Triomphe et éparpillement des philosophies corpusculaires et mécaniques dans l’élaboration de la théorie chimique

CHAPITRE vii


Triomphe et éparpillement des philosophies corpusculaires et mécaniques dans l’élaboration de la théorie chimique.


A. Vue d’ensemble sur le triomphe de la philosophie mécanique. — Elle n’est plus discutée dans son ensemble car elle est admise comme une irrésistible évidence. — Rôle du théoricien réduit à celui de commentateur ou de polisseur. — Les indéterminations que la doctrine laisse subsister, sont les seuls sujets des désaccords entre les chimistes. — Exemple : Qu’est-ce que le froid ? — Réponses hétérogènes fournies à ce problème. — Autres exemples. — La structure présumée des acides. — Énumération complète de tous les détails supposables. — Absorbés par les détails les chimistes ne précisent pas les réponses qu’ils donnent aux questions métaphysiques : vide, dureté, etc. — Leurs particules sont semblables à la matière que nous observons à notre échelle. — Dans les limites ainsi définies ils donnèrent libre cours à leur imagination et souvent ne s’accordèrent pas. — Une seule théorie chimique est précise dans ses données primordiales : celle de Nicolas Hartsoeker.
B. Le système atomistique d’Hartsoeker. — Ses deux éléments. — Les atomes insécables du second élément sont doués de figures différentes et immuables. — C’est la seule cause des différences entre les substances matérielles. — Discussion d’Hartsoeker et de Leibniz au sujet de l’étendue et de la dureté des particules. — Conséquences théoriques de la métaphysique d’Hartsoeker. — Immutabilité et spécificité de l’atome, et par suite du corps simple. — Genèse du concept moderne du corps simple. — Pour découvrir la figure de chaque particule, Hartsoeker fait intervenir les propriétés les plus variées. — Exemples détaillés de sa méthode. — Théorie de la structure des molécules d’eau. — Théorie de la structure des sels. — Tendances permanentes de l’atomistique que nous découvrons à travers son œuvre — Résoudre toute la nature en petits corps qui peuvent être dessinés et sculptés. — Mais en se précisant l’atomisme s’éloigne de l’empirisme qui l’avait d’abord inspiré. — Il devient romanesque et s’écroule sous le luxe de détails accumulés.
C. Complication progressive de la philosophie mécanique. — Comment elle s’éparpille en une foule de doctrines incompatibles. — En même temps qu’elle s’effrite d’elle-même, de nouvelles philosophies aspirent à la renverser. — Critique au nom de l’empirisme. — Girard Goris. — Critiques adressées, non contre la doctrine, mais contre ses formes trop précises et trop naïves. — Citation de Pascal. — Transformation que ses adeptes font subir an mécanisme pour le mettre à l’abri de ces critiques. — Le mécanisme considéré comme but et non comme méthode. — Exemple de Frédéric Hoffmann. — Rigidité des axiomes. — Modération des applications. — Théorie des sels. — Théorie de la dissolution. — il fait intervenir le mouvement continu et rapide du solvant au bien de donner une image statique de la structure du nouveau corps. — La structure moléculaire posée et non plus décrite. — Exemple de Louis Lémery. — Théorie statistique de la dissolution. — Critique de Privat de Molières contre l’ancien mécanisme. — Ses partisans ignoreraient la mécanique scientifique. — Nouvelle manière d’expliquer la réaction chimique par les tour billons cartésiens. — Son peu de succès. — Cette théorie résiste aux critiques. — C’est que le mécanisme n’est plus une philosophie à la mode. — D’ailleurs les nouvelles doctrines sans renier le mécanisme ajoutèrent à cette philosophie ce qu’il fallait pour la compléter et en faire une science de la Nature.


A. — Afin d’expliquer les expériences que les savants entreprenaient dans des directions quelconques et en poursuivant des buts hétérogènes, la théorie chimique, à l’époque que nous étudions, était guidée par une conception du monde matériel que le laboratoire n’avait nullement inspirée et qui s’opposait souvent à celles qu’avaient professé les maîtres réputés de cette science ![1] La philosophie mécanique, rappelons-le, parvint, après une courte période de lutte, à dominer la chimie et à modifier son aspect. Elle s’était assurée par deux voies la possession de ce domaine. Sous la forme cartésienne ou atomistique, elle fut tout d’abord adoptée par les médecins qui l’appliquèrent à la théorie du corps humain et de ses maladies ; puis elle passa aux pharmaciens qui interprétèrent en son langage le bienfaisant effet de leurs drogues ; par extension elle servit de base aux explications que les travailleurs donnèrent de toute réaction chimique obtenue dans un laboratoire ! Ainsi, et indirectement, elle pénétra paisiblement la pensée du public cultivé sans que celui-ci prit garde à la révolution qui, par là même, se produisait dans la théorie. Ce public fut donc bien pré paré à accueillir favorablement cette même philosophie mécanique, quand Robert Boyle l’appliqua directement à l’interprétation de tous les phénomènes matériels ; grâce à elle, ce savant célèbre chassa, sans rencontrer de résistances, les anciennes doctrines entre lesquelles se partageaient l’adhésion de ses prédécesseurs. Il avait annoncé bruyamment, en entamant une polémique triomphante, que ces vieilles théories étaient périmées, qu’elles n’avaient aucune signification, qu’elles étaient par conséquent impuissantes à rendre raison des réactions chimiques, et que seule la philosophie corpusculaire possédait une vertu explicative. Joignant l’action à la parole il avait expérimenté et systématisé par sa méthode, qu’il croyait ta méthode empirique, les conclusions de son expérience.

L’œuvre de Lémery que nous avons longuement étudiée a subi l’influence concordante des médecins, pharmaciens et métaphysiciens de la matière ; elle marque la prise de possession de la science chimique par une philosophie mécanique, absolument sûre d’elle-même, qui ne rencontre ni obstacle ni ennemi, et qui d’ailleurs impose au savant son irrésistible évidence ; les contemporains et élèves de Lémery ne songèrent, pas plus que ce maître, à justifier une théorie qu’aucun doute ne venait atteindre, qu’aucune critique n’effleurait ! Au lieu du travail de mise au point et d’exposition que vraisemblablement on attendrait de néophytes, nos savants, sans s’attarder à des discussions de principes et de méthodes, s’attachèrent uniquement à tirer toutes les conséquences de la doctrine corpusculaire et à lui découvrir de nouveaux champs d’application.

Admettant comme allant de soi les généralités sur lesquelles les philosophes tels que Descartes et Gassendi s’accordaient, ils essayèrent de préciser les points de détail que les systèmes de leurs prédécesseurs avaient laissés dans l’ombre, ou voulurent modifier quelques affirmations à leur sens erronées de Boyle ou de Lémery, concernant la figure ou la dureté de certaines particules matérielles ; leur travail théorique se réduisit donc, le plus souvent, à des commentaires ou à des perfectionnements ; mais la philosophie mécanique une fois admise laisse encore au savant une grande indétermination dans l’interprétation de l’expérience ; et bien souvent l’on constate entre les conceptions mécanistes du monde matériel des différences remarquables… L’examen complet des images variées, proposées alors pour expliquer soit un phénomène isolé, soit un groupe de phénomènes, sortirait des cadres du présent travail ; il serait déconcertant, désordonné et fort long ; comme dans notre dernier chapitre, nous nous contenterons ici de signaler à titre d’exemple quelques-unes des idées émises ; celles qui nous paraissent dans ce cas les plus caractéristiques du triomphe de la philosophie corpusculaire.

Et d’abord, il nous faut constater que le langage imposé par le mécanisme est si bien adapté à la description de l’expérience qu’il fait pour ainsi dire corps avec elle ; l’hypothèse conjecturale qu’il recouvre, ne peut qu’artificiellement s’isoler de la constatation du fait expérimental et ils forment ensemble à première vue un tout indissoluble ! Lisez par exemple le « Traité de physique » de Rohault et la « Philosophie » de Régis, qui veulent tous deux, quoique différemment, enfermer les phénomènes chimiques dans Le cadre des « Principes » de Descartes, et déjà vous serez frappé de la facilité avec laquelle une théorie a priori de la matière rend compte sans effort des réactions matérielles, aussi variées et imprévues qu’elles puissent être.

Lisez maintenant les ouvrages de gens du monde ou de spécialistes de la chimie pour voir à quel point cette théorie était entrée, si l’on peut s’exprimer ainsi, dans le sens commun du public intelligent et curieux. Déjà Gassendi, par exemple, ou Robert Boyle[2] s’étaient demandés si le froid était dû à une substance matérielle et dans ce cas à laquelle ? À un élément aristotélicien, comme quelques-uns l’ont pensé[3], ou à des particules frigorifiques qui auraient justement pour mission de refroidir, ou plutôt encore au nitre.qui forme avec la glace des mélanges réfrigérants ?[4] Si cela est, cette matière du froid jouerait un rôle dans les réactions chimiques et pourrait être mise en évidence. Mais, sur ce point, les savants n’étaient point arrivés à un accord, et les amateurs réunis chez l’abbé Bourdelot laissent deviner l’hésitation de leur pensée. « Il est bien plus aisé, font-ils observer, de sentir le froid que d’en découvrir la cause. On sait bien qu’il est produit par quelque matière, dont la figure doit nécessairement être propre à fixer, à empêcher le mouvement ; ce sont véritablement des petits corps nitreux qui, se fichant dans nos chairs, font aux humeurs et aux esprits ce que les pieux et les pilotis font pour retenir ta terre mouvante et affermir le terrain ; mais de dire quel est le sujet de cette matière et si c’est l’air, l’eau ou la terre, c’est ce qu’on ne peut faire ; on peut bien dire qu’il y a partout dans l’air, dans l’eau et dans la terre des petits corps épandus, lesquels ayant cette figure longue et pointue produisent les effets qu’on attribue au froid[5]. » Mais le froid est-il véritablement une substance accessible au chimiste ? Borrichius, comme d’autres, le nie expressément[6]. S’il n’est pas un corps existant, ne serait-il qu’un phénomène dû à l’absence de particules de chaleur[7] ? Ou encore, puisque la chaleur elle-même pourrait bien ne pas être corporelle, mais provenir de l’agitation d’une matière subtile éthérée, le froid ne serait qu’une marque du ralentissement ou de l’arrêt de cette matière subtile[8]. Telles sont les solutions hétérogènes que la philosophie mécanique offrait alors en réponse au même problème… Et l’on voit que l’admission d’une d’entre elles, à l’exclusion de toute autre, est fonction de l’ensemble de la théorie chimique et peut modifier les conceptions que le savant se forme du monde matériel !

Sans avoir la même importance, les discussions concernant la forme des particules de chaque substance prennent une grande place dans les travaux des chimistes ; l’on sait, par exemple, que la théorie simpliste qui faisait de l’opposition, du combat entre les pointes des acides et les gaines des alcalis l’origine de toute réaction chimique, avait eu un succès aussi extraordinaire qu’éphémère[9] ! Que, grâce aux objections de Boyle, de Bertrand, de Homberg, et plus tard de Freind, de Rothe et d’Hoffmann, ce système, réduit à de plus modestes proportions, et chargé seulement d’expliquer les réactions entre les sels, a été conservé dans la science ; que dans ce cas les désaccords entre les savants se réduisaient à des désaccords concernant la figuration moléculaire de ces corps. Voici, par exemple, comment on avait l’habitude de les définir :

« Le sel est une matière qui se dissout dans l’eau et qui fait une impression piquante sur la langue ; il y en a principalement de deux sortes ; l’un est acide et l’autre alcali. Le sel acide est celui dont « chaque partie est un corps oblong, pointu ou tranchant par ses deux extrémités et qui excite un sentiment d’aigreur sur la langue. Le sel alcali est celui dont une des plus petites parties est un corps raboteux inégal, percé, poreux, et qui excite sur la langue un sentiment d’âcreté[10]. »

Mais cela n’est qu’un aperçu ; le savant peut essayer de donner aux particules acides une figuration plus détaillée qui rendra compte de tous les détails révélés par l’expérience ; et c’est précisément ce que fait Rouvière. « Le sel acide, dit-il, est composé de parties longues, polies, grosses vers leur milieu et pointues par les deux bouts ; de sorte qu’elles ont à peu près la figure d’un fuseau ; c’est pourquoi pour exprimer en peu de mots leur figure nous l’appellerons fusiforme. Le sentiment égal que les acides excitent sur nos organes prouve la nécessité de ces pointes dans le sel acide. Il est aisé de prouver que ces acides ont la figure fusiforme en ce qu’ils ne sauraient se geler. Une liqueur se glace ou parce que ses parties s’appliquent exactement les unes sur les autres, en sorte qu’elles refusent le passage à la matière éthérée, ou bien parce que ses intervalles sont remplis par des corps qui interrompent suffisamment le cours de la matière subtile. Or, puisque les acides ne se gèlent jamais, il faut que leurs parties ne puissent se toucher immédiatement, et qu’elles laissent des interstices que ne peuvent remplir exactement les corps qui sont la cause de la congélation… Les acides doivent donc avoir une figure ronde, qui est précisément celle qui fait que les corps et leurs parties se touchent le moins, ou bien ils ne doivent pas être de la même grosseur dans toute leur étendue. Le sentiment qui excite le sel acide ne peut convenir avec la figure sphérique et l’ovale ne lui convient pas davantage. Nous ne pouvons pas aussi : lui donner une figure oblongue et cylindrique (qui expliquetrait mal les phénomènes de fermentation). Ce sera donc la rhomboïde, qui, par rapport à ses pointes, peut s’accorder avec le sentiment d’aigreur qu’excite en nous le sel acide, et qui, par rapport à la figure plus grosse vers le milieu, fait qu’il y a entre ses sels des intervalles assez grands, pour empêcher qu’ils ne s’appliquent les uns aux autres et par conséquent qu’ils ne se gèlent[11]. »

Ainsi la constatation immédiate faite avec un organe des sens, aussi bien que les résultats plus laborieux de l’expérience, venaient dicter au chimiste des conclusions mécanistes ; et cela nous le découvririons chez tous ceux qui travaillaient au laboratoire : chez Homberg qui, ne se réclamant que de la méthode expérimentale, donnait tout naturellement une forme spécifique à ses inaccessibles « sel principe » et « soufre principe » ; chez Geoffroy malgré la table des affinités qui semblait difficilement compatible avec la philosophie mécanique[12] ; chez Louis Lémery qui ne s’accordait en rien avec Geoffroy. Bref chez tous les médecins, chimistes et pharmaciens, jusqu’à ce que le stahlisme et le newtonisme aient imposé à la matière d’autres variables que la figuration des particules[13].

Mais jusqu’alors les descriptions étaient données avec un luxe de détails qui aujourd’hui déconcerte ; nous citerons un exemple entre mille[14] ! Charas ayant constaté que le vase où l’on a mélangé de l’acide de vitriol concentré et de l’eau devient tellement chaud, qu’il paraît en feu et que la main n’en peut souffrir la chaleur, donne « après y avoir fait réflexion » l’explication suivante : « Il jugea que cet effet venait de ce que l’esprit de vitriol, ayant été privé de son phlegme[15], et étant pour ainsi dire affamé, avait fortement attiré tout à coup les parties molles, poreuses et pliantes de l’eau ; et s’étant soudainement rempli de ces petits corps qui se trouvaient propres à remplacer les parties aqueuses qu’il avait perdues, ce mouvement accompagné de fermentation avait causé cette grande chaleur et ce fracas. »

C’est que l’atomisme, tel qu’il était compris à la fin du xviie siècle, ne semblait pas une hypothèse, mais une incontestable réalité ; la traduction corpusculaire de l’expérience, au lieu d’être présentée comme une conjecture plus ou moins plausible, était donnée pour un récit véridique ; et l’objet de la théorie chimique consistait justement à deviner la forme des particules invisibles pour rendre compte visuellement des phénomènes dont nos yeux n’aperçoivent que l’ensemble.

Cependant les chimistes, une fois en possession de la doctrine corpusculaire, ne se soucièrent aucunement de préciser ses fondements et laissèrent dans le vague les solutions des problèmes importants qu’ils ne songèrent pas même à poser ! Ceux-ci, par exemple, qui intéressent avant tout les philosophes… Quelle est la taille des particules. Sont-elles petites, ou infiniment petites ? Quel est le degré de leur dureté ? Sont-elles molles, déformables par pression, résistantes, ou infiniment dures ? Leurs propriétés à cet égard varient-elles suivant les espèces considérées ? Sont-elles cassables ou insécables ? Occupent-elles tout l’espace ? Ou sont-elles séparées par le vide… Visiblement aucun chimiste ne suppose que, ces molécules puissent avoir des propriétés différentes des corps qu’elles ont pour mission d’expliquer, et ils les imaginent sur le modèle des objets usuels quoique plus petites que ces objets. Visible ment aussi, ils ne connaissent d’autre mécanique que celle que tout le monde apprend par l’expérience journalière ; tout du moins dans leurs explications, ils font uniquement appel aux propriétés des leviers, des coins, des vrilles, des scies, bref à la mécanique des menuisiers ou des charpentiers.


Dans les limites ainsi définies, mais seulement dans ces limites, hors desquelles, suivant les savants, on ne rencontre que de l’absurde, la théorie générale de la matière n’imposait aucune restriction aux chimistes ; le choix de l’hypothèse particulière, quelle qu’elle soit, qui expliquerait la dissolution, la congélation, la sublimation ou la réaction, était laissé à l’arbitraire de chacun… Les savants donnèrent libre cours à leur imagination, sans se soucier d’autre chose que de rendre compte de l’expérience spéciale qui immédiatement les intéressait ; peu d’entre eux son gèrent à unifier leurs vues pour formuler une doctrine cohérente ! Du moment qu’avec des figures et des mouvements, des contacts et des chocs de particules ils avaient découvert l’équivalent du fait observé, ils se déclaraient satisfaits.

Parmi toutes les hypothèses à la fois précises dans les détails, et vagues dans les généralités qui furent émises alors, il se rencontre un système, qui se remarque tout spécialement par la rigidité de ses principes, la netteté de ses conclusions, et qu’en con séquence nous allons brièvement exposer. Il s’agit de l’œuvre d’un des plus combatifs des savants, de Nicolas Hartsœker.

B. — De l’ample et romanesque système de Hartsoeker qui prétend avoir découvert la vérité sur la constitution du monde, sur l’infiniment grand des astres et sur l’infiniment petit des atomes, comme sur l’origine et la structure des substances minérales ou des êtres vivants, nous ne retiendrons que ce qui est susceptible d’intéresser le chimiste. Son opinion sur la nature de la matière en général d’abord, puis quelques-unes des hypothèses aspirant à expliquer les réactions observées entre diverses substances.

Après avoir été un fervent adepte des « principes » de Descartes, Hartsoeker a cru qu’il fallait quelque peu modifier la doctrine du Grand Philosophe ; qu’en particulier l’on ne pouvait admettre que l’essence de toute matière consiste uniquement dans l’étendue, et qu’à cette qualité il en fallait ajouter d’autres[16] ; que toute la matière, ne pouvait être d’une homogénéité parfaite, et que pour rendre raison des phénomènes que nous observons, il fallait y supposer deux éléments irréductibles[17]. « L’un est une substance parfaitement fluide, infinie, toujours en mouvement, dont aucune partie n’est jamais entièrement détachée de son tout ; l’autre, ce sont de petits corps différents en grandeur et en figure, parfaitement durs et inaltérables, qui nagent confusément dans ce grand fluide, s’y rencontrent, s’y assemblent et deviennent les différents corps sensibles. Avec ces deux éléments il forme tout, et tire de cette hypothèse jusqu’à la pesanteur et à la dureté des corps composés. Ailleurs, il en a tiré aussi le ressort[18]. »

Les différences de forme entre les atomes de ce second élément sont l’unique cause des différentes propriétés que présentent les différents corps ! Ces atomes sont physiquement insécables et d’une rigidité parfaite ; « chacun de ces corpuscules doit être considéré comme un seul corps continu et immuable, lequel, quoique actuellement indivisible, peut néanmoins être divisé par la pensée en une infinité de parties, en sorte que dans un seul de ces petits corps on en pourrait concevoir un nombre qui irait au delà de celui des petits corps dont tout le monde visible est composé[19] ».

Ces corpuscules insécables occupent donc une certaine étendue. Cependant, comme le fait remarquer Leibniz, s’ils sont indivisibles, ils n’ont pas les mêmes propriétés que la matière ordinaire, à l’image de laquelle pourtant ils ont été supposés et qui se divise comme l’étendue. Ce dernier philosophe admet trait plutôt, afin de rester logique, que les atomes comme les monades sont absolument inétendus ! Et que d’ailleurs la dureté et la cohésion de certaines substances proviennent de « mouvements conspirants » de la matière dont ces corps sont composés.

« Vous dites, Monsieur, objecte-t-il à Hartsoeker[20], que vos atomes sont sans parties et vous trouvez étrange que je suppose qu’on peut concevoir qu’un atome A a deux parties B et C. Mais n’êtes-vous pas obligé d’avouer qu’on peut concevoir qu’un atome D va contre l’atome A, sans aller directement contre la partie B, et cela en telle "Figure de Leibniz" sorte qu’il emporterait C avec lui et laisserait B là, si par bonheur A n’était pas un atome ou autrement un corps ferme ? Il y a donc du fondement pour assigner des parties dans l’atome prétendu, et il faut maintenant assigner les causes de son atomité pour ainsi dire, c’est-à-dire pourquoi D ne peut emporter C sans emporter B en même temps, et il faut que vous trouviez une bonne colle pour faire tenir une de ses parties à l’autre si vous ne voulez recourir avec moi au mouvement conspirant. » Refuser cette hypothèse c’est invoquer un miracle ; une volonté de Dieu qui s’exercerait arbitrairement sans que l’on découvre à cette volonté une raison suffisante dans la nature même des choses…

Hartsoeker ne recule pas devant un système qui parait irrationnel à son contradicteur et il lui répond ce qui suit : « Je soutiens que l’atome D aurait beau donner contre la partie C de l’atome A sans pouvoir la détachec de la partie B, eut-il cent mille millions de fois plus de vitesse qu’un boulet de canon, parce qu’il se ferait quelque chose contre la volonté de Dieu qui a voulu que les corps qu’on appelle atomes fussent d’une dureté parfaite et invincible… Aussi, Je soutiens avec raison qu’un atome est une masse solide et un petit tout sans parties, c’est-à-dire sans parties qui puissent être détachées l’une de l’autre. Si le corps A n’était pas un atome, mais composé de deux atomes B et C, l’atome C pourrait, sans difficulté, être détaché de l’atome B s’ils n’étaient liés ensemble par la pesanteur de l’atmosphère de la terre ou autrement[21]. »

Évidemment, une telle argumentation ne prouve rien, et ne sert, comme le dit Leibniz, qu’à mettre en évidence une hypothèse qui ne s’impose pas ! Aussi, pour clore l’inutile discussion, il écrit à Hartsoeker : « Vous recourez à la volonté de Dieu pour rendre raison pourquoi D ne saurait emporter C sans entraîner B ; mais puisque vous n’y rencontrez rien qui puisse servir à expliquer comment cette volonté s’exécute, vous quittez le naturel et vous courez au miracle[22]. »

La discussion concernant la dureté est à peu près semblable. Leibniz ne voulait pas que l’on expliquât cette qualité de l’ensemble par la qualité de la particule et attribuait la dureté, comme la cohésion, à l’effet des mouvements conspirants.

« D’où vient-il donc, Monsieur, lui répond Hartsoeker, que les parties d’un diamant, qui ont sans doute très peu de mouvement, si ce n’est qu’elles en aient un, ont une telle liaison ensemble qu’elles font un corps de la dureté que nous le voyons. Pour moi, je dis qu’il a cette dureté parce qu’il est composé de corps d’une dureté parfaite et invincible comme tous ceux de ce monde visible sans excepter l’eau, l’air, l’éther et ce qui pourrait être le plus fluide ; l’eau n’est fluide que parce que les petits corps parfaitement durs dont elle est composée ne sont que des boules creuses, que la pesanteur de l’atmosphère ne saurait lier ensemble, si ce n’est que lorsqu’elles se touchent de trop près par leur ouverture, elles peuvent faire alors l’effet de petits plans, et elles forment ainsi ce que l’on appelle glace. Et le diamant n’est dur, et ne subsiste pendant plusieurs siècles, dans le même état, sans aucun changement, que parce que les petits corps parfaitement durs ou les petites masses solides dont il est composé sont très fortement liés ensemble par l’atmosphère de la terre qui pèse dessus… » Puis, serrant la question de près, il ajoute que la théorie chimique ne saurait se passer d’hypothèses données à priori et à l’égard de la logique formelle, injustifiées… « Si vous n’admettez pas ainsi que moi, dit-il, de petites masses étendues, solides et d’une dureté invincible, pour principe de tous les corps sensibles, je vous défie, Monsieur, d’expliquer d’une manière intelligible la dureté constante des uns, la fluidité des autres, etc. Donnez-moi des matériaux si vous voulez que je vous fasse un bâtiment ; car sans cela, je pourrais être le meilleur architecte du monde et cependant ne pouvoir construire aucun édifice. Dire que les mouvements conspirants sont des fictions[23], dites-vous, Monsieur, c’est dire, en effet, que tout mouvement est une fiction. Mais je nie cette conséquence. Je sais bien, Monsieur, qu’il y a une infinité de corps qui ont quelque convenance entre leurs mouvements, mais je dis qu’il n’y a point de mouvement qui seul puisse causer la dureté des corps. Et certes, Monsieur, quand vous dites dans votre lettre : les parties des corps résistent à la séparation, non parce quelles ont peu de tendance à se séparer, en ce cas elles résisteraient encore si elles étaient en repos absolument, mais parce qu’elles ont un mouvement considérable qui doit être troublé par la séparation, je dois vous avouer, Monsieur, que j’ai trop peu d’esprit pour en comprendre quelque chose et encore moins ce qui suit : si les parties tendent à la séparation d’elles-mêmes elles aident celui qui voudrait les séparer ; mais quand elles n’aident point, il ne s’ensuit point quelles s’opposent et il faut une raison positive pour cela. Où est le mouvement considérable que peuvent avoir les parties d’un diamant, qui subsiste pendant plusieurs siècles sans aucun changement ? Si vous n’appeliez pas mouvement quelque chose tout à fait différent de ce que tout le monde connaît sous ce nom, qu’est-ce que vous appelez la tendance des parties d’un corps à se séparer ou à s’unir et se lier ensemble ? Enfin, qu’est-ce que vous voulez dire par ces mots : si les parties tendent à la séparation d’elles-mêmes ? Il me paraît, à la vérité, Monsieur, que vous employez les mots de tendance et de tendent sans y attacher aucune idée. Si vous n’alléguez, dites-vous, Monsieur, que la volonté de Dieu pour la dureté de vos atomes, vous recourez à un miracle et même à un miracle perpétuel. Soit, Monsieur, et j’y aurais recours, comme vous seriez obligé d’y avoir recours pour l’existence continuelle de vos mouvements conspirants, s’il y en avait, et si la volonté première suffisait pour cela ; il me semble qu’elle suffit aussi pour l’existence de mes atomes[24]. »

Admettons, sans la discuter désormais, la métaphysique de la matière préconisée par Hartsoeker et ne lui faisons plus aucune objection de principe. Les corps, tels que nous les voyons, sont formés d’un grand nombre de petits atomes insécables, indéformables et parfaitement durs, tous d’une même substance, celle du second élément, ressemblant étrangement à la matière que nous connaissons, tout au moins par ses propriétés mécaniques… Qu’en résultera-t-il en ce qui concerne la théorie chimique ? Tout d’abord cette conséquence : que chacun de ces atomes étant immuable, il subsistera perpétuellement sans jamais se modifier ! Puis, comme corollaire que les figures de ces atomes étant variées suivant les matières considérées, la transmutation des corps les uns dans les autres est une impossibilité absolue[25].

« L’eau, nous dit-on, ne change jamais en air ou en sel, ni l’air, ni le sel en quelque autre corps ; mais tous ces corps demeurent toujours constamment les mêmes, et ils ne sont pas d’une autre nature aujourd’hui qu’ils étaient dans le temps le plus reculé, et qu’ils seront dans tous les siècles à venir, ce qui devrait pourtant arriver si les corps insensibles pouvaient se briser par le mouvement[26] ; enfin, il résulte encore de l’hypothèse, que la quantité des particules de chaque forme, ou si vous préférez la quantité de chaque corps simple chimiquement défini, est incapable de varier[27]. »

Cela est nettement opposé à la doctrine de l’unité de la matière, que les expérimentateurs croyaient pouvoir annoncer en travaillant sur les substances organiques et que les métaphysiciens déduisaient de leurs , premiers principes ! Car si pour Descartes, Boyle et Van Helmont « tout corps de ce monde visible peut se convertir en tout autre corps imaginable »[28], il n’en est pas de même pour Hartsœker. Ce philosophe prétend, et là il rejoint les conclusions de la chimie lavoisienne, que certaines substances dites simples sont indécomposables et que ces corps simples sont irréductibles les uns aux autres ! Mais il y a entre ces deux manières de voir une différence profonde. Ce que Hartsœker croit pouvoir tirer à priori d’une conception métaphysique, les modernes le donnent comme un résultat provisoire, toujours sujet à révision, et non comme une vérité de raison planant au-dessus de l’expérience. Toutefois, ne nous y trompons pas ; ce sont les spéculations des philosophes qui ont fourni aux chimistes des cadres dans lesquels, plus tard, ils ont jugé bon de faire rentrer leurs connaissances empiriques, et le concept de corps simple, tel qu’on se le représente couramment est fort nettement indiqué par Hartsœker.

Les corps qui lui paraissaient simples ne sont pas toujours ceux qui nous semblent tels aujourd’hui, quoique parfois les deux manières de voir coïncident ; le diamant, chaque métal, le sel acide, le sel alcali, l’eau, l’air, le sable, et bien d’autres matières semblent alors homogènes et inaltérables. Et le théoricien cherchera à deviner la figure et le volume des particules de chacune de ces substances.

Afin de découvrir quelle est cette figure, Hartsœker utilise toutes les propriétés physiques et chimiques de la substance considérée ; puis pour vérifier l’exactitude de son hypothèse, il en déduit ces mêmes propriétés. Comme toutefois, en dehors de la figure, toutes les particules de la matière sont identiques, puisqu’elles sont formées uniquement par son deuxième élément, pour expliquer les différences de densité entre deux différents corps, notre physicien est obligé de supposer que le corps le moins pesant est plus poreux que le corps le plus pesant ; bref que son deuxième élément a une densité constante et maxima, alors que le premier élément, qui occupe tout le reste de l’espace, ne pèse rien.

Ainsi l’or, le plus dense des corps connus, est formé de particules cubiques qui s’appliquent les unes contre les autres ! L’air, qui est extrêmement peu dense, a des atomes composés de cerceaux enchevêtrés et très minces entre lesquels circule librement le fluide du premier élément.

Donnons un exemple de sa méthode en voyant comment il expliquait les propriétés de l’eau :

… « Pour ce qui est de l’eau, qui ne pèse qu’environ la vingtième partie d’un volume d’or qui lui est égal, et qu’elle est fort liquide, il y a lieu de croire que ses parties ne sont autre chose que des boules creuses qui pénètrent partout où elles trouvent quelque ouverture et quelque pente pour pouvoir rouler, et qui, ayant rempli autant qu’elles ont pu les creux de la terre ; ont formé ce qu’on appelle les mers.

Et qu’on ne s’étonne pas que je donne la figure de boules creuses aux parties de l’eau. Car je doute fort qu’on leur puisse donner quelque autre figure et tout ensemble conserver à l’eau sa grandeur et sa fluidité.

Au reste, si l’on demande de quelle manière ces boules creuses ont pu se former ainsi et devenir creuses, on pourra aisément répondre que, comme une infinité de petits corps s’étant approchés les uns des autres, se sont voûtés en chemin et ont formé une grande boule creuse que nous appelons la terre, plusieurs petits corps ont pu, en s’approchant de même les uns des autres, se voûter en chemin et former de petites boules creuses.

Et, comme l’eau est une matière fort transparente, au travers de laquelle les rayons de lumière se trouvent à passer de tous côtés, il faut nécessairement que les boules, dont on vient de dire que l’eau est composée, soient percées d’une infinité de petits trous qui y peuvent être venus par l’irrégularité des petits corps qui ont formé ces boules, et qui, dans le temps qu’ils se sont voûtés, n’ont pu se joindre si exactement qu’ils n’aient laissé beaucoup d’intervalles entre eux… De ce qui vient d’être dit, on peut rendre raison :

io Pourquoi l’eau n’a presque point de saveur. Car ses boules ont leurs surfaces trop unies pour faire quelque impression sur les nerfs de la langue ;

2o Pourquoi elle n’est guère compressible. Car les petits corps qui composent ses boules se soutenant les uns les autres, comme il arrive à tous les corps qui font quelque voûte, ne sauraient être enfoncés ;

3o Pourquoi le froid fait geler l’eau et la rend solide. Car à cause qu’il y reste alors peu du premier élément, ces boules doivent approcher les unes des autres, de telle sorte qu’elles ne sauraient plus rouler et se tourner en tous sens, aussitôt qu’elles se rencontrent par leurs ouvertures qui doivent, en quelque façon, faire l’effet de plans ;

4o Pourquoi l’eau, ayant été purgée d’air dans la machine du vide, diminue de volume lorsqu’elle se trouve en cet état. Car ses boules ne sauraient s’approcher les unes des autres sans qu’elle diminue de volume ;

5o Pourquoi l’eau salée ne se gèle que très difficilement. Car les petites aiguilles dont le sel est composé se mettant entre les boules de l’eau, les empêchent de se joindre d’assez près pour faire un corps solide ;

6o Pourquoi l’eau se retire fort vite d’un linge ou de quelque autre corps mouillé, et, qu’au contraire les liqueurs grasses et huileuses s’en retirent difficilement. Car les parties de l’eau sont trop rondes et leurs surfaces trop unies pour se laisser facilement attacher à ces corps ; au lieu que celles des liqueurs grasses et huileuses, étant plutôt des espèces de polyèdres, s’y attachent assez fortement ;

7o Pourquoi l’eau et la poussière de plâtre, ou de quelque autre corps semblable, font en un moment un corps assez solide. Car la quantité de petits brins de plâtre, qui sont comme de petits filets, s’engagent d’un côté dans le trou d’une des boules, et de l’autre côté, dans le trou d’une autre de ces boules : d’où il arrive qu’elles ne peuvent plus rouler comme auparavant, et qu’ainsi elles font un corps solide avec le plâtre[29]. »

Voulez-vous un autre exemple ? Demandons à Hartsœker de nous dire ce qu’il sait des sels, des acides par exemple, des alcalis, des sels neutres tels que le salpêtre ou le sel commun, qui résultent de la combinaison de ces deux sels primitifs :

« Le sel acide, pose-t-il d’abord, n’est sans doute autre chose que des petits corps longuets et pointus comme des aiguilles immuables et indivisibles, dont la plupart voltigent en l’air, jusqu’à ce qu’y étant délayés par les vapeurs, ils tombent avec la pluie et la rosée sur la terre, qu’ils pénètrent pour la rendre fertile… D’autre part, le sel alcali, tant fixe que volatil, n’est peut-être autre chose que des cylindres, ou autres corps semblables, avec une cavité qui va d’un bout à l’autre et où les sels acides se peuvent loger, en sorte que leurs pointes paraissent hors de ces corps et de part et d’autre. » Voici la théorie ; voyons quelques applications : « C’est ainsi que le sel commun, savoir le sel fossile ou le sel gemme, le sel des fontaines et le sel marin, qui tous trois sont une même espèce de sel, c’est-à-dire un sel acide fixe, enfermé et caché en partie dans quelque corps terrestre qui lui est propre, et peut-être, comme on peut le voir dans la figuré ci-contre où AB représente une parcelle du sel acide et CD une espèce de cylindre creux, où cette parcelle s’est fourrée, passant ses pointes hors de part et d’autre… Pour ce qui est du salpêtre, c’est, de même que le sel commun, une composition de sels acides et de corps qui tiennent ces sels acides enfermés ; mais ce sel est entre fixe et volatil, c’est-à-dire qu’il est composé de parcelles de l’une et l’autre façon, au lieu que le sel marin est entièrement fixe[30]. » L’on pourrait multiplier les citations, mais cela est inutile ; le procédé ne varie pas.

Nous saisissons maintenant sur le vif la méthode dont Hartsœker usait pour découvrir la véritable doctrine chimique, et, en même temps nous atteignons les tendances profondes de toute philosophie atomistique. Il s’agit, pour ces adeptes, de résoudre toute la nature en un grand nombre de petits corps pouvant être, non seulement dessinés, mais sculptés, sinon vus et touchés, du moins accessibles à l’imagination visuelle et tactile.

Et, tout de suite, nous prévoyons qu’une fois les généralités de cette philosophie posées, une fois que ses principes auront triomphé, un grand nombre de savants vont se perdre dans un luxe de détails plus hypothétiques les uns que les autres, et qui donneront à leur système une apparence romanesque. Le mécanisme, qui tout d’abord avec Robert Boyle et Lémery, se confondait avec l’empirisme expérimental, s’en éloigne de plus en plus à mesure qu’il se précise. Comme les doctrines qu’il a renversées, il ne suffira plus aux savants, qui lui reprocheront d’ajouter l’hypothétique conjecture au fait assuré et observable. Et comme ces anciennes doctrines, il s’est effondré sous le poids de ses propres excroissances et de ses perfectionnements.


C. — C’est que la chimie mécaniste, éblouie par l’éclat extraordinaire de ses succès, avait, avec une naïve confiance, voulu pénétrer complètement, du premier coup d’œil, les causes de toutes les réactions, et, avec une juvénile audace, s’était hâtée de rendre compte des phénomènes les plus curieux observés au laboratoire… La « pernicieuse manie de tout expliquer[31] » ne permettait de douter en aucun cas, à propos d’une expérience quelconque, de son interprétation métaphysique ; pas un savant n’aurait, devant une difficulté imprévue, avoué son hésitation, en laissant à un successeur plus heureux le soin de rattacher un fait alors étrange à la théorie générale ! Les conjectures les plus artificielles, les plus compliquées, prenaient alors naissance ; le chimiste ne savait pas ignorer, et la philosophie mécanique, au lieu de conserver sa belle et harmonieuse unité, s’éparpillait en une infinité de petites doctrines parti culières souvent incompatibles entre elles, au milieu desquelles l’esprit du savant ne trouvait plus la satis faction qu’il éprouvait en contemplant l’ensemble du système ! Or, en même temps que la théorie mécanique perdait, sans combat, de son prestige, que les chimistes tels que Geoffroy, bien que ses partisans convaincus ne s’adressaient plus directement à elle, de nouvelles philosophies de la matière prenaient naissance, et aspirèrent immédiatement à la renverser. Nous étudierons, dans nos prochains chapitres, les systèmes de Newton et de Stahl, qui, en supplantant, cette méthode, imprimèrent à la doctrine chimique des caractères fort différents de ceux qu’elle avait autrefois… Pour le moment, il nous faut signaler qu’au nom de l’empirisme qui ne se reconnaissait plus dans l’atomisme, la théorie corpusculaire fut violemment prise à parti.

Dans un ouvrage intitulé : La chimie délivrée de l’esclavage oh les sophistes et les demi-savants l’avaient réduite par le pompeux embarras de leurs paroles[32], Girard Goris déclara qu’aucune spéculation métaphysique ne remplacera l’observation et l’expérimentation dans la médecine, la pharmacie ou la chimie ! « Il prétendit que les nouveaux physiciens ne disent que des mots quand ils nous parlent de particules tranchantes ou acides, de parties piquantes ou salines, de petits corps raboteux, crochus ou branchus, et qu’ainsi ils n’ont pas sur les anciens tout l’avantage qu’ils se vantent d’avoir. »

De telles critiques atteignaient non la philosophie mécanique trop indéterminée dans son ensemble pour pouvoir être réfutée par des comparaisons entre les faits et la théorie, mais des applications spéciales trop précises, trop naïves et trop complexes pour inspirer la confiance ; ce sont ces applications qui fourniront plus tard aux chimistes de fort faciles railleries. Le système corpusculaire, réduit à des généralités, est pourtant, comme a suie dire Juncker, vraisemblable, même inattaquable. Mais un tel système est insuffisant lorsque le savant veut rendre compte des phénomènes matériels quels qu’il soient ; il est obligé de faire appel à des hypothèses auxiliaires qui ne s’opposent pas au système, mais qui . ne sont pas non plus une promotion de ce système… Et les objections les plus modérées que le xviiie siècle adresse à la méthodologie des Boyle et des Lémery semblent être une amplification de cette remarque de Pascal. « Il faut dire en gros : cela se fait par figures et mouvements car cela est vrai, mais de dire quels et de composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile et incertain, et pénible. »

Ce n’est pas que le mécanisme rigide, soit cartésien, soit atomistique, ne conserva parmi les chimistes un nombre respectable d’adeptes, mais l’ensemble du système diminue peu à peu, sinon de valeur, tout au moins de portée pratique. Au lieu de ce principe directeur et méthodologique placé à la base de toute théorie, qu’il avait été avec Descartes ou Gassendi, Boyle ou Lémery, le mécanisme se transforma en conclusion, en espérance, en but, dont les chimistes contempleraient l’harmonie au terme de leurs travaux, quand leur doctrine de la matière serait enfin achevée. Actuellement donc, puisque cette doctrine est encore à naître, les images invoquées par les expérimentateurs ou philosophes restent dans le vague, et l’emploi de l’hypothèse corpusculaire, si elle conserve une place prépondérante dans les préfaces retentissantes des traités, se restreint-elle de plus en plus. Et souvent elle n’est plus perceptible quand l’esprit du savant se trouve directement aux prises avec l’expérience à expliquer.

Pour vous rendre compte des modifications que les idées des chimistes ont été amenées à subir afin de ne pas être atteintes par ces critiques, examinez les passages où le célèbre savant Frédéric Hoffmann expose sa confiance dans le système mécaniste, en même temps que les restrictions, d’ailleurs toutes provisoires, qu’il fait à l’application de ce système.

Voici d’abord quelques axiomes que notre professeur admet comme allant de soi :

« Toutes les différentes sectes en médecine ont tiré leur origine de l’ignorance de la véritable et solide philosophie naturelle. — Un médecin qui n’est pas instruit de la philosophie corpusculaire et expérimentale n’est qu’un empirique ou un orateur. — Quiconque ignore la nature du fluide et du solide n’est qu’un apprenti en chimie, en physique et en médecine. — L’extension étant comprise dans la première idée que nous avons de la matière, on a raison de dire qu’elle est identifiée avec elle. »

Puis quelques autres axiomes, qui semblent dirigés contre les systèmes adverses, en même temps qu’ils projettent leur lueur sur la manière de penser d’Hoffmann[33] :

« Les quatre éléments des péripatéticiens ont jeté beaucoup de stérilité dans la physique et la médecine. — Il n’y a point d’attraction dans la nature, mais tout mouvement se fait par impulsion. — On a tort de dire que le feu est chaud ou qu’il contient de la chaleur, car il n’est rien autre chose qu’un mouvement très rapide de la matière éthérée dans les particules sulfureuses. — Le froid n’est pas seulement une privation de chaleur, mais il est encore quelque chose de positif. — La distinction des couleurs en véritables et apparentes est absurde et ridicule. — Tout corps est pesant par lui-même et il n’y en a pas d’absolument léger. »

Telle est l’opinion du savant lorsqu’il expose la philosophie de la chimie. Comment l’appliquera-t-il ou la modifiera-t-il, quand il viendra à l’examen d’un fait spécial, à l’analyse d’un corps mixte, d’un sel par exemple ?

Après avoir critiqué la célèbre théorie qui faisait de l’opposition entre l’acide et l’alcali, l’origine de tout mouvement, de tout corps naturel, et par suite de toute propriété chimique, Hoffmann ajoute ce qui suit : « Quoiqu’il ne soit pas possible de mettre ces deux sels au nombre des éléments, qui sont, non pas les concrétions premières et les plus simples du, corps, mais encore les premiers des corpuscules qui sont encore plus simples, il faut pourtant convenir que la doctrine de ces sels a jeté de grandes lumières sur les matières de chimie et de physique, et que c’est par elle que l’on a découvert et expliqué, beaucoup plus heureusement, le fondement des diverses opérations de chimie, et la manière de composer les médicaments qui jusqu’alors avait été fort embrouillée et presque inconnue. À la vérité, l’entendement est pleinement satisfait des explications dans lesquelles on démontre la production des effets, par des affections premières et radicales de la matière, je veux dire par la grandeur, la figure et le mouvement ; mais il ne faut pour cela rejeter celle où l’on rend compte des effets particuliers qui sont plus évidents et à la portée des sens, comme la pesanteur, la fermentation, le soufre, l’acide, l’alcali, l’élasticité, quoiqu’elles dépendent des trois qualités premières, ou qualités générales des corps. C’est pourquoi, il est bien plus aisé aux médecins de déduire les causes et les qualités des remèdes de la pharmacie, des propriétés les plus prochaines et les plus familières des corps mixtes ou des principes appelés principiés, que des principes atomistiques qui sont plutôt théoriques que pratiques[34]. »

Ainsi l’expérimentateur, conscient de la complexité presque infinie des phénomènes chimiques, ne se soucie-t-il plus d’atteindre du premier effort les faits primitifs en petit nombre qui, par leurs combinaisons diverses, doivent expliquer le système du monde, et, à l’occasion, il déclare que les orgueilleux essais de synthèse, dus à des prédécesseurs, sont trop naïfs et trop simplistes ! C’est tout du moins ce qu’exprime Hoffmann quand il discute les théories de la dissolution émises par Boyle ou Lémery… Voici comment ce chimiste expose et critique la doctrine alors à la mode chez tous ses collègues :

« C’est une opinion constante, et reçue de tous les maîtres de l’art en chimie, que la dissolution des corps, qui est d’un si grand usage dans cet art, se fait particulièrement par le moyen de leurs pores. Les corps solides, disent-ils, en conséquence de cette opinion qui prévaut toujours parmi eux, ont, selon la structure et la connexion différentes de leurs parties composantes, des pores et des passages différemment configurés, dans lesquels s’insinuent les petites particules des menstrues, qui remplissent ces interstices, agissent contre leurs parois, et en dissolvent la cohésion. Ils conjecturent que ces pores sont de grandeur et de figures différentes, et sont adaptés tant aux corps fluides dissolvants qu’aux solides, et ne peuvent admettre que certaines particules qui leur sont analogues ; d’où il concluent que des corps différents exigent différents menstrues.

Quelque ingénieuse et subtile que cette opinion puisse paraître du premier coup d’œil, je ne doute point qu’on ne s’en détrompe à l’examen, et je me fais fort de démontrer que les fondements en sont vains et caducs. Je conviens toutefois qu’il y a du mérite à avoir inventé cette hypothèse et qu’elle est spécieuse ; mais je soutiens qu’elle est sans solidité.

D’abord, on m’accordera sans difficulté, qu’il y a dans tous, les corps durs et compacts des pores ou interstices, de figure différente, dont les uns admettent le fluide aérien et éthéré et les autres les particules de quelques fluides aqueux et spiritueux qui chassent la matière aérienne et éthérée. C’est à cette différence des pores qu’il faut attribuer la gravité spécifique des corps, c’est par là qu’il faut expliquer pourquoi les uns sont plus légers ou plus pesants que les autres. Il faut concevoir en même temps que, si les pores ou les interstices que laissent entre elles l’es parties des corps solides sont occupés par des fluides, c’est moins à la figure de ces pores qu’il faut avoir égard, qu’à leur diamètre plus ou moins grand ; car il est constant, par les principes de la mécanique, qu’un fluide s’insinue dans un corps par les pores de quelque figure qu’ils soient s’il ne rencontre aucun obstacle de la part de leur diamètre. Si nous ne nions pas qu’il y ait des pores dans des corps solides, ce n’est pas une raison pour convenir qu’il y en ait dans les corps fluides. Les parties des corps solides sont fortement attachées les unes aux autres et demeurent dans un repos relatif entre elles, mais il n’en est pas ainsi des fluides ; l’affluence de l’éther tient leurs parties dans une agitation continuelle ; elles changent sans cesse de situation les unes par rapport aux autres. Mais il est impossible de concevoir quelque arrangement constant dans les pores des fluides, il s’ensuit évidemment qu’on ne peut pas déduire le phénomène de la dissolution des corps, de la disposition différente des parties d’un fluide. Lorsqu’un fluide est entré dans les pores d’un solide, son effet est de le mettre dans un état plus léger et moins cohérent que quand il y est entré. Les fluides, au contraire, sont privés de tout mouvement, se coagulent nécessairement et prennent de la solidité, s’il arrive que quelque matière s’insinue entre leurs parties et chasse l’éther qui les tenait dans une agitation continuelle. C’est ainsi que cela se passe dans l’eau ; elle se gèle et forme une substance compacte, lorsque l’air froid venant à la presser en fait sortir la matière éthérée et subtile. Il y a encore cette différence entre les solides et les fluides que la quantité d’éther reçue dans les fluides augmente leur volume ; comme on voit lorsqu’ils sont échauffés ; au lieu que les solides ne sont pas affectés de la même manière[35]. »

Par quel artifice, d’ailleurs, les chimistes pourraient-ils expliquer que le feu fond les métaux ou les pierres ? Que l’acide dissout l’alcali ? Que le mercure fond les autres métaux ? « Je ne conçois pas, ajoute Hoffmann, comment se fait cette admission des particules d’un solide dans les pores d’un fluide, car les pores du menstrue ne peuvent être égaux au corps entier admis, ni plus grand que lui. »

Même si l’on admettait cela, comment rendrait-on compte que les métaux puissent être précipités les uns par les autres dans certaines dissolutions salines ! Pourquoi le fer, par exemple, dont les particules sont solides, s’insinuerait-il dans le vitriol de cuivre, afin de le remplacer et de mettre le cuivre en liberté ! Ces objections, et d’autres analogues, extraites des différentes parties de la chimie, ont obligé les savants à modifier la théorie de la dissolution ; mais leurs efforts n’ont pas été couronnés de succès et, après avoir exposé les cas auxquels il est impossible de trouver, par leur moyen, une réponse convenable, Hoffmann propose à son tour une théorie mécanique plus complexe, mais plus vraisemblable. Écoutons-le :

« Il y a des auteurs qui, pressés par ces difficultés, se sont tournés d’un autre côté, et ont eu recours à l’analogie des parties du dissolvant et du corps à dissoudre[36]. Mais cette idée n’est pas plus satisfaisante que la précédente, car nous observons que des corps hétérogènes et tout à fait dissemblables, s’unissent facilement les uns aux autres et se dissolvent plus promptement même que ne font les corps homogènes. Chacun sait que tous les acides dissolvent sans difficulté les sels et les corps alcalins ; que l’eau se charge de terre, ainsi qu’il est évident dans la décoction de chaux vive ; que l’eau insipide reçoit toutes sortes de sels, et que les menstrues alcalins dissolvent très aisément les soufres.

Il faut donc abandonner l’analogie des parties et placer ailleurs la cause réelle des dissolutions et de l’action des menstrues. Il me semble que ce que l’on pourrait avancer de plus vraisemblable et de plus facile à concevoir sur cette nature, ce serait de supposer que le fluide met en mouvement les parties du corps à dissoudre, les emporte avec lui, leur communique son mouvement de fluidité, et les tient unis par ce moyen. Il semble que c’est ainsi que l’eau dissout tous les sels et s’unit avec eux. »

Il est inutile de multiplier les exemples ; par le même procédé, Hoffmann tentera d’expliquer toutes les dissolutions et toutes les réactions de la chimie qui se produisent en présence d’un fluide ! Il donne de ces phénomènes, pris en masse, une interprétation plus intelligible que celle de ses prédécesseurs ; sa théorie laisse moins de prise à la critique que celle de Lémery, de Boyle ou de Hartsœker ! mais elle n’obtient cet avantage, qu’en faisant constamment intervenir le mouvement caractéristique du fluide, et en laissant indéterminée la manière dont ce mouvement se produit et agit sur la particule solide. Elle est à certains égards moins élégante, moins précise et moins statique que la méthode primitive qui figurait les particules du solvant et du soluble, et qui, une fois en possession de ces hypothétiques images, construisait la particule plus complexe de la solution. Pour Hoffmann, semble-t-il, une dissolution ne conserve son équilibre qu’à cause de l’agitation que le solvant communique au soluble. Et, par suite, il n’est plus besoin de décrire en détail un corps dont la figure totale varie constamment !

La doctrine mécaniste en venait tout naturellement à ne plus examiner avec la même complaisance qu’autrefois, la forme et la structure des molécules de chaque corps ; au lieu de décrire longuement chacune d’elles, il s’agit tout d’abord de poser leur existence et de déclarer que les particules d’une substance donnée sont spécifiquement différentes des particules d’autres corps. Quand donc le chimiste veut expliquer les phénomènes de dissolution, au lieu d’appeler l’attention du lecteur sur un corpuscule isolé, soumis à toutes sortes d’impulsions, il rai sonne sut une masse innombrable de ces corpuscules réagissant constamment avec le liquide au contact duquel ils se trouvent.

À la description d’un petit fait se répétant un grand nombre de fois, le savant substitue en quelque sorte une loi statistique. Mais, en faisant cela, il n’a pas conscience d’avoir changé de méthode ; il déclare encore donner une « explication mécanique ». Et Louis Lémery, en exposant une manière de voir semblable à celle de Frédéric Hoffmann, croit raisonner en procédant comme son père.

Mais il suffit de lire les lois générales, posées comme évidentes, pour se rendre compte de la modification du point de vue primitif : ces lois générales les voici :

« io Que, quoique toutes les liqueurs dissolvantes soient extérieurement fort tranquilles, elles sont intérieurement dans une agitation continuelle ;

2o Que ces liqueurs réduisent les corps soumis à leur action, en une poussière d’une finesse qu’on n’imaginerait presque point, sans des expériences sensibles et incontestables qui ne laissent aucun lieu d’en douter ;

3o Que, quand le corps est parvenu au point, de division dont on vient de parler, chaque petite portion de liquide peut alors envelopper et en enlever une particule, mécanique dont le détail serait assez long à rapporter et dont on peut toujours faire sentir la vérité par la comparaison d’un vent fort considérable[37]. »

Ces lois générales une fois posées, le chimiste n’a plus à s’embarrasser d’une description imagée de chaque phénomène de solution ; les formes des particules de chaque sel ne seront invoquées que pour expliquer, en quoi ce sel diffère des autres sels solubles : eh particulier il s’agit de rendre compte de la raison pour laquelle l’eau se charge d’une plus grande quantité de sel de tartre que de salpêtre ; pourquoi elle dissout plus rapidement un sel qu’un autre sel donné.

Cette théorie statistique de la solution est d’ailleurs indépendante du mécanisme cartésien ; les newtoniens s’en emparèrent et l’adaptèrent tout naturellement au système de l’attraction moléculaire. Peu à peu, indépendamment de toute métaphysique, la chimie fut amenée à s’intéresser davantage au phénomène d’ensemble qu’elle étudiait, qu’aux infiniment petits moléculaires qui, d’après la théorie, formaient les constituants primitifs de cet ensemble.

Aussi les derniers défenseurs du cartésianisme accusèrent-ils leurs prédécesseurs d’avoir méconnu la science mécanique qui était la seule base de toute leur philosophie ; d’avoir, par des explications bizarres, rendu le mécanisme ridicule ; et pourtant la chute d’un mécanisme spécial ne signifie aucunement la chute du mécanisme en général[38].

Écoutons encore au sujet de la dissolution, la critique qu’un cartésien attardé, Privat de Molières, fit des doctrines de ses prédécesseurs : « Les physiciens se sont depuis longtemps aperçus qu’il devait nécessairement y avoir un certain mouvement intestin et permanent dans les parties de l’eau, qui la rendit capable de dissoudre les sels et d’autres matières plus ou moins pesantes qu’un pareil volume d’eau ; de les diviser en particules insensibles et de les tenir suspendues et uniformément dispersées dans tout le volume qu’elle occupe ; mais il est certain qu’ils n’ont pu jusqu’à présent nous faire comprendre distinctement la cause de ce mouvement. Ils ont bien dit qu’il procédait de celui de la matière subtile, dans laquelle les molécules de l’eau se mouvaient comme de petites anguilles qui nageraient dans un étang mais c’était là, supposer la difficulté que l’on voulait éclaircir, et ne faire que la transporter de l’eau à cette matière subtile dont ils supposent que les parties ne sont que des globules durs qui se meuvent en tous sens, en forme de petits torrents, dont ils ne nous donnent à connaître ni les sources d’où ils viennent, ni les réservoirs où ils vont se rendre, ni la pente qui peut les entraîner, et dont l’effet qu’ils pourraient produire en cette occasion est d’ailleurs absolument contraire à l’expérience, qui nous apprend que le sel s’étend avec uniformité dans toutes les parties de l’eau ; uniformité qui ne peut s’accorder en aucune sorte avec des torrents impétueux qui entraîneraient, çà et là, tantôt plus, tantôt moins de ces parties solides.

D’ailleurs les chimistes, à la vue de certaines expériences qu’ils ont faites sur les sels, ont jugé qu’il était nécessaire d’attribuer à leurs parties de certaines formes bizarres, qui ne contribuent pas peu à rendre absolument inintelligible tout ce qu’ils nous disent sur ce sujet. Car ils veulent que les parties de quelques-uns de ces sels, qu’ils nomment acides, soient comme des petites aiguilles dures et inflexibles, et que les parties de quelques autres, qu’ils nomment alcalis, soient comme de petites éponges capables de recevoir les pointes des sels précédents. Ils prétendent ensuite que, quoique chaque particule de sel soit plus pesante qu’un pareil volume d’eau, ces particules ne laissent pas de pouvoir demeurer suspendues et nager en tous sens dans ce fluide. Et la raison qu’ils en apportent est qu’étant très petites, elles ont beaucoup de superficie par rapport à leur volume.

Mais ils montrent en ce point leur peu d’intelligence de la mécanique, car cela n’empêcherait pas que le même rapport de pesanteur entre la molécule du sel et le pareil volume d’eau ne subsistât toujours ; ni que cette plus grande pesanteur de la molécule du sel ne l’obligeât à la longueur du temps de se précipiter au fond de l’eau, à moins que la molécule de sel ne fût soutenue au milieu de l’eau par un mouvement qu’elle aurait pu acquérir, sans lequel elle tomberait…

Il serait inutile de rapporter ici toutes les raisons qui détruisent les idées des chimistes cartésiens sur ce point. Les chimistes newtoniens n’ont pas oublié de le faire et de soutenir hautement, avec grande raison, que ce mécanisme était insuffisant. Mais ont-il eu autant de raison d’assurer comme ils l’ont fait, que le mécanisme en général ne pouvait en aucune sorte nous fournir les moyens d’expliquer ces effets, et que c’était une nécessité inévitable d’avoir recours à de nouveaux principes ? aux attractions ? aux impulsions indépendantes du choc ? non, tous ces grands mots ne disent rien, et il y a dans la matière des mouvements circulaires fins et délicats, mouvements démontrés, perpétuels, dont on a maintenant une connaissance distincte. et qui sont capables de produire mécaniquement bien d’autres effets plus subtils que ne sont ceux de la dissolution des sels[39]. »

Veut-on savoir maintenant quelle théorie Privat de Molières proposait pour succéder à celle des Boyle et des Lémery ? Notre auteur évitera, cela va sans dire, les précisions ridicules qu’avaient données autrefois les chimistes, qui, en décrivant la forme de chaque molécule saline, expliquaient la structure de la dissolution ! Sa doctrine est certainement moins naïve que celle de ces prédécesseurs, mais elle est aussi hardie et complète que celles qu’il a si sévèrement critiquées ; elle est d’ailleurs construite à l’aide des tourbillons cartésiens, qui doivent rendre compte des dissolutions et réactions chimiques.

Quand le sel est en contact avec l’eau, nous dit-il, « les tourbillons de l’eau s’insinueront d’abord dans les pores du grain de sel »[40]. Ces tourbillons détachent les molécules salines les unes des autres, leur communiquent le mouvement dont ils sont animés, les entraînent et les répandent dans toute la masse liquide, — ce sel sera également répandu dans toute la quantité d’eau, — et cela « parce que chaque molécule de l’eau ne se chargera de plus ou de moins de sel l’une que l’autre ; car s’il arrive que, durant un premier instant, un petit tourbillon de l’eau soit plus chargé de molécules de sel que ceux qui l’environnent, il s’ensuivra que ce tourbillon étant par ce moyen devenu plus grand, et se trouvant plus chargé que ses voisins, ne circulera pas si vite et aura moins de force centrifuge… ce qui force l’équilibre à se rétablir »[41] ; d’où il suit que sans avoir recours aux attractions, et seulement à l’aide d’un mécanisme simple et intelligible, on aura expliqué la dissolution… Des interprétations analogues permettent à Privat de Molières de faire rentrer tous les phénomènes chimiques dans le cartésianisme renouvelé ! La tentative de cet auteur est certainement intéressante ; elle excita la curiosité de ses contemporains ; cependant, il faut le reconnaître, elle ne rencontra pas le succès, et n’eut que très peu d’influence sur le mouvement scientifique. Est-ce à cause de sa faiblesse ? Il ne le semble pas, le mécanisme invoqué dans le cours de physique étant à l’abri de bien des objections qui avaient fait crouler les anciens systèmes. Visiblement, à l’époque où Privat de Molières tenta de donner une nouvelle actualité au cartésianisme, la philosophie mécanique n’était plus à la mode chez les hommes de science qui voulaient se libérer de Descartes, comme celui-ci s’était libéré d’Aristote !

C’est que, indépendamment même de toute cri tique purement logique, sous la pression des découvertes, des systèmes philosophiques et des phénomènes sociaux, le point de vue admis comme allant de soi par les savants contemporains s’est insensiblement modifié ! Au lieu de chercher immédiatement l’explication définitive de tous les phénomènes chimiques, le curieux qui les étudie se contente d’une théorie provisoire qui permet de les classer, de les prévoir, et de, dominer leur ensemble. Certes, quand cette théorie sera achevée, le chimiste pourra, d’un regard, contempler tout le domaine des réactions matérielles… Toutefois, les maîtres de la science[42] ne supposèrent plus a priori que l’explication chimique devrait être l’équivalent d’une description mécanique, dont l’imagination visuelle put reproduire toutes les phases.

Avant de chercher, par exemple, quel est le mécanisme de la dissolution, Boerhave, Juncker, Macquer ou Venel posèrent la question suivante : « La dissolution est-elle un phénomène mécanique ? » Et après avoir réfléchi, ils déclarèrent qu’elle n’est que partiellement un phénomène mécanique ; qu’outre les actions de contact entre les molécules du solvant et du soluble, la théorie admettrait volontiers des attractions, des affinités entre les corpuscules différents ! Bref, que le mécanisme était nécessaire mais non suffisant pour rendre compte de la chimie. Toutefois, comme ils conservèrent la théorie de l’impénétrabilité et de la persistance de chaque molécule, les corps composés leur parurent, comme pour les mécanistes, un édifice formé à l’aide de parties différentes, que des instruments assez fins pourraient séparer, et dont un microscope suffisamment puissant pourrait révéler la structure[43] ! Ces théories nouvelles nous les retrouverons plus loin. Contentons-nous ici de remarquer que, vers le milieu du xviiie siècle, les savants qui attaquèrent le mécanisme, loin de nier les principes de cette philosophie, les conservèrent dans leur ensemble, en corrigeant son insuffisance, par l’adjonction de principes nouveaux qui, avec les anciens, devaient permettre de mieux pénétrer les secrets cachés de la Nature.

  1. Acqueville. Discours touchant les effets de la pierre divine, Paris, in-12, 1681. — André. Réflexions nouvelles sur les causes des maladies et de leurs symptômes, Paris 1687,in-12. — Bourdelot. Conversations. — Froment. Hypothèse raisonnée dans laquelle on fait voir que la cause interne de toutes les maladies vient des levains acides, âcres ou salés dans les premières voies, le tout expliqué par les principes de Descartes et confirmé de l’expérience des meilleurs praticiens, Paris, in-8, 1694.
  2. New experiment touching cold.
  3. Frédéric Hoffmann
  4. Académie del Cimento COL, vol. i. ire expérience.
  5. Com i, page 28.
  6. Actes de Copenhague.
  7. Boyle, on the positive or privative nature of cold.
  8. ADS, 1666, et Dortous de Mairan, Dissertation sur la glace.
  9. Voir chap. iii.
  10. Polinière. Expériences de physique, 1709, in-12.
  11. Réflexions sur la fermentation et la nature du feu fondées sur des expériences nouvelles, 1708, in-12, p. 31 et suiv.
  12. Voir chap. précédent, un récit d’expérience.
  13. Voir Sprengel-Geschichte, et aussi les mémoires de l’Académie des Sciences auxquels nous pourrions emprunter des exemples.
  14. A D S, 1692, t. 10, p. 83.
  15. Ou humidité, disparu par la distillation.
  16. Conjectures de physique, art. 15, p. 10.
  17. Fontenelle. Éloge de Hartsoeker
  18. Principes de physique, art. 2, 3, 4 (la même chose en plus de mots).
  19. Page 8.
  20. M. T. 1712, p. 500. figure de Leibniz.
  21. M. T., p. 517.
  22. M. T., p. 678.
  23. Les phrases en italique sont extraites de la lettre de Leibniz ; elles sont assez claires pour n’avoir pas besoin de commentaires.
  24. M. T., p. 512.
  25. M. T.
  26. MT. Où l’éternité du monde est supposée au moins comme hypothèse philosophique.
  27. Cours de physique, p. 2.
  28. Cours, p. 123.
  29. Principes de physique, p. 99 et 100.
  30. Cours de physique, p. 101.
  31. Sprengel.
  32. 1702 in-12 Leyde. Analysé dans le J. S. 1703, p. 652.
  33. Frédéric Hoffmann était médecin en même temps que chimiste… et il considérait la chimie comme une partie de la médecine. Vol. 2, page 269, cité d’après l’édition française, Paris, 1754, paru vers 1722 en allemand : « Observations physico-chimiques ».
  34. Vol. ii, page 223.
  35. Remarque par laquelle on démontre que la dissolution des corps ne se fait pas par l’introduction du menstrue dans les pores. Vol. i, page 262.
  36. Voir Davidson chap. i. Cette théorie a été reprise par Becher et ses disciples. Elle est semblable à l’attraction newtonienne.
  37. ADS, 1716, Louis Lémery,« Explication mécanique de quelques différences assez curieuses qui résultent de la dissolution des sels dans l'eau commune ».
  38. Leçons de physique contenant les éléments de la physique déterminés par les seuls lois de la mécanique, 3 vol. in-12. Paris, 1736.
  39. Vol. ii, pages 413-414.
  40. Page 421.
  41. Page 426.
  42. Boherhave, Traité des menstrues. Macquer, Dictionnaire de chimie. Venel, Encyclopédie. Juncker, Chimie. Nous reviendrons plus tard sur la théorie de la dissolution.
  43. Duhem. Le mixte.