donna comme témoignage d’estime le droit de porter dans son blason les armes de l’Empire, en y adjoignant le Tau bleu que, sur leur costume noir, ses moines devaient, eux aussi, porter.

Or, ainsi qu’il a été dit plus haut, un couvent d’Antonites gîtait en ce temps-là — il était déjà vieux d’un siècle — à Isenheim et le mal des ardents n’avait pas disparu. Ce couvent était donc un hospice, et nous savons, d’autre part, que ce fut son abbé ou, pour parler le langage technique usité dans cet institut, son précepteur, Guido Guersi, qui commanda ce polyptique à Grünewald.

L’on s’explique aisément dès lors la place que saint Antoine, le patron de l’Ordre, occupe dans cette série ; l’on comprend aussi le réalisme terrible de Grünewald et les chairs méticuleuses de ses Christs évidemment copiées sur les cadavres de la chambre des morts de l’hospice ; et la preuve est que le Dr Richet, examinant au point de vue médical ses Crucifiés, note que « le soin du détail est poussé jusqu’à l’indication de l’auréole inflammatoire qui se développe autour des petites plaies » ; l’on comprend surtout l’image peinte d’après nature dans la salle des malades, de cet être dolent et affreux de la Tentation, qui n’est ni une larve, ni un démon, mais bien un malheureux atteint du mal des ardents.

Les descriptions écrites qui nous restent de ce fléau sont d’ailleurs, de tous points, conformes à la description du peintre, et les médecins qui ignorent l’aspect de cette affection heureusement périmée pourront aller étudier le travail des tissus attaqués et des plaies dans le tableau de Colmar[3].

Le mal des ardents, appelé aussi feu sacré, feu d’enfer, feu de saint Antoine, apparut dans l’Europe qu’il ravagea, au xe siècle. Il tenait de l’ergotisme gangréneux et de la peste ; il se manifestait par des apostèmes et des abcès, attaquant peu à peu tous les membres, et, après les avoir consumés, il les détachait, petit à petit, du tronc. Tel il nous est détaillé, au XVe siècle, par les biographes de sainte Lydwine qui en fut atteinte. Dom Félibien, de son côté, dans son Histoire de Paris, en parle et dit, à propos de l’épidémie qui bouleversa la France au XIIe siècle :

La masse du sang était toute corrompue par une chaleur interne qui dévorait les corps entiers, poussait au dehors des tumeurs qui dégénéraient en ulcères incurables et faisaient périr des milliers d’hommes.

Ce qui est, en tout cas, certain, c’est qu’aucun remède ne parvenait à enrayer le fléau et qu’il ne fut souvent conjuré que par l’aide de la Vierge et des saints.

La Vierge possède encore en Picardie le sanctuaire de Notre-Dame des Ardents, et la dévotion à la sainte chandelle d’Arras est réputée.

Quant aux saints, outre saint Antoine, l’on invoqua saint Martin qui avait sauvé de la mort une troupe de ces malades, réunis dans une église érigée à Paris sous son vocable ; puis l’on eut recours à saint Israël, chanoine du Dorat ; à saint Gilbert, évêque de Meaux ; enfin à sainte Geneviève ; et, en effet, sous le règne de Louis le Gros, elle guérit, pendant que l’on promenait processionnellement sa châsse, une masse de ces pestiférés qui s’étaient réfugiés dans la cathédrale de Paris, et ce miracle fit un tel bruit que, pour en perpétuer le souvenir, l’on bâtit dans cette ville une église sous le nom de Sainte-Geneviève des Ardents ; elle n’existe plus, mais le bréviaire parisien célèbre encore sous ce titre la fête de la sainte.

Pour en revenir à Grünewald, qui, je le répète, a évidemment laissé un véridique portrait de ce genre de gangréneux, il reste encore à signaler, dans la galerie de Colmar, la prédelle d’une mise au tombeau, avec un Christ livide et tiqueté de tirets de sang, un saint Jean au profil dur, aux cheveux d’un jaune d’ocre délavé, une Vierge voilée jusqu’aux yeux et une Madeleine défigurée par les larmes, mais cette prédelle n’est qu’une réplique affaiblie de ses grandes Crucifixions. Elle stupéfierait, seule dans une collection de toiles d’autres peintres, mais ici elle n’étonne même plus.

Il sied de noter encore deux volets oblongs encadrant l’un, un saint Sébastien, petit et bancroche, lardé de flèches ; l’autre — celui cité par Sandrart, — un saint Antoine tenant à la main le Tau, la crosse de son Ordre, un saint Antoine majestueux et absorbé, ne se préoccupant même pas d’un démon qui, derrière lui, brise des vitres ; et la revue des ouvrages de ce maître est close.

D’autres très intéressants retables de Primitifs et de merveilleux bois, tels qu’une statue de Vierge debout et une de saint Antoine, en tilleul polychromé, assis, s’entassent dans la nef. Parmi les panneaux, d’aucuns sont propices aux pieuses rêveries, celui surtout de l’Annonciation, de Martin Schongauer, dont les longues et avenantes figures s’enlèvent doucement, d’un tapis de fraisiers, sur un fond d’or. Cependant le chef-d’œuvre de Schongauer, la Madone aux roses, n’est pas dans ce musée, mais dans la sacristie de l’église de Saint-Martin. Et, d’ailleurs, si elle était dans cette nef, elle subirait le sort des autres tableaux. Près de Grünewald, tous s’écroulent.

Avec ses buccins de couleurs et ses cris tragiques, avec ses violences d’apothéoses et ses frénésies de charniers, il vous accapare et il vous subjugue ; en comparaison de ces clameurs et de ces outrances, tout le reste paraît et aphone et fade.

On le quitte à jamais halluciné. Vainement l’on cherche ses origines, aucun des peintres qui le précédèrent ou qui furent ses contemporains ne lui ressemble. Il n’a aucun rapport avec Cranach, Striger, Burgmaier, Schongauer et Zeitblom. Il ne s’apparente nullement à Albert Dürer et à ses élèves, Huns de Culmbach, Schaüfelein, les Beham et Altdorfer de Ratisbonne. Il est plus loin encore des premiers Primitifs de l’Allemagne, des enlumineurs, poussés en graine, de l’école de Cologne. Eux, furent des saccharifères, des fabricants de bonbons pieux. Il faut voir dans la cathédrale de Cologne le fameux Dombild, de Stéphan Lochner, et surtout, au musée, la petite soubrette, étiquetée sous le nom de Vierge de maître Wilhelm, pour se figurer jusqu’à quel point ces peinturiers s’éprirent de la rondouille et de la lèche.

Le seul qui soit, sinon moins maniéré, au moins plus ingénu, plus vraiment mystique, c’est le maître de Saint-Séverin, qui a peint une Vie de sainte Ursule, dont deux spécimens sont au Louvre ; ceux-là ne sont pas très attirants, mais, à Cologne, cet inconnu a des panneaux plus curieusement anémiques, plus étrangement pâles, celui, par exemple, où un ange annonce à la sainte son martyre.

Or, ce maître de Saint-Séverin est aux antipodes du peintre de Carlsruhe et de Colmar. Le seul des artistes contemporains qui se rapprocherait le plus de Grünewald, qu’il imite parfois, serait encore, si l’on s’en tient à la couleur bizarre de son tableau de Berlin, un Hercule rouge broyant un Antée de plâtre, Hans Baldung-Grien, mais combien celui-ci, malgré sa belle Crucifixion du maître-autel de la cathédrale de Fribourg-en-Brisgau, lui est inférieur ! Il apparaît, du reste, en ce sujet similaire, tel qu’un classique. Il n’a ni les ardeurs délirantes de Grünewald, ni l’âpreté de son naturalisme mystique, ni sa grandeur.

L’on peut cependant relever une certaine influence étrangère dans l’œuvre de Grünewald ; ainsi que l’a fait observer M. Goutzwiller, dans sa brochure sur le Musée de Colmar, une réminiscence ou une vague imitation de la façon de peindre les paysages des Italiens, de son temps, pourrait peut-être se remarquer dans la manière dont il architecture ses sites et poudre de bleu ses ciels. Aurait-il voyagé dans la péninsule ou aurait-il vu des tableaux de maîtres italiens, en Allemagne à Issenheim même, dont le précepteur Guido Guersi était, si l’on en juge par la désinence de son nom, originaire des contrées d’outre-monts ? Nul ne le sait, mais cette influence même peut se discuter. Il n’est pas certain, en effet, que cet homme qui devance la peinture moderne et fait songer parfois, par ses tons acides, à l’impressionniste Renoir et par sa science des dégradations, aux Japonais, n’a pas inventé de toutes pièces, sans l’aide de souvenirs ou de copies, l’attitude de ces paysages, pris sur nature dans les campagnes de la Thuringe ou de la Souabe ; car il a fort bien pu voir dans ces régions l’allégresse des lointains bleuâtres de sa Nativité. Je ne crois pas non plus, comme l’affirme M. Goutzwiller, que la preuve « d’une touche italienne » résulte de ce fait qu’il a peint une touffe de palmiers dans le tableau des deux anachorètes. L’idée d’introduire ce genre d’arbres dans un paysage de l’Orient n’implique aucune suggestion, aucune assistance, tant elle est naturelle et amenée par les besoins mêmes du sujet. Il serait très étonnant, en tous cas, s’il connaissait des œuvres étrangères, qu’il se fût borné à leur emprunter leur mode de disposer et d’exécuter des firmaments et des bois, alors qu’il négligeait de s’approprier leur système de composition et leur manière de peindre Jésus et la Vierge, les anges et les saints.

Il faut le répéter encore, ses sites sont bien allemands, certains détails même le prouvent. Ils peuvent sembler à beaucoup inventés pour frapper l’imagination, pour ajouter un élément de pathétique au drame du Calvaire, et ils ne sont que strictement exacts. Ainsi est-il de ce sol de sang dans lequel est plantée la croix de Carlsruhe, cette terre n’est nullement feinte. Grünewald œuvrait dans les contrées de la Thuringe, dont la terre, saturée d’oxyde de fer, est rouge ; je l’ai vue, détrempée par la pluie, pareille à des boues d’abattoir, à des mares de sang.

Quant à ses personnages, ils ont tous le type germain et il ne dérive pas davantage de l’art italien pour sa façon de déployer les étoffes ; celles-là ont été vraiment tissées par lui et elles lui sont si personnelles qu’elles suffiraient à faire reconnaître ses tableaux parmi ceux de tous les autres peintres ; nous sommes loin, avec lui, des petits bouillons, des coudes durs et saccadés, des tuyaux rompus des Primitifs ; il drape magnifiquement en de larges mouvements et de grands plis ; il se sert d’étoffes aux trames serrées, imbibées de profondes teintures. Dans la Crucifixion de Carlsruhe, elles ont un je ne sais quoi qui fait penser à des écorces arrachées d’arbres ; elles aussi, sont farouches ; à Colmar, elles affectent moins cet aspect si particulier, mais elles ont encore gardé cette profusion d’emmitouflement, cette forme un peu résistante, ces nervures et ces creux qui sont l’étampe de son œuvre ; on les discerne ainsi ordonnées dans le linge qui ceint les reins du Christ et dans le manteau de saint Jean-Baptiste, sur le Calvaire.

Ici encore il n’est donc le disciple de personne, et force est bien de le classer dans l’histoire de la peinture tel qu’un être exceptionnel, tel qu’un barbare de génie qui vocifère des oraisons colorées dans un dialecte original, dans une langue à part.

Son âme tumultueuse va d’un excès à un autre ; on la sent agitée par les bourrasques, même dans ses volontaires répits et ses sommes ; mais autant elle est poignante lorsqu’elle médite sur les épisodes de la Passion, autant elle est inégale et presque baroque lorsqu’elle réfléchit sur les joies de la Nativité ; on peut l’avérer, elle se contourne et balbutie lorsqu’elle ne supplicie pas ; il n’est nullement le peintre des crèches mais bien le peintre des tombes ; il ne sait rendre la Vierge que lorsqu’il la fait souffrir. Autrement, il ne la conçoit que rubiconde et vulgaire, et la différence entre ses Madones des mystères douloureux et ses Madones des mystères joyeux est telle qu’il sied de se demander s’il n’obéissait pas à un parti pris d’esthétique, à un système d’antithèses voulues.

Il est très possible, en effet, qu’il ait décidé que la vision de la Maternité divine ne se dégagerait clairement que sous l’épreinte des tortures, au pied de la croix ; cette théorie coïnciderait, en tout cas, avec celle qu’il a résolument adoptée pour exalter la déité du Fils.

Il l’a effectivement peint, de son vivant, ainsi que l’annoncèrent le Psalmiste et Isaïe, sous l’aspect du plus misérable des hommes, et il ne lui a restitué sa physionomie divine qu’après l’agonie et après la mort. Il a fait de la laideur du Messie crucifié le symbole de tous les péchés de l’univers qu’il assuma. Cette doctrine, qui fut prônée par Tertullien, par saint Cyprien, par saint Cyrille, par saint Justin, par combien d’autres, eut cours pendant bien des années au Moyen âge.

Il fut peut-être aussi la victime du procédé qu’il employait et dont Rembrand devait se servir plus tard, susciter l’idée de la divinité par la lumière émanant de la figure même chargée de la représenter. Admirable dans sa Résurrection du Christ, cette sécrétion des lueurs devient moins persuasive lorsqu’il l’applique à la petite Vierge du Concert des anges et tout à fait inerte lorsqu’il l’emploie pour composer la vulgarité foncière de l’Enfant dans la Nativité.

Il a sans doute trop compté sur des effets, en leur attribuant une plénitude de puissance qu’ils ne pouvaient avoir. Il convient, en effet, de remarquer, que si le flux de lumière qui tournoie, comme un soleil d’artifice, autour du Christ ressuscité nous suggère la vision d’un monde divin, c’est parce que le visage de Jésus y prête par sa mansuétude et sa beauté. Il aide au lieu de contrarier, le sens et l’action de cette grande auréole qui adoucit et ennoblit les traits, en les vaporisant dans une buée d’or.

Tel est, dans son ensemble, le polyptique de Grünewald au musée de Colmar. Je ne m’occuperai pas ici de ses autres ouvrages épars dans des sanctuaires et des galeries et qui ne lui appartiennent pas, pour la plupart. Les panneaux catalogués sous son nom dans l’église de Sainte-Marie de Lübeck ne sont pas de lui et les deux tableautins que je vis à Bâle sont ou des essais de jeunesse ou des copies ; je laisserai également de côté le Saint Maurice et le Saint Érasme de Munich, froids et bien peu dans la note du maître, si l’on veut absolument admettre qu’il en est l’auteur ; je négligerai même la Chute de Jésus, transférée, elle aussi, de Cassel à Carlsruhe et qui est bien authentique, celle-là. Elle se compose d’un Christ, affublé de bleu, à genoux et traînant sa croix. Il grince des dents, enfonce ses ongles dans le bois, au milieu de reîtres habillés de rouge et de bourreaux barrés de raies de vert pistache sur leurs vêtements blancs. Ce Christ éclate moins de douleur que de rage, il a l’air d’un damné. C’est un mauvais Grünewald et, ne retenant que la fleur éclatante et terrible de son art, le Crucifiement de Carlsruhe et les neuf pièces de Colmar, je me dis que l’on ne peut définir que par des accouplements de mots contradictoires l’œuvre de cet homme.

Il est, en effet, tout en antinomies, tout en contrastes ; ce Roland furieux de la peinture bondit sans cesse d’une outrance dans une autre, mais l’énergumène est, quand il le faut, un peintre fort habile et connaissant à fond les ruses du métier. S’il raffole du fracas éblouissant des tons, il possède aussi, dans ses bons jours, le sens très affiné des nuances — sa Résurrection l’atteste — et il sait unir les couleurs les plus hostiles, en les sollicitant, en les rapprochant peu à peu par d’adroites diplomaties de teintes.

Il est à la fois naturaliste et mystique, sauvage et civilisé, franc et retors. Il personnifie assez bien l’âme ergoteuse et farouche de l’Allemagne, agitée à cette époque par les idées de la Réforme. Fut-il, de même que Cranach et que Dürer, mêlé à ce mouvement d’émotion religieuse qui devait aboutir à la plus implacable des sécheresses, après que les glaces du marais protestant furent prises ? Je l’ignore. Il a, en tout cas, cette âpre ferveur et cette familiarité de la foi qui caractérisèrent l’illusoire renouveau du début du XVIe siècle. Mais il personnifie encore plus pour moi la piété des malades et des pauvres. Ce Christ affreux qui se mourait sur l’autel de l’hospice d’Issenheim semble fait à l’image des affligés du mal des ardents qui le priaient ; ils se consolaient en songeant que ce Dieu qu’ils imploraient avait éprouvé leurs tortures et qu’il s’était incarné dans une forme aussi repoussante que la leur, et ils se sentaient moins déshérités et moins vils. L’on conçoit aisément que le nom de Grünewald ne se rencontre pas, comme ceux d’Holbein, de Cranach, de Dürer, sur les listes des commandes et les comptes des empereurs et des Princes. Son Christ des pestiférés eût choqué le goût des Cours ; il ne pouvait être compris que par les infirmes, les désespérés et les moines, par les membres souffrants du Christ.

Ces réflexions vous assaillent, alors que l’on s’échappe du musée pour aller faire un tour le long du petit cloître des Unterlinden. Sous les arcades gothiques, découpées dans le granit rouge, l’on a entassé des débris de statues, des pierres tombales, de vieilles ferronneries, d’antiques enseignes, et, par les fenêtres des salles ouvrant sur la galerie, l’on aperçoit les rangées de livres de la bibliothèque, des bouquins aux veaux fauves gravés d’ors éteints, ou bien le bric-à-brac d’un minuscule Cluny, avec d’anciennes bombardes et des boulets de pierre, des faïences, des dinanderies et des bois.

Au milieu du préau formé par le quadrilatère des bâtiments à un étage, coiffés de grands toits en tuile qui surplombent les corridors du petit cloître, s’érige une fontaine au-dessus de laquelle se perche assez tristement une statue rouge de Martin Schongauer ; c’est de l’art officiel, de l’émétique pour la vue, du Bartholdi.

Et le jet d’eau crépite dans la vasque, on l’entend, tamisé par les parois des murs, dans la salle du musée ; l’on dirait d’un bruit de larmes accompagnant en sourdine les lamentations de la Vierge si pâle, soutenue par le saint Jean.

À vaguer dans ces allées solitaires, de suggestives pensées et de pieux rapprochements vous viennent. Ce couvent des Unterlinden fut au XIIIe et au XIVe siècle la demeure la plus extraordinaire qu’ait jamais habitée le Christ ; toutes les nonnes étaient des saintes, et Jésus vivait dans ce monastère, descendait à sa guise dans chaque chambrée d’âme ; les phénomènes de la haute mystique, les visions, les ravissements, les extases, les maladies supernaturelles, les unions divines, les miracles y étaient à l’état continu, les réservoirs de prières et de pénitence ne tarissaient pas.

Ce monastère avait été fondé en 1232, hors Colmar, dans un lieu appelé « Uf Mühlen », « sur les moulins », par deux veuves, Agnès de Mittelheim et Agnès de Herkenheim, dont la statue se voit encore à l’un des bouts du musée. Ce couvent de Dominicaines, dont l’église, terminée en 1278, avait été consacrée en l’honneur de saint Jean-Baptiste, fut, à cause des perpétuelles batailles qui décimaient l’Alsace et amenaient des bandes de pillards jusque sous les murs de la ville, transféré dans la cité même là où il gîte actuellement. Il subsista jusqu’en 1793 et fut alors converti en une caserne de cavalerie, puis en un magasin de fourrages, en une resserre de vieux matériaux ; enfin, en 1849, il fut nettoyé et restauré et il devint un musée.

Quant aux moniales, elles étaient encore trente-six lorsque la Révolution les balaya. Les deux dernières, presque centenaires, sont mortes, l’une en 1855, à Ligdorff ; l’autre, je n’ai pu savoir à quelle date, à Colmar.

Plus heureuses que tant de basiliques désaffectées et contaminées par de malpropres industries, l’église des Unterlinden a conservé son caractère religieux ; elle garde, malgré d’inhabiles réparations, le charme de son abside et de son vaisseau gothique, aux clés d’arc sculptées de feuillages dorés et d’anges. Les Dominicaines pourraient y psalmodier encore les heures canoniales et prier devant l’effigie du patron de leur sanctuaire, saint Jean le Précurseur ; les Antonites s’y sentiraient également chez eux, en retrouvant leur magnifique maître-autel et cette série des panneaux de Grünewald qui furent transportés après la tourmente, de leur préceptorerie d’Issenheim, dans ce couvent de Colmar. Le cloître est, lui aussi, sauf ; seules les rangées de tilleuls qui le baptisèrent de leur nom « Unterlinden » « Sous les tilleuls » ne sont plus.

À défaut des oraisons liturgiques et des suppliques humaines, d’ardentes exorations de couleurs s’élèvent sous les voûtes silencieuses de la nef. Les fêtes de l’Annonciation, de la Nativité, de la Semaine-Sainte, de la Pâque, s’y célèbrent, sans dates de jours, ensemble, au dessus des siècles et au delà des temps. Le Laus perennis du Moyen Âge revit en cet office incessant de la peinture que composa Grünewald. Le Vendredi-Saint y sanglote toute la semaine, et, pour consoler son Fils du départ de ses filles, la Vierge s’est revêtue d’une blanche livrée qui rappelle le costume et la coiffe des Dominicaines, et elle perpétue ainsi pour les âges à venir le souvenir de leurs amoureuses larmes. Jésus est encore chez lui dans ce musée, mais un sacrilège énorme souille la lisière de ce lieu demeuré pur.

Attenant à l’ancienne église, parade un théâtre bâti sur les ruines du vieux couvent, aux abords du cimetière des recluses. Et des pîtres et des baladines s’agitent, en proférant le verbe impie des pièces près des ossements des saintes.



FRANCFORT-SUR-LE-MEIN


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN


NOTES



Le luxe de Francfort-sur-le-Mein m’exaspère parce qu’il est continu. Il ne s’interrompt que dans le rancart du quartier catholique ; sauf en ces quelques rues tassées, les unes sur les autres, il se déploie sans un arrêt, s’empare même des espaces vides où de nouvelles bâtisses échafaudées commencent. Imaginez notre avenue de l’Opéra agrandie et multipliée dans tous les sens, coiffée, sur toutes ses maisons, de calottes pesantes, de dômes trapus, troués d’œillères tarabiscotées de prétentieuses volutes. Qu’on se tourne à droite et à gauche, l’aspect de l’avenue est partout le même ; elle part, en ligne droite, aboutit à une grand’place où se dressent les effigies de Gutenberg, de Schiller, de Gœthe, de l’un de ces trois inflexibles raseurs dont les statues, couleur de plombagine, vous poursuivent dans cette partie de l’Allemagne et elle repart, coupée sur son parcours par d’autres boulevards semblables qui se jettent dans des places pareilles, plantées d’arbres, bordées de monuments énormes. Ici, la Poste est un palais, les gares et les banques sont colossales ; et ces pierres et ces marbres sont à peine rouillés par les vents et par les pluies ; tout sent le plâtre mal séché, tout est neuf.

En l’air, le ciel est piqué par les aiguilles des paratonnerres et quadrillé par le filet tendu des téléphones ; l’on ne voit les nuées qu’au travers d’une grille ; en bas, les tramways sonnent de la cloche et font feu sur les rails ; la foule s’écoule, pressée le long des trottoirs dont les magasins arborent des articles d’un clinquant furieux qu’ensanglantent, le soir, les flammes allumées dans des boules de verre rouge et la ville se teint alors d’une lueur d’incendie. L’on marche, aveuglé par ces globes de pourpre, et l’on n’a plus qu’un désir, s’échapper de ce fracas lumineux et rejoindre, par quelque rue enténébrée, son gîte ; mais dès qu’on l’approche les véhémences de l’éclairage reparu vous abasourdissent ; des rampes de lumière flamboient sur les façades ; les hôtels raccrochent les passants à coups de gaz ; sur le seuil de ces immenses édifices, un portier galonné d’or, et couvert d’une casquette de commodore étincelle, lui-même, et, qu’on le veuille ou non, d’un geste, il vous fait interner dans un ascenseur et l’on débarque sur d’interminables paliers dont les ampoules électriques avivent l’éclat éblouissant des stucs.

La chambre est modern-style ; des nénuphars voguent dans le papier pâle des tentures et poussent en broderies dans la trame crème des rideaux ; le lit tient de la galiote et de la huche à pain ; il est maritime et agreste ; les sièges ont des pattes de faucheux et des dos à claire-voie ; des tapis blancs striés dans leur laine d’on ne sait quels tortis jaunâtres ont l’aspect d’un vermicelle au lait ; tout cet ameublement dont l’esthétique se pourrait discuter est d’un inconfort résolu et d’un usage très peu sûr. En pénétrant dans la pièce — dont il justifie, je pense, le prix surélevé, — on tourne un bouton placé près de l’entrée et le plafond s’allume ; on tourne encore, il s’éteint et le feu qui le quitte saute dans une fleur posée sur la table de nuit ; on tourne, pour la troisième fois, et il fait nuit ; c’est vraiment très beau, seulement, ici, comme partout, du reste, aucun bouton n’est à portée de la main près du lit, si bien qu’il faut se relever pour éteindre et se coucher dans l’ombre.

Quant à demander une bougie, qui l’oserait ? car l’on se rend compte qu’en habitant dans un grand hôtel de l’Allemagne, l’on accepte d’être enrégimenté sous un numéro et qu’on doit obéir, sans réclamations, aux tenanciers qui le dirigent. À Francfort, le buffet de la gare, installé par l’État, est excellent ; la carte y est rédigée en français et l’on y dîne savoureusement et l’on y boit des vins de la Moselle louables, le tout bien servi et à bon compte ; aussi une sorte de ligue des hôteliers a-t-elle mis ce buffet en interdit et vous êtes avisé, dès votre arrivée dans la chambre, par des pancartes, que vous devez prendre vos repas à l’hôtel ; vous êtes également averti que, consommé ou non, le premier déjeuner sera compté ; vous devez, de plus, même pour monter au premier étage, user de l’ascenseur et vous asseoir, dans la salle à manger, à telle place qu’on vous assigne et non à telle autre ; le caporalisme sévit ; l’homme à la casquette de commodore commande la manœuvre que des gens en habit noir et qui ont une compresse blanche autour du col répètent aux étages supérieurs et il faut l’exécuter ; la moindre incartade serait punie par une saignée à la bourse. Personne ne l’ignore et aussi tout le monde consent à ce servage et se tait.

Une impression de malaise très spécial vous vient dans ces casernes de luxe et dans ces rues ; sans doute, cette sujétion de tous les instants vous pèse et le tintouin de vivre dans un pays étranger dont on ne comprend pas la langue suffirait à légitimer ce sentiment de gêne ; et pourtant ces ennuis ne sont que les succédanés d’un autre qui semble moins précis, au premier abord, et qui s’affirme ensuite, à la réflexion, très net ; ce que l’on éprouve, c’est surtout l’antipathie de ce monde de sémites qui vous entoure ; ce n’est pas, en effet, une question de nationalité qui vous opprime, c’est une question de race ; ce n’est pas le hessois qui vous est hostile ici, c’est le Juif. Il s’atteste partout, à Francfort, et tout est assorti à son image : l’emphatique et l’insolente opulence de cette ville, son goût de parvenue, la redondance de son éclairage et de ses boutiques, tout est en accord avec les appétences, avec la tenue, avec les instincts mêmes du Juif.

Et, en effet, Francfort est la capitale internationale et le marché monétaire des tribus, la métropole de l’agio, la cité d’où surgit le mot d’ordre des sanhédrins et des Loges ; cette ville, où naquit la lignée des Rothschild, est celle où Bismarck signa le démembrement de la France. Le Temple, détruit dans la Palestine, s’est, en une affreuse parodie, rebâti là, et cette nouvelle Jérusalem se démène encore, légale et têtue, contre le Christ.

L’on se demande vraiment ce que, soi catholique, l’on est venu faire dans ce milieu qui diffère pourtant des judengasses des autres peuples. Cela ne ressemble nullement, en effet, au Lazarus, au Fœlistraat d’Amsterdam où le type hébreu est, en quelque sorte, classique, avec ses hommes et ses femmes aux cheveux crêpus et bouffants, aux yeux chassieux, au nez en trompe de tapir, aux lèvres béantes, au front damassé, poudré par la farine des dartres.

Francfort n’est pas une pouillerie agrémentée d’affections ophtalmiques et de maladies du derme. Les spécimens de la race immiscible y sont moins atteints et plus variés ; c’est le cosmopolitisme de la Judée ; en sus de l’image courante des jeunes béliers, bruns ou blonds, dont les faces trop roses sont comme gonflées par l’abus des remèdes sidérants, les branches de la famille aux cheveux noirs et jaunes y foisonnent : les visages aux tignasses de varech, au mufle de boule-dogue, aux yeux de chouette, aux joues modelées dans le suif et la pommade rosat, aux bouches lippues et sans menton, s’y rencontrent avec des figures moins rondes, aux toupets roux et en escalade, à la barbe rare, aux yeux bulbeux, en orgeat ou en gomme, au nez crochu, coupant presque avec la pointe de sa serpe l’énorme lèvre pendante du bas, une lèvre de fond d’omnibus, de train de jument.

Par contre, d’aucuns gardent à peine les stigmates des traits séculaires et il faut les examiner de très près pour reconnaître la marque de la race, dépouillée de ses haillons, lavée et peignée, qui se trahit pourtant à son besoin de vêtures voyantes, à sa manie des breloques, à sa rage des bagues ; la prétention remplace la crasse d’antan et le musc couvre l’odeur traditionnelle du lignage, un fumet dérivé à la fois de la fadeur du cautère et de l’âcreté du suint.

Mais je ne suis pas venu dans cette Idumée de la Hesse pour humer les durs fantoches du Mosaïsme ; je suis venu pour contempler les tableaux de l’institut Staedel et j’ai encore une heure à tuer avant que les portes ne s’ouvrent. Afin d’échapper au ressassement des carrefours, des statues et des squares, je m’enfonce dans ce qui reste de la vieille ville et, à force de tourner dans les ruelles, j’aboutis au ghetto… au ghetto des catholiques.

Car il semble vraiment que les rôles soient renversés ; les équitables, les nécessaires vindictes du Moyen âge contre le peuple des déicides, se retournent maintenant contre nous ; les descendants des ancêtres jugulés triomphent et, sortis du ghetto, ils y ont, à leur tour, enfermé les catholiques, car enfin, ils sont, ici, pour la plupart, parqués dans un lieu distinct, en ce quartier délabré, à deux pas du Mein !

Là, s’étend une place, bordée de curieuses maisons aux toits en dents de scie, en marches d’escaliers, en éteignoirs et qui fait songer, en moins intéressant et en plus petit, à la grand’place de Bruxelles ; c’est le Rœmer. L’Hôtel de Ville, très réparé et peut-être trop orné de statues glacées d’or, remonte aux âges germaniques de l’art ; il surgit, charmant, avec ses croisées géminées, ses portes ogivales, ses hauts pignons à redans. Ce qu’il apparaît amical, alors que l’on s’est échappé de la troupe alignée des bâtisses neuves !

En face, derrière d’antiques bâtiments, se profile une flèche rouge et, pour joindre l’église qu’elle surmonte, l’on s’engage dans les très anciennes ruelles du vieux Francfort ; on longe des constructions à bonnets aigus et à ventres qui bedonnent sur d’étroites sentes ; comme creusées en arrière des trottoirs, de mornes échoppes s’enfoncent et reculent dans l’ombre d’incomestibles légumes et d’inenviables viandes ; tout semble avarié et, sur la petite place où l’on aboutit au Dom, à l’église des catholiques, se révèle la mendicité de l’industrie religieuse, un misérable magasin où voisinent des Sauveurs défraîchis, des Madones décolorées, des saints Joseph déteints. Il y a, dans la boutique, trois ou quatre statues, en tout ; c’est la panne de la dévotion, la dèche du culte ; la saleté des ghettos éteints se ranime ici ; le bas de l’église est souillé de détritus de toute sorte ; il est évident que l’orgueilleuse cité se soucie peu de ces masures et de ces ruelles, qu’elle les tolère à titre de curiosité, jusqu’au jour où, l’agio s’en mêlant, les bicoques s’en iront dans les tombereaux à gravats et céderont la place à de nouvelles Banques.

Et l’on tourne autour de l’édifice, pour en découvrir l’entrée ; la vieille cathédrale, dédiée à saint Barthélemy et taillée dans le granit rouge, est maquillée et chenue ; elle a été brûlée en partie, en 1867, et restaurée ; l’extérieur rajeuni et la tour terminée d’après d’anciens plans sont médiocres, mais l’intérieur, refait de haut en bas, s’impose ; il n’est plus, à vrai dire, qu’un tronçon, il ne possède plus qu’un bout de nef ; seuls l’abside et le transept subsistent, mais combien ce moignon de nef est exquis avec ses piliers d’un vert pâle, blasonnés d’armes alternées, l’aigle noir à deux têtes et les deux clefs d’or en sautoir ; d’antiques pierres tombales et de vieux monuments d’évêques se dressent encore le long des murs rouges qu’éclairent des fenêtres d’un gothique flamboyant ; les autels sont expertement imités des anciens ; des retables modernes, de bois doré, suggèrent d’un peu loin et dans l’ombre la réelle image de ceux que l’âge ou le feu a détruits et si l’on s’attarde à regarder ces simulacres, l’on doit convenir que les architectes et que les prêtres allemands connaissent beaucoup mieux l’archéologie que nos rapetasseurs diocésains et nos curés ; ici et dans toutes les autres villes, ils savent concilier le détail et l’ensemble, sauf pour les verrières qui sont aussi dépravées que les nôtres ; les autels, les fonts baptismaux, les chaires sont fabriqués d’après le style précis de la chapelle qui les acquiert ; l’image de saint Christophe émerge comme jadis des murailles, en des fresques colossales près des portes ; rien n’est omis ; l’exécution n’est pas toujours confondante, mais elle est très supérieure à celle de nos fabricants d’articles pieux ; on cherche au moins, en Allemagne, à vous susciter l’illusion d’une chose propre et à ne commettre, en tout cas, aucune hérésie d’art. Sommes-nous, mon Dieu, assez loin, en France, de ce concept !

Le musée, lui, est situé de l’autre côté du Mein. Francfort, sous la poussée grandissante des affaires, a sauté par-dessus le fleuve auquel le relient de larges ponts et il commence à s’étaler en de pompeux quartiers ; on construit de toutes parts dans la plaine et l’on retrouve derrière les cages des échafaudages et les blanches fumées des plâtres, les colonnades, les frontons, les dômes en scaphandre, de la vieille rive ; là, sur le bord de l’eau, dans un bâtiment de style officiel, d’une laideur que n’atténue point le misérable décor d’un jardin neuf, s’entassent des merveilles.

On monte des escaliers, on se heurte à des portes closes ; pas de concierge ; il semble que le palais soit vide quand jaillit, d’une boîte, un homuncule à lunettes, un criquet poilu qui parle vaguement le français et nous fait savoir qu’il est deux heures moins cinq, que le musée n’ouvre qu’à deux heures et il vous invite, en conséquence, à redescendre et à attendre en bas, où il viendra vous chercher, que l’heure sonne.

On lui répond en vain qu’au lieu de s’infliger ce dérangement, il pourrait vous laisser, ici, dans ce vestibule ou vous introduire dans les salles, d’autant qu’à force de discuter, les cinq minutes s’écoulent ; mais non, la consigne est formelle ; l’on n’insère la clef dans la serrure que lorsque le visiteur est absent et que le dernier coup de l’horloge s’est tu.

Cette collection Staedel renferme, ainsi que la plupart des autres musées, des tableaux de toute origine, de toute provenance ; la réunion des petits maîtres flamands y est d’un éloquent aloi, mais elle ne vous apporte pas, lorsque l’on connaît les musées de la Hollande et des Flandres, une note neuve. La joie commence vraiment dans les salles désertes des Primitifs où un très beau Roger Van der Weyden et un Tierry Bouts, d’irréprochable valeur, vous retiennent. Une admirable Vierge de Van Eyck, la seule de lui que j’aie vue, dont le visage soit distingué et fin, une Vierge allaitant l’Enfant dont la main presse une pomme, mérite aussi qu’on l’adule, mais… mais… deux œuvres incomparables, uniques chacune en son genre, deux œuvres d’une saveur particulière, jamais goûtée jusqu’alors, magnifient ce musée et justifient le voyage.

Une tête ou plutôt un buste de jeune fille de l’École Florentine du XVe siècle.

Une Vierge serrant dans ses bras l’Enfant Jésus qui tette, du maître de Flémalle.

Mal placée sur un coin de cimaise, dans une salle péniblement éclairée, la tête de la jeune fille vous étreint, dès qu’on la regarde, de ses yeux prometteurs et menaçants. Son costume, comme sa physionomie délicieuse et méchante, déconcerte. Le milieu du front est ceint d’une ferronnière sertie d’un saphir entouré de perles ; le haut disparaît sous un bandeau d’un bleu d’hortensia et la tête est, au-dessus de ce bandeau, enveloppée d’une sorte de turban blanc aux plis lâches que cerne une couronne de buis d’un vert noir ; de cette étrange coiffure tombent de longs cheveux tressés d’or ; ils ondulent et se tordent, donnent l’illusion d’une cotte d’armes qui se démaille et cette crinière fulgurante est si singulière que l’on s’approche pour s’assurer que ces cheveux étonnants en sont ; vus de près, ces fils d’or sont en effet des cheveux patiemment réunis à quelques-uns et qui frétillent, en s’effilant du bout, sur la poitrine à peine recouverte d’une écharpe rejetée sur l’épaule, laissant à nu un sein dur et petit, un sein de garçonne, à la pointe violie ; l’autre transparaît sous une chemise qui descend, n’abritant qu’une partie du corps et, dans le ravin de cette gorge brève, pend un bijou massif, une croix pectorale, incrustée de pierres opaques, de gemmes d’un rouge sourd. Ce bandeau d’azur, ce turban, ces linges et un manteau d’un vert lumineux et placide qui s’entrevoit derrière les bras coupés par le cadre, c’est tout l’habillement de la jeune fille.

Et elle vous dévisage, défiante et mauvaise, de ses splendides yeux d’un blond de thé qui se fonce ; le nez est droit, et fluet, la bouche exquise et menue, plissée par une petite moue ; dans la main droite, aux doigts allongés mais épointés du bout, aux ongles rognés courts, elle tient un bouquet de fleurs jaunes, roses et violettes, un bouquet composé de trois marguerites, d’une ancolie et d’une anémone.

Cette main dont la paume s’aperçoit, un peu renversée sur le poignet, montre une ligne de vie médiocre et les signes d’une imagination développée dans un sens pratique ; au point de vue de l’art de chiromance, elle est perverse et elle est prudente ; elle a les instincts d’une âpre bourgeoise ; elle est vicieuse mais elle l’est sans perdre jamais la trémontane ; elle est une vaurienne intéressée et sans grandeur.

Ce bouquet de fleurs, elle vous le présente, mais elle semble dire : prends garde si tu l’acceptes ; la menace est visible ; l’offre est comminatoire, l’amour est sans lendemain ; le spasme se prolonge en un râle d’agonie près d’elle.

Qu’est-ce que cet être énigmatique, cette androgyne implacable et jolie, si étonnamment de sang-froid quand elle provoque ? elle est impure mais elle joue franc jeu ; elle stimule mais elle avertit ; elle est tentante mais réservée ; elle est la pureté de l’impureté « puritas impuritatis », selon l’expression de Juste Lipse, elle est en même temps l’instigatrice de la luxure et l’annonciatrice de l’expiation des joies des sens ; d’autre part, elle est certainement un portrait car l’on ne crée pas une fillette si parfaitement vivante sans un modèle ; mais quel artiste alors a peint ce chef-d’œuvre, car cette peinture se détachant, claire, sur un fond noir, est admirable ; le dessin est incisif et très souple, d’une force extraordinaire sous son apparente grâce ; la couleur resplendit d’un éclat inaltéré, semble soudaine ; les plus grands portraitistes de tous les âges n’ont pas serré la nature de plus près et mieux rendu la vie discrète du sang dans les réseaux du derme ; nul surtout n’a mieux reproduit l’âme d’un regard dont l’acuité est telle qu’il vous poursuit au travers des salles et vous ramène quand même à lui ; on le sent dans le dos où qu’on aille et les plus belles œuvres du Musée ne paraissent que des peintures, au sens strict du mot, en comparaison de celle-là qui va plus loin, qui est autre chose, qui pénètre, pour tout dire, dans le territoire de cet au-delà blâmable dont les dangereux anges de Botticelli entrebâillent parfois les portes.

L’auteur de cette sorcellerie est inconnu ; l’on a cru devoir cependant ajouter à ce panneau attribué d’abord à Albert Dürer, puis catalogué sous la rubrique école florentine du XVe siècle, un nom, celui de Veneziano.

Sur quelles preuves s’authentique cette provenance ? je l’ignore ; d’abord, de quel Veneziano s’agit-il ? car ils furent nombreux, en Italie, les peintres qui accolèrent à leur nom patronymique ce surnom d’origine — Lanzi en compte pour sa part, plus de onze ! — Il n’est évidemment pas question ici d’Antonio ou de Lorenzo qui vécurent au XIVe siècle, ni de Bonifacio qui œuvra dans les premières années du XVIe. Resteraient alors parmi les Veneziano les plus célèbres Donato, Domenico, et Bartolomeo qui peignirent, l’un dans la deuxième partie, l’autre dans la première moitié du XVe siècle, le troisième, un peu plus tard, après 1500.

Or, la peinture de Donato, telle qu’on est présumé la connaître, n’a rien à voir avec celle-ci ; l’on pourrait tout ou plus relever une parenté d’âge, car ce panneau me paraît dater non du commencement du siècle, mais de sa fin.

Quant au Domenico, il ne subsiste aucune œuvre certaine de lui que l’on puisse rapprocher du portrait de Francfort. Les types de son seul tableau dont l’authenticité soit sûre, la Vierge et l’Enfant de la galerie des Uffizzi ne ressemblent en rien à celui du musée Staedel. Il est impossible d’ailleurs de juger l’art du Domenico à Florence, puisque Vasari nous déclare que, de son temps même, le coloris en était si altéré qu’il n’en pouvait parler.

Enfin, aucun document, aucune présomption même qui puisse sembler valide, ne permettent d’assigner ce panneau à Bartolommeo di Venezia, à cet artiste vagabond que l’on sait avoir travaillé en 1505 à la Cour de Ferrare.

En fait, si l’on y réfléchit, la première attribution donnée à cette œuvre par M. Thode et reprise depuis par M. Téodor de Wyzewa, pourrait être, jusqu’à un certain point, plausible. Ce tableau serait d’Albert Dürer.

Il est bien certain que si je me reporte à d’autres ouvrages de ce maître, si je considère, par exemple, ses « Joueurs de fifre et de tambour » du Musée de Cologne, je dois bien convenir que cette peinture claire, lisse, très décidée, n’est pas sans analogie avec celle de la Florentine du Mein. Si je recense, d’autre part, quelques-uns de ses portraits, je trouve encore de vagues similitudes et de lointains rapports entre eux et celui de l’androgyne de Francfort, notamment dans le portrait de la collection Felix de Leipzig, qui nous montre un jeune Albert Dürer tenant à la main une fleur et nous dévisageant d’un œil énigmatique, dur et méfiant.

Mais… mais… malgré tout, l’on ne découvre pas dans l’œuvre toujours un peu lourde et en même temps un peu sèche, de ce peintre, un tableau d’aussi désinvolte et d’aussi large facture, un tableau surtout qui dépasse, comme celui de l’Institut Staedel, les limites des couleurs et des lignes, qui soit plus que de l’art pictural, proprement dit. Bien qu’il ait séjourné à Venise, Dürer n’a pu s’assimiler l’âme en putréfaction de l’Italie de son temps. Il fallait un italien, vivant à la Cour de Rome et fort dépravé lui-même, pour réaliser ce chef-d’œuvre de la Perversité tranquille. Ce tableau sent sa caque d’Italie si fort, que son origine allemande se controuve.

Sa filiation continue donc à demeurer douteuse ; mais si le nom de Dürer ne s’impose point, celui de Venoziano ne se justifie pas davantage. N’eût-il pas été dès lors plus sage de ne rien innover et de respecter cet anonymat dont la manie allemande de tout classifier maintenant ne veut plus.

Mais cette discussion ne nous aide pas à comprendre la signification de cette figure. Pourquoi cette couronne de buis et ces fleurs ? ont-elles une acception particulière ? permettent-elles de deviner les desseins du peintre ? non, car le symbolisme n’est ici d’aucun secours. Ce buis qui ceint si bizarrement le turban de la coiffe n’apporte, par les allégories qu’il pourrait exprimer, aucun renseignement utile. Il fut dédié par le Paganisme à Cybèle parce qu’il servait à confectionner les flûtes dont les cris stridents célébraient les fêtes de cette déesse — et, dans la symbolique chrétienne, il spécifie tour à tour la verdeur de la foi sincère, les riches et les saints.

Et nous ne sommes pas avec ces explications plus avancés qu’auparavant ; il en est de même des fleurs. L’anémone personnifie la Vierge, la marguerite avère la pureté ; quant à l’ancolie, elle simule, dans la langue populaire des plantes, la folie, à cause de la ressemblance que présente, avec la marotte des fous, sa fleur.

Ajoutons que les propriétés de ces plantes ne nous décident point ; la marguerite est inoffensive ; le sue rubéfiant de l’anémone figure dans le codex de la pharmaceutique moderne et l’ancolie est inscrite dans le formulaire magistral des homœopathes ; mais ces fleurs ne sont pas, à vrai dire, délibérément vénéneuses ; elles n’attestent pas, réunies telles qu’elles sont, un signe de danger et ne nous apprennent rien sur les projets de celle qui les offre.

Ce n’est donc pas dans les détails mais dans l’ensemble même de l’œuvre qu’il faut chercher la solution de l’énigme. Y réussit-on ? pas davantage. À examiner cette physionomie, à la scruter de près, l’on vient à penser qu’elle a l’air d’une sybille avec cette coiffe qui fait, en effet, songer à certains portraits de ce genre de prophétesses. L’on pourrait également augurer, si la couronne était de verveine ou d’ache, que ce visage serait celui d’une jeune sorcière, mais l’androgyne de Francfort tient encore plus de la princesse de théâtre et de la courtisane. Son signalement est contradictoire et se dément ; tous les essais que l’on tente pour établir son identité sont vains ; mais elle nous autorise, par cela même, à nous complaire dans des rêveries et à divaguer en de fantaisistes recherches devant elle.

Un fait est certain, elle vécut, pendant la Renaissance, dans cette Italie qui fut alors l’auge de toutes les luxures, le réservoir de tous les crimes ; l’état des minuscules provinces régies par des despotes dont le sadisme s’exerçait en d’amoureux supplices, était effroyable ; tous se battaient, mettaient à sac avec leurs troupes de condottieri les campagnes et les villes ; mais le triomphe de la scélératesse, l’apothéose de l’ignominie était au Vatican.

Des papes se succédaient, turpides. Le calice qui servait d’urne pour les bulletins de l’élection pontificale, transélémentait l’être humain dont le nom en sortait en un véritable démon ; c’était la transsubstantiation opérée par la voix d’un Conclave, une messe noire d’une espèce spéciale, la grand’messe de la Simonie. Sixte IV, Innocent VIII étonnèrent le monde par leurs fourberies et leurs forfaits, mais à la mort de ce dernier, ce fut l’explosion des forces concentrées du vieil Enfer. À force de marchandages et de brigues, Rodrigue Borgia fut élu et celui-là, sous le nom d’Alexandre VI, se dressa, tel que le prototype de Satan, au-dessus de Rome ; l’on put croire à l’incarnation d’un Contre-Messie, à la naissance d’un Antéchrist.

Et nous voici très probablement arrivés à l’époque où fut peint le tableau de Francfort. Il est le contemporain des Botticelli, des Fra-Filippo, des Ghirlandajo, des Pérugin. Il y avait beau temps alors que l’art vraiment mystique était mort. La Renaissance avait remplacé l’inspiration chrétienne par le concept charnel du Paganisme. Le saut en arrière avait eu lieu, et pour l’art et pour les mœurs. Aux colères parfois brutes, aux vindictes courtes et pressées, à la foi juvénile, à la ferveur des grands enfants, des âmes simples du Moyen Âge, s’étaient substitués le courroux attentif et méchant, le besoin de faire souffrir, le désir de la vengeance préparée de longue main et lentement dégustée. De son côté, l’amour paraissait fade s’il restait naturel et ne franchissait pas le degré permis des parentés ; et encore fallait-il, pour en relever le goût, le faire macérer dans une saumure de poisons, dans une sauce de sang. En se raffinant, la scélératesse de l’Italie s’était accrue. Quant à Dieu, il continua d’exister pour donner une raison d’être au Pape. Il ne compta plus que dans les cérémonies de l’Église, qui servaient à maintenir le prestige endommagé des Pontifes. Maintes fois, certainement, à Rome, dans les consistoires des cardinaux, Jésus put se croire encore à Jérusalem, dans le sanhédrin des princes des prêtres et des scribes ; et le fait est que, ne pouvant le crucifier à nouveau, ils se vengèrent sur la chair très pure du Sacrement, en célébrant, au sortir de leurs orgies et de leurs meurtres, des messes indignes.

En somme, un autre monde était né, avec la Renaissance, dans les langes déterrés de la vieille Rome et les tableaux commandés par des Papes plus épris des Bucoliques de Virgile et des gaudrioles d’Horace que des hymnes de leur bréviaire, allièrent le plus indécent mélange de Vénus et de la Vierge, des Amours et des Anges ; la mythologie se confondit avec la Bible ; la Vénus de Botticelli, du musée de Berlin, pour en citer une, a la même physionomie, le même air languissant et navré que ses Vierges ; c’est la même femme : un seul modèle a posé pour la mère du Christ et pour la fille de Jupin ; ses anges sont des pages équivoques, tels que les appréciait le Pape Alexandre VI ; c’est d’un art exquis, mais savamment pervers dont le charme laisse à l’âme un arrière-goût, cette sorte de saveur âcre et sucrée que laissait dans la bouche la cantarella, la poudre à succession des Papes.

À rêvasser devant cette fillette de Francfort, si prête à délibérément méfaire, je songe forcément au Pape Alexandre VI, à cet espagnol, père de nombreux enfants dont un né de son accouplement avec Lucrèce Borgia, sa fille. Il était peu lettré mais affreusement lubrique ; traître et méchant, avare et cruel, il exhaussa encore l’infamie de son règne, en faisant brûler vif le seul homme vraiment admirable de son temps, le moine Savonarole.

Il fut complet ; et c’est en l’envisageant, c’est en me rappelant sa vie que le portrait de la jeune fille s’anime pour moi et s’éclaire. À défaut de documents, un détail, celui des cheveux, si spécial dans cette œuvre, me sert à m’imaginer que je la précise. Trois ans avant qu’il n’eût coiffé la tiare, Alexandre Borgia, qui était alors archevêque de Valence, se lassa de sa vieille maîtresse, la Vanozza Catanei, et, à près de soixante ans, il s’éprit d’une enfant de quinze ans, célèbre dans toute l’Italie par la magnificence de ses cheveux d’or, Giulia Farnese, dite Giulia la belle ; le frère de la petite s’employa comme entremetteur, reçut en échange le chapeau rouge, monta plus tard sur le siège de saint Pierre, régna sous le nom de Paul III et fut père d’un fils dont la scélératesse égala presque celle de César Borgia, le fils d’Alexandre VI, le monstre.

Quelle fut l’existence de cette Giulia, issue d’une illustre famille et qui commença la fortune politique des Farnese ? elle est, ainsi que la Vanozza dont elle suppléa les allégresses fanées dans le lit du Pape, restée à la cantonade de l’histoire. Peut-être aima-t-elle ce vieillard dont le Pinturicchio a peint le dégoûtant portrait.

Imaginez un crâne en forme d’œuf, plaqué de deux escalopes de veau en guise d’oreilles ; avancez entre les deux outres des joues un gros nez courbe relié par des rides très creuses à une bouche porcine et vous avez l’homme. Il n’était guère appétissant pour une femme et il demeurait quand même imposant par sa vigueur et sa haute stature. L’âge lui avait glacé le sang, mais il le réchauffait par des épices, le stimulait par les citrouilles au poivre et les venaisons, par des plats saupoudrés de safran et de gingembre, arrosés par les vins volcaniques de l’Italie, par les vins secs de l’Espagne. Tels étaient, en effet, les boissons et les mets préférés de ses repas et cette combustion d’un corps, alimenté par des aphrodisiaques, elle apparaissait dans ses yeux dont les flammes noires incendiaient les femmes.

On sait que, jouant le rôle d’un évêque, Giulia présidait avec Lucrèce, près du Pape, aux cérémonies solennelles de l’Église — le concubinat, d’un côté, l’inceste de l’autre — elle assistait également, après les offices, aux priapées et commandait à ces banquets où ce Vicaire du démon jetait à des courtisanes nues des châtaignes pour qu’elles se baissassent, afin de les ramasser, entre des flambeaux allumés, posés sur le marbre du sol. Elle-même, avec son corps de garçonne, pouvait prétendre aux alibis et varier, tout en restant femme, les menus du Pape.

L’on se figure aisément la carie de cette âme et l’on s’imagine aussi de quelle froide rouerie elle dut user pour louvoyer dans cette Cour où l’on risquait sa vie, chaque fois que l’on se mettait à table et où César Borgia exterminait, dans les bras même de son père, ceux des favoris du Pape qui le gênaient ou avaient simplement cessé de lui plaire.

Sa vie fut, en tout cas, agitée, comme celle de son maître. Au moment où Charles VIII envahit les États Pontificaux, elle prit la fuite et fut arrêtée avec son escorte, par un détachement français, près de Viterbe ; mais le roi de France, dont les sens fermentaient pourtant devant la pétulance des beautés italiennes, n’osa la voir et la rendit, moyennant rançon, au Pape. La fille aux cheveux d’or épouvanta les vices de ce libertin.

Est-ce elle dont nous contemplons, à Francfort-sur-le-Mein, l’image ? Rien ne le prouve et n’était ce détail si particulier de la chevelure et de la croix épiscopale pendue dans la rainure de la gorge, l’on pourrait affirmer qu’il n’existe aucun motif pour que cette effigie représente la jeune maîtresse du vieux Pape. Quelle qu’elle soit, elle n’en a pas moins l’âme d’une Giulia et elle en est une parente plus ou moins éloignée, avec sa mine pas bonne, son air défiant, son corps gracile et ses seins brefs ; elle est charmante et elle est malsaine ; elle dégage l’odeur vireuse des plantes à feuilles vertes, des plantes à craindre : elle est de coupe-gorge et elle est de vénéfice. Avec ses prunelles si glacialement claires et sa petite moue méchante, elle surgit, telle qu’une Circé, ne laissant aux amoureux qu’elle provoque que deux alternatives, celle de l’étable et celle de la tombe.

Dans la même salle, sur un mur voisin, est exposé un tableau célèbre de Botticelli, désigné sous le nom de Simonetta Vespucci, la maîtresse de Julien de Médicis ; ce portrait, très beau, du reste, est fade, sans au-delà, sans vie, en comparaison de celui-ci.

Malgré son costume magnifique, ses cheveux enroulés de cordons de perles et de rubans roses et surmontés d’une aigrette de plumes de héron, malgré le charme du visage, au front découvert, aux grands yeux, à la bouche voluptueuse, au nez long, qui serait aquilin s’il ne se retroussait, un tantinet, du bout. Simonetta a dans la physionomie quelque chose de hagard et de bête ; elle est jolie mais elle est vide, dignement accouplée d’ailleurs à ce bellâtre de Julien, qu’un portrait du Musée de Berlin nous montre sous l’aspect d’une sorte de François Ier, d’une fatuité extraordinaire et d’une suffisance de sottise rare. Simonetta en acceptant que ce soit elle, et l’on en peut douter, car une autre effigie du Musée de Berlin, qui la reproduit également de profil, n’admet avec celle-ci aucune ressemblance — est en présence de l’anonyme fillette de Francfort, pot-au-feu, bonne femme, sans phosphore et girofles, sans cantharides ; elle n’a même pas les ardeurs de la poitrinaire qu’elle fut de son vivant, car elle est grasse et douillette et le feu de ses prunelles est tiède.

Si nous récapitulons maintenant les indications de la carte routière des vices que décèle le panneau du musée Staedel, nous pouvons conclure que la pseudo Giulia résume, à elle seule, toute la férocité de la luxure et tous les sacrilèges de la Renaissance. Cette créature qui tient, je le répète, de la sybille et de la sorcière, de la courtisane et de la bayadère, concentre dans sa tenue, dans son regard, les infernales manigances des principats Italiens et de la Rome païenne des Papes. Elle est réellement plus qu’une femme, plus même que l’illusoire papesse Jeanne, l’incarnation de l’Apostoline à laquelle Lucifer, parodiant l’Évangile, a dit par trois fois : « Pais mes boucs ». Elle est celle qu’assistait dans les consistoires des cardinaux simoniaques, l’Esprit du Mal ; elle est un symbole, le symbole des hontes de la Papauté, le symbole échoué à Francfort, dans la ville même qui sonne aujourd’hui la curée de l’Église, entre les mains des Juifs.

Après la démone, sauvée de l’oubli, par l’immense talent d’un inconnu qui sut enclore, en un carré de peinture, les diaboliques séductions d’une très ancienne larve, la Vierge du maître de Flémalle resplendit, claire, elle aussi, sur la paroi voisine d’une autre salle.

Ici encore, nous nous trouvons en face d’un cas exceptionnel, en face d’une œuvre qui va plus loin que la peinture proprement dite et qui, au rebours de la petite satane florentine, nous transporte dans cet au-delà divin que si peu de peintres connurent. La critique d’art n’a presque plus rien à voir, avec elle ; la Vierge relève surtout du domaine de la liturgie et de la mystique. Sa place ne serait que dans une église, avec un prie-dieu pour s’agenouiller devant ; et le fait est que l’on a plus envie, en la regardant, de joindre les mains que de prendre des notes !

Mais d’abord qu’est ce maître de Flémalle dont j’ai déjà parlé, à propos d’une Nativité du Musée de Dijon, dans « l’Oblat » ?

Il y a de cela quelques années plusieurs chercheurs, entre autres M. Hugo Von Tschudi, Directeur de la « National Gallerie » de Berlin, furent amenés à préciser qu’un peintre flamand, d’une allure très particulière, avait vécu à Tournai, en même temps que Roger Van der Weyden, sous le nom duquel étaient cataloguées ses œuvres. M. Von Tschudi confronta divers tableaux de cet inconnu, classés dans des collections particulières et les Musées de Bruxelles, de Berlin, de Dijon et parvint à établir leur étroite filiation avec les deux volets d’un retable perdu, une sainte Véronique et une Vierge logées à l’institut Staedel de Francfort et provenant de la maison des chevaliers de Jérusalem, située à Flémalle, près de Liège.

Il désigna sous le nom de cette localité l’auteur de ces différents panneaux baptisé jusqu’alors de maître de Mérode, à cause d’une Annonciation que l’on avait reconnu lui appartenir et qui figurait dans la galerie de la comtesse de Mérode, à Bruxelles — et cette nouvelle appellation a prévalu.

La certitude que le maître de Flémalle n’est pas, comme le soutient encore un autre critique allemand, M. Firmenich-Richartz, Roger Van der Weyden jeune ne me parait pouvoir faire aucun doute. Malgré certaines ressemblances qui se rencontrent d’ailleurs chez presque tous les peintres de cette époque, les différences sont telles qu’en dépit de toutes les discussions, elles s’imposent.

Outre un type de Vierge très spécial et un Enfant Jésus, plus éveillé et moins gringalet et moins chétif que ceux de Roger Van der Weyden, certains choix de coloration dans les blancs, dans les bleutés et dans les gris, le parti-pris même du dessin qui se refuse aux trop volontaires allongements des corps et à la trop grande roideur des contours, de petits détails typiques, tels que les coiffes orientales de ses femmes et la bizarrerie de ses auréoles suffisent pour permettre de le classer, parmi les artistes de son temps, très à part.

Mais quel est-il ? des recherches opérées en Belgique par M. Georges Hulin, professeur à l’Université de Gand, il pourrait résulter que le maître de Flémalle serait un peintre du nom de Jacques Daret qui fut, en même temps que Roger Van der Weyden, l’élève d’un maître de Tournai, Robert Campin.

Ainsi que je le notais dans « l’Oblat », ce Jacques Daret, sur lequel les renseignements qui valent sont quasi nuls, aurait été employé aux décorations de la fête de la Toison d’Or et des noces de Charles le Téméraire ; et il y gagnait 27 sols par jour aux entremets. Il avait un frère également peintre, David, originaire comme lui de Tournai, qui fut son disciple et reçut, en 1449, le titre de peintre et valet de chambre, aux honneurs, de Philippe le Bon. Si nous ajoutons maintenant, d’après le chanoine Dehaisnes, que Jacques Daret, reçu à la maîtrise à Tournai, en 1432, fut nommé prévôt, le jour même de sa réception à la confrérie, et si nous mentionnons avec M. Georges Hulin qu’il dessina des cartons de tapisseries pour Jean du Clercq, abbé de Saint-Vaast, et tint un atelier d’enluminure où fut admis, en 1438, un élève du nom d’Éluthère Du Pret, nous aurons épuisé, je crois bien, la somme des plus importantes informations recueillies sur son compte, car je ne pense pas qu’il y ait à s’occuper des assertions fantaisistes consignées par M. Bouchot dans le catalogue de l’exposition des Primitifs français, au Pavillon de Marsan.

Voulant, à tout prix, inventer des Primitifs français, il affirme — sans fournir aucune preuve, du reste — que le maître de Flémalle relève de l’École d’Arras — et il ajoute qu’il a subi l’influence des artistes français, qu’il a vécu entre 1425 et 1450 dans l’Artois et qu’il est peut-être même venu à Paris.

L’on se demande de quels artistes français — lesquels étaient à cette époque des élèves ou des imitateurs des Flamands ou des Italiens — le maître de Flémalle a bien pu s’inspirer ? des enlumineurs qui illustrèrent les « très riches heures » du Duc de Berry, actuellement au musée de Chantilly, répond M. Bouchot.

Or, il a été, si je ne me trompe, démontré par M. Léopold Delisle que les miniatures de ce manuscrit étaient, pour la plupart, l’œuvre de Pol de Limbourg et de ses frères et je ne vois pas dès lors ce que l’art français peut bien avoir à démêler dans cette affaire, puisque les frères de Limbourg étaient non des Français mais des Flamands.

Mais laissons ces turlutaines patriotardes, et si l’assimilation de Jacques Daret et du maître de Flémalle est exacte — et jusqu’à nouvel ordre et en dépit d’une certitude qui fait absolument défaut — on peut cependant l’accepter, car elle est consentie dans le catalogue des Primitifs de Bruges par M. James Weale dont les travaux sur les Primitifs néerlandais sont, à l’heure actuelle, les plus certains, avouons qu’il devient facile d’expliquer les ressemblances que présentent les œuvres de Roger Van der Weyden et de Jacques Daret, puisqu’ils ont suivi, tous deux, les cours du même maître et ont exécuté des tableaux similaires, sur des données et d’après des procédés pareils.

Ce qui restait à connaître, c’est ce que l’un et l’autre ont emprunté au maître commun ; mais, ici, les preuves manquent. Aucun panneau ne subsiste de ce Robert Campin que nous savons simplement, d’après les registres de la Corporation de Saint-Luc, à Tournai, avoir ciselé et peint une châsse, en 1425, en cette année même où Roger Van der Weyden entrait dans son atelier, comme élève, puis, après avoir été banni, en 1432, pour une année, de la dite ville de Tournai, à cause, porte la sentence, « de la vie ordurière et dissolue qu’il menait depuis longtemps, lui homme marié, avec Laurence Polette ».

Peut-on présumer au moins que Van der Weyden et Daret, dans ces similitudes de certains personnages qui s’imposent, ont reproduit le type inventé par leur patron ? c’est fort possible. À cette époque le plagiat entre gens qui se considéraient tels que des artisans, n’existait pas ; l’on se prêtait tout naturellement une figure qui avait plu ; et cela est si vrai que le saint Joseph de la Nativité de Berlin a été, avec à peine une variante, repris par Memlinc dans son Adoration des Mages, de l’hospice Saint-Jean, à Bruges, et que je le retrouve également, avec le même visage, la même attitude, le même geste de la main abritant une bougie, dans la Nativité du maître de Flémalle, à Dijon. Que Memlinc ait pastiché Roger Van der Weyden dont il fut le disciple, cela se conçoit, mais où Roger Van der Weyden et Jacques Daret ont-ils copié leur saint Joseph ? l’ont-ils pris l’un à l’autre ou tous deux à leur maître, Robert Campin ?

Ce sont là des devinettes d’autant plus insolubles que s’il était avéré que ce type de Saint appartenait à Campin, l’on pourrait se demander si, de son côté, il ne l’avait pas acquis de son maître qui, lui-même, aurait pu l’imiter d’un autre et ainsi de suite. Le fait n’est donc à rappeler que pour témoigner combien il est difficile de juger les œuvres des Primitifs et d’assigner, en se basant sur l’attitude et la physionomie de certains personnages, tel tableau à tel ou tel peintre.

Et cette observation n’est pas inutile, je crois, à propos de l’artiste de Flémalle ; depuis qu’il a été découvert, l’on commence à lui attribuer tous les volets abandonnés, tous les retables orphelins des Flandres ; sa paternité s’étend plus que de raison et il devient nécessaire d’être défiant.

Ainsi, négligeant toute une série plus ou moins reconnue, voire même la descente de croix de l’Institut royal de Liverpool qui figurait à l’exposition de Bruges et n’était, au demeurant, qu’une peinture froide, aux contours gravés, ne m’arrêterai-je qu’à ceux de ses ouvrages qui, à cause même du type de la madone, de certains détails particuliers et surtout de la forme expressive du dessin et du choix des tons, sont pour moi résolument sûrs.

M’en tenant donc à la Vierge si personnelle de la collection de Somzée[4], toute en front et en nez, avec un visage osseux et court du bas, à la délicieuse Vierge du Musée d’Aix qui, en plus jeune et plus joli, sans ce côté de mégacéphale, lui ressemble, au tableau de Dijon, dans lequel je retrouve les traits et la coiffe de la Véronique de Francfort, je me dis que, tout en étant évidemment du même peintre, la Vierge de l’institut Staedel est tout à fait différente de ces autres peintures.

Elle varie, moins au point de vue de l’exécution et au point de vue de l’art qu’au point de vue de la piété, au point de vue de l’âme. Entre la Madone allaitant l’Enfant Jésus de la galerie de Somzée et la Madone allaitant l’Enfant Jésus du musée de Francfort, l’abîme est tel qu’il a fallu un coup de la Grâce pour le combler. À parler franc, il y a entre ces deux Vierges la différence qui s’avère entre une matrone pieuse et riche, très fière d’occuper un prie-dieu de choix dans son église et une sainte, vivant de la vie contemplative, dans un cloître.

Jusqu’ici, en effet, ses Vierges m’étaient apparues, ainsi que de fastueuses bourgeoises des Flandres, jouant la distinction, s’observant devant le visiteur et il résultait pour moi, de ce besoin d’attirer l’attention, une certaine afféterie, une certaine gêne ; c’était de la peinture à simagrées charmantes, de l’art frêle et maniéré, mais ce n’était, au demeurant, que de la peinture.

Or, ici, tout change. Cet homme si inférieur à Roger Van der Weyden, en tant que mystique, devient subitement son égal, le précède presque. Toute cette partie divine qui ne s’apprend pas, qui est hors et au-dessus des couleurs et des lignes, cette effluence de la prière, cette projection de l’âme épurée qui se fixe sur un panneau de chêne — et si l’on sait pourquoi, l’on ignore comment — jaillissent soudain dans le volet isolé de Francfort.

Ce n’est plus le Jacques Daret, appliqué et bizarre, rigide et pieux, c’est un autre homme, pris aux moelles de l’âme et qui s’élève dans l’ardeur de ses désirs au-dessus de lui-même, sur les cimes de la Mystique, en plein ciel.

Fut-il donc, avant que d’entreprendre ce retable, purifié par des peines intérieures, éprouva-t-il, en ses aîtres, le travail secret des Sacrements ? qui le saura ! — ce qui est certain, c’est que son art, resté jusqu’alors et peut-être après, à ras de terre, s’essora ; l’on peut presque suivre l’envol de cette âme dont l’image demeure conservée dans le miroir de son œuvre.

Il fallait, en effet, cet influx de la Grâce pour réaliser ce tableau qui est, en son genre, unique, car jamais la Maternité divine n’avait atteint cette grandeur familière ; jamais encore peintre n’avait plus douloureusement et plus délicatement exprimé, pour les années de l’Enfance du Christ, la souffrance de la Mère en attente d’un avenir qu’elle redoute, d’un avenir qu’elle sait.

C’est quelque chose comme le « Stabat Mater » de l’Enfance.

Cette Vierge, de stature naturelle, debout, l’Enfant en ses bras, se détache, dans un cadre tout en hauteur, sur le fond quasi-japonais d’une tenture d’un vermillon léger brodée, en un or pâli, d’étoiles de mer rayonnant dans des cercles et d’animaux fabuleux, au corps moucheté, à la face presque humaine, aux pattes onglées de griffes, au chef planté, en guise de cornes, de radicelles, des animaux mâtinés de fauve et de ruminant, des sortes d’hippocentaures léopardés, de bêtes héraldiques issues de la zoologie du Moyen-Âge et du blason.

Marie est drapée dans un ample manteau blanc, fleuronné, çà et là, d’un frottis d’or et vêtue, en dessous, d’une robe grise. Elle est assez étrangement coiffée de voiles tuyautés sur les bords et festonnés de petites ruches sous lesquelles rampe une épaisse torsade de cheveux dont le blond mouvant, tour à tour s’éclaircit et se fume. La tête est cernée d’une auréole, mais celle-là ne ressemble pas aux nimbes singuliers des Madones de la collection de Somzée et du Musée d’Aix dont l’une est un van d’osier et l’autre une gerbe de tiges d’or qui s’arrondit ainsi que la roue d’un paon. Celle-ci se compose simplement d’un cercle d’or, travaillé au repoussé et serti de pierres.

La figure est inouïe de souffrances refoulées et de tendresse contenue ; les yeux, ouverts en boutonnière, un peu retroussés dans les coins, sont baissés ; la bouche fraîche est close, le menton, gras et charmant, se troue d’une fossette, mais tous les mots s’évaporent ; nul ne peut exprimer l’adorable bonté de ces lèvres et l’inconsolable détresse de ces grands yeux.

Elle n’est nullement incorporelle, ni émaciée, ni filisée, telle que tant de Madones de Primitifs ; elle est grasse et elle est forte ; elle n’est pas non plus une jeune fille, mais bien une jeune mère et le sein mol et gonflé de lait dont l’Enfant tient la pointe dans sa bouche, n’essaie pas de donner le change et de restreindre la faconde de la maternité, en la ramenant au laconisme des vierges, à l’élégante concision des attraits neufs.

Elle est une vraie femme, très jolie, très noble, malgré la robustesse de sa complexion, très patricienne par la finesse de ses traits et la svelte maigreur de ses longs doigts.

Le peintre n’a donc pas sacrifié au procédé d’un amenuisement facile pour suggérer l’idée de la Divinité ; il n’a pas éludé les proportions terrestres des contours et, tout en demeurant le réaliste le plus exact, il n’en a pas moins réussi à peindre une femme qui, n’eût-elle aucun halo autour du chef et aucun Enfant nimbé dans les bras, ne peut être une autre que la Vierge Mère, que la Corédemptrice d’un Dieu.

Certes, il semblait qu’après cet admirable Roger Van der Weyden dont la Vierge de la Nativité de Berlin et la Vierge en prière du polyptique de l’hôpital de Beaune sont des êtres vraiment célestes, tout était dit et que la peinture mystique serait à jamais réduite à se répéter, sans monter d’un coup d’aile plus haut ; mais non, ici elle plane à des altitudes plus élevées peut-être ; en tout cas, la même grandeur surnaturelle s’atteste et elle est obtenue avec plus de simplicité s’il se peut et moins d’effort. La mélancolique grâce des Vierges de Memlinc suppose également l’âme d’un artiste avancé dans les voies de la Perfection, mais, lui, me paraît, en comparaison, plus féminisé, plus usant d’artifices, plus pieusement roué, si l’on ose dire.

Et le curieux, c’est que — dans ses autres œuvres — le maître de Flémalle est justement celui que l’on pourrait, bien plus que Memlinc et surtout que Roger Van der Weyden, accuser de maniérisme et de ruse !

La vérité est que nous sommes, avec ce tableau de Francfort, en face d’un cas isolé, dans un ensemble à peine connu et que cette Madone se rapproche plus que celles de la collection de Somzée et des musées de Dijon et d’Aix, des Vierges de Roger Van der Weyden. Ne serait-il pas, dès lors, imprudent de comparer ces peintres entre eux et de conclure ?

Mais au fait, cette Vierge et ce bambin éveillé et charmant dans sa longue robe bleue et qui, entendant du bruit, s’interrompt de téter, tandis que la Mère le serre plus étroitement contre son giron, comme si elle n’ignorait pas le sens de cette rumeur de l’avenir qu’il écoute, à quel moment de leur vie le peintre les a-t-il représentés ?

L’immense tristesse de Marie est celle d’une Vierge des mystères douloureux.

Des mystères douloureux de l’Enfance, alors ; l’on en compte trois : la prophétie de Siméon, la fuite en Égypte et l’absence des trois jours, consignée dans l’Évangile de saint Luc.

Or, au moment où nous sommes, Jésus est assez âgé pour que la visite de Siméon soit depuis quelque temps déjà un fait accompli ; et il n’est pas néanmoins assez grand pour cheminer seul et aller prêcher dans le Temple ; la scène se précise donc ; l’instant choisi par le maître de Flémalle est celui qui précède le départ pour l’Égypte. Peut-être alors la fille de Joachim se trouve-t-elle encore dans cette grotte que les Légendaires du Moyen Âge nous dépeignent, parée des somptueuses tentures laissées par les Rois Mages et tapissée, de même que dans ce tableau, de touffes de marguerites et de violettes, de toute une carpette de très douces fleurs.

Ce qui est, en somme, certain, c’est qu’en étreignant si ardemment son Fils, elle songe aux futures années dont la venue la désespère.

Elle fut, en effet, pendant toutes les heures de son existence, Celle qui attendit les catastrophes ; elle vécut sous l’emprise de l’idée fixe et il faut vraiment que l’attente d’un malheur que l’on sait inéluctable soit l’un des plus atroces supplices que puisse subir la nature humaine, puisqu’il fut celui infligé à notre Mère ; et elle n’eut, en ce genre de martyre, aucun répit. Quand le sacrifice du Calvaire fut consommé, elle repartit dans la voie têtue des larmes ; elle dut encore attendre ici-bas que la mort consentît enfin à la réunir à son Fils.

Notre-Dame de l’Attente, ne serait-ce pas le titre réel de cette œuvre ?

Dans ce panneau de Francfort où la vie de Jésus s’annonce à peine, ne voit-elle pas, au loin, sa marche lente aboutir à ce mont sur le sommet duquel se dresse l’arbre à deux branches qui a perdu ses autres rameaux et toutes ses feuilles et qui pousse cependant, quand même, au milieu et au bas de son tronc sec et au bout de chacune de ses deux branches mortes, des fleurs de blessures, des touffes de sang ?

Si nous raisonnons humainement, l’acuité de la torture de Marie fut effroyable, car il n’était pas un épisode de l’enfance du Messie qui n’aggravât en elle la certitude du malheur, qui ne ravivât la plaie.

La profession même de charpentier qu’exerçait Joseph semblait choisie pour lui susciter le permanent rappel de ses maux ; lorsque, par esprit d’imitation et pour s’amuser, l’Enfant s’apprenait à planter des clous dans des planches, ne se disait-elle pas que ce jeu se retournerait, un jour, contre lui et que ces clous s’enfonceraient dans ses pieds et perceraient ses mains ; la vision des bras tendus sur la croix ne s’imposait-elle pas aussi quand, Jésus, courant au-devant d’elle, les ouvrait tout grands pour l’embrasser, car le mouvement était le même. Pouvait-elle alors considérer comme inoffensive cette matière du bois qui obéissait à Joseph et les aidait à vivre ? ne savait-elle pas, en effet, qu’après avoir contribué dans l’Eden à parfaire l’égarement de la pauvre Ève, ce bois allait encore s’associer aux furies démoniaques des Juifs, en servant d’instrument de supplice à son Fils, lorsqu’il aurait grandi ?

Comment échapper à ces obsessions, puisqu’elle ne pouvait oublier l’implacable prophétie de Siméon ?

Il est impossible aussi qu’accablée par l’atroce fixité de ces visions, elle n’ait pas, quelquefois, et pour l’Enfant et pour Elle-même, souhaité que Jésus fût homme et que le moment de l’épouvantable échéance ne fût venu ; car enfin, elle savait qu’après sa mort, il ne pourrait plus souffrir et, si humble qu’elle fût, elle ne pouvait non plus ignorer qu’Elle-même, après avoir achevé sa tâche, le posséderait à jamais dans l’Éternité bienheureuse, trônant, radieux, à la droite du Père, loin de nos gémonies, loin de nos boues.

Et si Elle désira de la sorte et par amour la fin, elle dut renouveler son sacrifice et, patiente et résignée, regarder croître, pour ses bourreaux, l’enfant.

Cette Madone, si tendrement dolente, on peut lui prêter toutes les angoisses, toutes les transes…

Et quelle énigme encore que son exil, ici, à Francfort, dans le musée désert de cette cité qui l’abomine ! depuis qu’arrachée à son abbaye de Flémalle, elle fut vendue et transportée sur les bords du Mein, elle continue son stage douloureux entre les mains des Juifs. Elle subit le voisinage de l’inquiétante florentine et elles magnifient, à elles deux, l’institut Staedel devenu, grâce à leur présence, unique, en ce sens que nulle collection ne recèle ainsi les deux antipodes de l’âme, les deux contre-parties de la mystique, les deux extrêmes de la peinture, le ciel et l’enfer de l’art.

Et voici qu’à les contempler tour à tour, je suis tel qu’un homme que la tentation lamine. Les yeux de la pseudo Giulia attisent en moi les brandons inéteints de mes vieux vices, mais combien, malgré tout, je préfère rester près de la Vierge ; l’Ave Maria me jaillit des lèvres quand l’homuncule velu qui garde les salles et que mon trop long séjour devant les mêmes tableaux interloque, s’approche et m’apprend qu’il vend des reproductions photographiques des toiles de ce musée.

Certes oui, je veux acheter la Vierge de Flémalle, mais alors l’homme hoche la tête avec mépris et m’informe que celle-là n’existe pas, que personne d’ailleurs ne la demande et il m’offre, en échange, des Madones de Rubens et autres boyaudiers qui furent la honte religieuse des Flandres.

J’ai pris la porte ; me revoici dans l’énorme ville ; je suis sans courage pour errer encore au travers de ses squares et de ses rues ; puis son jardin zoologique n’a rien qui me puisse surprendre et, quant au style de son grand Opéra, je le hue ; je vais dans le seul endroit où je puisse encore songer en paix à l’admirable Vierge de Flémalle, à l’église.

La nuit est tombée, les voûtes se brouillent, les colonnes deviennent confuses. Quelques rubis suspendus piquent la nuit, en l’air. Ah ! la détente de cette cathédrale solitaire, si loquace dans son silence et si douce ! J’oublie Francfort. Je suis chez Dieu de même qu’à Paris. À peine une femme dont on ne distingue pas les traits passe-t-elle, de loin en loin, pour s’agenouiller et ajouter une ombre plus noire aux ombres du sol ; vraiment la grande Vierge blanche serait, à sa place, ici ; je la vois si bien, souriant à ces braves femmes qui sont, là, près de moi, à ses pieds !

Il faut pourtant s’arracher à son souvenir, car l’église va clore ; et comme un remerciement inspiré par Elle, une parole de bienvenue, la seule que nous ayons encore entendue dans cette capitale des Banques, nous est soudain adressée par une petite blondine de sept à huit ans qui s’approche de mon compagnon l’abbé et dit, en prononçant le latin à l’italienne :

« Laudetour Yesous Christous. »

La politesse de la gamine catholique, perdue dans le ghetto de ce coin de ville, nous a été au cœur. Ce salut, formulé dans la langue de l’Église, cette aumône prévenante jetée par une pauvresse à des gens dont l’indigence de sympathie ne s’est jamais mieux fait sentir, à l’étranger, que dans cette métropole de la Franc-Maçonnerie et ce douaire des Juifs, nous réconforte — et les avenues que nous devons traverser pour atteindre la gare paraissent maintenant d’une brutalité moins arrogante, d’un luxe moins lourd.


TABLE DES MATIÈRES

TABLE DES MATIÈRES

TROIS ÉGLISES



TROIS PRIMITIFS




ACHEVÉ D’IMPRIMER

LE 28 MARS 1908

SUR LES PRESSES DE

DARANTIERE, IMPRIMEUR À DIJON

POUR

PLON-NOURRIT & Cie, ÉDITEURS

À PARIS

  1. Qui de virgis fecit aurum,
    Gemmas de lapidibus
  2. Une magnifique reproduction photographique, du format grand in-folio, de ces tableaux de Colmar existe dans un volume que publie M. W. Heinrich, éditeur, Broglieplatz, à Strasbourg. L’œuvre entière du peintre est reproduite dans ce livre et commentée par une étude de M. Schmid, professeur à l’Université de Bâle.
  3. Deux médecins se sont occupés de cette figure, M. Charcot et M. Richet. L’un, Les Syphilitiques dans l’art, voit surtout en elle l’image du mal dit « mal de Naples » ; l’autre, dans L’Art et la Médecine, hésite à se prononcer entre une affection de ce genre et la lèpre.
  4. Cette Vierge, qui appartient maintenant à M. George Salting, a figuré aux Expositions des Primitifs de Bruges et de Paris.