Trois églises et trois primitifs/Saint-Merry


SAINT-MERRY



Saint Médéric ou saint Merry n’est pas un saint sur le compte duquel les renseignements abondent. Ce que l’on connaît de sa vie peut se résumer en quelques lignes. Entré à l’âge de treize ans, au monastère bénédictin de Saint-Martin situé près de la ville d’Autun où il naquit, il devint abbé de ce cloître, prit la fuite pour se retirer dans un désert et y mener l’existence des ermites, et fut ramené de force par l’évêque d’Autun, au milieu de ses moines. Il s’évada de nouveau avec saint Frodulphe, l’un de ses disciples et parvint près de Paris. Là, il découvrit, dans un petit bois, une chapelle dédiée à saint Pierre, bâtit une cellule dans son voisinage, et après y avoir demeuré pendant deux ans et neuf mois, il y mourut, le 29 août de l’année 700 et fut inhumé dans ladite chapelle. Et un point, c’est tout.

Vers la fin du neuvième siècle, un capitaine qui avait combattu, sous les ordres du comte Eudes, les Normands dont l’armée assiégeait Paris, Odo falconarius, Odon le fauconnier, fit construire sur la place de la chapelle, tombée en ruines, une église romane ; elle fut érigée en collégiale, baptisée sous le double vocable de Saint-Pierre et de Saint-Merry, puis ce dernier, peu à peu, à cause des miracles qu’il opéra, évinça l’autre et resta seul titulaire de cette église que l’on détruisit au xvie siècle.

Celle qu’on lui substitua et qui existe encore fut commencée en 1525 et achevée en 1612.

« En faisant les fondements de la neuve église, raconte le bon Gilles Corrozet dans ses antiquités chroniques et singularités de Paris », on trouva sous le grand autel, dans un tombeau de pierre, le corps de son fondateur, ayant des bottines de cuir doré aux jambes, lequel, sitôt qu’il fut touché de l’air, tourna en poudre. Son épitaphe était auprès, la date duquel pour la vieillesse, ne put être reconnue. Cet épitaphe fut engravé en une autre pierre qui est au milieu du chœur et contient ainsi :

« Hic jacet vir boniæ memoriæ, Odo falconarius, fundator hujus ecclesiæ. »

Et Corrozet ajoute : « Anciennement n’était qu’une petite chapelle en laquelle, dit Vincent historial, au cinquième livre, chap. iiijxxij, saint Merry trépassa. Son corps y fut enterré et y reposa deux ans et depuis, en l’an 1304, il fut levé de terre et mis en une capse d’argent en la même chapelle. »

D’autre part, le Calendrier historique et chronologique de l’église de Paris, pour l’année 1747, nous fait savoir que le compagnon du saint, saint Frodulphe que le vulgaire appelle saint Frou, décéda, lui aussi, à Paris et que son corps fut enseveli près de celui de son maître, dans l’intérieur de Saint-Merry.

En édifiant le nouveau sanctuaire, on eut soin de bâtir, au lieu même du caveau où gisait la dépouille mortelle des deux saints, une crypte qui subsiste encore ; mais elle n’a jamais détenu leurs restes qui furent exposés au-dessus du maître-autel, dans le chœur et enfermés dans un reliquaire dont les chanoines de Notre-Dame vérifièrent le contenu, en 1625. Ils y remarquèrent, en sus des ossements, un flacon auquel était jointe une cédule sur laquelle étaient écrits ces mots : « C’est une fiole de baume creu et la donna Messire Étienne Maupas, l’an 1339, le 25° jour de may. »

La châsse fut encore ouverte en 1793, mais, cette fois, par les sans-culottes qui s’empressèrent de jeter à la voirie et les pieux détriments et la fiole.

Il n’existe donc plus de reliques de saint Merry. En fait d’objets lui ayant appartenu, l’on peut voir, dit l’abbé Salmon, dans ses « Pèlerinages de Paris », le fragment d’une de ses chasubles ornée de dessins bizarres. Il est possédé par le trésor de l’église de Longpont.

Sauf la tour ogivale dans le bas mais dont les derniers étages arborent les pilastres et les cintres du xviie siècle, l’église actuelle est du gothique de la dernière période ; le portail principal s’étend sur la rue Saint-Martin. Il est difficile à saisir, en son ensemble, à cause du peu de recul que permet l’étroitesse de la rue ; percé de trois portes ogivales surmontées de crossettes et de fleurons, il n’a gardé de son ornementation primitive que des bribes mais d’aucunes, celles surtout de la porte de droite, méritent qu’on les loue.

Il y a là, en haut, tapis dans une torsade de feuillages, un chien et un lièvre qui se livrent à une éternelle partie de cache-cache et, plus bas, un joueur de cornemuse coiffé d’une sorte de lampion de déménageur, et qui regarde, accroupi, depuis bien des siècles, déambuler les petits-fils de ces Parisiens réunis pour le fêter, aussitôt qu’il naquit et qu’on le déposa dans le berceau préparé de sa porte.

Aujourd’hui tous passent et nul ne s’arrête devant lui. Il vit, dépaysé, survivant à de naïves sympathies qu’ont oubliées les âges.

L’on discerne également sur les chambranles des autres porches, des dragons qui descendent, en rampant, vers le sol, des bouts de marmousets destinés à servir de consoles, des arcades trilobées, des lierres et des vignes qui serpentent dans le creux des archivoltes.

Tout cela est demeuré plus ou moins intact, mais le reste est du toc et toutes les statues sont des faux.

Les douze grandes et les six petites qui remplissent les niches des trois portes, vidées par la Révolution, ont été fabriquées, en 1842, par Desprez et Brun ; les dix-huit figurines, placées sous les dais historiés de la voussure, en recul, dans le haut de la baie médiane, sont des moulages pris à Notre-Dame de Paris, de statuettes du xiiie siècle ; mieux eût valu, à coup sûr, reproduire des images du XVIe qui eussent été au moins en accord avec le style de l’église, mais il ne faut pas se plaindre, car l’on aurait pu imaginer pis, en commandant des sculptures neuves aux limousins médaillés de notre temps.

En tout cas, vieilles ou neuves, ces statues ont été si bien patinées par la crasse des poussières et par la boue des pluies, qu’à distance, avec un peu de bonne volonté, la confusion s’opère et que cette façade, noire et comme rongée, semble avenante pour tous ceux qu’exaspèrent ces basiliques modernes dont les murs ont la couleur des toiles écrues, aggravées parfois, par des couches multipliées de blanc.

L’église Saint-Merry longe d’un côté, au nord, la rue du Cloître, au-dessus de laquelle elle ouvre une fenêtre à meneaux flamboyants, que surplombe une meute de chiens de garde, veillant sur une ménagerie de chimères dont les bustes rigides qui avancent sur la chaussée versaient jadis de leurs gueules contournées des torrents de pluie.

Et ces douches que recevaient les passants étaient, je veux le croire, excellentes, sinon pour la santé des vêtements et le salut du corps, au moins pour le bien-être de l’âme. Ces aspersions étaient, en effet, un tonique contre la langueur du péché, un cordial interne, un réchauffant.

Nos pères connaissaient le langage symbolique des gargouilles. Ils les considéraient comme les images pétrifiées de ces princes de l’air dont parle saint Paul, comme des démons rejetés hors du sanctuaire et relégués le plus loin possible de son faîte, et tout en grelottant et en dansant sous la furie des averses dont ces monstres leur inondaient le crâne, ils faisaient sans doute un retour sur eux-mêmes, prenaient de saines résolutions, se promettaient d’échapper à l’emprise de ces Esprits de Malice, en s’épurant par la pénitence et la prière…

De l’autre côté, au sud, l’église a encore conservé quelques spécimens de son bestiaire infernal, mais c’est à peine si on les entrevoit, car le bras de son transept qui s’élève au-dessus de la rue de la Verrerie, est cerné par le presbytère et masqué par d’autres maisons. La grande fenêtre placée en face de celle qui se hausse sur la rue du cloître Saint-Merry est invisible ; l’on peut, tout au plus, apercevoir au-dessus des toits une pointe de fronton et deux tourelles, aux balustres résillés, servant de cages à quelques chimères.

L’intérieur est cruciforme ; la nef et le chœur sont entourés d’un bas-côté, bordé de chapelles qui communiquent entre elles par des portes en ogive, trouées dans des murs de refend. Des vitraux sur lesquels quatre des meilleurs verriers du XVIe siècle, Héron, de Parvy, Chamu et Nogare peignirent les vies de saint Pierre, de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste et de saint François d’Assise, certains fragments subsistent, dans la nef ; et des morceaux dépareillés ont été insérés, un peu au hasard, dans les croisées aux carreaux blancs et verts, losangés de plomb, qui ajourent actuellement les chapelles des bas-côtés.

Ce fut ici, comme à Saint-Germain-l’Auxerrois, comme presque dans toutes les anciennes églises, les chanoines du XVIIIe siècle qui saccagèrent les vitraux, sous le prétexte qu’ils éclairaient mal.

Sauf le chœur qui a été remanié, par eux, au XVIIIe siècle et une grande chapelle de l’invention d’un nommé Richard qui, en 1754, défonça trois chapelles gothiques pour y caser la sienne, l’intérieur de Saint-Merry est de style ogival, avec piliers en arc pointu, dénués de chapiteaux, fenêtres à dentelures flamboyantes, réseaux de nervures et clefs de voûtes armoriées. Celle qui s’épanouit, au-dessus du transept, ressemble à une cordelière de saint François ; elle court, se déroulant avec bouffettes, à plat sur la pierre, puis se laisse pendre, dans le vide, en un nœud ouvragé qui fut sans doute autrefois peint en azur rehaussé d’or.

La première impression, lorsqu’on pénètre dans la nef, est imposante. Le vaisseau jaillit d’un bond, avec ses murs, allégés par des vitres, dans les airs ; on respire la senteur d’une bonne, d’une vieille église, si placide, si recueillie, alors que l’on vient de quitter le vacarme commerçant de la rue Saint-Martin ; mais cette impression se fâche, si on lève les yeux et si l’on regarde, en haut, le fond de la nef et le maître-autel, car l’abside s’illumine de trois lames de verre dont l’aspect criard, dans cette atmosphère apaisée, détonne ; celle du milieu contient au-dessous d’un Père Éternel pour romance, un Christ dont la robe en chair d’orange sanguine est un tourment ; mais c’est surtout dans la lame de droite, que la scélératesse de couleur du verrier moderne qui les teignit, s’avère ; il y a là un Jésus, habillé de rouge groseille et de bleu de Prusse, debout devant une femme agenouillée dans du jaune de jonquille et du bleu de paon, qui est pour l’œil ce que seraient pour l’oreille des coups de pistons soufflés par des pitres éperdus, sur des tréteaux de foire.

Et au-dessous de ce tintamarre de tons, une gloire énorme de bois doré, crache, ainsi qu’un soleil d’artifice, ses rayons dans tous les sens et simule, si l’on veut, l’auréole d’un gigantesque Christ de marbre blanc, campé, depuis l’an 1866, au-dessus de l’autel.

Quant au chœur même, il a été, je l’ai déjà dit, complètement remanié au XVIIIe siècle ; les ogives ont été transformées en cintres, les parois des piliers revêtues de plaques de marbre, les unes grises, les autres du brun violacé des jujubes, toutes, vermicelées de blanc ; mais cet acte de vandalisme une fois commis, il faut bien confesser que, moins malchanceux que Saint-Germain-l’Auxerrois et que Saint-Nicolas-des-Champs, son voisin, Saint-Merry n’a pas eu ses colonnes avariées par des cannelures et que le décor qui le déforme est d’un aloi plus franc et porte, sans trop de réticences au moins, l’étampe curieuse de cette époque dont l’esthétique n’accoucha pourtant que d’un idéal de bourdalou et de guéridon.

Elle créa, en effet, des pièces d’ameublement charmantes, mais aucun siècle n’eut moins que celui-là le sens mystique ; et cependant, si l’on songe à la vulgarité de l’architecture et de l’ornementation contemporaines, l’on finit par s’estimer heureux de retrouver le sourire tourmenté de cet art de colifichets, dans une église.

Même d’un art réduit, comme ici, à l’état de bribes ! Il est vrai qu’à Paris, si nous pouvons le voir plus complet, il n’en est pas moins médiocre ; ce n’est toujours que du XVIIIe siècle de second ordre. Saint-Thomas-d’Aquin, par exemple, est une salle de théâtre, garnie de très réelles baignoires qui tournent autour de la scène, là où se dresse le grand autel ; son décor hésite, ne se livre pas, tente presque de donner le change en établissant un vague compromis entre une salle pour ballets et un sanctuaire. C’est une œuvre hybride, un oratoire de danseuses. Si l’on veut contempler un ensemble surprenant d’église du temps demeurée intacte et conçue pour l’unique plaisir de confectionner du joli et du futile, c’est à Mayence qu’il faut aller. Il existe, en effet, dans cette ville, deux chapelles, l’une surtout, placée sous le vocable de Notre-Dame, et située Augustinarstrasse qui sont les authentiques bijoux du Rococo, les petits Dunkerques de la Vierge. Tout y est : murs blancs, comme poudrés d’une fleur de riz et treillis d’or, grand autel avec baldaquin et couronne, culbutis de menus anges relevant des tentures de marbre autour de colonnes à chapiteaux ; grand orgue avec tribune, à ventre renflé, tel que celui d’une commode, orné d’amours joufflus et de cartouches parés d’instruments de musique, en relief, flûtes et tambourins, violons et basses ; plafond peint dans le goût de Tiepolo, chaire surmontée d’une gloire d’or dans une envolée de séraphins bouffis. Ce ne sont partout que roses pompons, que chicorées, que volutes, que pots à feux, que rocailles ; c’est le babil doré du bois, la minauderie des marbres, le tortillage des chandeliers, et les pimpantes afféteries des appliques ; cela sent la bergamote et l’ambre ; c’est pompeux et exquis, théâtral et léger ; c’est anti-mystique, autant que possible, mais combien ce boudoir façonné pour une Estelle céleste est supérieur à ces casernes divines et à ces pieuses halles, que les Ginain, que les Baltard, que les Ballu, que les Abadie, que tous les rhéteurs de la jactance monumentale moderne nous fabriquent !

Le décor de Saint-Merry ne peut se comparer à celui de la Notre-Dame de Mayence ; il est incomplet et grossier, il est mastoque ; mais cependant son chœur avec ses têtes d’angelots dorés, ses astragales et ses marbres, ses bronzes tarabiscotés et ses coquilles de Saint-Jacques évidées, intéresse ; l’on peut en dire autant de cette chapelle du Saint-Sacrement, creusée par le sieur Richard, à droite, près de l’entrée du grand portail. Elle est vaste et froide, éclairée en l’air par des toits en chapeaux de pierrot, par des toits blancs et pointus de verre ; mais elle a des tableaux et des statues qui suggèrent la même réflexion que le décor de la Notre-Dame de Mayence.

Leur art est discutable, mais c’est tout de même de l’art.

Au fond de cette chapelle, à laquelle on accède par trois arcades, se dresse un autel, avec fronton grec et colonnes corinthiennes filetées d’or au-dessus du tabernacle, une grande toile représente les pèlerins d’Emmaüs. Quand on pense à ce qu’un homme comme Rembrandt, a tiré d’un tel sujet, l’on demeure confondu devant ce tableau de Coypel. Imaginez, peint en une sorte de trompe-l’œil, un Christ accoutré d’une robe bleuâtre, assis devant une table, et esquissant un geste d’escamoteur, tandis qu’à droite, un individu penche sa tête sur cette table et qu’à gauche, un autre, à barbe blanche, le regarde, en rapprochant ses mains. Au premier plan, gravissant les marches d’un escalier, — car la scène se passe dans le vestibule d’un palais — un domestique, en caleçon rouge, monte les plats du souper. Enfin, au-dessus de ce Christ, au chef cerné d’une lueur de veilleuse qui fignole, un tourbillon d’anges plane dans les nuées rousses d’un plafond.

Cette toile nous montre tout ce que l’on voudra, sauf la scène des Évangiles. Sans le titre connu de l’œuvre, il serait impossible de savoir ce que signifie le geste du Christ.

Et cependant ce panneau de Coypel vous retient. Il réduit au rôle d’une anecdote mal contée, un passage magnifique des Écritures, mais, en revanche, il décèle sous l’apparence facile, presque frivole de sa couleur, une solidité de peinture que les artistes religieux de notre époque ignorent.

De même pour les anges sculptés par les frères Slodz, en haut relief, au-dessus de deux portes, l’un tenant, à gauche, les tables de l’ancienne Loi et, l’autre, à droite, le calice. Pas plus que ces petites têtes, à collerettes de plumes, des amours sans corps qui les entourent, ces anges ne sont de purs Esprits. Ils figurent tout bonnement de jeunes adolescents demi-nus et dont les élégantes draperies s’envolent ; ce sont des païens accorts et distingués et ils triomphent dans cette chapelle où, pour leur servir sans doute de repoussoir, l’on a installé quelques statues modernes dont deux, un saint Pierre l’Ermite et un saint Antoine sculptés, en 1842, par Évrard, sont cependant viables.

Voilà l’apport du XVIIIe siècle, dans l’église bâtie au XVIe en l’honneur de saint Merry.

Possédons-nous au moins tous les ornements dont cet âge dota l’église ?

Non, car Germain Brice nous donne une description de l’intérieur du sanctuaire, tel qu’il était de son temps, et il nous dit :

« On expose, les jours de fêtes principales, des tapisseries assez belles qui représentent la vie de Notre-Seigneur exécutées sur les cartons de Henri Lerembart, peintre du roi, dont les ouvrages avaient quelque beauté. »

Ces tapisseries ont disparu.

Il y avait aussi, ajoute-t-il, « une mosaïque en tableau qui représente la Vierge et l’Enfant, accompagnés de quelques anges ; ce morceau avait été rapporté d’Italie par Jean de Ganay, premier président du Parlement. »

Et il poursuit :

« À côté du chœur, près de la porte de la sacristie, on a construit un tombeau pour Simon Arnaud, marquis de Pomponne, mort ministre d’État ; la chapelle où ce monument se trouve est fort serrée ; et la quantité de figures et d’ornements qui y sont employés, ne produit pas tout l’effet que l’on pourrait désirer ; cet ouvrage est de Barthélemy Rastrelli, un Italien. »

Et il cite encore, comme inhumés dans cette église, Simon Marion, avocat général au Parlement et Jean Chapelain, « poète et bel esprit de son temps à l’Académie française ».

Les cendres de ces personnages ont été depuis longtemps dispersées et le monument du marquis de Pomponne est détruit ; reste la mosaïque qui a été transportée au Musée de Cluny.

Le bon Germain Brice professait les idées de son siècle sur le style gothique qu’il jugeait inutile et barbare. Aussi n’admire-t-il guère Saint-Merry qu’il exécute à la cantonade, déclarant pour tout éloge « qu’il est assez régulièrement distribué, mais triste et obscur et très malpropre ».

Venons-en maintenant à l’église même, telle qu’elle existe de nos jours. La description de la plupart de ses chapelles serait nulle ; les fresques qui couvrent les murs disparaissent dans l’obscurité, se voient à peine ; mais il ne faut pas regretter la prudence de cet éclairage, car il dissimule des œuvres qui ne nous apporteraient, au point de vue de la piété et de l’art, aucune aise. Les fresques de Chassériau qui parent l’oratoire de sainte Marie l’Égyptienne, sont molles et poussives ; elles ont été exécutées ainsi qu’un devoir commandé, sans plaisir. Quant aux autres panneaux plus visibles, tels que la Vierge bleue de Van Loo et la grande bâche de Marie Belle, « le sacrifice de réparation pour la profanation des saintes Espèces volées dans l’Église », elles gagneraient à s’effacer dans une bienheureuse pénombre, car cette Vierge est tiède et pourléchée et l’ouvrage de Belle, trempé dans la sauce d’une blanquette de veau, est, avec ses figures efforcées de prêtres à genoux, tendant la main vers une hostie et un ciboire renversé sur le sol, d’un dramatique pompeux et facile ; c’est du mélo de sacristie, de la sacerdotaille d’art.

En tout, trois objets, deux tableaux et un antique bénitier valent qu’on s’en occupe ; ils sont les seules pièces qui arrêtent, dans ce musée.

Le premier de ces tableaux est un portrait de Mme Acarie, placé au-dessus de l’autel qui lui est dédié sous le nom de la bienheureuse Marie de l’Incarnation. Ce portrait daté du xviiie siècle et dont l’auteur est inconnu resplendit au milieu des fades peintures de Cornu qui l’entourent. Cette image d’une femme un peu soufflée, au teint rose, vêtue de bure et contemplant une minuscule sainte Thérèse, apparue dans l’ovale rayonnant d’une auréole, nous rappelle que la fondatrice des Carmélites en France fut baptisée dans cette église, le 2 février 1566. Elle fréquenta Saint-Merry pendant toute son enfance, mais après son mariage, elle n’y vint plus régulièrement, car elle habita rue des Juifs, et son biographe Boucher nous apprend « qu’elle ne connaissait guère d’autre chemin que celui qui conduisait de sa maison à l’église Saint-Gervais, sa paroisse ».

Mais très supérieur au point de vue de l’art, à cette effigie que surtout la misère de ses alentours exalte, est un vieux panneau de bois peint, accroché à contre-jour, dans une chapelle voisine. Ce panneau, qui servait autrefois de devant d’autel, est un spécimen très curieux de la peinture française, italianisée, du xvie siècle.

Il exhibe, assise, une houlette à la main, sainte Geneviève, figurée par une petite princesse, aux cheveux blonds et ondés qui fait plus songer, à vrai dire, à une Diane de Poitiers qu’à une sainte entourée d’un troupeau de moutons parqués dans un champ cerclé de pierres plantées droites en terre, comme des dolmens bretons, et un chien noir, debout, les pattes sur ses genoux, quête une caresse, tandis qu’elle lit ses prières, dans un livre.

Au second plan, sur un fond de paysage dont les feuillages persillés et les donjons d’une ville s’enlèvent sur un ciel couleur de bistre, deux hommes courent après une femme, la sainte sans doute ; mais sa biographie ne nous fournit pas l’explication bien claire de cette scène.

Toujours est-il que cette œuvre un peu frêle est avenante et qu’elle mériterait d’être exposée de telle sorte qu’on pût, sans être obligé d’allumer un cierge, la voir.

L’on pourrait faire la même réflexion à propos du bénitier, qui s’examine malaisément dans l’ombre. Ce bénitier, en pierre blanche, du temps de Louis XII, porte les armes de France et de Bretagne, alliées aux insignes de la Passion ; les sculptures sont encore vivaces, dans leur relief cendré par la poudre des âges.

Reste enfin la crypte dans laquelle on descend par un escalier de quinze marches ; une bouffée de cave vous saute au visage quand on y entre.

On vacille dans l’obscurité et c’est à peine si le cierge qui vous guide vous laisse entrevoir une voûte basse à nervures retombant sur une colonne centrale ; les clefs sont sculptées de rosaces et les chapiteaux sont fleuris de vigne. Malheureusement tout est retapé et les murs, entre les colonnes de pierre qui s’y engagent, sont en fonte peinte, imitant des plis de rideaux ; pourquoi ce blindage de coffre-fort ?

Cette cave, dans laquelle on processionne, le jour de la fête de Saint-Merry, contient des autels de rebut, une vieille châsse requinquée de cuivre, une statue de la Vierge de la fin du XVIIIe siècle posée, dans un coin, par terre. Le seul objet valable est une antique pierre tombale, plaquée, à l’entrée, dans la nuit, contre une cloison. On a l’impression, dans ce cellier, d’être en un lieu de débarras où l’on entasse les objets détériorés ou qui ont cessé de plaire.

Telle est présentement l’église Saint-Merry. Plus heureuse que la plupart de ses sœurs de Paris, elle n’est pas isolée dans un milieu moderne et elle demeure en accord avec les très anciennes rues qui l’avoisinent et qui n’ont pas encore subi la stupide emphase des constructions en fer et en plâtre de notre temps. Il y a, là, autour d’elle, des ruelles délicieuses et infâmes, entre autres une certaine rue Taillepain que l’on retrouve, avec le même nom et avec la même forme, sur le plan de Turgot. Elle ressemble à une pipe, couchée sur le sol et sur le flanc ; le tuyau part de la rue du Cloître-Saint-Merry, en face de la grande fenêtre du transept, et le fourneau s’évase, en carrefour, dans la rue Brisemiche.

Cette rue Taillepain est un couloir bordé par des dos de maisons ; presque toutes sont privées de portes et n’ont que des fenêtres, démesurément carrées ou qui montent, alors, trop allongées, de guingois, encadrant, dans leurs liserés de pierres sales, des paysages dessinés avec de la poussière, sur d’invisibles vitres ; celles qui ont des entrées se contentent, en fait d’huis, de simples fentes, surmontées, à hauteur d’homme, de barreaux de fer ; l’on dirait de meurtrières de défense et de poternes d’attaque ; tout le quartier est misérable, mais il efflue un relent de vieille truandaille qui réjouit. Les sentes sont façonnées par des devants d’hôtel, noirs et gluants, qui arborent sur des écriteaux cette inscription : « On loge à la nuit » ; les boutiques sont obscures et partout des réflecteurs dépassent l’alignement des façades et s’efforcent de projeter un peu de jour dans les ténèbres des pièces. La majeure partie est occupée par des marchands de vin de dernier ordre, des bistros pour souteneurs, surtout par des magasins de rapetasseurs de chaussures, par des échoppes de vieilles bottes ; c’est le marché des ripatons usés !

La chaussée pue le marécage et des bords des trottoirs s’échappe une odeur qui tient et de l’eau de choux-fleurs et de la vase de marée ; quelques-unes de ces ruelles dont ni le nom, ni l’aspect, n’ont, depuis des siècles, changé, paraissent pourtant s’être à la longue désinfectées ; telle cette rue de Venise dont le bas jadis s’ouvrait en des boutiques qui étaient à la fois des taudis et des remises ; l’on y apercevait, dans la pénombre, un lit avec un thomas dessous et une dame centenaire, assise sur une chaise de paille, qui déterminait, par l’effort d’un engageant sourire, de profondes crevasses dans le plâtre mollet de sa face. Maintenant ces bouges appartiennent à des négociants des halles qui les ont mués en des resserres de légumes et de fruits ; en pleine rue, l’on y déballe des caisses et l’on y remplit des mannes.

Les étonnantes fenestrières qui habitèrent ces clapiers sont désormais éparses dans toutes les rues avoisinantes, ainsi que les juifs qui s’y livrent, eux aussi, au commerce des déchets. Ils pullulaient autrefois dans cette paroisse, dans cette rue des Juifs où demeura au xvie siècle Mme Acarie et ils avaient même, rue de la Tâcherie, une synagogue.

Ce fut dans l’une des rues de leur refuge, la rue des Billettes, qu’eut lieu, en 1290, le fameux miracle d’une hostie qui, après avoir été prise dans l’église de Saint-Merry, fut lardée de coups de couteau et ébouillantée par l’Israélite Jonathas ; cette hostie qui voltigea, sanglante, dans la chambre, fut recueillie par une femme chrétienne qui l’apporta au Curé de l’église Saint-Jean-en-Grève, où elle fut l’objet de pèlerinages auxquels la Révolution mit fin.

À l’heure présente, on célèbre encore un triduum et un office de réparation de ce sacrilège dans l’église Saint-Jean-Saint-François, qui a remplacé Saint-Jean-en-Grève, démoli en 1800, et dont une chapelle, retapée de fond en comble, exista jusqu’aux incendies de 1871 sous le nom de salle Saint-Jean, dans les bâtiments de l’Hôtel de Ville.

Pour en revenir à Saint-Merry, son clergé, plus heureux maintenant que celui du moyen âge, n’a plus maille à partir avec les filles follieuses et les ruffians. Les rues de cette paroisse étaient de celles que nos pères appelaient des rues « chaudes et mal famées » et d’interminables procès furent soutenus par le chapitre de Saint-Merry contre les tenanciers de ses bouges. Dans son Histoire de Paris, Félibien note un arrêt du 24 janvier 1388 aux termes duquel le prévôt Jean de Folleville enjoignit aux femmes publiques de vider la rue de Baillehoé, voisine de l’église. Celles-ci s’y refusèrent et le magistrat dut dépêcher des archers pour les faire sortir de force, et des maçons pour murer les portes de leurs maisons. Mais les propriétaires intentèrent un procès devant le Parlement et assignèrent le chevecier, le curé de la paroisse et les chanoines, arguant que le clergé n’avait pas besoin, comme il le prétendait, de passer par cette rue, lorsqu’il avait à porter le Saint-Sacrement aux malades, le chemin le plus court pour se rendre de l’église dans le quartier étant la grande rue Saint-Merry et non la sente de Baillehoé.

En 1424, le Parlement finit par donner raison au curé, mais les filles n’en persistèrent pas moins à résider dans la rue. Fatigué de ces luttes, le curé se vengea d’un tenancier de « bouticle au péché », en le faisant condamner par l’officialité à effectuer une amende honorable, un dimanche, devant la porte de l’église, comme coupable d’avoir mangé de la viande, un vendredi ; et le chapitre obtint, de son côté, que l’on débaptiserait la rue de son nom de Baillehoé auquel le peuple prêtait un sens obscène, et qu’on la réunirait à sa voisine la rue Brisemiche.

L’on ne badinait point, du reste, dans cette paroisse, sur la question du maigre. Sauval raconte, en effet, une pénitence de ce genre qui fut infligée, le 18 juillet 1535, à deux personnes accusées du même délit, et qui durent s’humilier devant le porche de ladite église.

D’autre part, une note de M. Bournon, annexée à l’Histoire du diocèse de Paris de l’abbé Lebeuf, cite un arrêt du Parlement de 1366, relatif à un conflit de juridiction entre le Prévôt de la ville et les chanoines, à propos d’une certaine entremetteuse « mise en l’eschelle, trois fois et par trois journées, avec le chappel de feurre sur la tête, comme il est accoutumé de faire ».

Filles et prêtres se battirent donc, dans ce quartier, à coup de textes, pendant le moyen âge.

Et les gens d’Église se battirent, je crois bien, encore plus, entre eux.

Cela s’explique. Durant cinq siècles, il y eut deux curés à Saint-Merry, appelés curés cheveciers. Vers l’an 1000, il y en eut même sept, les chanoines de Notre-Dame ayant obtenu de l’évêque de Paris, le don de cette paroisse.

Le chapitre de Notre-Dame délégua alors sept chanoines ou bénéficiers qui furent chargés, chacun à son tour, pendant une semaine, du service du culte. En 1219, à la suite de la lâcheté de l’hebdomadier qui, en un temps de choléra, laissa mourir, par peur de la contagion, l’un des paroissiens sans sacrement, on décida qu’un seul et même curé serait chargé des fonctions pastorales ; puis on lui donna, pour l’aider, un autre curé. Ils travaillaient chacun une semaine ; plus tard, enfin, on leur adjoignit des vicaires.

Mais les chanoines implantés par le Chapitre de Notre-Dame à Saint-Merry n’en continuèrent pas moins de résider dans l’église ; et forcément leur présence gâta tout. Ils occupaient le chœur et y chantaient l’office ; c’était un inévitable conflit de chaque jour entre eux et le clergé auquel il était interdit de pénétrer dans ce chœur.

Ce fut, pendant des années, des combats à coups d’épingles ; puis, au moment où l’on bâtissait l’église actuelle, la fabrique acheta, pour agrandir l’abside qui ne pouvait s’étendre, faute de place, une ruelle allant de la rue Saint-Bon à la rue Taillepain. Aussitôt les chanoines partirent en guerre, déclarant que cette ruelle était à eux.

Ils engagèrent de tenaces et de lents procès contre les curés et la fabrique. On n’en vit la fin qu’en 1789. L’Assemblée Nationale mit tout ce monde de chicaniers d’accord, en convertissant l’église en une fabrique de salpêtre, puis en un temple du Commerce.

Mais si, remontant en arrière, à travers les temps, nous regagnons encore l’époque du moyen âge, nous devons constater, pour être justes, qu’il y eut mieux que des litiges en suspens entre chanoines et filles et chanoines et prêtres.

Au xiiie siècle, un saint fréquenta Saint-Merry, saint Édouard, devenu plus tard archevêque de Cantorbéry et alors élève en théologie à Paris ; il chantait, chaque nuit, avec le Chapitre, l’office des Matines et soignait les pauvres étudiants malades, vendant jusqu’à sa chemise pour leur procurer des remèdes.

Au siècle suivant, une autre célicole, Guillemette de la Rochelle, séjourna également près de ce sanctuaire. Le roi Charles V, qui connaissait la sainteté de sa vie et admirait ses révélations extatiques, voulut qu’elle vînt se fixer dans la capitale et il lui fit faire « un bel oratoire de bois à Saint-Merry ». Elle y vécut dans le ravissement, soulevée en l’air, souvent de plus de deux pieds ; et l’on pense qu’elle fut, après son trépas, inhumée dans l’église.

Le même roi Charles V instaura aussi, en l’an 1373, une confrérie de laïques de la paroisse, dont le but fut d’honorer plus spécialement la Mère du Sauveur. Cette dévotion se continua et, deux siècles plus tard, nous voyons que le moindre manquement qui se pouvait relever contre le culte de la Madone, était aussitôt réparé.

Lebeuf nous cite, en effet, cet épisode qu’il a lu dans les registres du Parlement de l’année 1530 :

« Comme il s’était commis des excès sur une image de la sainte Vierge peinte sur une maison proche de l’église, le Parlement ordonna, le 25 mai, que le clergé se rendrait processionnellement à cette image qui serait repeinte, pour y chanter les louanges de la Mère de Dieu. »

Enfin s’il y eut, pour femmes, des « bouticles au péché », il y eut aussi dans ce quartier, de pieux couvents de nonnes, des couvents aux règles très particulières, tel que celui des Bonnes femmes de Sainte-Avoye.

Cette maison avait été fondée en 1283, par Jean Séquence, chevecier de Saint-Merry et la Veuve Constance de Saint-Jacques, pour y recueillir quarante veuves, pauvres et âgées d’au moins cinquante ans. Elle était située en la rue Sainte-Avoye, qui s’est fondue depuis dans le courant de la rue du Temple.

Ce monastère était une sorte d’assemblée de béguines, aux ordonnances plus minutieuses et plus serrées ; il réalisait un compromis entre un béguinage et un couvent.

Voici l’existence que l’on menait dans ce petit cloître :

Lever à 5 heures du matin, en été, et en hiver, à 6. On commençait par réciter « les heures Notre-Dame, sept psaulmes et litanies et aultres heures de la Passion et du Saint-Esprit ; et les aultres qui ne savent lyre, n’y leurs heures, seront tenues dire trois chappeletz et autres menus suffrages qu’elles pourront scavoir ». Puis l’on entendait la messe et après, dit le règlement, « vous vous assemblerez pour assister à la besongne, à tel œuvre et vacation honneste dont vous pourrez aider et exerciter ».

Pendant ce travail opéré en commun, on faisait, durant l’espace d’une demi-heure, lecture de « quelque bonne histoire de l’Escripture sainte ».

À dix heures on dînait, l’on se récréait pendant 30 minutes, la cloche tintait et l’on reprenait le travail jusqu’à l’heure du souper, c’est-à-dire jusqu’à cinq heures.

Et à 9 heures on sonnait le couvre-feu.

La direction de cet institut était confiée aux cheveciers de Saint-Merry qui nommaient une maîtresse révocable à leur gré et une secrétaire plus spécialement chargée de l’entretien de la chapelle.

La fondation de Sainte-Avoye prospéra, puis déchut. En 1621, les bonnes femmes renoncèrent à leurs prérogatives ; elles firent don de leur monastère aux Ursulines de la rue Saint-Jacques et elles s’y incorporèrent, sous la règle de cet ordre, acceptant toutefois de rester sous la juridiction du curé de Saint-Merry et lui présentant, à l’église, en offrande, le jour de la fête de ce saint, chaque année « un cierge d’une livre auquel était attaché un écu d’or ».

Les derniers vestiges de ce couvent ont disparu en 1838, lors du percement de la rue Rambuteau.

Appartenaient encore au territoire de Saint-Merry, tel que le limite Lebeuf, la chapelle et l’hôpital de Saint-Julien des Ménétriers dont la façade s’ouvrait sur la rue Saint-Martin et dont le vaisseau s’étendait le long de la rue du Maure. Ils furent fondés au XIVe siècle, pour abriter et soigner les pauvres ménétriers en détresse dans la ville, par deux musiciens, lesquels, nous raconte du Breul dans son « Théâtre des Antiquités de Paris » « s’entr’aimaient et étaient toujours ensemble. Si un était de Lombardie et avait nom Jacques Grave de Pistoye, autrement dit Lappe ; l’autre était de Lorraine et avait nom Huet, le guette du Palais du Roy. »

Ces deux bâtiments furent dédiés à saint Julien, protecteur des voyageurs, et à saint Genès, mîme chrétien, martyrisé sous le règne de Dioclétien et patron des ménétriers.

Terminée et livrée au culte, en 1335, la chapelle ne fut jamais que la très humble vassale de Saint-Merry, car les chapelains, institués pour la desservir, ne pouvaient administrer aucun sacrement sans la permission du curé de la paroisse. Cette situation dura jusqu’au moment où, sur les instances d’Anne d’Autriche, l’archevêque de Paris décida de remplacer ces chapelains par des Pères de la doctrine chrétienne ; les ménétriers, qui tenaient à leurs prêtres, s’insurgèrent et entamèrent contre les nouveaux venus une série de procès qu’ils finirent par gagner ; mais bientôt ils eurent à se débattre dans une plus menaçante aventure. Un ordre de Louis XVI ayant prescrit, en 1781, la fermeture du cimetière des Saints-Innocents qui était le lieu de sépulture des fidèles de Saint-Merry, le curé et le chapitre de cette église voulurent enterrer leurs morts sous le pavé de la nef de Saint-Julien et, à force d’intrigues, ils déterminèrent le roi à convertir, pour leur usage, ce sanctuaire en un charnier.

Exaspérée, la corporation des Ménétriers souleva tout le quartier et en présence des émeutes qui surgissaient de toutes parts, le malencontreux édit fut rapporté.

Une fois de plus, les braves musiciens, si dévoués à leur chapelle, l’avaient sauvée ; mais ce fut une victoire sans lendemain, car la Révolution les dispersa et s’empara de leurs biens.

Telle est en peu de mots la biographie de Saint-Julien dont le portail était orné de trois grandes figures de pierre : le Christ, debout, entre saint Julien et saint Genès ; ce dernier tenait, d’une main, un violon et un archet de l’autre ; douze petites statues, nichées dans les voussures du porche, complétaient le décor ; elles effigiaient des joueurs de timbale, de flûte, de musette, de trompette marine, de serpent, de sistre, de harpe, d’épinette et de luth.

Le tout fut vendu et démoli en 1790 ; l’emplacement de l’église et de l’hospice est actuellement occupé par les maisons désignées sous les numéros 164, 166, 168 de la rue Saint-Martin.

Quant à Saint-Merry même, son histoire se confond pendant les époques qui suivirent le moyen âge avec celle des autres quartiers de Paris ; elle ne présente pas du moins de faits bien personnels et qui méritent d’être notés. Après avoir cité, pour mémoire, le vacarme nocturne de la taverne de « l’Épée Royale » qui, avant d’avoir sous la Régence servi de coupe-gorge au Comte de Horn, en mal d’argent, hébergea au XVIIe siècle les poètes crottés et fut l’un des cabarets littéraires à la mode de ce temps, il nous faut atteindre les mois de juin 1832 et de février 1848 pour discerner le nouvel et très spécial aspect que prennent ses rues.

En raison même de la sinueuse étroitesse de leurs lacis, elles étaient faciles à défendre et les émeutiers y dressèrent ces persévérantes barricades dont l’assaut a été magnifié par V. Hugo, dans des pages superbes des Misérables.

Il en fut de même en 1871 ; l’église, le presbytère, leurs caves surtout avaient été dévalisées par les soins du sieur Froissard, dit Court-en-Cuisses, commissaire de la commune ; le culte était interrompu ; le 24 mai, alors que l’insurrection était à peu près vaincue, les fédérés et les Vengeurs de Flourens se précipitèrent dans l’église, ivres de fureur et fous de vin. Ils résolurent d’incendier la nef ; pour sauver l’église, les habitants y apportèrent les gardes nationaux blessés que l’on soignait dans les maisons voisines. Ils n’en continuèrent pas moins d’enduire les murs de pétrole et ils allaient y mettre le feu, quand un bataillon du 20e chasseurs arriva au pas de course et tua la plupart de ces brutes.

Saint-Merry avait, au demeurant, peu souffert. Il fut vite réparé et remis en l’état où nous le voyons actuellement. Il est, à vrai dire, pendant la semaine, bien désert, car c’est à peine si quelques sœurs, si quelques bonnes femmes viennent égrener leurs patenôtres devant le Saint-Sacrement.

On pourrait croire que la piété y est nulle. Il n’en est rien pourtant.

Cette paroisse a gardé une vie religieuse, sourde, dont on peut surprendre l’éclosion, le dimanche, et, l’une des seules de Paris maintenant, elle conserve une institution laïque qui est un des précieux reliefs du rit gallican, l’œuvre des Clercs de Saint-Merry.

Dans une très intéressante brochure sur cette confrérie, M. l’abbé Baloche fixe, à défaut de documents antérieurs, aux dernières années du XVIIe siècle, la fondation de ces clercs. À vrai dire, ils remontent aux premiers temps de l’ère chrétienne, ils sont de l’église primitive même où, sous la direction des presbytres et des diacres, les fidèles prenaient une part active à la vie du culte, en contribuant au service intérieur de la synaxe, en portant le viatique aux malades, en se communiant, eux-mêmes, chez eux, en élisant avec le clergé les Évêques. Plus tard, au xiie siècle, nous les trouvons prêchant avec l’assentiment de Rome dans des églises, et jusqu’au xvie écoutant, si le prêtre manquait, les confessions des personnes en danger de mort.

Et cette tâche était obligatoire. En cas de nécessité, il faut avouer ses fautes à son prochain s’il n’y a pas de prêtre, dit saint Bonaventure dans son 8e sermon sur les Rogations et, de son côté, saint Thomas d’Aquin déclare que la confession opérée dans ces conditions est d’une certaine manière sacramentelle, bien qu’il soit impossible de parfaire le sacrement à cause de l’absence du ministre qui possède, seul, les pouvoirs rémissifs du déliement.

Bref, l’on peut affirmer que les laïques s’acquittèrent alors de toutes les fonctions qui n’exigeaient pas impérieusement le caractère sacerdotal, pour être validement remplies.

Ces prérogatives, ils en profitèrent tant que l’esprit de domination des Pontifes romains se contint et daigna ne pas considérer les simples chrétiens, ainsi qu’il le fait maintenant, comme ces épluchures du monde dont parle saint Paul ; mais peu à peu, sous l’impulsion du haut clergé, le peuple fut évincé du service divin ; il n’y eut plus que dans les pays qui suivaient un rituel différent de celui de Rome, que les paroissiens purent ne pas être dépouillés de leurs droits séculaires ; ailleurs, ils furent réduits au rôle de spectateurs muets, de simples assistants.

Cet état inévangélique, eut, en France, pour cause l’éternelle servilité des évêques. Sauf celui de Lyon, tous, sans y être forcés, pour être agréables à la personne de Pie IX, répudièrent l’antique liturgie des Gaules et adoptèrent avec le rit, le bréviaire romain, si peu varié, si sec et si froid, si dénaturé même dans le texte revu de ses séquences.

Sur leurs ordres, l’on arracha des antiphonaires la flore mystique de très vieux plants ; l’on extirpa, pour les jeter dans le fumier de l’oubli, ces merveilleuses gerbes, où s’épanouissaient, les jours de grandes fêtes, les ingénieuses hymnes d’Hilaire de Poitiers, de Prudence et de Fortunat, les proses magnifiques d’Adam de Saint-Victor, les admirables répons célébrant la Nativité de la Vierge, de Fulbert de Chartres.

Ce fut l’ovation du jardin bourgeois, le triomphe, sur toute la ligne, du géranium liturgique !

Ainsi que je l’écrivais naguère, dans «  l’Oblat », les français détruisirent alors l’œuvre des artistes indigènes, brûlèrent en quelque sorte leurs primitifs.

Il n’est pas douteux que les bréviaires gallicans, le parisien surtout, n’eussent besoin de réformes. Dom Guéranger avait signalé très justement leurs défauts, leur manque de piété même. Et de fait, manié et remanié par les Harlay, les Noailles, les Vintimille, le bréviaire de Paris sentait le Jansénisme à plein nez ; il pouvait beaucoup moins servir aux catholiques qu’aux « appelants ».

Mais ce n’était pas une raison pour accepter celui de Rome qui n’est qu’un passe-partout, qui ne tient compte, ni des traditions, ni des coutumes, ni des différentes dévotions des diocèses ; il fallait reconstituer le Parisien, tel qu’il était au moyen âge, avant que les cuistres du XVIIe et du XVIIIe siècles, n’y eussent touché.

Il n’en fut rien ; et naturellement le cérémonial eut le même sort que le bréviaire dont il était le complément. Ce fut avec la suppression du bréviaire gallican la mort de son rite imagé et le renvoi de ces liturges laïques que l’on désignait alors sous le nom de « chapiers ou d’indus ». Ils disparurent et l’orgueil sacerdotal auquel, si bon qu’il puisse être, nul prêtre n’échappe, y trouva son compte.

Comment expliquer alors que Saint-Merry ait pu garder ce vestige d’un rituel périmé qui survécut d’ailleurs, pendant quelque temps encore, mais plus effacé, dans d’autres églises du même archïdiaconé, telles que Saint-Nicolas-des-Champs et Sainte-Élisabeth, pour en citer deux ? Je ne sais. Il y eut, sans doute, jadis à Saint-Merry comme à Saint-Thomas d’Aquin où les chapiers n’existent plus, mais où l’on chante encore, pendant la Semaine Sainte, l’antique prose de l’ancien Parisien, le « Languentibus in purgatorio » un curé, épris des doctrines gallicanes, et qui sauva, de sa propre autorité, quelques débris des coutumes usitées dans son église. Et par désir de ne rien innover, par crainte de mécontenter les paroissiens, par ignorance peut-être, leurs successeurs ont laissé les choses en l’état et nous en profitons.

Mais en quoi consiste, au juste, le rôle réservé, dans leur sanctuaire, aux clercs de Saint-Merry ? Ils font office d’acolytes, de thuriféraires, de cérémoniaires ; ils remplissent les fonctions de diacres d’honneur aux grand’messes ; ils arborent donc la chape et quand ils n’officient pas, ils revêtent dans le chœur la soutane vermillon, la grande aube blanche et la ceinture cerise.

Leur but, déclarent les statuts de l’œuvre, est « de contribuer à la gloire de Dieu et aux pompes du culte divin : 1o par l’exactitude à assister aux offices, 2o par la bonne tenue, le recueillement et la piété au chœur ».

Et l’article III prescrit : « Les clercs s’engagent à exécuter de leur mieux toutes les cérémonies qu’ils seront invités à faire par le Maître des Cérémonies. »

Ils s’acquittent de leur tâche, avec conscience et l’on peut, en toute vérité le dire, leur présence à Saint-Merry est un vrai stimulant de zèle, un réconfort.

Voulant me rendre compte, par moi-même, de la façon dont ils pratiquaient l’office, je me suis rendu, le jour de la fête du Saint-Sacrement, à la grand’messe. J’y allai, je l’avoue, prévenu ; je pensais que des hommes à moustaches, habillés en enfants de chœur et affublés d’ornements d’église, seraient très ridicules. Je me trompais ; ces gens, qui n’avaient pas du tout les faces en fuite des bigots, portaient leur costume avec aisance et, très au courant de leur métier, ils évoluaient avec une ferveur à la fois mâle et touchante.

Quand l’aspersion eut lieu, le prêtre, le goupillon en main, traversa toute la nef ; les deux chapiers qui soutenaient sa dalmatique pour lui permettre de lever le bras, étaient deux clercs de l’œuvre ; l’un, âgé d’une soixantaine d’années, avait une physionomie intelligente et bonhomme, avec des traits un peu épaissis et une moustache grise ; l’autre, plus jeune, et très grand, figurait assez bien un reître de la Renaissance, avec ses cheveux débordant en boucles sur le front, son nez busqué et sa moustache rousse. Vêtus de grandes chapes d’or, ils manœuvraient sans aucune gêne, comme aussi sans aucune pose, dans l’allée enserrée par des rangs de chaises, très attentifs à éviter tout faux pas au célébrant ; puis, lorsque la messe commença, ils se tinrent derrière le diacre et le sous-diacre prêtres, remplissant leur devoir de liturges, avec une précision et un respect que dans d’autres églises, certains membres du clergé ignorent.

Elle était vraiment louable, cette grand’messe. On y chanta, en plain-chant, l’Introït, le Kyrie Eleison, le Gloria, le Lauda Sion, le Credo, le Sanctus et l’Agnus Dei ; malheureusement, ici, de même que dans beaucoup de sanctuaires de Paris, l’on escamota le Graduel, l’Offertoire et la Communion, plus difficiles à chanter ; mais enfin il n’y eut pas de pétarades musicales modernes ; grâces en soient rendues au maître de chapelle et au curé !

Et ce que l’on pouvait se croire, loin de Paris, dans cette vieille église de la rue Saint-Martin, peuplée de Petits négociants dont la piété était simple et réelle !

Si les temps étaient, pour l’Église de France, moins durs, l’on souhaiterait que des œuvres pareilles à celle des clercs de Saint-Merry fussent fondées dans chaque paroisse, afin de rehausser la solennité du culte et d’intéresser le peuple aux offices, en l’admettant à y prendre part ; mais, même à des époques plus propices, les clercs de Saint-Merry ont eu bien du mal à conserver leur existence, car, en 1900, l’Archidiacre de Notre-Dame, sous la juridiction duquel est placé Saint-Merry, avait résolu de les supprimer.

Celui-là pensait sans doute, comme tous ses confrères, que les laïques ne peuvent être autre chose qu’un bétail parqué dans l’étable d’une nef.

lis furent sauvés par la mort de ce personnage qui trépassa avant d’avoir pu mettre son projet à exécution ; et le 26 novembre 1905, les clercs ont célébré, glorieusement, par une cérémonie magnifique, dans leur église, leur centenaire — non le centenaire de leur création dont on ne connaît pas la date — mais celui de leur réorganisation qui fut effectuée par le curé Fabrègue, en 1805.