Trois églises et trois primitifs/Francfort-sur-le-Mein


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN


NOTES



Le luxe de Francfort-sur-le-Mein m’exaspère parce qu’il est continu. Il ne s’interrompt que dans le rancart du quartier catholique ; sauf en ces quelques rues tassées, les unes sur les autres, il se déploie sans un arrêt, s’empare même des espaces vides où de nouvelles bâtisses échafaudées commencent. Imaginez notre avenue de l’Opéra agrandie et multipliée dans tous les sens, coiffée, sur toutes ses maisons, de calottes pesantes, de dômes trapus, troués d’œillères tarabiscotées de prétentieuses volutes. Qu’on se tourne à droite et à gauche, l’aspect de l’avenue est partout le même ; elle part, en ligne droite, aboutit à une grand’place où se dressent les effigies de Gutenberg, de Schiller, de Gœthe, de l’un de ces trois inflexibles raseurs dont les statues, couleur de plombagine, vous poursuivent dans cette partie de l’Allemagne et elle repart, coupée sur son parcours par d’autres boulevards semblables qui se jettent dans des places pareilles, plantées d’arbres, bordées de monuments énormes. Ici, la Poste est un palais, les gares et les banques sont colossales ; et ces pierres et ces marbres sont à peine rouillés par les vents et par les pluies ; tout sent le plâtre mal séché, tout est neuf.

En l’air, le ciel est piqué par les aiguilles des paratonnerres et quadrillé par le filet tendu des téléphones ; l’on ne voit les nuées qu’au travers d’une grille ; en bas, les tramways sonnent de la cloche et font feu sur les rails ; la foule s’écoule, pressée le long des trottoirs dont les magasins arborent des articles d’un clinquant furieux qu’ensanglantent, le soir, les flammes allumées dans des boules de verre rouge et la ville se teint alors d’une lueur d’incendie. L’on marche, aveuglé par ces globes de pourpre, et l’on n’a plus qu’un désir, s’échapper de ce fracas lumineux et rejoindre, par quelque rue enténébrée, son gîte ; mais dès qu’on l’approche les véhémences de l’éclairage reparu vous abasourdissent ; des rampes de lumière flamboient sur les façades ; les hôtels raccrochent les passants à coups de gaz ; sur le seuil de ces immenses édifices, un portier galonné d’or, et couvert d’une casquette de commodore étincelle, lui-même, et, qu’on le veuille ou non, d’un geste, il vous fait interner dans un ascenseur et l’on débarque sur d’interminables paliers dont les ampoules électriques avivent l’éclat éblouissant des stucs.

La chambre est modern-style ; des nénuphars voguent dans le papier pâle des tentures et poussent en broderies dans la trame crème des rideaux ; le lit tient de la galiote et de la huche à pain ; il est maritime et agreste ; les sièges ont des pattes de faucheux et des dos à claire-voie ; des tapis blancs striés dans leur laine d’on ne sait quels tortis jaunâtres ont l’aspect d’un vermicelle au lait ; tout cet ameublement dont l’esthétique se pourrait discuter est d’un inconfort résolu et d’un usage très peu sûr. En pénétrant dans la pièce — dont il justifie, je pense, le prix surélevé, — on tourne un bouton placé près de l’entrée et le plafond s’allume ; on tourne encore, il s’éteint et le feu qui le quitte saute dans une fleur posée sur la table de nuit ; on tourne, pour la troisième fois, et il fait nuit ; c’est vraiment très beau, seulement, ici, comme partout, du reste, aucun bouton n’est à portée de la main près du lit, si bien qu’il faut se relever pour éteindre et se coucher dans l’ombre.

Quant à demander une bougie, qui l’oserait ? car l’on se rend compte qu’en habitant dans un grand hôtel de l’Allemagne, l’on accepte d’être enrégimenté sous un numéro et qu’on doit obéir, sans réclamations, aux tenanciers qui le dirigent. À Francfort, le buffet de la gare, installé par l’État, est excellent ; la carte y est rédigée en français et l’on y dîne savoureusement et l’on y boit des vins de la Moselle louables, le tout bien servi et à bon compte ; aussi une sorte de ligue des hôteliers a-t-elle mis ce buffet en interdit et vous êtes avisé, dès votre arrivée dans la chambre, par des pancartes, que vous devez prendre vos repas à l’hôtel ; vous êtes également averti que, consommé ou non, le premier déjeuner sera compté ; vous devez, de plus, même pour monter au premier étage, user de l’ascenseur et vous asseoir, dans la salle à manger, à telle place qu’on vous assigne et non à telle autre ; le caporalisme sévit ; l’homme à la casquette de commodore commande la manœuvre que des gens en habit noir et qui ont une compresse blanche autour du col répètent aux étages supérieurs et il faut l’exécuter ; la moindre incartade serait punie par une saignée à la bourse. Personne ne l’ignore et aussi tout le monde consent à ce servage et se tait.

Une impression de malaise très spécial vous vient dans ces casernes de luxe et dans ces rues ; sans doute, cette sujétion de tous les instants vous pèse et le tintouin de vivre dans un pays étranger dont on ne comprend pas la langue suffirait à légitimer ce sentiment de gêne ; et pourtant ces ennuis ne sont que les succédanés d’un autre qui semble moins précis, au premier abord, et qui s’affirme ensuite, à la réflexion, très net ; ce que l’on éprouve, c’est surtout l’antipathie de ce monde de sémites qui vous entoure ; ce n’est pas, en effet, une question de nationalité qui vous opprime, c’est une question de race ; ce n’est pas le hessois qui vous est hostile ici, c’est le Juif. Il s’atteste partout, à Francfort, et tout est assorti à son image : l’emphatique et l’insolente opulence de cette ville, son goût de parvenue, la redondance de son éclairage et de ses boutiques, tout est en accord avec les appétences, avec la tenue, avec les instincts mêmes du Juif.

Et, en effet, Francfort est la capitale internationale et le marché monétaire des tribus, la métropole de l’agio, la cité d’où surgit le mot d’ordre des sanhédrins et des Loges ; cette ville, où naquit la lignée des Rothschild, est celle où Bismarck signa le démembrement de la France. Le Temple, détruit dans la Palestine, s’est, en une affreuse parodie, rebâti là, et cette nouvelle Jérusalem se démène encore, légale et têtue, contre le Christ.

L’on se demande vraiment ce que, soi catholique, l’on est venu faire dans ce milieu qui diffère pourtant des judengasses des autres peuples. Cela ne ressemble nullement, en effet, au Lazarus, au Fœlistraat d’Amsterdam où le type hébreu est, en quelque sorte, classique, avec ses hommes et ses femmes aux cheveux crêpus et bouffants, aux yeux chassieux, au nez en trompe de tapir, aux lèvres béantes, au front damassé, poudré par la farine des dartres.

Francfort n’est pas une pouillerie agrémentée d’affections ophtalmiques et de maladies du derme. Les spécimens de la race immiscible y sont moins atteints et plus variés ; c’est le cosmopolitisme de la Judée ; en sus de l’image courante des jeunes béliers, bruns ou blonds, dont les faces trop roses sont comme gonflées par l’abus des remèdes sidérants, les branches de la famille aux cheveux noirs et jaunes y foisonnent : les visages aux tignasses de varech, au mufle de boule-dogue, aux yeux de chouette, aux joues modelées dans le suif et la pommade rosat, aux bouches lippues et sans menton, s’y rencontrent avec des figures moins rondes, aux toupets roux et en escalade, à la barbe rare, aux yeux bulbeux, en orgeat ou en gomme, au nez crochu, coupant presque avec la pointe de sa serpe l’énorme lèvre pendante du bas, une lèvre de fond d’omnibus, de train de jument.

Par contre, d’aucuns gardent à peine les stigmates des traits séculaires et il faut les examiner de très près pour reconnaître la marque de la race, dépouillée de ses haillons, lavée et peignée, qui se trahit pourtant à son besoin de vêtures voyantes, à sa manie des breloques, à sa rage des bagues ; la prétention remplace la crasse d’antan et le musc couvre l’odeur traditionnelle du lignage, un fumet dérivé à la fois de la fadeur du cautère et de l’âcreté du suint.

Mais je ne suis pas venu dans cette Idumée de la Hesse pour humer les durs fantoches du Mosaïsme ; je suis venu pour contempler les tableaux de l’institut Staedel et j’ai encore une heure à tuer avant que les portes ne s’ouvrent. Afin d’échapper au ressassement des carrefours, des statues et des squares, je m’enfonce dans ce qui reste de la vieille ville et, à force de tourner dans les ruelles, j’aboutis au ghetto… au ghetto des catholiques.

Car il semble vraiment que les rôles soient renversés ; les équitables, les nécessaires vindictes du Moyen âge contre le peuple des déicides, se retournent maintenant contre nous ; les descendants des ancêtres jugulés triomphent et, sortis du ghetto, ils y ont, à leur tour, enfermé les catholiques, car enfin, ils sont, ici, pour la plupart, parqués dans un lieu distinct, en ce quartier délabré, à deux pas du Mein !

Là, s’étend une place, bordée de curieuses maisons aux toits en dents de scie, en marches d’escaliers, en éteignoirs et qui fait songer, en moins intéressant et en plus petit, à la grand’place de Bruxelles ; c’est le Rœmer. L’Hôtel de Ville, très réparé et peut-être trop orné de statues glacées d’or, remonte aux âges germaniques de l’art ; il surgit, charmant, avec ses croisées géminées, ses portes ogivales, ses hauts pignons à redans. Ce qu’il apparaît amical, alors que l’on s’est échappé de la troupe alignée des bâtisses neuves !

En face, derrière d’antiques bâtiments, se profile une flèche rouge et, pour joindre l’église qu’elle surmonte, l’on s’engage dans les très anciennes ruelles du vieux Francfort ; on longe des constructions à bonnets aigus et à ventres qui bedonnent sur d’étroites sentes ; comme creusées en arrière des trottoirs, de mornes échoppes s’enfoncent et reculent dans l’ombre d’incomestibles légumes et d’inenviables viandes ; tout semble avarié et, sur la petite place où l’on aboutit au Dom, à l’église des catholiques, se révèle la mendicité de l’industrie religieuse, un misérable magasin où voisinent des Sauveurs défraîchis, des Madones décolorées, des saints Joseph déteints. Il y a, dans la boutique, trois ou quatre statues, en tout ; c’est la panne de la dévotion, la dèche du culte ; la saleté des ghettos éteints se ranime ici ; le bas de l’église est souillé de détritus de toute sorte ; il est évident que l’orgueilleuse cité se soucie peu de ces masures et de ces ruelles, qu’elle les tolère à titre de curiosité, jusqu’au jour où, l’agio s’en mêlant, les bicoques s’en iront dans les tombereaux à gravats et céderont la place à de nouvelles Banques.

Et l’on tourne autour de l’édifice, pour en découvrir l’entrée ; la vieille cathédrale, dédiée à saint Barthélemy et taillée dans le granit rouge, est maquillée et chenue ; elle a été brûlée en partie, en 1867, et restaurée ; l’extérieur rajeuni et la tour terminée d’après d’anciens plans sont médiocres, mais l’intérieur, refait de haut en bas, s’impose ; il n’est plus, à vrai dire, qu’un tronçon, il ne possède plus qu’un bout de nef ; seuls l’abside et le transept subsistent, mais combien ce moignon de nef est exquis avec ses piliers d’un vert pâle, blasonnés d’armes alternées, l’aigle noir à deux têtes et les deux clefs d’or en sautoir ; d’antiques pierres tombales et de vieux monuments d’évêques se dressent encore le long des murs rouges qu’éclairent des fenêtres d’un gothique flamboyant ; les autels sont expertement imités des anciens ; des retables modernes, de bois doré, suggèrent d’un peu loin et dans l’ombre la réelle image de ceux que l’âge ou le feu a détruits et si l’on s’attarde à regarder ces simulacres, l’on doit convenir que les architectes et que les prêtres allemands connaissent beaucoup mieux l’archéologie que nos rapetasseurs diocésains et nos curés ; ici et dans toutes les autres villes, ils savent concilier le détail et l’ensemble, sauf pour les verrières qui sont aussi dépravées que les nôtres ; les autels, les fonts baptismaux, les chaires sont fabriqués d’après le style précis de la chapelle qui les acquiert ; l’image de saint Christophe émerge comme jadis des murailles, en des fresques colossales près des portes ; rien n’est omis ; l’exécution n’est pas toujours confondante, mais elle est très supérieure à celle de nos fabricants d’articles pieux ; on cherche au moins, en Allemagne, à vous susciter l’illusion d’une chose propre et à ne commettre, en tout cas, aucune hérésie d’art. Sommes-nous, mon Dieu, assez loin, en France, de ce concept !

Le musée, lui, est situé de l’autre côté du Mein. Francfort, sous la poussée grandissante des affaires, a sauté par-dessus le fleuve auquel le relient de larges ponts et il commence à s’étaler en de pompeux quartiers ; on construit de toutes parts dans la plaine et l’on retrouve derrière les cages des échafaudages et les blanches fumées des plâtres, les colonnades, les frontons, les dômes en scaphandre, de la vieille rive ; là, sur le bord de l’eau, dans un bâtiment de style officiel, d’une laideur que n’atténue point le misérable décor d’un jardin neuf, s’entassent des merveilles.

On monte des escaliers, on se heurte à des portes closes ; pas de concierge ; il semble que le palais soit vide quand jaillit, d’une boîte, un homuncule à lunettes, un criquet poilu qui parle vaguement le français et nous fait savoir qu’il est deux heures moins cinq, que le musée n’ouvre qu’à deux heures et il vous invite, en conséquence, à redescendre et à attendre en bas, où il viendra vous chercher, que l’heure sonne.

On lui répond en vain qu’au lieu de s’infliger ce dérangement, il pourrait vous laisser, ici, dans ce vestibule ou vous introduire dans les salles, d’autant qu’à force de discuter, les cinq minutes s’écoulent ; mais non, la consigne est formelle ; l’on n’insère la clef dans la serrure que lorsque le visiteur est absent et que le dernier coup de l’horloge s’est tu.

Cette collection Staedel renferme, ainsi que la plupart des autres musées, des tableaux de toute origine, de toute provenance ; la réunion des petits maîtres flamands y est d’un éloquent aloi, mais elle ne vous apporte pas, lorsque l’on connaît les musées de la Hollande et des Flandres, une note neuve. La joie commence vraiment dans les salles désertes des Primitifs où un très beau Roger Van der Weyden et un Tierry Bouts, d’irréprochable valeur, vous retiennent. Une admirable Vierge de Van Eyck, la seule de lui que j’aie vue, dont le visage soit distingué et fin, une Vierge allaitant l’Enfant dont la main presse une pomme, mérite aussi qu’on l’adule, mais… mais… deux œuvres incomparables, uniques chacune en son genre, deux œuvres d’une saveur particulière, jamais goûtée jusqu’alors, magnifient ce musée et justifient le voyage.

Une tête ou plutôt un buste de jeune fille de l’École Florentine du XVe siècle.

Une Vierge serrant dans ses bras l’Enfant Jésus qui tette, du maître de Flémalle.

Mal placée sur un coin de cimaise, dans une salle péniblement éclairée, la tête de la jeune fille vous étreint, dès qu’on la regarde, de ses yeux prometteurs et menaçants. Son costume, comme sa physionomie délicieuse et méchante, déconcerte. Le milieu du front est ceint d’une ferronnière sertie d’un saphir entouré de perles ; le haut disparaît sous un bandeau d’un bleu d’hortensia et la tête est, au-dessus de ce bandeau, enveloppée d’une sorte de turban blanc aux plis lâches que cerne une couronne de buis d’un vert noir ; de cette étrange coiffure tombent de longs cheveux tressés d’or ; ils ondulent et se tordent, donnent l’illusion d’une cotte d’armes qui se démaille et cette crinière fulgurante est si singulière que l’on s’approche pour s’assurer que ces cheveux étonnants en sont ; vus de près, ces fils d’or sont en effet des cheveux patiemment réunis à quelques-uns et qui frétillent, en s’effilant du bout, sur la poitrine à peine recouverte d’une écharpe rejetée sur l’épaule, laissant à nu un sein dur et petit, un sein de garçonne, à la pointe violie ; l’autre transparaît sous une chemise qui descend, n’abritant qu’une partie du corps et, dans le ravin de cette gorge brève, pend un bijou massif, une croix pectorale, incrustée de pierres opaques, de gemmes d’un rouge sourd. Ce bandeau d’azur, ce turban, ces linges et un manteau d’un vert lumineux et placide qui s’entrevoit derrière les bras coupés par le cadre, c’est tout l’habillement de la jeune fille.

Et elle vous dévisage, défiante et mauvaise, de ses splendides yeux d’un blond de thé qui se fonce ; le nez est droit, et fluet, la bouche exquise et menue, plissée par une petite moue ; dans la main droite, aux doigts allongés mais épointés du bout, aux ongles rognés courts, elle tient un bouquet de fleurs jaunes, roses et violettes, un bouquet composé de trois marguerites, d’une ancolie et d’une anémone.

Cette main dont la paume s’aperçoit, un peu renversée sur le poignet, montre une ligne de vie médiocre et les signes d’une imagination développée dans un sens pratique ; au point de vue de l’art de chiromance, elle est perverse et elle est prudente ; elle a les instincts d’une âpre bourgeoise ; elle est vicieuse mais elle l’est sans perdre jamais la trémontane ; elle est une vaurienne intéressée et sans grandeur.

Ce bouquet de fleurs, elle vous le présente, mais elle semble dire : prends garde si tu l’acceptes ; la menace est visible ; l’offre est comminatoire, l’amour est sans lendemain ; le spasme se prolonge en un râle d’agonie près d’elle.

Qu’est-ce que cet être énigmatique, cette androgyne implacable et jolie, si étonnamment de sang-froid quand elle provoque ? elle est impure mais elle joue franc jeu ; elle stimule mais elle avertit ; elle est tentante mais réservée ; elle est la pureté de l’impureté « puritas impuritatis », selon l’expression de Juste Lipse, elle est en même temps l’instigatrice de la luxure et l’annonciatrice de l’expiation des joies des sens ; d’autre part, elle est certainement un portrait car l’on ne crée pas une fillette si parfaitement vivante sans un modèle ; mais quel artiste alors a peint ce chef-d’œuvre, car cette peinture se détachant, claire, sur un fond noir, est admirable ; le dessin est incisif et très souple, d’une force extraordinaire sous son apparente grâce ; la couleur resplendit d’un éclat inaltéré, semble soudaine ; les plus grands portraitistes de tous les âges n’ont pas serré la nature de plus près et mieux rendu la vie discrète du sang dans les réseaux du derme ; nul surtout n’a mieux reproduit l’âme d’un regard dont l’acuité est telle qu’il vous poursuit au travers des salles et vous ramène quand même à lui ; on le sent dans le dos où qu’on aille et les plus belles œuvres du Musée ne paraissent que des peintures, au sens strict du mot, en comparaison de celle-là qui va plus loin, qui est autre chose, qui pénètre, pour tout dire, dans le territoire de cet au-delà blâmable dont les dangereux anges de Botticelli entrebâillent parfois les portes.

L’auteur de cette sorcellerie est inconnu ; l’on a cru devoir cependant ajouter à ce panneau attribué d’abord à Albert Dürer, puis catalogué sous la rubrique école florentine du XVe siècle, un nom, celui de Veneziano.

Sur quelles preuves s’authentique cette provenance ? je l’ignore ; d’abord, de quel Veneziano s’agit-il ? car ils furent nombreux, en Italie, les peintres qui accolèrent à leur nom patronymique ce surnom d’origine — Lanzi en compte pour sa part, plus de onze ! — Il n’est évidemment pas question ici d’Antonio ou de Lorenzo qui vécurent au XIVe siècle, ni de Bonifacio qui œuvra dans les premières années du XVIe. Resteraient alors parmi les Veneziano les plus célèbres Donato, Domenico, et Bartolomeo qui peignirent, l’un dans la deuxième partie, l’autre dans la première moitié du XVe siècle, le troisième, un peu plus tard, après 1500.

Or, la peinture de Donato, telle qu’on est présumé la connaître, n’a rien à voir avec celle-ci ; l’on pourrait tout ou plus relever une parenté d’âge, car ce panneau me paraît dater non du commencement du siècle, mais de sa fin.

Quant au Domenico, il ne subsiste aucune œuvre certaine de lui que l’on puisse rapprocher du portrait de Francfort. Les types de son seul tableau dont l’authenticité soit sûre, la Vierge et l’Enfant de la galerie des Uffizzi ne ressemblent en rien à celui du musée Staedel. Il est impossible d’ailleurs de juger l’art du Domenico à Florence, puisque Vasari nous déclare que, de son temps même, le coloris en était si altéré qu’il n’en pouvait parler.

Enfin, aucun document, aucune présomption même qui puisse sembler valide, ne permettent d’assigner ce panneau à Bartolommeo di Venezia, à cet artiste vagabond que l’on sait avoir travaillé en 1505 à la Cour de Ferrare.

En fait, si l’on y réfléchit, la première attribution donnée à cette œuvre par M. Thode et reprise depuis par M. Téodor de Wyzewa, pourrait être, jusqu’à un certain point, plausible. Ce tableau serait d’Albert Dürer.

Il est bien certain que si je me reporte à d’autres ouvrages de ce maître, si je considère, par exemple, ses « Joueurs de fifre et de tambour » du Musée de Cologne, je dois bien convenir que cette peinture claire, lisse, très décidée, n’est pas sans analogie avec celle de la Florentine du Mein. Si je recense, d’autre part, quelques-uns de ses portraits, je trouve encore de vagues similitudes et de lointains rapports entre eux et celui de l’androgyne de Francfort, notamment dans le portrait de la collection Felix de Leipzig, qui nous montre un jeune Albert Dürer tenant à la main une fleur et nous dévisageant d’un œil énigmatique, dur et méfiant.

Mais… mais… malgré tout, l’on ne découvre pas dans l’œuvre toujours un peu lourde et en même temps un peu sèche, de ce peintre, un tableau d’aussi désinvolte et d’aussi large facture, un tableau surtout qui dépasse, comme celui de l’Institut Staedel, les limites des couleurs et des lignes, qui soit plus que de l’art pictural, proprement dit. Bien qu’il ait séjourné à Venise, Dürer n’a pu s’assimiler l’âme en putréfaction de l’Italie de son temps. Il fallait un italien, vivant à la Cour de Rome et fort dépravé lui-même, pour réaliser ce chef-d’œuvre de la Perversité tranquille. Ce tableau sent sa caque d’Italie si fort, que son origine allemande se controuve.

Sa filiation continue donc à demeurer douteuse ; mais si le nom de Dürer ne s’impose point, celui de Venoziano ne se justifie pas davantage. N’eût-il pas été dès lors plus sage de ne rien innover et de respecter cet anonymat dont la manie allemande de tout classifier maintenant ne veut plus.

Mais cette discussion ne nous aide pas à comprendre la signification de cette figure. Pourquoi cette couronne de buis et ces fleurs ? ont-elles une acception particulière ? permettent-elles de deviner les desseins du peintre ? non, car le symbolisme n’est ici d’aucun secours. Ce buis qui ceint si bizarrement le turban de la coiffe n’apporte, par les allégories qu’il pourrait exprimer, aucun renseignement utile. Il fut dédié par le Paganisme à Cybèle parce qu’il servait à confectionner les flûtes dont les cris stridents célébraient les fêtes de cette déesse — et, dans la symbolique chrétienne, il spécifie tour à tour la verdeur de la foi sincère, les riches et les saints.

Et nous ne sommes pas avec ces explications plus avancés qu’auparavant ; il en est de même des fleurs. L’anémone personnifie la Vierge, la marguerite avère la pureté ; quant à l’ancolie, elle simule, dans la langue populaire des plantes, la folie, à cause de la ressemblance que présente, avec la marotte des fous, sa fleur.

Ajoutons que les propriétés de ces plantes ne nous décident point ; la marguerite est inoffensive ; le sue rubéfiant de l’anémone figure dans le codex de la pharmaceutique moderne et l’ancolie est inscrite dans le formulaire magistral des homœopathes ; mais ces fleurs ne sont pas, à vrai dire, délibérément vénéneuses ; elles n’attestent pas, réunies telles qu’elles sont, un signe de danger et ne nous apprennent rien sur les projets de celle qui les offre.

Ce n’est donc pas dans les détails mais dans l’ensemble même de l’œuvre qu’il faut chercher la solution de l’énigme. Y réussit-on ? pas davantage. À examiner cette physionomie, à la scruter de près, l’on vient à penser qu’elle a l’air d’une sybille avec cette coiffe qui fait, en effet, songer à certains portraits de ce genre de prophétesses. L’on pourrait également augurer, si la couronne était de verveine ou d’ache, que ce visage serait celui d’une jeune sorcière, mais l’androgyne de Francfort tient encore plus de la princesse de théâtre et de la courtisane. Son signalement est contradictoire et se dément ; tous les essais que l’on tente pour établir son identité sont vains ; mais elle nous autorise, par cela même, à nous complaire dans des rêveries et à divaguer en de fantaisistes recherches devant elle.

Un fait est certain, elle vécut, pendant la Renaissance, dans cette Italie qui fut alors l’auge de toutes les luxures, le réservoir de tous les crimes ; l’état des minuscules provinces régies par des despotes dont le sadisme s’exerçait en d’amoureux supplices, était effroyable ; tous se battaient, mettaient à sac avec leurs troupes de condottieri les campagnes et les villes ; mais le triomphe de la scélératesse, l’apothéose de l’ignominie était au Vatican.

Des papes se succédaient, turpides. Le calice qui servait d’urne pour les bulletins de l’élection pontificale, transélémentait l’être humain dont le nom en sortait en un véritable démon ; c’était la transsubstantiation opérée par la voix d’un Conclave, une messe noire d’une espèce spéciale, la grand’messe de la Simonie. Sixte IV, Innocent VIII étonnèrent le monde par leurs fourberies et leurs forfaits, mais à la mort de ce dernier, ce fut l’explosion des forces concentrées du vieil Enfer. À force de marchandages et de brigues, Rodrigue Borgia fut élu et celui-là, sous le nom d’Alexandre VI, se dressa, tel que le prototype de Satan, au-dessus de Rome ; l’on put croire à l’incarnation d’un Contre-Messie, à la naissance d’un Antéchrist.

Et nous voici très probablement arrivés à l’époque où fut peint le tableau de Francfort. Il est le contemporain des Botticelli, des Fra-Filippo, des Ghirlandajo, des Pérugin. Il y avait beau temps alors que l’art vraiment mystique était mort. La Renaissance avait remplacé l’inspiration chrétienne par le concept charnel du Paganisme. Le saut en arrière avait eu lieu, et pour l’art et pour les mœurs. Aux colères parfois brutes, aux vindictes courtes et pressées, à la foi juvénile, à la ferveur des grands enfants, des âmes simples du Moyen Âge, s’étaient substitués le courroux attentif et méchant, le besoin de faire souffrir, le désir de la vengeance préparée de longue main et lentement dégustée. De son côté, l’amour paraissait fade s’il restait naturel et ne franchissait pas le degré permis des parentés ; et encore fallait-il, pour en relever le goût, le faire macérer dans une saumure de poisons, dans une sauce de sang. En se raffinant, la scélératesse de l’Italie s’était accrue. Quant à Dieu, il continua d’exister pour donner une raison d’être au Pape. Il ne compta plus que dans les cérémonies de l’Église, qui servaient à maintenir le prestige endommagé des Pontifes. Maintes fois, certainement, à Rome, dans les consistoires des cardinaux, Jésus put se croire encore à Jérusalem, dans le sanhédrin des princes des prêtres et des scribes ; et le fait est que, ne pouvant le crucifier à nouveau, ils se vengèrent sur la chair très pure du Sacrement, en célébrant, au sortir de leurs orgies et de leurs meurtres, des messes indignes.

En somme, un autre monde était né, avec la Renaissance, dans les langes déterrés de la vieille Rome et les tableaux commandés par des Papes plus épris des Bucoliques de Virgile et des gaudrioles d’Horace que des hymnes de leur bréviaire, allièrent le plus indécent mélange de Vénus et de la Vierge, des Amours et des Anges ; la mythologie se confondit avec la Bible ; la Vénus de Botticelli, du musée de Berlin, pour en citer une, a la même physionomie, le même air languissant et navré que ses Vierges ; c’est la même femme : un seul modèle a posé pour la mère du Christ et pour la fille de Jupin ; ses anges sont des pages équivoques, tels que les appréciait le Pape Alexandre VI ; c’est d’un art exquis, mais savamment pervers dont le charme laisse à l’âme un arrière-goût, cette sorte de saveur âcre et sucrée que laissait dans la bouche la cantarella, la poudre à succession des Papes.

À rêvasser devant cette fillette de Francfort, si prête à délibérément méfaire, je songe forcément au Pape Alexandre VI, à cet espagnol, père de nombreux enfants dont un né de son accouplement avec Lucrèce Borgia, sa fille. Il était peu lettré mais affreusement lubrique ; traître et méchant, avare et cruel, il exhaussa encore l’infamie de son règne, en faisant brûler vif le seul homme vraiment admirable de son temps, le moine Savonarole.

Il fut complet ; et c’est en l’envisageant, c’est en me rappelant sa vie que le portrait de la jeune fille s’anime pour moi et s’éclaire. À défaut de documents, un détail, celui des cheveux, si spécial dans cette œuvre, me sert à m’imaginer que je la précise. Trois ans avant qu’il n’eût coiffé la tiare, Alexandre Borgia, qui était alors archevêque de Valence, se lassa de sa vieille maîtresse, la Vanozza Catanei, et, à près de soixante ans, il s’éprit d’une enfant de quinze ans, célèbre dans toute l’Italie par la magnificence de ses cheveux d’or, Giulia Farnese, dite Giulia la belle ; le frère de la petite s’employa comme entremetteur, reçut en échange le chapeau rouge, monta plus tard sur le siège de saint Pierre, régna sous le nom de Paul III et fut père d’un fils dont la scélératesse égala presque celle de César Borgia, le fils d’Alexandre VI, le monstre.

Quelle fut l’existence de cette Giulia, issue d’une illustre famille et qui commença la fortune politique des Farnese ? elle est, ainsi que la Vanozza dont elle suppléa les allégresses fanées dans le lit du Pape, restée à la cantonade de l’histoire. Peut-être aima-t-elle ce vieillard dont le Pinturicchio a peint le dégoûtant portrait.

Imaginez un crâne en forme d’œuf, plaqué de deux escalopes de veau en guise d’oreilles ; avancez entre les deux outres des joues un gros nez courbe relié par des rides très creuses à une bouche porcine et vous avez l’homme. Il n’était guère appétissant pour une femme et il demeurait quand même imposant par sa vigueur et sa haute stature. L’âge lui avait glacé le sang, mais il le réchauffait par des épices, le stimulait par les citrouilles au poivre et les venaisons, par des plats saupoudrés de safran et de gingembre, arrosés par les vins volcaniques de l’Italie, par les vins secs de l’Espagne. Tels étaient, en effet, les boissons et les mets préférés de ses repas et cette combustion d’un corps, alimenté par des aphrodisiaques, elle apparaissait dans ses yeux dont les flammes noires incendiaient les femmes.

On sait que, jouant le rôle d’un évêque, Giulia présidait avec Lucrèce, près du Pape, aux cérémonies solennelles de l’Église — le concubinat, d’un côté, l’inceste de l’autre — elle assistait également, après les offices, aux priapées et commandait à ces banquets où ce Vicaire du démon jetait à des courtisanes nues des châtaignes pour qu’elles se baissassent, afin de les ramasser, entre des flambeaux allumés, posés sur le marbre du sol. Elle-même, avec son corps de garçonne, pouvait prétendre aux alibis et varier, tout en restant femme, les menus du Pape.

L’on se figure aisément la carie de cette âme et l’on s’imagine aussi de quelle froide rouerie elle dut user pour louvoyer dans cette Cour où l’on risquait sa vie, chaque fois que l’on se mettait à table et où César Borgia exterminait, dans les bras même de son père, ceux des favoris du Pape qui le gênaient ou avaient simplement cessé de lui plaire.

Sa vie fut, en tout cas, agitée, comme celle de son maître. Au moment où Charles VIII envahit les États Pontificaux, elle prit la fuite et fut arrêtée avec son escorte, par un détachement français, près de Viterbe ; mais le roi de France, dont les sens fermentaient pourtant devant la pétulance des beautés italiennes, n’osa la voir et la rendit, moyennant rançon, au Pape. La fille aux cheveux d’or épouvanta les vices de ce libertin.

Est-ce elle dont nous contemplons, à Francfort-sur-le-Mein, l’image ? Rien ne le prouve et n’était ce détail si particulier de la chevelure et de la croix épiscopale pendue dans la rainure de la gorge, l’on pourrait affirmer qu’il n’existe aucun motif pour que cette effigie représente la jeune maîtresse du vieux Pape. Quelle qu’elle soit, elle n’en a pas moins l’âme d’une Giulia et elle en est une parente plus ou moins éloignée, avec sa mine pas bonne, son air défiant, son corps gracile et ses seins brefs ; elle est charmante et elle est malsaine ; elle dégage l’odeur vireuse des plantes à feuilles vertes, des plantes à craindre : elle est de coupe-gorge et elle est de vénéfice. Avec ses prunelles si glacialement claires et sa petite moue méchante, elle surgit, telle qu’une Circé, ne laissant aux amoureux qu’elle provoque que deux alternatives, celle de l’étable et celle de la tombe.

Dans la même salle, sur un mur voisin, est exposé un tableau célèbre de Botticelli, désigné sous le nom de Simonetta Vespucci, la maîtresse de Julien de Médicis ; ce portrait, très beau, du reste, est fade, sans au-delà, sans vie, en comparaison de celui-ci.

Malgré son costume magnifique, ses cheveux enroulés de cordons de perles et de rubans roses et surmontés d’une aigrette de plumes de héron, malgré le charme du visage, au front découvert, aux grands yeux, à la bouche voluptueuse, au nez long, qui serait aquilin s’il ne se retroussait, un tantinet, du bout. Simonetta a dans la physionomie quelque chose de hagard et de bête ; elle est jolie mais elle est vide, dignement accouplée d’ailleurs à ce bellâtre de Julien, qu’un portrait du Musée de Berlin nous montre sous l’aspect d’une sorte de François Ier, d’une fatuité extraordinaire et d’une suffisance de sottise rare. Simonetta en acceptant que ce soit elle, et l’on en peut douter, car une autre effigie du Musée de Berlin, qui la reproduit également de profil, n’admet avec celle-ci aucune ressemblance — est en présence de l’anonyme fillette de Francfort, pot-au-feu, bonne femme, sans phosphore et girofles, sans cantharides ; elle n’a même pas les ardeurs de la poitrinaire qu’elle fut de son vivant, car elle est grasse et douillette et le feu de ses prunelles est tiède.

Si nous récapitulons maintenant les indications de la carte routière des vices que décèle le panneau du musée Staedel, nous pouvons conclure que la pseudo Giulia résume, à elle seule, toute la férocité de la luxure et tous les sacrilèges de la Renaissance. Cette créature qui tient, je le répète, de la sybille et de la sorcière, de la courtisane et de la bayadère, concentre dans sa tenue, dans son regard, les infernales manigances des principats Italiens et de la Rome païenne des Papes. Elle est réellement plus qu’une femme, plus même que l’illusoire papesse Jeanne, l’incarnation de l’Apostoline à laquelle Lucifer, parodiant l’Évangile, a dit par trois fois : « Pais mes boucs ». Elle est celle qu’assistait dans les consistoires des cardinaux simoniaques, l’Esprit du Mal ; elle est un symbole, le symbole des hontes de la Papauté, le symbole échoué à Francfort, dans la ville même qui sonne aujourd’hui la curée de l’Église, entre les mains des Juifs.

Après la démone, sauvée de l’oubli, par l’immense talent d’un inconnu qui sut enclore, en un carré de peinture, les diaboliques séductions d’une très ancienne larve, la Vierge du maître de Flémalle resplendit, claire, elle aussi, sur la paroi voisine d’une autre salle.

Ici encore, nous nous trouvons en face d’un cas exceptionnel, en face d’une œuvre qui va plus loin que la peinture proprement dite et qui, au rebours de la petite satane florentine, nous transporte dans cet au-delà divin que si peu de peintres connurent. La critique d’art n’a presque plus rien à voir, avec elle ; la Vierge relève surtout du domaine de la liturgie et de la mystique. Sa place ne serait que dans une église, avec un prie-dieu pour s’agenouiller devant ; et le fait est que l’on a plus envie, en la regardant, de joindre les mains que de prendre des notes !

Mais d’abord qu’est ce maître de Flémalle dont j’ai déjà parlé, à propos d’une Nativité du Musée de Dijon, dans « l’Oblat » ?

Il y a de cela quelques années plusieurs chercheurs, entre autres M. Hugo Von Tschudi, Directeur de la « National Gallerie » de Berlin, furent amenés à préciser qu’un peintre flamand, d’une allure très particulière, avait vécu à Tournai, en même temps que Roger Van der Weyden, sous le nom duquel étaient cataloguées ses œuvres. M. Von Tschudi confronta divers tableaux de cet inconnu, classés dans des collections particulières et les Musées de Bruxelles, de Berlin, de Dijon et parvint à établir leur étroite filiation avec les deux volets d’un retable perdu, une sainte Véronique et une Vierge logées à l’institut Staedel de Francfort et provenant de la maison des chevaliers de Jérusalem, située à Flémalle, près de Liège.

Il désigna sous le nom de cette localité l’auteur de ces différents panneaux baptisé jusqu’alors de maître de Mérode, à cause d’une Annonciation que l’on avait reconnu lui appartenir et qui figurait dans la galerie de la comtesse de Mérode, à Bruxelles — et cette nouvelle appellation a prévalu.

La certitude que le maître de Flémalle n’est pas, comme le soutient encore un autre critique allemand, M. Firmenich-Richartz, Roger Van der Weyden jeune ne me parait pouvoir faire aucun doute. Malgré certaines ressemblances qui se rencontrent d’ailleurs chez presque tous les peintres de cette époque, les différences sont telles qu’en dépit de toutes les discussions, elles s’imposent.

Outre un type de Vierge très spécial et un Enfant Jésus, plus éveillé et moins gringalet et moins chétif que ceux de Roger Van der Weyden, certains choix de coloration dans les blancs, dans les bleutés et dans les gris, le parti-pris même du dessin qui se refuse aux trop volontaires allongements des corps et à la trop grande roideur des contours, de petits détails typiques, tels que les coiffes orientales de ses femmes et la bizarrerie de ses auréoles suffisent pour permettre de le classer, parmi les artistes de son temps, très à part.

Mais quel est-il ? des recherches opérées en Belgique par M. Georges Hulin, professeur à l’Université de Gand, il pourrait résulter que le maître de Flémalle serait un peintre du nom de Jacques Daret qui fut, en même temps que Roger Van der Weyden, l’élève d’un maître de Tournai, Robert Campin.

Ainsi que je le notais dans « l’Oblat », ce Jacques Daret, sur lequel les renseignements qui valent sont quasi nuls, aurait été employé aux décorations de la fête de la Toison d’Or et des noces de Charles le Téméraire ; et il y gagnait 27 sols par jour aux entremets. Il avait un frère également peintre, David, originaire comme lui de Tournai, qui fut son disciple et reçut, en 1449, le titre de peintre et valet de chambre, aux honneurs, de Philippe le Bon. Si nous ajoutons maintenant, d’après le chanoine Dehaisnes, que Jacques Daret, reçu à la maîtrise à Tournai, en 1432, fut nommé prévôt, le jour même de sa réception à la confrérie, et si nous mentionnons avec M. Georges Hulin qu’il dessina des cartons de tapisseries pour Jean du Clercq, abbé de Saint-Vaast, et tint un atelier d’enluminure où fut admis, en 1438, un élève du nom d’Éluthère Du Pret, nous aurons épuisé, je crois bien, la somme des plus importantes informations recueillies sur son compte, car je ne pense pas qu’il y ait à s’occuper des assertions fantaisistes consignées par M. Bouchot dans le catalogue de l’exposition des Primitifs français, au Pavillon de Marsan.

Voulant, à tout prix, inventer des Primitifs français, il affirme — sans fournir aucune preuve, du reste — que le maître de Flémalle relève de l’École d’Arras — et il ajoute qu’il a subi l’influence des artistes français, qu’il a vécu entre 1425 et 1450 dans l’Artois et qu’il est peut-être même venu à Paris.

L’on se demande de quels artistes français — lesquels étaient à cette époque des élèves ou des imitateurs des Flamands ou des Italiens — le maître de Flémalle a bien pu s’inspirer ? des enlumineurs qui illustrèrent les « très riches heures » du Duc de Berry, actuellement au musée de Chantilly, répond M. Bouchot.

Or, il a été, si je ne me trompe, démontré par M. Léopold Delisle que les miniatures de ce manuscrit étaient, pour la plupart, l’œuvre de Pol de Limbourg et de ses frères et je ne vois pas dès lors ce que l’art français peut bien avoir à démêler dans cette affaire, puisque les frères de Limbourg étaient non des Français mais des Flamands.

Mais laissons ces turlutaines patriotardes, et si l’assimilation de Jacques Daret et du maître de Flémalle est exacte — et jusqu’à nouvel ordre et en dépit d’une certitude qui fait absolument défaut — on peut cependant l’accepter, car elle est consentie dans le catalogue des Primitifs de Bruges par M. James Weale dont les travaux sur les Primitifs néerlandais sont, à l’heure actuelle, les plus certains, avouons qu’il devient facile d’expliquer les ressemblances que présentent les œuvres de Roger Van der Weyden et de Jacques Daret, puisqu’ils ont suivi, tous deux, les cours du même maître et ont exécuté des tableaux similaires, sur des données et d’après des procédés pareils.

Ce qui restait à connaître, c’est ce que l’un et l’autre ont emprunté au maître commun ; mais, ici, les preuves manquent. Aucun panneau ne subsiste de ce Robert Campin que nous savons simplement, d’après les registres de la Corporation de Saint-Luc, à Tournai, avoir ciselé et peint une châsse, en 1425, en cette année même où Roger Van der Weyden entrait dans son atelier, comme élève, puis, après avoir été banni, en 1432, pour une année, de la dite ville de Tournai, à cause, porte la sentence, « de la vie ordurière et dissolue qu’il menait depuis longtemps, lui homme marié, avec Laurence Polette ».

Peut-on présumer au moins que Van der Weyden et Daret, dans ces similitudes de certains personnages qui s’imposent, ont reproduit le type inventé par leur patron ? c’est fort possible. À cette époque le plagiat entre gens qui se considéraient tels que des artisans, n’existait pas ; l’on se prêtait tout naturellement une figure qui avait plu ; et cela est si vrai que le saint Joseph de la Nativité de Berlin a été, avec à peine une variante, repris par Memlinc dans son Adoration des Mages, de l’hospice Saint-Jean, à Bruges, et que je le retrouve également, avec le même visage, la même attitude, le même geste de la main abritant une bougie, dans la Nativité du maître de Flémalle, à Dijon. Que Memlinc ait pastiché Roger Van der Weyden dont il fut le disciple, cela se conçoit, mais où Roger Van der Weyden et Jacques Daret ont-ils copié leur saint Joseph ? l’ont-ils pris l’un à l’autre ou tous deux à leur maître, Robert Campin ?

Ce sont là des devinettes d’autant plus insolubles que s’il était avéré que ce type de Saint appartenait à Campin, l’on pourrait se demander si, de son côté, il ne l’avait pas acquis de son maître qui, lui-même, aurait pu l’imiter d’un autre et ainsi de suite. Le fait n’est donc à rappeler que pour témoigner combien il est difficile de juger les œuvres des Primitifs et d’assigner, en se basant sur l’attitude et la physionomie de certains personnages, tel tableau à tel ou tel peintre.

Et cette observation n’est pas inutile, je crois, à propos de l’artiste de Flémalle ; depuis qu’il a été découvert, l’on commence à lui attribuer tous les volets abandonnés, tous les retables orphelins des Flandres ; sa paternité s’étend plus que de raison et il devient nécessaire d’être défiant.

Ainsi, négligeant toute une série plus ou moins reconnue, voire même la descente de croix de l’Institut royal de Liverpool qui figurait à l’exposition de Bruges et n’était, au demeurant, qu’une peinture froide, aux contours gravés, ne m’arrêterai-je qu’à ceux de ses ouvrages qui, à cause même du type de la madone, de certains détails particuliers et surtout de la forme expressive du dessin et du choix des tons, sont pour moi résolument sûrs.

M’en tenant donc à la Vierge si personnelle de la collection de Somzée[1], toute en front et en nez, avec un visage osseux et court du bas, à la délicieuse Vierge du Musée d’Aix qui, en plus jeune et plus joli, sans ce côté de mégacéphale, lui ressemble, au tableau de Dijon, dans lequel je retrouve les traits et la coiffe de la Véronique de Francfort, je me dis que, tout en étant évidemment du même peintre, la Vierge de l’institut Staedel est tout à fait différente de ces autres peintures.

Elle varie, moins au point de vue de l’exécution et au point de vue de l’art qu’au point de vue de la piété, au point de vue de l’âme. Entre la Madone allaitant l’Enfant Jésus de la galerie de Somzée et la Madone allaitant l’Enfant Jésus du musée de Francfort, l’abîme est tel qu’il a fallu un coup de la Grâce pour le combler. À parler franc, il y a entre ces deux Vierges la différence qui s’avère entre une matrone pieuse et riche, très fière d’occuper un prie-dieu de choix dans son église et une sainte, vivant de la vie contemplative, dans un cloître.

Jusqu’ici, en effet, ses Vierges m’étaient apparues, ainsi que de fastueuses bourgeoises des Flandres, jouant la distinction, s’observant devant le visiteur et il résultait pour moi, de ce besoin d’attirer l’attention, une certaine afféterie, une certaine gêne ; c’était de la peinture à simagrées charmantes, de l’art frêle et maniéré, mais ce n’était, au demeurant, que de la peinture.

Or, ici, tout change. Cet homme si inférieur à Roger Van der Weyden, en tant que mystique, devient subitement son égal, le précède presque. Toute cette partie divine qui ne s’apprend pas, qui est hors et au-dessus des couleurs et des lignes, cette effluence de la prière, cette projection de l’âme épurée qui se fixe sur un panneau de chêne — et si l’on sait pourquoi, l’on ignore comment — jaillissent soudain dans le volet isolé de Francfort.

Ce n’est plus le Jacques Daret, appliqué et bizarre, rigide et pieux, c’est un autre homme, pris aux moelles de l’âme et qui s’élève dans l’ardeur de ses désirs au-dessus de lui-même, sur les cimes de la Mystique, en plein ciel.

Fut-il donc, avant que d’entreprendre ce retable, purifié par des peines intérieures, éprouva-t-il, en ses aîtres, le travail secret des Sacrements ? qui le saura ! — ce qui est certain, c’est que son art, resté jusqu’alors et peut-être après, à ras de terre, s’essora ; l’on peut presque suivre l’envol de cette âme dont l’image demeure conservée dans le miroir de son œuvre.

Il fallait, en effet, cet influx de la Grâce pour réaliser ce tableau qui est, en son genre, unique, car jamais la Maternité divine n’avait atteint cette grandeur familière ; jamais encore peintre n’avait plus douloureusement et plus délicatement exprimé, pour les années de l’Enfance du Christ, la souffrance de la Mère en attente d’un avenir qu’elle redoute, d’un avenir qu’elle sait.

C’est quelque chose comme le « Stabat Mater » de l’Enfance.

Cette Vierge, de stature naturelle, debout, l’Enfant en ses bras, se détache, dans un cadre tout en hauteur, sur le fond quasi-japonais d’une tenture d’un vermillon léger brodée, en un or pâli, d’étoiles de mer rayonnant dans des cercles et d’animaux fabuleux, au corps moucheté, à la face presque humaine, aux pattes onglées de griffes, au chef planté, en guise de cornes, de radicelles, des animaux mâtinés de fauve et de ruminant, des sortes d’hippocentaures léopardés, de bêtes héraldiques issues de la zoologie du Moyen-Âge et du blason.

Marie est drapée dans un ample manteau blanc, fleuronné, çà et là, d’un frottis d’or et vêtue, en dessous, d’une robe grise. Elle est assez étrangement coiffée de voiles tuyautés sur les bords et festonnés de petites ruches sous lesquelles rampe une épaisse torsade de cheveux dont le blond mouvant, tour à tour s’éclaircit et se fume. La tête est cernée d’une auréole, mais celle-là ne ressemble pas aux nimbes singuliers des Madones de la collection de Somzée et du Musée d’Aix dont l’une est un van d’osier et l’autre une gerbe de tiges d’or qui s’arrondit ainsi que la roue d’un paon. Celle-ci se compose simplement d’un cercle d’or, travaillé au repoussé et serti de pierres.

La figure est inouïe de souffrances refoulées et de tendresse contenue ; les yeux, ouverts en boutonnière, un peu retroussés dans les coins, sont baissés ; la bouche fraîche est close, le menton, gras et charmant, se troue d’une fossette, mais tous les mots s’évaporent ; nul ne peut exprimer l’adorable bonté de ces lèvres et l’inconsolable détresse de ces grands yeux.

Elle n’est nullement incorporelle, ni émaciée, ni filisée, telle que tant de Madones de Primitifs ; elle est grasse et elle est forte ; elle n’est pas non plus une jeune fille, mais bien une jeune mère et le sein mol et gonflé de lait dont l’Enfant tient la pointe dans sa bouche, n’essaie pas de donner le change et de restreindre la faconde de la maternité, en la ramenant au laconisme des vierges, à l’élégante concision des attraits neufs.

Elle est une vraie femme, très jolie, très noble, malgré la robustesse de sa complexion, très patricienne par la finesse de ses traits et la svelte maigreur de ses longs doigts.

Le peintre n’a donc pas sacrifié au procédé d’un amenuisement facile pour suggérer l’idée de la Divinité ; il n’a pas éludé les proportions terrestres des contours et, tout en demeurant le réaliste le plus exact, il n’en a pas moins réussi à peindre une femme qui, n’eût-elle aucun halo autour du chef et aucun Enfant nimbé dans les bras, ne peut être une autre que la Vierge Mère, que la Corédemptrice d’un Dieu.

Certes, il semblait qu’après cet admirable Roger Van der Weyden dont la Vierge de la Nativité de Berlin et la Vierge en prière du polyptique de l’hôpital de Beaune sont des êtres vraiment célestes, tout était dit et que la peinture mystique serait à jamais réduite à se répéter, sans monter d’un coup d’aile plus haut ; mais non, ici elle plane à des altitudes plus élevées peut-être ; en tout cas, la même grandeur surnaturelle s’atteste et elle est obtenue avec plus de simplicité s’il se peut et moins d’effort. La mélancolique grâce des Vierges de Memlinc suppose également l’âme d’un artiste avancé dans les voies de la Perfection, mais, lui, me paraît, en comparaison, plus féminisé, plus usant d’artifices, plus pieusement roué, si l’on ose dire.

Et le curieux, c’est que — dans ses autres œuvres — le maître de Flémalle est justement celui que l’on pourrait, bien plus que Memlinc et surtout que Roger Van der Weyden, accuser de maniérisme et de ruse !

La vérité est que nous sommes, avec ce tableau de Francfort, en face d’un cas isolé, dans un ensemble à peine connu et que cette Madone se rapproche plus que celles de la collection de Somzée et des musées de Dijon et d’Aix, des Vierges de Roger Van der Weyden. Ne serait-il pas, dès lors, imprudent de comparer ces peintres entre eux et de conclure ?

Mais au fait, cette Vierge et ce bambin éveillé et charmant dans sa longue robe bleue et qui, entendant du bruit, s’interrompt de téter, tandis que la Mère le serre plus étroitement contre son giron, comme si elle n’ignorait pas le sens de cette rumeur de l’avenir qu’il écoute, à quel moment de leur vie le peintre les a-t-il représentés ?

L’immense tristesse de Marie est celle d’une Vierge des mystères douloureux.

Des mystères douloureux de l’Enfance, alors ; l’on en compte trois : la prophétie de Siméon, la fuite en Égypte et l’absence des trois jours, consignée dans l’Évangile de saint Luc.

Or, au moment où nous sommes, Jésus est assez âgé pour que la visite de Siméon soit depuis quelque temps déjà un fait accompli ; et il n’est pas néanmoins assez grand pour cheminer seul et aller prêcher dans le Temple ; la scène se précise donc ; l’instant choisi par le maître de Flémalle est celui qui précède le départ pour l’Égypte. Peut-être alors la fille de Joachim se trouve-t-elle encore dans cette grotte que les Légendaires du Moyen Âge nous dépeignent, parée des somptueuses tentures laissées par les Rois Mages et tapissée, de même que dans ce tableau, de touffes de marguerites et de violettes, de toute une carpette de très douces fleurs.

Ce qui est, en somme, certain, c’est qu’en étreignant si ardemment son Fils, elle songe aux futures années dont la venue la désespère.

Elle fut, en effet, pendant toutes les heures de son existence, Celle qui attendit les catastrophes ; elle vécut sous l’emprise de l’idée fixe et il faut vraiment que l’attente d’un malheur que l’on sait inéluctable soit l’un des plus atroces supplices que puisse subir la nature humaine, puisqu’il fut celui infligé à notre Mère ; et elle n’eut, en ce genre de martyre, aucun répit. Quand le sacrifice du Calvaire fut consommé, elle repartit dans la voie têtue des larmes ; elle dut encore attendre ici-bas que la mort consentît enfin à la réunir à son Fils.

Notre-Dame de l’Attente, ne serait-ce pas le titre réel de cette œuvre ?

Dans ce panneau de Francfort où la vie de Jésus s’annonce à peine, ne voit-elle pas, au loin, sa marche lente aboutir à ce mont sur le sommet duquel se dresse l’arbre à deux branches qui a perdu ses autres rameaux et toutes ses feuilles et qui pousse cependant, quand même, au milieu et au bas de son tronc sec et au bout de chacune de ses deux branches mortes, des fleurs de blessures, des touffes de sang ?

Si nous raisonnons humainement, l’acuité de la torture de Marie fut effroyable, car il n’était pas un épisode de l’enfance du Messie qui n’aggravât en elle la certitude du malheur, qui ne ravivât la plaie.

La profession même de charpentier qu’exerçait Joseph semblait choisie pour lui susciter le permanent rappel de ses maux ; lorsque, par esprit d’imitation et pour s’amuser, l’Enfant s’apprenait à planter des clous dans des planches, ne se disait-elle pas que ce jeu se retournerait, un jour, contre lui et que ces clous s’enfonceraient dans ses pieds et perceraient ses mains ; la vision des bras tendus sur la croix ne s’imposait-elle pas aussi quand, Jésus, courant au-devant d’elle, les ouvrait tout grands pour l’embrasser, car le mouvement était le même. Pouvait-elle alors considérer comme inoffensive cette matière du bois qui obéissait à Joseph et les aidait à vivre ? ne savait-elle pas, en effet, qu’après avoir contribué dans l’Eden à parfaire l’égarement de la pauvre Ève, ce bois allait encore s’associer aux furies démoniaques des Juifs, en servant d’instrument de supplice à son Fils, lorsqu’il aurait grandi ?

Comment échapper à ces obsessions, puisqu’elle ne pouvait oublier l’implacable prophétie de Siméon ?

Il est impossible aussi qu’accablée par l’atroce fixité de ces visions, elle n’ait pas, quelquefois, et pour l’Enfant et pour Elle-même, souhaité que Jésus fût homme et que le moment de l’épouvantable échéance ne fût venu ; car enfin, elle savait qu’après sa mort, il ne pourrait plus souffrir et, si humble qu’elle fût, elle ne pouvait non plus ignorer qu’Elle-même, après avoir achevé sa tâche, le posséderait à jamais dans l’Éternité bienheureuse, trônant, radieux, à la droite du Père, loin de nos gémonies, loin de nos boues.

Et si Elle désira de la sorte et par amour la fin, elle dut renouveler son sacrifice et, patiente et résignée, regarder croître, pour ses bourreaux, l’enfant.

Cette Madone, si tendrement dolente, on peut lui prêter toutes les angoisses, toutes les transes…

Et quelle énigme encore que son exil, ici, à Francfort, dans le musée désert de cette cité qui l’abomine ! depuis qu’arrachée à son abbaye de Flémalle, elle fut vendue et transportée sur les bords du Mein, elle continue son stage douloureux entre les mains des Juifs. Elle subit le voisinage de l’inquiétante florentine et elles magnifient, à elles deux, l’institut Staedel devenu, grâce à leur présence, unique, en ce sens que nulle collection ne recèle ainsi les deux antipodes de l’âme, les deux contre-parties de la mystique, les deux extrêmes de la peinture, le ciel et l’enfer de l’art.

Et voici qu’à les contempler tour à tour, je suis tel qu’un homme que la tentation lamine. Les yeux de la pseudo Giulia attisent en moi les brandons inéteints de mes vieux vices, mais combien, malgré tout, je préfère rester près de la Vierge ; l’Ave Maria me jaillit des lèvres quand l’homuncule velu qui garde les salles et que mon trop long séjour devant les mêmes tableaux interloque, s’approche et m’apprend qu’il vend des reproductions photographiques des toiles de ce musée.

Certes oui, je veux acheter la Vierge de Flémalle, mais alors l’homme hoche la tête avec mépris et m’informe que celle-là n’existe pas, que personne d’ailleurs ne la demande et il m’offre, en échange, des Madones de Rubens et autres boyaudiers qui furent la honte religieuse des Flandres.

J’ai pris la porte ; me revoici dans l’énorme ville ; je suis sans courage pour errer encore au travers de ses squares et de ses rues ; puis son jardin zoologique n’a rien qui me puisse surprendre et, quant au style de son grand Opéra, je le hue ; je vais dans le seul endroit où je puisse encore songer en paix à l’admirable Vierge de Flémalle, à l’église.

La nuit est tombée, les voûtes se brouillent, les colonnes deviennent confuses. Quelques rubis suspendus piquent la nuit, en l’air. Ah ! la détente de cette cathédrale solitaire, si loquace dans son silence et si douce ! J’oublie Francfort. Je suis chez Dieu de même qu’à Paris. À peine une femme dont on ne distingue pas les traits passe-t-elle, de loin en loin, pour s’agenouiller et ajouter une ombre plus noire aux ombres du sol ; vraiment la grande Vierge blanche serait, à sa place, ici ; je la vois si bien, souriant à ces braves femmes qui sont, là, près de moi, à ses pieds !

Il faut pourtant s’arracher à son souvenir, car l’église va clore ; et comme un remerciement inspiré par Elle, une parole de bienvenue, la seule que nous ayons encore entendue dans cette capitale des Banques, nous est soudain adressée par une petite blondine de sept à huit ans qui s’approche de mon compagnon l’abbé et dit, en prononçant le latin à l’italienne :

« Laudetour Yesous Christous. »

La politesse de la gamine catholique, perdue dans le ghetto de ce coin de ville, nous a été au cœur. Ce salut, formulé dans la langue de l’Église, cette aumône prévenante jetée par une pauvresse à des gens dont l’indigence de sympathie ne s’est jamais mieux fait sentir, à l’étranger, que dans cette métropole de la Franc-Maçonnerie et ce douaire des Juifs, nous réconforte — et les avenues que nous devons traverser pour atteindre la gare paraissent maintenant d’une brutalité moins arrogante, d’un luxe moins lourd.

  1. Cette Vierge, qui appartient maintenant à M. George Salting, a figuré aux Expositions des Primitifs de Bruges et de Paris.