Essai sur la chimie expérimentale

CHAPITRE vi


Essai sur la chimie expérimentale.


A. Vue théorique des résultats obtenus. — Raisons pour lesquelles notre tableau est incomplet. — Changement provisoire de méthode. — Au lieu de chercher la métaphysique de la matière qui est à la base de la doctrine chimique il faut pénétrer dans le laboratoire et voir les faits aux prises avec la théorie. — Difficultés de l’emploi de cette nouvelle méthode qui ne peut être utilisée que partiellement. — Aperçu des points principaux qui en découleront. — Les résidus actuellement inexplicables par la théorie ne sont que partiellement cause des modifications de la théorie. — Les causes plus puissantes et dominatrices. — Quelles sont-elles ? — Plan de ce chapitre.
B. Les remèdes étudiés dans l’officine du pharmacien sont d’origine organique. — Méthode pharmaceutique des premières analyses chimiques. — L’inorganique modelé sur l’organisé. — L’expérience pour les paracelsistes était purement symbolique. — Au xviie siècle, l’analyse type était celle du végétal. — Exemples. — Les cinq principes des chimistes. — Doutes de Du Clos relativement aux doctrines courantes. — Grand nombre d’analyses de plantes qui ne donnent aucun résultat. — Constatation de cet échec fait par Lémery. — Doutes sur la f1xité de ces principes. — La théorie de l’unité de la Matière détruit l’ancienne manière de voir et laisse le champ libre aux nouvelles. — Le feu, agent de destruction ou de transmutation.
C. Importance des doctrines concernant la nature du feu. — Est-il une substance ou un accident ? — Théorie mécaniste de Descartes. — Quelques cartésiens conservent cependant le soufre de Paracelse. — L’air est nécessaire à la combustion. — Citation de Malebranche. — Expériences de Boyle qui rapprocha la combustion de la respiration. — Pourquoi les savants s’accordaient à nier tout rôle chimique à l’air, principe purement mécanique. — Les particules ignoaériennes de Mayow et de Hooke. — Pourquoi elles eurent peu de succès. — Les calcinations métalliques ne sont reliées aux combustions que dans les théories modernes. — Il faut les étudier séparément.
D. Définition de la calcination. — Sa place dans la théorie de l’opération chimique. — Augmentation paradoxale du poids des métaux calcinés. — Problème dont au xviie siècle on n’apercevait pas l’importance fondamentale. — Solution en marge de la théorie régnante. — Interprétation par l’analogie des êtres vivants et des métaux. — Les chaux privées d’âme. — Cardan et Biringuccio. — Interprétations diverses par l’adjonction de corps étrangers. — Opinion de Robert Boyle. — La matière de la lumière s’ajoute à celle du métal. — Approbation de Nicolas Lémery, de Homberg, de Louis Lémery. — Cette théorie n’est pas reliée à une théorie de la combustion. — Preuve. — Question posée par Lémery : « Pourquoi les chaux métalliques sont-elles incombustibles ». — Hypothèse de Jean Rey. — L’air s’ajouterait aux métaux. — Raisons de l’insuccès de cette hypothèse. — Elle est basée tout d’abord sur une démonstration sans valeur d’une évidence de sens commun. — Poids, masse. densité, pesanteur. — L’auteur admet les quatre éléments d’Aristote abandonnés des chimistes. — Conceptions cosmologiques et chimiques archaïques. — Objection et adhésion modérée de Mersenne. — La théorie de la calcination de Rey n’est pas une théorie de la combustion. — D’autre part, elle heurtait la théorie courante qui refusait à l’air toute propriété chimique. — Critique de Lémery qui préfère la théorie de Boyle. — Critique des expériences de Boyle par Chérubin, qui aboutit à des conclusions semblables à celles de Rey. — L’auteur se heurte aux mêmes obstacles. — Doctrine de Du Clos. — Ce sont des corps étrangers contenus dans l’air qui s’ajoutent aux métaux. — Théorie qui n’eut aucun succès immédiat ; mais qui fut reprise au xviiie siècle par Privat de Molières et le P. Beraut. À cette théorie, ces savants ajoutent la doctrine stahlienne et font de la calcination une double décomposition. — Changement que lui fit subir Lavoisier.
E. La question que nous venons d’examiner seule connue des Historiens, et pourtant elle n’a qu’un rôle secondaire à l’époque que nous étudions. — Deux exemples des efforts des savants pour réaliser l’analyse et la synthèse. — Décomposition prétendue du soufre par Homberg. — Recomposition par Geoffroy. — Succès de l’interprétation que Geoffroy donna à son expérience. — Comment Stahl crut fabriquer le soufre. — Comment la prétendue synthèse du soufre amena les chimistes à tenter la synthèse du fer. — Expériences de Geoffroy. — Contestation de l’interprétation de Geoffroy par Louis Lémery. — Destruction de la nouvelle théorie sur la constitution des métaux.
F. Aperçu de quelques expériences qui ont fait progresser la chimie. — La découverte du phosphore. — Généralisations auxquelles ce corps donna lieu. — Explications météorologiques. — Explication des curiosités naturelles par la chimie. — Les volcans de Nicolas Lémery. — Immensité du travail fourni. — Coup d’œil sur l’œuvre de Homberg. — Forces respectives des acides et des alcalis. — Les acides et les résines. — Les déplacements des métaux les uns par les autres. — Dissolution de l’argent par les acides. — Les acides sont-ils oui ou non des modifications d’une même substance ? — Essai de Geoffroy pour classer toutes les réactions. — Défiance des mécanistes contre une manière de voir qui ignore leur doctrine. — Cette manière de voir nouvelle adoptée par les newtoniens. — Loi de Geoffroy. Base de la théorie des affinités. — Résumé par Fontelle de la théorie de Geoffroy.


A. — Nous nous sommes efforcé jusqu’à présent de dépeindre la théorie chimique des grands savants du xviie siècle, telle qu’elle devait apparaître aux disciples studieux de ces maîtres. Il s’agissait tout d’abord de suggérer une vision d’ensemble qui laissât deviner l’homogénéité et l’élégante simplicité de chaque doctrine jouissant alors d’un certain prestige ; en replaçant chacune d’elles au milieu du courant d’opinions qui l’ont fait naître et qui entretenaient son succès, nous apercevons plus facilement en quoi elle satisfaisait aux aspirations intellectuelles de son époque. Les extravagances apparentes qui déroutent ou éblouissent de prime abord le lecteur moderne, les rapprochements inattendus qui déconcertent son imagination prennent ainsi leur véritable signification ; ce sont des prolongements superficiels de systèmes parfaitement cohérents admis instinctivement si l’on peut s’exprimer ainsi par l’ensemble des savants contemporains. Éclairés par ces systèmes, ou, si l’on préfère, par la méthodologie d’autrefois qu’une étude approfondie peut seule reconstruire, les explications qui nous font sourire, les théories qui nous paraissent déraisonnables reprennent vie et vraisemblance ; nous les devinons, à mesure que nous les lisons, et souvent nous prévoyons, connaissant le point de départ, quelle sera la route choisie par l’auteur, à quel lieu elle aboutira… C’est ainsi que nous avons vu défiler, de Paracelse à Lémery, une série de doctrines étranges qui cependant s’harmonisent facilement avec les opinions professées au même moment par les philosophes, les médecins ou les physiciens.

Mais notre tableau est incomplet ; la chimie, telle que nous l’avons décrite, est la chimie telle qu’elle s’enseigne, telle qu’elle apparaît à l’homme cultivé qui en possède les doctrines fondamentales ; ce n’est point la chimie qui se fait ; avec ce que nous avons exposé de la science du xviie siècle, il est impossible de prévoir quelles découvertes vont être faites, dans quelles directions même vont se tenter les recherches expérimentales qui aboutiront à ces découvertes ! Pour avoir une vision aussi nette de l’évolution historique de la science que des stades successifs qu’elle traverse, il faudrait procéder d’autre manière. Nous devrions pénétrer dans les laboratoires d’alors et, avec les mêmes préoccupations que les travailleurs apportaient dans leur labeur, en nous proposant de résoudre les problèmes qui les obsédaient, refaire les mêmes expériences. Au lieu de saisir l’ensemble de la métaphysique de la matière sous sa forme élégante et logique, nous devrions voir aux prises l’esprit du savant, et le fait que la doctrine qu’il professe n’est point encore parvenue à maîtriser ; le fait, le plus souvent, n’est pas exprimé, à notre goût, d’une manière suffisamment claire ; les expressions vagues de sens commun désignant soit les corps comme le pain, le vin, le sang, la sève, les plantes, soit les phénomènes tels que le feu, l’exhalaison, la corrosion, sont trop fréquentes et donnent lieu à des interprétations diverses ! Les théories appliquées n’ont pas la rigidité de systèmes doctrinaux se déroulant nécessairement ; souvent le chimiste les essaye, les abandonne, les reprend en les modifiant, les corrige les unes par les autres. L’historien ne peut espérer découvrir, sous les déductions ou les conclusions qui l’étonnent, par quelle demi-intuition, quel raisonnement inexprimé, quelle influence insensible de la tradition ou de l’actualité, ont pris naissance ces aperçus inconsistants qui, en se systématisant suivant l’habitude des pensées humaines, tendent à s’ériger en doctrine magistrale qui s’impose à l’admiration d’abord, puis inspire la confiance ! Un tel effort demanderait une puissance de pénétration, une finesse d’interprétation auxquelles il est peut-être impossible de parvenir ; et pourtant, si nous voulons saisir la véritable signification de la succession des doctrines scientifiques, force nous sera d’aventurer nos pas dans les régions troubles, agitées, obscures de la science en formation, de la pensée à l’état d’ébauche ! En agissant ainsi, nous ne prétendrons aucunement résoudre le problème de l’invention, de la formation et de l’association des idées, bref de la psychologie du savant ! Nous voudrions montrer seulement que l’histoire de la science est beaucoup plus compliquée qu’on ne le croit généralement, et que nombre d’historiens l’ont pensé ; que l’interprétation, que l’observation même d’un fait nécessitent, pour être fécondes, selon la doctrine de Condillac, la formation d’un langage qui mette en relief les caractères distinctifs de ce fait. Ce n’est pas tout. Nous voudrions aussi établir que l’étude attentive et empirique des événements remarquables est impuissante à nous révéler quel chemin la science choisira dans sa marche en avant ! Les expériences qui contredisent les théories admises, les résidus, actuellement inexplicables par ces théories qui encombrent forcément la plus belle doctrine chimique, ont été partiellement cause des modifications que la doctrine a dû subir pour parvenir à les englober ; personne ne songerait à le nier. Mais il serait insuffisant de chercher dans la seule chimie les raisons d’être de l’évolution de la chimie ; des influences puissantes, dominatrices, venues du dehors ont agi sur sa formation. Les philosophies générales qui se sont succédé, la création des académies qui main tenaient le contact entre les savants et les empêchaient de se perdre soit dans la rêverie logique ou poétique, soit dans la seule érudition, les transformations sociales qui ont accentué la diffusion de la science et lui imprimèrent, en l’altérant, un caractère utilitaire et pratique, le développement de l’astronomie, de la mécanique ou de la physique déjà admirablement constituées sur l’image desquelles la chimie tenta de se modeler, toutes ces choses se sont jointes aux travaux de laboratoire, que nous allons maintenant examiner, pour donner à la théorie chimique son aspect caractéristique ; nous aurons plus tard l’occasion de le constater.

Mais les expériences ont été faites en si grand nombre par les contemporains de Lémery, les interprétations qu’ils ont données de ces expériences ont été si variées, que nous serons forcé de faire parmi elles une sélection arbitraire ; nous étudierons tout d’abord les analyses des corps organiques, qui tenaient dans la chimie et la médecine d’alors une place si importante ; nous examinerons à ce sujet les théories de la combustion et des différentes altérations que le feu produisait dans ces mixtes ; puis nous examinerons les théories de la calcination, et tout spécialement la calcination des métaux ; nous rechercherons si les calcinations semblaient être analogues aux combustions, ainsi que la doctrine moderne l’admet comme allant de soi, ou si les chimistes établissaient quelques barrières infranchissables entre ces faits si dissemblables d’aspect ; nous exposerons ensuite comment les savants crurent réaliser l’analyse et la synthèse du fer ou du soufre, et par là, comment ils crurent parvenir à une théorie générale de la constitution de la matière ; enfin, nous donnerons un aperçu de la manière dont ils déplaçaient les corps les uns par les autres, et qui a contribué à former la théorie des affinités.


B. — Les recherches des médecins et des pharmaciens, qui furent pendant si longtemps les seuls hommes instruits occupés à travailler dans les laboratoires, avaient presque exclusivement pour objet la préparation de drogues bienfaisantes ou de médicaments efficaces. Ces savants, vers la fin du xviie siècle, les confectionnaient encore à peu près uniquement à l’aide de produits d’origine animale ou végétale ; ils faisaient subir aux chairs, aux plantes, aux os, aux dents, aux cornes des traitements variés ; ils les brûlaient, les distillaient, les dissolvaient dans de l’eau, les pilaient, les pulvérisaient ; puis ils mélangeaient les corps ainsi obtenus et essayaient leurs effets contre les diverses maladies dont les hommes sont affligés. Sans doute, depuis Paracelse, la thérapeutique s’était enrichie de remèdes d’origine minérale ; sans doute, ces substances étaient connues pour avoir des propriétés fort différentes des matières organisées auxquelles on les ajoutait.

Cependant lorsque la chimie se constitua comme science, et qu’en dehors de son but technique le pharmacien prétendit parvenir à la connaissance de la composition « des mixtes », quand il essaya de séparer les principes dont ces mixtes sont formés, il utilisa tout naturellement les procédés dont la pratique de son art lui avait suggéré l’emploi ; il essaya l’action du feu qui, suivant les cas, brûle, distille, dessèche ou fond, l’action de l’eau qui dissout, ou des acides qui corrodent ; il employa les alambics, les fourneaux, les vases, les mortiers, bref tout le matériel de son laboratoire. Et les corps organisés, qui par ces moyens perdent leur homogénéité en laissant apparaître certains produits de décomposition, leur semblèrent plus faciles à atteindre que la plupart des métaux et minéraux qui, pensaient-ils, résistent provisoirement à leurs efforts, et ne se laissent pas « anatomiser », suivant une expression empruntée à la pratique de la dissection des animaux ou des plantes[1]. Ils voulaient que l’inorganique soit semblable à l’organisé.

Mais de quel droit, demandera-t-on, nos savants appliquaient-ils sans hésitation, au règne minéral, les conclusions dictées par l’étude des règnes animaux ou végétaux ? À cette question nous répondrons tout d’abord que l’esprit humain a une tendance naturelle à admettre que ce qu’il ne connaît pas encore est bâti sur le même modèle que ce qu’il connaît déjà ; nous ajouterons que cette tendance était pour ainsi dire renforcée par la philosophie courante qui faisait des analogies, des similitudes et des correspondances harmoniques, la clef permettant d’ouvrir le sanctuaire de la nature et de pénétrer ses secrets ! L’expérience, ainsi comprise, en dehors de sa signification immédiate, prenait un sens symbolique ; elle projetait sa clarté sur la constitution de la matière. Écoutons pour nous en rendre compte cet exposé de Paracelse[2]. Il veut expliquer que « parmi toutes les substances, il en est trois qui donnent à chaque chose leur corps, c’est-à-dire que tout corps consiste en trois choses ; les noms de celles-ci sont : soufre, mercure, sel ; or, avant toutes choses, il faut connaître ces trois substances et toutes leurs propriétés dans le macrocosme. Et alors on les trouva dans l’homme (microcosme) absolument semblables[3].

Afin que vous compreniez mieux, prenez l’exemple du bois. Celui-ci est un corps par lui-même. Brûlez-le. Ce qui brûlera c’est le soufre ; ce qui s’exhale en fumée est le mercure ; ce qui reste en cendres est sel. Ainsi donc sont trouvées trois choses, ni plus, ni moins, séparées chacune l’une de l’autre. Il faut remarquer, au sujet de ces trois principes, que toutes choses les contiennent d’égale manière. S’ils ne s’offrent pas immédiatement à la vue d’une façon uniforme, néanmoins ils se révèlent sous l’influence de l’art qui les isole et les rend visibles. Ce qui brûle est le soufre. Tout ce qui entre en combustion est soufre. Ce qui s’élève en fumée est mercure. Rien n’est sublimé hormis le seul mercure ; ce qui se résout en cendres est le sel[4]. »

Il est inutile de multiplier les citations ; chez les médecins paracelsistes, dont la secte a subsisté jusque vers le milieu du xviie siècle, l’expérience se réduisait à une simple constatation que chaque homme, aussi bien le rustre que le savant, peut faire. De cette constatation dont le rustre ne peut rien tirer, le savant sait extraire le sens symbolique ; il le généralise hardiment et par un jeu d’analogie en déduit le système du monde[5].

Sans doute, à l’époque de Lémery, une telle méthode avait cessé d’être en faveur. Van Helmont avait déjà reproché à Paracelse[6] de croire qu’une décomposition, faite sur un corps spécial par l’artifice de la chimie, révèle d’une manière générale que toute matière est formée de trois principes spagyriques. Le chancelier Bacon, effrayé de l’audace généralisatrice des chimistes, déclara qu’il fallait mettre à notre entendement du plomb et non des ailes ! Et le raisonnement, par analogie, ne pouvait s’accorder ni avec le mécanisme de Descartes, ni avec l’atomisme de Gassendi ou de Boyle.

Que restait-il donc dans l’art d’expérimenter, qui rappelât alors la méthode et la doctrine qui venaient de disparaître ? Il restait tout d’abord l’habitude de rechercher dans les décompositions de corps organiques, la véritable constitution de tous les mixtes que nous connaissons, et de penser aux produits de la distillation des plantes quand on parle de l’analyse chimique en général… Cette tradition fut conservée si longtemps, qu’en 1746, à une époque où la doctrine des principes spagyriques était tombée en désuétude, le comte de La Garaye, répétant encore dans sa préface les vieilles théories chimiques, écrivit ceci, suggéré évidemment par l’analyse des végétaux : ( 1 ) Page 109. ’ ( 2 ) Chap. III, p.

« La chimie ordinaire découvre cinq sortes de substances dans les mixtes : le mercure, le soufre, le sel, le phlegme, la tête morte ou terre damnée. Elle croit que les trois premières en sont les principes actifs et les deux autres principes passifs, et qu’ils ne servent qu’à arrêter la vivacité des actifs. Elle donne le nom d’esprit ou de mercure à l’eau ardente et spiritueuse qui monte la première dans la distillation ; on appelle encore esprit, la liqueur acide qui sort de la retorte par un fort feu. Après avoir tiré l’esprit par un feu un peu plus fort, on fait sortir une matière visqueuse grasse qu’on nomme huile ou soufre ; on brûle ensuite ce qui est resté dans la retorte, on verse de l’eau bouillante sur cette cendre, on la fait bouillir, passer par le filtre et par l’évaporation : de cette lessive, on retire un sel lixiviel, ce qui reste s’appelle tête morte ou terre damnée… On appelle phlegme l’eau insipide et sans odeur qui vient par la distillation[7]. »

Voici donc une très vieille doctrine qui est réduite en lieu commun et qui, par un effet de l’habitude, est répétée par les pharmaciens, alors qu’ils ne la prennent même plus très au sérieux. Cependant, dès la fin du xviie siècle, quelques expérimentateurs habiles s’étaient parfaitement rendu compte que cette analyse des végétaux n’aboutissait qu’à des résultats imprécis et équivoques ; que les principes chimiques, tels qu’ils étaient alors admis, ne sont pas susceptibles d’être absolument isolés, et par suite qu’il est impossible d’en donner une définition satisfaisante…[8]. Donnons la parole au chimiste réputé Duclos qui s’est longuement expliqué sur ce point délicat, dans sa dissertation sur les principes des mixtes naturels :

« La recherche de ces principes, dit-il, a depuis longtemps exercé les plus habiles physiciens. J’ai aussi tâché en diverses manières de m’en instruire. En travaillant à la résolution des plantes je me suis vainement occupé à réduire ces mixtes en quelques matières simples, qui pussent être réputées premières et passer pour principes. Le feu des fourneaux faisait séparer de toutes les plantes de l’eau, de l’huile, du sel et de la terre. La portion d’eau que je trouvais insipide me semblait moins composée, et quoiqu’elle me parût sans mélange de sel, n’ayant aucune saveur, je n’étais pas certain qu’elle fût sans quelques particules imperceptibles de terre ou d’autre matière. Je n’avais point aussi d’évidence de la simplicité de la terre, extraite de ces plantes, laquelle semblait néanmoins être, par la combustion, privée du mélange des parties huileuses, grasses et inflammables, et l’être aussi par les lotions, de celui des salines, cette terre cendreuse pouvant retenir encore quelques portions des unes et des autres de ces matières que le feu de l’eau n’en auraient pas totalement séparées pour réduire cette terre à la simplicité élémentaire[9].

Les eaux qui avaient de la saveur, la tenaient vraisemblablement du sel, qui en pouvait être en partie séparé ; mais je n’avais point de certitude qu’il le fût totalement, tes liqueurs huileuses et les autres matières susceptibles d’inflammation, rendaient du sel, de l’eau et de la terre ;et le sel condensable au sec, et résoluble à l’humide, n’était point sans terre qui le rendait concret, ni sans eau qui le faisait résoudre. L’acrimonie du sel n’était plus sensible après la séparation de ses parties, et ne pouvait être raisonnablement attribuée à cet assemblage d’eau et de terre. S’il y avait quelque autre principe de cette acrimonie, il était disparu, aussi bien que celui des propriétés formelles et spécifiques, dont il ne demeurait rien de manifeste, ni dans la terre, ni dans l’eau, qui restaient seules apparentes en ces analyses extrêmes. Je n’ai pas été mieux instruit des principes des mixtes par la résolution des animaux, et celle des minéraux ne m’a pas été si facile. »

L’analyse chimique, telle que nos auteurs la pratiquaient, ne répondait donc pas d’une manière fort claire aux questions que l’expérience lui avait posées. Quelques savants, Duclos lui-même, Bertrand et les cartésiens, Ettmuller, Hartsœcker et les gassendistes, demandèrent à la métaphysique de la matière an langage et un système qui leur permissent de raconter clairement les faits observés au laboratoire ; en conséquence, le travail expérimental servit de vérification seulement à des théories préconçues.

D’autres persistèrent à perfectionner les procédés par lesquels on parvenait à la décomposition des corps organiques. Les académies des sciences, qui à ce moment commencèrent à publier les mémoires des principaux savants de l’Europe, s’intéressèrent à ce problème, et de nombreux travaux parmi lesquels nous signalons les recherches de Nehemiah Grew. de Daniel Coxe et de Boulduc, sur la constitution des végétaux, purent laisser croire que l’on était sur la voie conduisant à la découverte de la structure véritable de la matière.

Il faut reconnaître qu’aujourd’hui, la lecture de tous ces mémoires est extrêmement déconcertante. Les chimistes constatent que la distillation de certaines plantes a donné une liqueur plus acide que la distillation d’autres plantes ; mais elles se ressemblent étrangement. Ils recherchent dans tous ces produits quelles sont les parties salines, quelles sont les parties sulfureuses, mais ne parviennent pas, quand ils sont aux prises avec les faits, à donner une définition expérimentale de ces termes[10] ; ils recherchent d’où viennent les propriétés thérapeutiques de la coloquinte par exemple, de l’ypecacuanha, de la scamonée, de la gratiole, de l’aloès, de la rhubarbe, du pavot rouge, du pêcher, etc. Comme ils sont médecins, et qu’ils ne soupçonnent pas la complexité infinie du mécanisme organique, ils prennent volontiers le corps humain comme réactif[11]. Cela va si loin que la même méthode est par extension appliquée à la décomposition des minéraux. L’action vomitive de l’antimoine est due à un sel que les procédés habituels de la chimie ne sont point parvenus à dégager. Bien plus, la formation des calculs dans les reins nous apprendra quelle est la véritable composition et le mode de formation des cailloux et minéraux. Des savants autorisés, Venette[12], Borrichius[13] ou Sherley[14] traitèrent dans le même ouvrage de la thérapeutique, des coliques néphrétiques et de la formation des roches.

Que resta-t-il de cet immense labeur ? L’analyse des corps organiques et surtout des végétaux aboutit-elle à un résultat définitif ? Louis Lémery, en jetant un coup d’œil sur l’ensemble du travail accompli, dut reconnaître que non.

« L’académie, dit Fontenelle, résumant le travail de son collègue, commença ses travaux chimiques par des analyses faites selon la pratique ordinaire. Plus de quatorze mille plantes, comme nous l’avons dit ailleurs, travaillées de cette façon ne lui donnèrent que les mêmes produits, quelque différentes qu’elles fussent entre elles, et ne lui apprirent autre chose, sinon que ce travail ne pouvait conduire à la connaissance de l’intérieur des mixtes. Tout devenait égal par ces décompositions, ce n’était que des matériaux et des plâtras tout ensemble de bâtiments détruits, et il ne restait dans ces amas confus aucune marque des dispositions régulières qui avaient formé les différents bâtiments.

M. Lémery, dont nous empruntons cette comparaison, a proposé des réflexions sur ces anciennes et inutiles analyses. Il a une pensée, que nous avons déjà insinuée plusieurs fois dans le cours de nos histoires, que pour bien connaître les mixtes, il ne les faut pas tant décomposer mais seulement les résoudre en d’autrès mixtes moins mixtes qui seront des principes à leur égard. Les plus considérables de ces sortes de principes sont les parties salines et les parties grasses ou sulfureuses[15]. »

Les chimistes consciencieux se seraient-ils livrés à un travail inutile ? Les savants ont-ils pu, par suite d’une erreur de méthode, d’une conception métaphysique erronée, de traditions actuellement injustifiées, jeter leur science dans une impasse dont elle n’est sortie que péniblement ?

Louis Lémery hésite à prononcer un jugement aussi sévère, et, en pensant à l’énergie déployée par ses prédécesseurs pour courir après une chimère, aux espoirs que leur travail a définitivement condamnés après les avoir suscités, il écrit ces lignes pleines de sagesse :

« Je réponds qu’on n’a été porté de penser juste sur le compte des analyses que depuis qu’elles ont été faites, et qu’on a pu en considérer avec soin toutes les circonstances, et les comparer les unes avec les autres. La connaissance de leur peu d’utilité étant donc le fruit de l’expérience, il fallait, pour en être convaincu, et pour être en état de découvrir en quoi consistait leur défaut, il fallait, dis-je, que ces expériences eussent été faites ; et quand bien même on aurait pu prévoir, avant ce temps-là, tout ce que l’expérience a fait reconnaître depuis, les raisons qui auraient été alléguées pour détourner du travail des analyses, n’auraient tout au plus été regardées que comme de simples conjectures, incapables de captiver et de fixer la confiance et qui n’auraient pas même tenu contre l’idée des avantages que le’ public prétendait tirer du travail dont il s’agit. Enfin, comme ces conjectures n’auraient pu être vérifiées que par le travail même des analyses, il aurait toujours fallu les faire, avec cette seule différence qu’elles seraient venues après les conjectures, et qu’elles en auraient été, en quelque sorte, la confirmation, au lieu que dans le cas présent elles ont précédé et fait naître ces réflexions.

Au reste, quand toutes les analyses qui ont été faites ne serviraient qu’à nous détromper de ces mêmes analyses et à nous indiquer ce qu’on doit penser, ce serait toujours là un avantage qui dédommagerait assez du temps et des soins qu’elles auraient coûtés. Mais ce qui contribue encore à justifier ce travail, c’est qu’en examinant le recueil de ce qui a été fait sur une longue suite de mixtes, on y trouve un grand nombre de faits curieux, dont on est redevable au projet des analyses et qui auront leur utilité dans la suite[16]. »

Quels étaient donc les résultats bienfaisants ou instructifs auxquels les savants avaient abouti après ces longues et déconcertantes analyses ? Tout d’abord, au point de vue pratique, ils avaient amassé une foule de connaissances spéciales qui satisfaisaient leur curiosité tout en faisant progresser l’art de la pharmacie. Pour mieux atteindre leur but nos chimistes s’étaient appliqués à perfectionner leurs instruments de laboratoire ; au lieu de demander comme autrefois au travailleur l’acquisition du tour de main spécial et individuel qui caractérise l’ouvrier habile, ils cherchaient à ce que chacun, à l’aide d’outils bien compris, puisse répéter avec succès leurs expériences leurs analyses. Quelques savants tels que Glauber[17] déclarèrent qu’ils avaient rendu de grands services à la science, en inventant des fourneaux plus commodes que ceux dont on faisait usage autrefois. Et tous les cours de chimie appel lent l’attention du débutant sur l’a bonne préparation du matériel et des réactifs… Cela a son importance, et personne, ne pourrait nier que les découvertes de laboratoire soient partiellement fonction de l’instrument de travail.

Mais c’est sur le résultat théorique que nous désirons insister. Dans les analyses de corps organiques qui étaient les seules connues, les principes obtenus en provoquant la résolution des mixtes en leurs éléments sont-ils réellement des êtres simples ? Il y a lieu d’en douter ; tout d’abord parce que les produits dus à des distillations successives ne semblent pas fort homogènes et sont peut-être eux-mêmes susceptibles d’être décomposés à nouveau, puis surtout parce que ces corps simples varient suivant les conditions et les circonstances de l’analyse ! Ces problèmes bien examinés avaient amené nos savants à faire une critique pénétrante de la théorie traditionnelle de la composition des corps. La combustion, la chaleur, l’action des réactifs n’altèrent-elles pas profondément la texture des substances organiques qui sont soumises à l’analyse. Et en modif1ant à ce point les corps sur lesquels il travaille, le chimiste, au lieu de réaliser une simple séparation d’éléments, ne provoque-t il pas une transmutation ? Comme quelques chimistes le disent pittoresquement, les sels, les soufres et les mercures que l’expérience dégage des mixtes sont-ils des « créatures du feu » ? Mais s’il en est ainsi, l’on peut se demander s’il y a entre les différentes substances matérielles quelque différence essentielle ? ou si, au contraire, les caractères spécifiques de chaque substance sont dues aux circonstances de sa formation. Par la voie du laboratoire, le chimiste rejoint l’hypothèse du métaphysicien qui admet, à la même époque, la doctrine de l’unité de la matière. Que l’on réduise celle-ci à l’eau élémentaire comme Van Helmont, à l’espace occupé comme Descartes, à des corpuscules enchevêtrés comme Robert Boyle, l’on aboutit à des conclusions à peu près équivalentes[18]. Cette manière de voir eut comme résultat immédiat de discréditer les anciennes doctrines entre lesquelles les chimistes partageaient leur adhésion. Le dualisme acido-alcalin de Willis et Tachenius, les trois principes de Paracelse, les quatre éléments d’Aristote et les cinq corps simples de Nicolas Le Fèvre.

Puisque au point de vue de la simplicité tous les corps sont équivalents, on ne se crut plus obligé de ramener les plantes, par exemple, à ces êtres primitifs, réputés inaltérables, contre lesquels la puissance de l’analyse est vaine. On décrivit ce que l’on vit, tel qu’on le vit, sans imposer de classification préalable aux résultats expérimentaux. Et, en conséquence, les concepts mêmes de la chimie furent profondément modifiés.

C. — Parmi les notions fondamentales de la chimie qui changèrent complètement d’aspect, il faut citer tout d’abord la théorie de la nature du feu qui servait de clef de voûte à la méthode expérimentale. Tous les corps que les chimistes soumettaient à l’analyse devaient, en effet, subir, sous une forme quelconque, l’épreuve du feu. Que ce dernier soit utilisé à chauffer plus ou moins fort, à fondre ou à provoquer des dissolutions, à dessécher, à vaporiser, à distiller, à brûler, il jouait , dans la chimie duxv1f siècle, un rôle vraiment prépondérant, et les travailleurs voulurent connaître aussi bien quelle était sa nature, que la signification des transformations qu’il produit.

Qu’est-ce donc que le feu ? Est-ce une substance corporelle simple, qui entre aussi bien dans la composition des mixtes que dans la constitution générale du monde ? Dans ce cas, est-il comme le croyait Aristote un principe de légèreté qui, en s’additionnant aux autres éléments, diminue leur pesanteur ? Plusieurs indices permettent de te supposer ; la flamme monte ; les corps chauffés se dilatent ; les Tapeurs qui se dégagent du bois brûlé montent, etc… Mais cela n’est point assuré ; le feu est prodigieusement instable ; après avoir consumé tous les aliments dont il a pu s’emparer, après avoir chauffé, brûlé, éclairé, il s’éteint et disparaît ? Ne serait-il donc qu’un phénomène éphémère et passager ? Un instrument de l’art, un agent de la nature sans aucune corporalité ? Cette opinion soutenue par Van Helmont s’impose à un grand nombre de chimistes et elle est reprise par les adeptes de la philosophie mécanique qui ne veulent voir dans la flamme, la lumière et la chaleur, qu’une manifestation sensible de l’agitation moléculaire[19].

Écoutez à cet égard l’opinion de Descartes sur la combustion du bois : « Lorsque, dit-il, la flamme brûle du bois ou quelque autre semblable matière, nous pouvons voir à l’œil ; qu’elle remue les petites parties de ce bois et les sépare l’une de l’autre, transformant ainsi les plus subtiles en feu, et en air, et en fumée, et laissant les plus grossières pour les cendres. Qu’un autre imagine donc s’il veut, en ce bois, la forme du feu, la qualité de la chaleur et l’action qui le brûle, comme des choses toutes diverses ; pour moi, qui crains de me tromper, si j’y suppose quelque chose de plus que ce que je vois nécessairement y devoir être, je me contente de concevoir le mouvement de ses parties. Car mettez-y du feu, mettez-y de la chaleur, et faites qu’il brûle tant qu’il vous plaira : si vous ne supposez point avec cela, qu’il y ait aucune de ses parties qui ne remue, ni qui se détache de ses voisines, je ne saurais imaginer qu’il reçoive aucune altération ni changement. Et au contraire, ôtez-en le feu, ôtez-en la chaleur, empêchez qu’il ne brûle : pourvu seulement que vous m’accordiez qu’il y a quelque « puissance qui remue violemment les plus subtiles « de ses parties et qui les sépare des plus grossières, je trouve que cela seul pourra faire en lui tous les mêmes changements qu’on expérimente quand il brûle. » Le feu est donc un phénomène purement mécanique, que la physique du mouvement doit atteindre entièrement. Et, courageusement, Descartes tente de donner l’explication de ses manifestations sensibles ; la flamme d’abord, puis la lumière et la chaleur.

« Le corps de la flamme qui agit contre le bois, affirme-t-il, est composé de petites parties qui se remuent séparément l’une de l’autre, d’un mouvement très prompt et très violent, et qui, en se remuant de cette sorte, poussent et remuent avec soi les parties des corps qu’elles touchent et qui ne leur font pas trop de résistance. »

D’après cette manière de voir, la chaleur ne serait que le sentiment, qu’exciterait en notre corps la violence du mouvement. « Pour ce qui est de la lumière, on peut aussi bien concevoir que ce même mouvement, qui est dans la flamme, suffit pour nous la faire sentir. »

Mais, si toute modification matérielle et, par conséquent, toute combustion, est due à l’agitation d’une même substance, quel sera le rôle de la théorie chimique dans l’explication ou simplement dans la prévision d’une réaction ? Les savants, le principe une fois posé, n’allèrent pas, en présence des faits concrets, jusqu’aux extrêmes limites logiques de leur doctrine. Quelques-uns d’entre eux persistèrent à croire avec Paracelse qu’un principe spécifique, « le soufre », entre dans la constitution de tout corps inflammable et se dissipe lorsque ce corps brûle. D’autres signalèrent qu’il n’y a pas de feu sans air, et se demandèrent quel est le rôle de l’air dans les phénomènes de combustion. Voici comment Malebranche s’exprime : « Il faut remarquer que, bien que l’air ne t soit point nécessaire pour exciter quelque petite étincelle de feu, cependant faute d’air, le feu s’éteint aussitôt, et ne peut se communiquer même à la poudre à canon quoique fort facile à s’enflammer. Lorsqu’on débande un pistolet bien amorcé dans la machine du vide, l’expérience apprend que faute d’air, l’amorce ne prend point feu, et qu’il est même très difficile d’en remarquer quelque étincelle. Enfin tout le monde sait que le feu s’éteint faute d’air et qu’on l’allume en soufflant[20]. » Comment expliquer ce phénomène ? Puisqu’il n’y a dans la chimie que des réactions purement mécaniques de particules agissant les unes sur les autres, il faut admettre que les molécules d’air ont une forme qui entretient et amplifie le mouvement du feu, une fois qu’il lui est communiqué. Malebranche les suppose branchues et flexibles et c’est de ces propriétés hypothétiques qu’elles tireraient leurs qualités observables.

Boyle au cours de sa longue carrière fit quelques expériences pour déterminer, indépendamment de toute théorie, quelles sont les relations entre la production de la flamme et la présence de l’air[21] ; il constata, par exemple, qu’en opérant dans le vide, l’on ne parvient pas même à brûler un corps aussi inflammable que le soufre ; et cependant dans ce cas le feu l’échauffe au point de le sublimer. L’air est donc utile à la formation de la flamme puisqu’en son absence le feu est privé d’une partie de sa puissance. Bien plus. L’air est nécessaire à la conservation de la flamme ; tout corps enflammé transporté dans le vide s’éteint. La flamme, comme il fallait s’y attendre, ne se propage pas dans le vide ; et, bien que l’on mette à son contact les substances les plus capables de brûler, néanmoins la réaction ne se produit pas… Enfin Boyle eut l’idée géniale, qui devait avoir par la suite tant de succès, de relier la théorie de la vie à la théorie de la combustion, en supposant que l’air qui entretient le feu et la respiration joue à peu près le même rôle ; il compara soigneusement la durée de la vie d’un animal et la durée de la flamme de l’esprit de vin, enfermés dans des vaisseaux bien clos… Mais quelque soit l’intérêt qui s’attache aux aperçus du grand savant, il faut convenir que ces expériences jouèrent dans son travail un rôle purement épisodique ; il les fit, les publia et pensa à d’autres sujets.

Le travail de Robert Boyle ne resta pas absolument isolé ; les savants se demandèrent bientôt quel rôle étrange l’air, qui est incombustible, qui par suite n’est aucunement un aliment du feu, joue dans la formation et la persistance de la flamme ? Personne ne songea à supposer qu’entre les corps combustibles et l’air il se produit ce que nous appellerions une réaction chimique ; notre doctrine actuelle parait si naturelle, elle semble si directement inspirée par l’expérience, que l’on a pu s’étonner qu’elle ait mis tant de siècles à se former et à pénétrer dans la science. Cependant un examen approfondi révélerait rapidement les causes de ce qui nous a d’abord paru une anomalie. Tout d’abord, à la fin du xviie siècle, le concept de « combustion » n’était alors qu’en formation ; avant les travaux de Stahl, avant les travaux même de Macquer, Scheele et Lavoisier, s’il était courant de parler de corps qui brûle ou de corps brûlé, aucune notion, précise n’était venu se substituer à cet aperçu du sens commun ; et la théorie toute entière était trouble et inconsistante… Mais il y avait de cela une raison encore plus forte. Qu’est-ce que les chimistes d’alors pensaient définir par le mot air ? La théorie des quatre éléments avait perdu de son prestige ; et seule, parmi les philosophies courantes, elle admettait que l’air puisse entrer dans la composition des mixtes. Les médecins paracelsistes virent partout du sel, du soufre et du mer cure et ne parlèrent aucunement de l’air ; Étienne de Clave qui, aux trois principes spagyriques, ajouta la terre et l’eau, est un peu plus explicite ; il considère l’air comme un corps simple inaltérable, indécomposable, mais non comme un élément, car, à son avis, l’air est incapable de se combiner avec les autres corps simples. C’est un être passif qui remplit l’espace inoccupé par les mixtes. Van Helmont, lui, suppose que toutes les substances, quelles qu’elles soient, sont des modifications de l’eau ; les gaz aériformes eux-mêmes qui remplissent l’atmosphère sont dus à une évaporation ou à une subtilisation de cette même eau ; cependant l’atmosphère même, bien qu’elle se laisse pénétrer par des gaz, est formée d’un autre élément, l’air inaltérable,, immuable, véritable hypostase de l’espace ayant beaucoup d’analogie avec l’éther des physiciens modernes, dont le seul rôle physique était de transmettre, d’une substance à l’autre, le mouvement, la chaleur et la lumière. Aussi, quand quelques chimistes recherchèrent si l’air n’était pas une cause nécessaire de la formation de flamme, ils attribuèrent son action à des particules étrangères qu’il contiendrait, non à lui-même.

Jean Mayow, cité à juste titre par la plupart des historiens comme un prédécesseur génial de Lavoisier, pose, à peu près comme Boyle, le problème soulevé par l’expérience. « On m’accordera, écrit-il, qu’il existe, quelque soit le corps, quelque chose d’aérien nécessaire à l’alimentation de la flamme. Car l’expérience démontre qu’une flamme, exactement emprisonnée sous une cloche, ne tarde pas à s’éteindre, non pas, comme on le croirait vulgairement, par l’action de la suie, mais par défaut d’un aliment aérien. Dans un vase de verre où l’on a fait le vide, on ne peut, à l’aide d’une lentille, faire brûler les substances même les plus combustibles, telles que le soufre et le charbon[22]… » Mais ne pensez pas que cet aliment aérien soit l’air lui-même ! Il s’agit seulement de particules spécialement actives qui font corps avec la masse de l’air, que la théorie courante suppose inerte ; ces particules sont appelées igno-aériennes pour bien exprimer leur caractère principal.

Robert Hooke a une théorie à peu près analogue : « Le feu, demande-t-il d’abord, n’est-il pas, en général, un effet de l’air qui corrode et dissout le corps combustible quand celui-ci est échauffé[23] ? » La question même semble obscure ; l’auteur sent le besoin de préciser et de compléter sa pensée[24]. « Dans le feu et la flamme, dit-il ailleurs, le menstrue[25] qui dissout le corps, ce n’est pas l’air lui-même : il faut attribuer ce rôle à un corps d’une espèce particulière qui s’élève de terre et qui a le pouvoir de dissoudre et de mettre en œuvre les corps onctueux, sulfureux et combustibles ; ce corps est l’esprit nitreux, aérien ou volatil. Qu’on le fournisse à un corps, et ce corps sera dissous comme par le feu, même en l’absence de l’air. C’est ce qui se voit dans les compositions où le sel de nitre est mêlé à d’autres substances combustibles, par exemple dans la poudre à canon ; que cette dernière puisse effectivement brûler sans le secours de l’air, on en peut faire l’épreuve en la mettant sous l’eau. » Ce sont les particules nitro-aériennes, analogues à celles qui composent l’esprit de nitre, qui seraient cause de la flamme et des combustions. Ces particules se trouvent universellement répandues dans notre air, et, peut-être, en forment-elles la partie qui mérite le plus proprement le nom de partie vitale ; c’est cette partie qui fournit le menstrue capable de consumer et d’enflammer les corps ; c’est par elles que se continuent la vie, la chaleur et le mouvement de tous les animaux et de tous les végétaux ».

Nous aurons plus tard occasion de voir comment ces aperçus hypothétiques se transformèrent en solide doctrine théorique, et comment les savants abandonnèrent leur conception de l’air corps simple inaltérable, pour le résoudre tout entier en ces particules hétérogènes et en ces gaz divers qui semblaient autrefois surajoutés à cet élément… Mais les théories de la combustion, qui rattachaient le fait de brûler à la constitution naturelle ou accidentelle de l’air, bien qu’elles fussent prises eh considération par un grand nombre de savants, eurent relativement peu de succès ; elles furent pour un temps éclipsées par le prestige de la belle doctrine de Stahl[26], qui continuait à nier à l’air toute propriété chimique pour ne lui attribuer que des actions mécaniques et qui, transformant en la généralisant la philosophie courante des chimistes, plaça dans les corps combustibles le principe même de la combustibilité ; c’est d’ailleurs cette doctrine qui permit de f1xer la notion de combustion, et, par suite, servit de base de discussion à Lavoisier qui la renversa.

Avant d’aborder les calcinations métalliques qui seront l’objet de notre prochain paragraphe, nous devons rappeler à quel point il est difficile de comprendre parfaitement le langage que l’on parlait autrefois. Les historiens de la chimie ont une tendance toute naturelle à admettre, comme allant de soi, que l’oxydation d’un métal est un phénomène semblable à la combustion de l’huile, du bois ou du charbon. Or, représentez-vous tous ces faits hors de toute interprétation théorique ; il y a entre eux, certes, des ressemblances qui les rapprochent, mais aussi nous constatons des différences fondamentales qui semblent tout d’abord les éloigner. En parlant de la calcination des métaux, nos savants ne visaient peut-être pas à fournir une théorie de la combustion en général. Et c’est pour cela qu’à l’encontre de ce qu’ont fait nos prédécesseurs, nous traitons successivement ces deux aspects d’un problème dont l’on reconnaît aujourd’hui l’unité.


D. — Qu’est-ce que la calcination ? C’est, nous ont répondu les chimistes du xviie siècle, une opération qui consiste à pulvériser différents corps par l’action du feu, soit par l’action du feu actuel de la flamme, soit par l’action du feu potentiel contenu dans les acides et autres substances corrosives. Cette opération peut s’effectuer sur les substances les plus variées ; sur les briques que le feu prive d’eau, sur les charbons qu’il réduit en cendres ; sur les plantes ou sur la chair des animaux, sur différents minéraux et spécialement les métaux.

Elle ressemble à l’alcoolisation[27], qui réalise une poudre encore plus fine, avec tendance à se subtiliser et à devenir impalpable ; à la solution, qui consiste à séparer les unes des autres les différentes particules des solides par l’action d’un intermède ; et elle est classée généralement à côté de la coagulation et de la précipitation, qui sont des expériences du même ordre.

La théorie de l’opération chimique se ramenait, chez les travailleurs, au début du xviie siècle, à la mécanique apparente de la pulvérisation ; et rien ne laisse prévoir, qu’au cours de leurs travaux, ils supposent la production d’une véritable réaction, une addition, une soustraction, ou une substitution de matière…

Parmi les moyens de provoquer la calcination, l’expérimentateur nous en cite deux dont la similitude a été plus tard ramenée à l’identité et que nous aurons seuls à considérer pour le but que nous pour suivons.

« L’ignition est, nous apprend-on, une espèce de calcination par laquelle les corps sont réduits en chaux par le moyen du feu… La combustion est une ignition qui réduit les corps en chaux, en les brûlant, ou qui, du moins, les dessèche de leur humidité superflue[28]. »

Certains métaux, ceux que l’on appelle imparfaits, l’étain et le plomb, par exemple, se transforment, sans flamme, sous l’action du feu, en une poudre appelée chaux métallique ; cette poudre, les chimistes le constatent avec étonnement, pèse davantage que les métaux qui lui ont donné naissance.

Tel est le phénomène paradoxal que la chimie a tenté d’expliquer de bien des manières différentes. Ce phénomène, il est bon de le noter, n’avait pas, dans la chimie d’autrefois, l’importance que les savants du xviiie siècle lui ont attribuée et qu’il a conservée depuis lors ; c’était alors une curiosité chimique, une énigme agaçante ou amusante, que l’on essayait de faire rentrer dans le cadre de la théorie régnante, mais qui n’intervenait pas dans la formation de cette théorie ! À l’époque de Jean Rey et du Père Mersenne, à l’époque de Boyle ou de Lémery, à l’époque même de Stahl et Boerhave, le chimiste qui aurait annoncé que la théorie de la calcination des métaux jouerait un rôle prépondérant dans la formation d’une nouvelle doctrine chimique, qu’elle renverserait à elle seule les opinions les mieux assises, aurait jeté ses collègues dans une stupéfaction profonde[29] !

Aussi est-ce dans les cadres de leurs conceptions habituelles que les savants développèrent avec ingéniosité toutes les ressources fournies par les théories alors admises pour résoudre ce petit problème qui piquait leur curiosité.

Voyez, par exemple, l’explication donnée par Cardan[30] et Biringuccio[31]. Ces savants, admettant les opinions courantes de leur temps, comparaient bien souvent les métaux aux êtres vivants ; si vous tuez un animal, une poule ou un bœuf, par exemple, l’être privé d’âme s’affaisse et pèse davantage contre la terre ; le « principe de vie » qui s’échappe au moment de la mort est donc un « principe de légèreté » ; pareillement si vous calcinez un métal, vous le « mortifiez » ; en même temps que l’éclat métallique disparaît, se forme une poudre d’où tout « esprit » a disparu et qui subit, plus que le métal vivant, l’action de la pesanteur.

Cette manière de voir, qui apparaît aux modernes comme un véritable enfantillage, que déjà Jean Rey refusait de réfuter, parce qu’il ne la prenait pas au sérieux, est cependant en parfaite harmonie avec la philosophie que l’on professait couramment au xvie siècle ; non pas seulement avec la cosmologie systématique du métaphysicien, mais avec la théorie que le chimiste applique constamment sans la dis cuter tant elle lui paraît naturelle… C’est dans un livre de métallurgie technique, qui ne prétend aucunement dépasser l’empirisme expérimental, que se trouve présentée, d’une manière assez obscure il est vrai, l’explication de la calcination du plomb que nous venons de résumer, et qui semble, au premier abord, si étrange ! Écoutons-la, telle qu’elle apparaissait aux lecteurs de Biringuccio :

« Il me semble, dit le chimiste, que la calcination du plomb faite par feu de rabat ou de réverbération fait un merveilleux effet, et digne de n’être omis par silence parce qu’on trouve en effet, car ils croissent huit à dix pour cent de poids plus qu’avant la calcination. Dont considérant quelle est la nature du feu, lequel toutes choses diminuant leur substance consumée, c’est chose admirable d’où procède cela que devant diminuer le poids, on le trouve cru. Car ayant longtemps été au feu, il semble qu’il se doit consommer une partie. Ce qu’on voit au contraire. Par aventure que ce serait par la nature du feu élémentaire, qui là-dedans se consume. Et pour rendre raison à telle affaire, on dit que le corps tant plus est dense en sa nature, tant plus est gras (ou bien croissant de poids) et de telle composition du plomb lui étant levé du feu, comme un métal mal mêlé, les parties grasses et aqueuses deviennent solides : parce que étant encloses, l’air qui les tenait en quelque légieresse est déchassé : et ainsi comme chose abandonnée choit en soi-même, et ainsi vient à demeurer plus en sa gravité ou par auteur. Comme encore on voit advenir le même à un corps d’un animal mort, lequel en vérité pèse beaucoup plus que le vif. Car comme on voit étant résous les esprits qui le soutiennent en vie, il choit. Et ne sont les dits esprits (qu’on puisse comprendre) autre que substance avec qualité d’air qui le soulèvent vers le ciel et l’alégissent, laquelle substance séparée, les forces accroissent aux choses graves qui le tirent vers le centre. Et ainsi se résout le doute que j’ai proposé[32]. »

Cette manière d’expliquer l’augmentation de poids des métaux calcinés ne fut jamais adoptée par tout le monde… Beaucoup de savants attribuèrent ce phénomène à l’addition de quelque matière étrangère à la substance même du métal. Quelques-uns pensèrent que c’est la suie qui augmente le poids de cette chaux[33] ; d’autres que le vase dans lequel on fait l’opération rentre dans les pores de l’étain et du plomb pour les transformer en chaux[34] ; d’autres encore que ce sont les vapeurs du charbon qui s’ajoutent au poids de ces métaux[35] ; d’autres que c’est au sel volatil contenu dans le charbon que le phénomène est dû[36], d’autres que c’est le sel mercuriel qui est la véritable cause de cette augmentation[37], d’autres enfin que c’est l’humidité attirée par la calcination qui s’ajoute à la chaux des métaux et en augmente le poids[38] !

Parmi toutes les opinions qui furent alors émises pour rendre compte de ce paradoxe apparent, celle de Robert Boyle eut un succès remarquable ; ce savant admit avec certains atomistes, tels que Gassendi, et contre la thèse de Descartes ou d’Aristote, que la lumière est un corps ; que les rayons du soleil sont matériels ; et enfin, que la flamme est une matière lumineuse qui, dans certain cas, a la propriété de pouvoir se combiner avec les autres corps[39].

Il croit d’ailleurs que l’expérience justifie cette proposition hardie puisque les chaux métalliques, celle du fer, de l’étain et du zinc, par exemple, sont plus pesantes que les métaux dont elles proviennent ; cette augmentation de poids est due à l’addition des particules de lumière à la substance métallique. La flamme, dans cette expérience, agit comme un dissolvant qui est capable de traverser le vase dans lequel on opère pour s’attaquer au soluble[40]. « Il n’y a, dit-il, aucune répugnance à ce que la flamme soit un menstrue[41], que dans notre expérience l’étain, exposé à son action, ait été transformé en poudre au lieu d’être dissous sous forme de liqueur, et ait ensuite conservé cet état. » Les particules de feu seraient, d’après cette hypothèse, interposées dans cette solution. Cette nouvelle manière de voir séduisit bien des chimistes ; Nicolas Lémery, Homberg et Louis Lémery expliquèrent d’après le système de Boyle la formation des chaux d’antimoine, d’étain, de plomb ou de mercure. Voici, par exemple, comment Nicolas Lémery exposa à ses élèves la calcination du plomb : « Il arrive, dit-il, un effet dans la calcination de ce métal et celle de plusieurs autres matières lequel mérite bien qu’on y fasse quelque réflexion ; c’est que quoique par l’action du feu, il redissipe des parties sulfureuses ou volatiles du plomb qui le doivent faire diminuer en pesanteur, néanmoins après une longue calcination, on trouve qu’au lieu de peser moins qu’il ne faisait, il pèse davantage. Quelques-uns tâchent d’expliquer ce phénomène, disant tandis que la violence de la flamme ouvre et divise les parties de la chaux du plomb, l’acide du bois ou des autres matières qui brûlent, s’insinue dans les pores de cette chaux, où il est arrêté par l’alcali ; mais cette raison n’aura pas de lieu, quand on considérera que cette augmentation se fait aussi bien lorsqu’on calcine le plomb avec le charbon seul qu’avec le bois ; car le charbon ne contient qu’un sel fixe qui demeure dans les cendres et qui ne monte point.

Il vaut donc mieux rapporter cet effet à ce que les pores du plomb sont disposées en sorte que les corpuscules du feu, s’y étant insinués, ils demeurent liés et agglutinés dans les parties pliantes et embarrassantes du métal, sans en pouvoir sortir, et ils en augmentent le poids[42]. »

Dans ses recherches sur les points fondamentaux de la chimie, Homberg essaye, à son tour, de relier la théorie du feu et de la lumière à celle de la calcination des métaux ; son « soufre principe », qui n’est autre chose que la matière condensée de la lumière, est capable de prendre différentes formes ; c’est ce soufre sans doute, qui, combiné avec certaines substances organiques, les rend susceptibles d’être brûlées, et se dissipe sous forme de lumière lorsque la combustion se produit[43] ; mais c’est ce soufre qui, additionné aux substances métalliques, les transforme en une chaux sans éclat plus pesante[44]… Ainsi les molécules rondes de mercure sont altérées par les particules pointues du « soufre principe » quand on les soumet à l’action du feu. C’est à l’aide de la philosophie mécanique qu’Homberg nous expose la théorie de l’oxydation du mercure. « Les parties du mercure, étant devenues hérissées par le lardement de la matière de la lumière, nous pouvons nous les représenter comme des châtaignes couvertes de leurs coques vertes et hérissées, qui se soutiennent plutôt les unes les autres que de rouler sur un plan incliné, comme elles feraient si c’étaient des boules rondes et polies ; et, dans cet état, le mercure n’est plus fluide, étant changé en une poudre rouge dont les petits grains collés les uns contre les autres, par leurs propres hérissons, composent de gros morceaux assez durs et de figures irrégulières, comme feraient les coques hérissées des châtaignes si on les pressait les unes contre les autres, qui composeraient des gros pelotons de figure irrégulière et qui tiendraient fort bien ensemble : ces pointes hérissées du mercure, par la longueur du temps qu’on les expose au feu, s’augmentant en nombre et en grandeur, s’entrelacent et se soutiennent si fort, que le mercure devient dur comme une pierre ; et comme ces pointes, qui rendent chaque grain du mercure hérissé, sont une matière sensible et pesante, le mercure, dans cet état, augmente de volume et pèse plus qu’il ne faisait avant que d’avoir été mis au feu et lorsqu’il était encore coulant[45]. »

Cette théorie de la calcination peut-elle se relier d’une manière quelconque avec la théorie de la combustion ? Lorsqu’un corps brûle, a dit Homberg, le soufre principe disparait, et le savant ne saurait en retrouver de trace ; lorsqu’un métal se calcine, au contraire, le soufre principe s’ajoute à lui pour augmenter son poids. Notre chimiste n’a jamais dit qu’il s’agissait, dans les deux cas, d’aspects différents d’un même phénomène, et, sauf qu’il fait intervenir toujours le « soufre principe », il ne découvre entre eux aucune analogie.

La lecture des « conjectures et réflexions sur la matière du feu et de la lumière », que Louis Lémery présenta à l’Académie des Sciences, fait saisir clairement tout l’ensemble de la question ; nous apercevons dans cet ouvrage à quel point les théories physiques et les théories chimiques sont inextricablement mêlées, et comment l’historien qui voudrait les séparer les unes des autres pour n’en considérer qu’une seule risquerait de fausser les doctrines qu’il veut exposer.

« La matière du feu. pense l’auteur, est non seulement une substance corporelle mais aussi elle est le premier et le plus puissant dissolvant des corps terrestres ; nous n’avons aucun agent qui y pénètre aussi profondément, et qui en désunisse aussi parfaitement les parties essentielles… On ne peut disconvenir qu’elle ne soit le principe véritable de la chaleur, de la lumière et même de la fluidité ou de la fusion de plusieurs corps terrestres, qui, sans le mélange et l’action de cette matière, conserveraient toujours une forme solide ; mais elle n’est pas toujours aussi abondante, ou elle ne trouve pas toujours des corps qui lui résistent assez peu, pour les mettre si facilement en fusion ; on remarque même souvent qu’au lieu de les fondre, ou de les entretenir dans la fluidité qu’elle leur avait d’abord communiquée, elle s’y engage et s’y enveloppe de manière qu’elle y demeure emprisonnée, et qu’elle n’en sort que quand une cause étrangère vient à son secours et ouvre extérieurement les cellules qui la retenaient[46]. »

Cette matière augmente très sensiblement la pesanteur des corps qui la contiennent et conserve, quelle que soit la combinaison dans laquelle elle s’engage, ses propriétés spécifiques ; elle forme partie intégrante de la mixtion des corps inflammables et « se dissipe toujours en grande quantité », en apparaissant comme lumière lors de la combustion ; aussi tout corps brûlé a-t -il perdu une partie de son poids. Et la matière qui s’échappe de la substance enflammée s’échappe à travers les corps qui l’emprisonnaient, sans que l’artiste ait encore trouvé un moyen de la retenir.

Et pourtant le feu peut, dans certains cas, augmenter la masse des corps. « Tout le monde, dit Louis Lémery, sait que quand on expose au feu plusieurs matières métalliques, telles que le régule d’antimoine, le plomb, l’étain, et même le mercure, quoique plusieurs de ces matières perdent beaucoup de leur propre substance qui s’échappe en l’air pendant l’opération, bien loin de peser beaucoup moins qu’auparavant, ce qui semblerait devoir arriver, néanmoins elles pèsent beaucoup davantage. On demande d’où peut provenir cette augmentation de poids, et la matière du feu ayant réduit ces corps dans l’état de calcination où nous les voyons, ne doit-on pas aussi lui attribuer la pesanteur nouvelle qu’ils acquièrent. »

Là se dresse une objection que Louis Lémery a cru lever, mais qu’il nous faut exposer pour bien montrer que, dans sa doctrine chimique, la calcination, loin d’être semblable à la combustion, représentait pour ainsi dire un phénomène absolument opposé.

Pourquoi, demande Lémery, poursuivant logiquement la comparaison entre sa théorie et les faits, « tous les corps qui, par la calcination, ont fait une provision de matière de la lumière ne s’enflamment-ils pas au feu comme les huiles ». Cela devrait arriver, puisque le principe de la combustibilité est partie intégrante de leur substance. Peut-être ce principe existe-t-il en trop petite quantité pour se dégager facilement, et l’air environnant exerçant sa pression suffit pour le retenir là où il est ? Dans quelles conditions alors la combustion se produit-elle ? « Cela étant, répond Louis Lémery, on peut concevoir que la matière de la lumière, contenue dans les corps inflammables exposés au feu, en sort à chaque instant en beaucoup plus grande quantité, que celle qui s’est engagée dans les métaux calcinés ; soit parce que les corps calcinés contiennent une moindre quantité de cette matière que les huiles, soit parce que, ayant un tissu de parties plus serré, ils ne lui permettent pas une sortie aussi libre, et qu’à chaque effort de l’agent extérieur qui les oblige à s’en dessaisir, ils n’en laissent exhaler que des petites parcelles, incapables, comme il a été dit, de frapper sensiblement la vue. »

Une hypothèse très différente de celle de Boyle avait été proposée pour expliquer l’augmentation de poids de substances métalliques, lors de la calcination ; son auteur, Jean Rey, dont les travaux passèrent inaperçus au moment de leur publication, est considéré actuellement comme un génial précurseur de notre chimie moderne ; il s’est, en effet, rencontré avec Lavoisier, dans l’affirmation catégorique que cette augmentation de poids est due à l’addition de particules aériennes à la substance, même du métal. Cette manière de voir nous paraît si naturelle que nous avons quelque peine à comprendre pourquoi elle n’a pas été immédiatement admise par tous. Un examen attentif de l’essai « sur la recherche de la cause pour laquelle l’étain et le plomb augmentent de poids quand on les calcine[47] » lèvera ce paradoxe apparent.

L’ouvrage de Jean Rey débute par quelques considérations sur la pesanteur qu’il nous faut d’abord reproduire[48]. « Je soutiens, dit-il, que la pesanteur est tellement jointe à la première matière des éléments qu’elle n’en peut être deprinse. Le poids que chaque portion d’icelle print au berceau, elle le portera jusques à son cercueil. En quelque lieu, sous quelle forme, à quel volume qu’elle soit réduite, elle a toujours un même poids. Mais ne présumant pas que nos dires aillent au point de ceux de Pythagore, qu’il suffise de les avoir avances, je les appuie d’une démonstration à laquelle les bons esprits comme je pense acquièceront. Soit prise une portion de terre, qui ait en soi la moindre pesanteur qui puisse être, et au delà de laquelle n’en puisse subsister ; que cette terre soit convertie en eau par les moyens connus et pratiqués par la nature : il est évident que cette eau aura de la pesanteur, puisque toute eau doit en avoir ; or sera-t-elle, ou plus grande que celle qui était en la terre ou plus petite, ou égale. D’être plus grande ils ne le diront pas (car ils professent du contraire) et je ne le veux pas aussi ; plus petite, elle ne peut, vu que j’ai pris la moindre qui puisse être ; il reste donc qu’elle lui soit égale, ce que je prétendais prouver. Ce qui est montré d’une parcelle se montrera de deux, de trois, d’un bien grand nombre : bref de tout élément qui n’est composé d’autre chose. Et se rapportera de même à la conversion de l’eau en l’air, de l’air au feu. Et au rebours de ces derniers aux autres. »

La « démonstration » que nous venons de lire n’a évidemment par elle-même aucune force, ce n’est pas un raisonnement ; elle tire sa valeur uniquement de cette affirmation intuitive du sens commun que la chimie de Lavoisier a posé comme première loi, mais que l’on n’a révoquée en doute avant lui, que pour expliquer certains faits extraordinaires. « La matière conserve sa masse à travers toutes les transformations qu’elle peut être amenée à subir… » Toutefois au xviie siècle la notion de « quantité de matière » n’était pas encore dégagée avec toute la précision désirable ; si Van Helmont et Borrichius la mesurent à l’aide de la balance, les cartésiens la confondraient plutôt avec l’étendue qu’elle occupe, c’est-à-dire avec son volume ; et, comme chacun sait, les deux manières de voir ne coïncident pas malgré le désir des chimistes ; le rapport entre les deux grandeurs, masse et volume, n’est pas constant et s’appelle la densité[49] ; mais, avant le triomphe de la philosophie newtonienne, le mot « pesanteur » ne signifiait pas tout à fait ce qu’il signifie aujourd’hui ; si la confusion entre le « poids » et la « masse » n’a jamais troublé la chimie, l’équivoque créée par l’emploi du mot pesanteur pour signifier soit la « densité » soit la « masse » aboutissait dans la pratique à des difficultés inextricables, et pour les lever chaque auteur faisait intervenir son opinion personnelle sur le système général du monde[50].

N’allons pas suivre Jean Rey dans ses efforts pour rejoindre la chimie à la cosmologie ; nous noterons seulement que cette cosmologie était singulièrement archaïque et avait peu de chance d’être prise en considération. Jean Rey n’a-t-il pas écrit au père Mersenne, en réponse à quelques objections, que l’autorité de Copernic ne lui en imposait aucunement ».

De même, au moment du triomphe des trois principes de Paracelse ou des atomes de Gassendi, Jean Rey est partisan en chimie, comme en cosmologie, de la théorie des quatre éléments que personne ne soutenait plus ; s’il refuse d’admettre la légèreté absolue du feu, il admet sa légèreté relative et le considère, ainsi que l’air, l’eau et la terre, aussi bien comme un constituant des « mixtes » que comme un constituant du monde.

Ayant ainsi déblayé le terrain, Rey peut répondre formellement à la question qui lui a été posée : « Pourquoi l’étain et le plomb augmentent de poids quand on les calcine. » « À cette demande, dit-il, appuyé sur les fondements déjà posés, je réponds et soutiens glorieusement que ce surcroit de poids vient de l’air, qui, dans le vase a été épaissi, appesanti, et rendu aucunement adhésif, par la véhémente et longuement continue chaleur du fourneau ; lequel air se mêle avec la chaux (à ce aydant l’agitation fréquente) et s’attache à ses plus menues parties : non autrement que l’eau s’appesantit le sable qui s’agite dans icelle, par l’amoitir et adhiérer au moindre de ses grains<refPage 64.</ref>. »

Pour établir sa thèse, Rey tente de réfuter les opinions de tous ceux qui ont pensé autrement que lui ; il s’attaque à chaque théorie qui a été proposée par quelque maître aussi bien Cardan, que Caesalpin ou Scaliger ; puis, il croit pouvoir démontrer que l’eau peut se transmuer en air, et que la pesanteur[51] de l’air n’est pas constante ; c’est donc la partie la plus lourde de l’air qui s’attache aux molécules d’étain.

L’argumentation n’a pas immédiatement convaincu le père Mersenne qui lui fait l’objection suivante : « D’ailleurs l’or et l’argent devraient augmenter de poids à la fonte et à la calcination, si l’étain y augmente à cause de l’épaississement de l’air, ce qui n’arrive pas : que si vous trouvez que la suie de Ceasalpin occuperait trop de place, l’air est encore plus rare que la suie, quelque épaisseur que vous lui donniez, car il demeure toujours si rare qu’il est invisible et impalpable[52]. »

Ainsi l’une des raisons pour lesquelles le chimiste refusait d’admettre la théorie de Rey est qu’il ne put imaginer comment l’air qui occupe un grand volume peut se condenser en un si petit espace ; toutefois dans toute autre hypothèse, il y aurait à lever de grandes difficultés aussi ; et Mersenne, en résumant la discussion, semble être en définitive favorable à l’opinion de son correspondant[53] .

« … Quant à la solution de la difficulté, dit-il, l’on peut, ce semble, répondre que la chaux d’étain devient plus pesante, parce qu’elle attire une grande quantité de vapeurs, parmi lesquelles sont mêlées plusieurs petites parties de terre qui augmentent son poids : quoiqu’il soit difficile qu’elle en attire autant ou davantage que ce qu’elle en perd par la force du feu, ce qui arrive semblablement à ce qu’on dit, à la chaux de l’antimoine et plusieurs autres métaux calcinés… et s’il arrive que quelque chaux se trouve beaucoup plus légère, il en faut rapporter la cause à la trop grande quantité de vapeurs qui sont sorties du corps calciné, comme l’on expérimente dans les plantes et dans les animaux.

Mais cette raison ne me satisfait pas, c’est pourquoi je préfère celle du dit Rey à toutes les autres, quoique l’on puisse proposer plusieurs difficultés contre elle, dont il en a résolu une bonne partie. »

La théorie de Jean Rey que nous venons d’exposer prétend-elle, comme celle de Lavoisier, servir de base à une théorie générale de la combustion ? ou bien n’est-elle que l’explication d’un fait particulier curieux ? Il y aurait quelque difficulté à vouloir résoudre cette question qui vient naturellement à l’esprit, car au xviie siècle, nous devons encore le rappeler, le concept même de combustion manquait absolument de netteté… Rey demande bien en effet « pourquoi toute autre chaux ou cendre n’augmente pas de poids », mais sa réponse n’est visiblement qu’une riposte à des adversaires éventuels, et manque à tel point de clarté que nous ne pouvons rien en conclure.

« Je viens, dit-il, à une autre objection qu’on pourrait me faire. Pourquoi toutes autres chaux et cendres, qui se font par la force du feu, n’augmentent-elles de poids aussi bien que la chaux de l’étain et du plomb ? Quel privilège ont ceux-ci sur les autres ? Je réponds que les choses qui se calcinent ou cendroient sont de différente nature. Les unes ont beaucoup de matière exhalable et évaporable : ou bien (parlant spagyriquement) beaucoup de soufre et de mercure que le feu va chassant jusqu’au bout. Ici se trouve beaucoup de déchet, peu de cendre qui ne peuvent s’attacher tant de l’air épaissi par le feu, que le déchet même se remplace. Les autres ont peu de matière exhalable et évaporable, ou bien peu de soufre et de mercure, peu de déchet ensuite, beaucoup de cendres (pour l’abondance du sel) qui attirent tant l’air épaissi, que non seulement le déchet se sépare, mais en outre le poids accroît grandement au delà. Les pierres, végétaux et animaux suivent communément le premier ordre ; le plomb et l’étain le deuxième<Page 108.</ref>. »

La théorie de Jean Rey n’a été citée par aucun chimiste avant qu’elle n’ait était renouvelée et transformée par la doctrine de Lavoisier. Est-elle restée isolée, sans action sur ses contemporains ? A-t-elle été émise par quelque autre savant indépendamment de lui ? D’où provient son peu de retentissement ?

Pour répondre à cette question, nous devons nous souvenir que, pour un grand nombre de chimistes du xviie siècle, l’air, ainsi que nous l’avons établi, n’était aucunement doué de la faculté de se combiner avec les autres corps ; que tout son rôle dans les phénomènes matériels se réduisait à son action mécanique ; et que, par suite, la théorie que nous venons d’analyser, loin de se mélanger à un courant d’opinions qui formait alors autorité, s’y opposait en quelque sorte.

Entre la théorie de Boyle, qui faisait des corpus cules de lumière la substance même du feu s’additionnant au métal, et la théorie de Jean Rey, les chimistes choisirent la première ; la seconde put venir à l’esprit de quelque autre savant, mais ainsi que le fait remarquer Nicolas Lémery, elle ne résista pas à la critique… « Ce n’est pas encore, observe-t-il, une chose bien établie chez les physiciens que les corpuscules de feu ; peu d’entre eux les admettent, parce qu’ils ne les comprennent point ; ils croient que les augmentations de poids de l’antimoine et du plomb, qui se remarquent après leurs calcinations, viennent de l’air qui s’est introduit dans leurs pores quand on les a retirés du feu, parce que ces matières ayant été rendues spongieuses par le feu, elles hument l’air avec avidité comme la chaux vive fait de l’eau. Mais cette explication ne peut pas satisfaire, car il est impossible que de l’air rentrât en assez grande quantité et pesât assez pour faire une augmentation si considérable : les pores de la matière n’en peuvent guère renfermer, puisqu’un ballon de verre, assez grand pour contenir quatre-vingts pintes d’eau, étant vide, épuisé d’air par la machine pneumatique et tari en cet état, puis rempli d’air autant qu’il en peut contenir, il se trouve qu’il n’y en a pu entrer que quatre onces en hiver et deux onces en été[54]. »

Contre qui la discussion de Lémery est-elle dirigée ? Certainement pas contre Jean Rey, qui était alors inconnu. Peut-être notre chimiste visait-il le père Chérubin d’Orléans qui, dans une remarquable dissertation « sur la cause de l’augmentation du poids de l’étain ou du plomb par la seule calcination », attaquait la doctrine de Robert Boyle, et, des expériences mêmes de ce chimiste, déduisait une théorie fort différente[55].

Robert Boyle, donc, calcinait de l’étain dans un ballon de verre fermé ; en pesant cet étain avant la calcination et après la calcination, il constata que le poids du métal avait considérablement augmenté ; de ce fait il conclut que la matière du feu traversait le vaisseau-de verre, pour venir se mêler intimement à la matière métallique[56].

« Cette conclusion, demande le père Chérubin, est-elle bien établie ? — Non, répond-il ; Boyle a négligé de peser le ballon et son contenu avant et après l’opération ; il aurait dans ce cas trouvé que le poids du système est constant et aurait conclu à l’imperméabilité du verre… D’ailleurs, quand on ouvre le ballon, l’air extérieur pénètre dans le ballon où il avait été fort raréfié… et « si l’on repesait la retorte après l’avoir ouverte, elle pèserait davantage qu’auparavant par l’entrée de l’air ».

Comment donc faut-il interpréter l’augmentation de poids du métal ?

« Cela expliqué, dit Chérubin, il n’y a aucun philosophe artiste qui ne sache que l’expérience jointe à la raison démontre continuellement que tous les corps calcinés font très grande attraction d’air. Pour répondre néanmoins à un anglais, par un autre, également docte et curieux artiste, c’est M. le chevalier Digby. Il assure[57] par ses propres expériences que les corps calcinés augmentent notamment de substance, par l’attraction qu’ils font de l’air ; et c’est ce que l’observation de M. Boyle, que nous examinons, prouve manifestement ici ; car ce métal, qui se trouve calciné dans la retorte scellée hermétiquement, y est, non seulement privé de toute humidité, mais encore imprimé d’une qualité égale très ardente qui lui fait attirer avec une avidité extrême la partie humide de l’air extérieur de laquelle il s’imprègne, au moment que, rompant le col de la retorte, on lui permet de l’attirer.

C’est donc évidemment ce qui a augmenté le poids de ce métal calciné, en cette observation de Boyle ; et il s’est manifestement trompé, au jugement qu’il a fait, de la cause de l’augmentation de poids de ce métal qu’il a réellement trouvé plus pesant, l’étant de son vaisseau qu’il ne l’y avait mis, la cause qu’il allègue de cet effet est donc fausse. Ce n’est donc point la pénétration de la flamme au travers du vaisseau dans lequel ce métal était enfermé. Donc la perméabilité du verre, qu’il inférait en conséquence de cette cause prétendue, est pareillement fausse.

Or, bien loin que la cause de l’augmentation du poids de ce métal prouve la perméabilité du verre, elle prouve formellement le contraire : puisqu’il est évident que ce vaisseau de verre relient fortement cet air, dans une consistance d’atténuation si violentée et si contrainte, ce qui ne pouvait pas être si le verre avait des pores, car cet air qui est toujours en attraction actuelle, comme l’on connaît sensiblement par le bruit que fait l’air extérieur attiré au dehors lorsqu’on rompt le col du vaisseau, ne souffrirait pas cette violence et attirerait nécessairement des parties subtiles de l’air extérieur, pour lui aider à occuper la capacité de son vaisseau et à se mettre dans sa consistance libre et naturelle[58]. »

Les conclusions de Chérubin sont fort semblables à celles de Jean Rey ; mais, comme son prédécesseur, ce chimiste ne parvient pas à vaincre la doctrine courante qui refusait toute action chimique à l’air, incapable de se combiner avec une autre substance, et, comme lui encore, il ne rencontra pas d’adversaire l’attaquant directement.

Est-ce à dire qu’aucune doctrine ne fut opposée par les savants à celle de Robert Boyle ? Tout d’abord, celle-ci eut à lutter, au sein de l’Académie des sciences même, contre la théorie de du Clos qui, au lieu d’attribuer à l’air l’augmentation de poids des chaux métalliques, prétendait que cette augmentation était due à l’addition de corps étrangers contenus dans l’air. Et c’est peut-être contre cet auteur, et non contre Chérubin, que Nicolas Lémery défendit l’existence des particules de lumière. Voici donc l’expérience et l’interprétation que lui donnait du Clos, telle qu’elle ressort des registres de l’Académie des sciences :

« Il serait naturel de croire qu’un corps ne peut devenir plus pesant, à moins qu’il ne s’y joigne quelque matière sensible. Mais M. du Clos fit voir à l’Académie qu’une livre de régule d’antimoine si bien broyé qu’il était réduit en poussière impalpable, ayant été exposée au foyer du miroir ardent et réduite en cendre au bout d’une heure, en était devenue plus pesante d’une dixième partie, quoique pendant tout le temps qu’elle avait brûlé, elle eut jeté une fumée blanche assez épaisse. Tandis que cette matière était allumée, sa surface se couvrait de grande quantité de petits filaments blanchâtres. L’expérience étant réitérée, on trouva que plus la poudre d’antimoine était fine, plus elle s’échauffait promptement, plus elle augmentait de poids. On trouva aussi que les « minéraux sulfurés, comme l’étain et le plomb, prennent, lorsqu’ils sont calcinés, cette augmentation de pesanteur…[59].

« {{M. du Clos conjecturait que l’air qui coule incessamment sur les endroits où il y a du feu laisse sur ces matières embrasées, pleines de soufres terrestres, des particules sulfurées plus volatiles qui s’unissent avec eux, s’y fixent et forment ces filaments dont nous avons parlé qui font assurément toute l’augmentation du poids. »

La manière de voir de du Clos, telle que nous venons de l’exposer, n’eut aucun succès immédiat, alors que le monde savant s’accordait à admettre le système de Robert Boyle, qui perdit peu à peu de son prestige ; cependant lorsque ce dernier céda à son tour devant la doctrine de Stahl[60] qui supposait la présence dans tout corps combustible d’un principe, « le phlogistique », se déplaçant ou se dissipant lors de toute combustion, et qui, d’autre part, classait les métaux parmi les corps combustibles en proclamant l’identité de la calcination et de la combustion, la théorie de du Clos fut reprise, à titre d’hypothèse auxiliaire, par Privat de Molières et Béraut[61] qui voulurent à leur tour rendre compte de la paradoxale augmentation de poids des corps métalliques lors de leur calcination.

Ces savants admettaient que le métal en brûlant perdait, d’une manière quelconque, une certaine quantité de phlogistique. Mais aussi, pour être d’accord avec l’expérience, ils déclarèrent que la perte de phlogistique est largement compensée par l’adjonction au métal de particules étrangères contenues précédemment dans l’air… Bref, comme l’on dirait en langage moderne, la calcination ne fut plus seulement un phénomène d’addition, ni un phénomène de soustraction, mais un phénomène de substitution.

Et semblable théorie contenait en quelque sorte en germe le développement préconisé par Lavoisier à la fin du xviiie siècle ; celui-ci[62] admit, avec ces prédécesseurs, que les métaux sont des corps combustibles ; il ajouta que leur calcination est un phénomène simple, une combustion type ; c’est sur la théorie de la calcination qu’il modela la théorie de la combustion. Ce fut encore une double décomposition qui caractérisa sa manière de voir, mais ce n’est plus le corps brûlé qui se décompose, c’est la partie de l’air qui se combine avec ce corps. C’est ainsi qu’il déclara que, quand un corps brûle, il s’empare de l’oxygène atmosphérique, et que ce gaz dégage une certaine quantité de calorique, avec lequel il était combiné et qui se dissipe dans l’atmosphère.

Nous aurons occasion de compléter dans les chapitres suivants, ce trop bref aperçu, qu’il nous a pourtant semblé utile d’indiquer immédiatement, afin de faire saisir au lecteur la direction dans laquelle les vues fragmentaires des savants d’autre fois avaient engagé l’évolution de la chimie.


E. — Le problème soulevé par l’augmentation du poids des métaux lors de leur calcination a attiré, presque à l’exclusion de tout autre, l’attention des historiens de la chimie ; tout d’abord parce qu’il a joué un grand rôle dans la formation de la théorie de la combustion proposée par Lavoisier, et que, par suite, à certains égards, on peut le considérer comme un des facteurs prépondérants qui ont contribué à l’éclosion de la science actuelle ; puis surtout parce que les expériences faites sont suffisamment simples, pour que l’intelligence des diverses solutions proposées soit facilement accessible au lecteur moderne. Bien que les savants aient singulièrement varié en ce qui concerne l’interprétation théorique des réactions matérielles mises en jeu, ils s’accordaient au moins à reconnaître qu’il y avait là un paradoxe à lever, puisque, de l’avis unanime des expérimentateurs, la masse de l’étain par exemple s’accroît d’un dixième quand on le soumet à l’épreuve du feu.

Mais, et il nous faut particulièrement insister là-dessus, la calcination des métaux était loin d’être la seule question qui soulevait, au xviiie siècle, les polémiques entre les diverses écoles chimiques ; bien au contraire, dans l’immense domaine réservé à leur science, de nombreux travailleurs s’appliquaient tant bien que mal à défricher le terrain inculte. N’ayant en leur possession que des instruments insuffisants, et usant de doctrines peu adaptées à expliquer les faits qu’ils découvraient, nos savants n’en réussirent pas moins à semer les graines qui ont donné en se développant l’admirable floraison de la science moderne. Et le souvenir de leurs tentatives plus ou moins heureuses s’est effacé sous les brillants résultats obtenus par leurs efforts. Aujourd’hui, les idées fondamentales qui, grâce à leur labeur, se sont substituées à celles qui leur servaient de point de départ, nous paraissent si naturelles que nous sommes tentés de ne pas rendre justice au travail de nos prédécesseurs.

Pour donner une idée de ce que pouvaient être les préoccupations expérimentales des membres de l’Académie des sciences, par exemple, au début du xviiie siècle, nous signalerons particulièrement deux problèmes dont la solution touche immédiatement l’ensemble de la doctrine chimique ; il s’agit, tout d’abord, de l’analyse et de la synthèse du soufre commun, puis de la production artificielle du fer à partir de ses éléments.

Ce serait une grossière erreur, cependant commise par de nombreux travailleurs, que de confondre le soufre commun, qui se débite chez l’épicier et qui est une substance bien connue, avec le soufre principe, ou élément combustible par excellence, que l’on ne découvre jamais seul et qui entre dans la composition de tous les corps susceptibles de brûler, et en particulier du soufre commun.

Qu’est-ce donc que ce soufre commun ? « Le soufre commun, nous répond-on, est visiblement un mixte, et, par conséquent, ce n’est pas un des principes chimiques ; il est très difficile d’en faire l’analyse, parce que les principes dont il est composé sont et si volatils, et si bien liés, qu’ils s’élèvent tous ensemble, sans se désunir[63], ou se dissipent et se perdent en se désunissant[64]. Cependant, M. Homberg a découvert enfin le secret de les séparer et de les conserver en même temps. Il a vu que c’était un sel acide, une terre, une matière grasse, bitumineuse et, ordinairement aussi, un peu de métal[65] . »

Comment notre chimiste a-t-il procédé pour parvenir à ce résultat ? Il serait difficile de le dire. Après une longue suite d’opérations sur la fleur de soufre, qu’il a fait réagir avec divers corps et spécialement des corps organiques, expériences qu’un spécialiste expérimenté pourrait seul traduire en langage moderne[66], il a découvert que ce minéral était composé de quantités égales de matière inflammable, de sel acide et de terre ; quant au cuivre métallique que l’on peut isoler, l’on n’en découvre que quelques traces, et il y a tout lieu de le considérer comme une impureté négligeable.

Aujourd’hui, nous penserions que la terre aussi que l’on trouve comme résidu de la distillation ou de la combustion du soufre est une impureté surajoutée à ce corps ; voici, en effet, la description que l’on nous en fait : « La terre du soufre commun est extrêmement fixe parce qu’elle est dépouillée de la matière grasse et huileuse dans laquelle consiste la volatilité de tout le mixte. »

L’acide du soufre se dégage quand l’on fait brûler ce corps. Homberg remarque que c’est le même que celui que l’on extrait du vitriol ; cela n’est pas étonnant, dit-il, puisque l’acide et le soufre se tirent d’une même marcassite ; mais il fallait évidemment quelqu’un pour le découvrir. Homberg signale même que l’alun a la même origine que cet acide et, par là, ouvre aux chimistes une généralisation nouvelle.

Quant à la terre grasse bitumineuse que Homberg croit être le principe de combustibilité, il l’a obtenue en dissolvant une partie du soufre dans l’essence de térébenthine. « C’est, nous dit-on, une huile épaisse et rouge comme du sang, que M. Homberg sait tirer du soufre commun, et qui, étant refroidie, prend une consistance de gomme qui paraît être la véritable partie inflammable et sulfureuse du soufre, et ce serait le soufre principe si, dans l’opération par où elle a passé, elle n’avait retenu quelque mélange d’une matière étrangère. Tout ce qui est principe semble fuir nos yeux avec beaucoup de soins. »

La prétendue décomposition du soufre de Homberg a tout naturellement suscité le désir de faire la synthèse de ce minéral, et c’est pour compléter le travail précédent, que Geoffroy a tenté de réunir tous ses principes constituants afin de voir si leur combinaison donnerait de nouveau du soufre… « On n’est jamais si sûr, en effet, d’avoir décomposé un mixte en ses véritables principes, que quand, avec les mêmes principes, on le peut recomposer. Ce rétablissement n’est pas toujours possible et, quand il ne l’est pas, il ne conclut pas nécessairement contre l’analyse du mixte ; mais il la démontre quand il réussit[67]. »

Voici donc comment Geoffroy a procédé : « Il a pris de l’esprit de soufre bien déphlegmé, c’est-à-dire le sel acide du soufre aussi pur qu’on le puisse avoir, une partie égale de cette gomme que M. Homberg tire du soufre et qui en est la partie inflammable, et pour suppléer au troisième principe, qui est une terre ou un alcali terreux ; il a joint une partie d’huile de tartre ; l’opération ayant été conduite suivant les règles de l’art, il a tiré de ce mélange du soufre brûlant tout pur.

Il a fait plus, il a composé du soufre, non en le recomposant avec les mêmes matières qui en étaient sorties, mais en employant d’autres matières qu’il a jugées devoir être de la même nature ; ainsi, en substituant au sel acide du soufre l’huile de vitriol, et, à la partie grasse et inflammable, l’huile de térébenthine, il a réussi de la même manière. »

Poursuivant son travail, il a remplacé chacun de ces principes par d’autres équivalents, ou contenant à ce qu’il pensait un mélange des deux autres ; là, il a été parfois arrêté par des difficultés imprévues ; c’est ainsi que, si tous les sels vitrioliques réussissaient à lui fournir du soufre synthétique, les autres sels, ceux qui proviennent du sel marin ou du nitre ne donnent aucun résultat satisfaisant ; Geoffroy est donc amené à supposer que ces sels contiennent des acides fort différents, et que, contrairement à ce que l’on pensait jusqu’alors, l’acide vitriolique aurait une nature particulière ; bref, que ces acides ne pourraient se transformer les uns dans les autres. Et c’est là un des problèmes qui a préoccupé tous les chimistes jusqu’à l’époque de Lavoisier.

À vrai dire, les expériences par lesquelles Geoffroy était parvenu à la reconstitution artificielle du soufre n’étaient pas absolument nouvelles ; Boyle et Glauber en avaient réussi d’analogues ; mais ces savants, loin de croire , qu’ils réalisaient là une synthèse, avaient cru, au contraire, ainsi que la théorie moderne l’admet, qu’ils extrayaient seulement le soufre d’un composé où il était dissimulé.

Si l’on nous demande maintenant pourquoi la théorie de Geoffroy eut un long et durable succès, alors que la manière de voir de Boyle passait provisoirement inaperçue, nous répondrons que, lors du prestige de la doctrine du phlogistique, le soufre, qui est corps combustible, était naturellement supposé un composé de ce « phlogistique » et d’ « acide sulfureux » ; bien mieux, l’expérience de Geoffroy servait en quelque sorte de preuve à la théorie de la combustibilité, que l’on pouvait croire définitivement admise.

Stahl, qui a systématiquement codifié les aspirations théoriques de son époque, crut aussi, par un procédé peut-être plus simple, avoir réalisé la synthèse du soufre à partir de ses éléments, et l’explication qu’il a donnée des réactions qui se produisaient lors de son expérience n’a, jusqu’à Lavoisier, suscité aucune objection.

« On peut, disent ses disciples, produire artificiellement du soufre ; pour cet effet, on n’a qu’à prendre parties égales de tartre vitriolé et d’alcali fixe bien pur, on les pulvérise avec un peu de charbon, on met ce mélange dans un creuset, que l’on couvre bien exactement, et l’on donne un feu très vif ; par ce moyen, le mélange entre en fusion et produit un véritable foie de soufre ; pour en séparer le soufre, on n’aura qu’à faire dissoudre ce foie de soufre dans de l’eau et y verser quelques gouttes d’acide qui fera tomber le soufre en poudre sous la forme et la couleur qui lui est propre. Ce soufre s’est produit dans l’opération par la combinaison qui se fait de l’acide vitriolique contenu dans le tartre vitriolé avec le phlogistique du charbon. Le célèbre Stahl a trouvé, dans la composition du soufre, que l’acide vitriolique faisait environ 15/16 du poids total et le phlogistique un peu moins de 1/16[68]. »

Facilement, une théorie admise en entraîne, par voie de généralisation, bien d’autres. Le principe de la combustibilité, une fois décelé dans le soufre, fut cherché avidement dans des substances minérales diverses ; parallèlement à la synthèse du soufre, le savant tenta de réaliser bien d’autres synthèses ana logues. Or une vieille tradition, dont on ignore les origines, mais qui n’était pas encore oubliée, admet tait l’existence du « soufre des métaux imparfaits » et, d’après cette tradition, le plus imparfait des métaux était le plus altérable et le plus commun, c’est-à-dire le fer. Si extraordinaire que cela paraisse aujourd’hui, la théorie de la composition du soufre devait s’appliquer, avec quelques modifications, à celle du fer, et, par suite, à une théorie générale de la composition des métaux ; entre ces points de vue, qui paraissent aujourd’hui si hétérogènes, il n’y avait alors qu’un pas que le chimiste expérimentateur franchit fort aisément… « Si l’analyse que M. Geoffroy a faite, en travaillant sur le soufre, se vérifie dans la suite, nous dit le secrétaire de l’Académie des Sciences, elle sera plus importante que tout ce qui avait été le principal objet de son travail. Il croit avoir reconnu que le fer n’est, aussi bien que le soufre commun, qu’un composé du soufre principe ; ou d’une matière inflammable, d’un sel vitriolique et « d’une terre. La rouille du fer, c’est-à-dire une dissolution qui se fait de quelques-unes de ces parties-là, prouve qu’elles sont salines et leur goût qu’elles sont vitrioliques ; la facilité avec laquelle le fer s’enflamme fait voir combien il est sulfureux. Mais à ces indices manifestes, M. Geoffroy joint des preuves plus philosophiques. Il a fait du fer par le mélange des trois principes rapportés, du moins c’est une poudre noire, pesante, et qui s’attache à l’aimant, caractère spécifique du fer.

Si la composition de ce métal était une fois bien sûrement développée, apparemment ce serait un degré pour passer à celle des autres métaux. La chimie ne peut rien proposer de plus grand ni de plus difficile que de les connaître jusque dans leurs principes, et peut-être, après cela, ce fameux objet de tant de recherches inutiles cesserait-il d’être chimérique[69]. »

Comment Geoffroy était-il parvenu aux résultats qu’il annonçait ? Après avoir cherché en vain quelque trace de fer dans les plantes qu’il analysait[70], il a brûlé ces mêmes plantes ; et, dans les résidus de la combustion, il mit le fer en évidence ; de cela il conclut tout naturellement que, dans cette opération, il s’était produit une véritable synthèse de ce métal ; poursuivant son hypothèse, il demanda si la combustion des corps organiques donne toujours lieu à la création de fer synthétique, et il proposa aux chimistes, à titre de vérification, le problème suivant : « Trouver des cendres qui ne contiennent aucune « parcelle de fer[71]. »

L’interprétation de l’expérience de Geoffroy fut, entre son auteur et Louis Lémery, l’occasion d’une longue discussion ; Geoffroy, en effet, avait déduit de sa prétendue synthèse, une théorie générale de la composition des métaux que l’on croyait analogues. Attaquer sa doctrine sur la formation du fer, dire, comme le faisait son adversaire, que le fer, soi-disant artificiel, existait bien tout formé dans les diverses combinaisons où, pour une raison quelconque, l’analyse habituelle ne le mettait pas en évidence, c’était empêcher de naître un système général s’appliquant au règne métallique et à l’ensemble de la chimie.

Au premier Mémoire de Geoffroy, ou à ses seconds « éclaircissements sur la production artificielle « du fer et sur la composition des autres métaux »[72], Louis Lémery répondit « que les plantes contiennent réellement du fer et que ce métal entre nécessairement dans leur composition naturelle[73] ». Puis, prenant l’offensive, il s’avisa de faire « quelques expériences nouvelles sur les huiles et sur quelques autres substances où l’on ne s’était pas encore avisé de chercher du fer[74] ». Enfin, pour clore la discussion, qui ne fut plus rouverte, du moins à l’Académie des Sciences, il publia un article, où il précisa son point de vue et intitulé : « Nouvel éclaircissement sur la prétendue production artificielle du fer publiée par Beccher et soutenue par M. Geoffroy[75]. »

Nous ne pouvons songer à entrer plus avant dans l’analyse de cet intéressant débat ; signalons seulement que, d’un point de vue particulier, le savant atteint souvent un autre point de vue particulier, d’où se dégage en quelque sorte une élégante théorie générale ; mais quand, comme c’est le cas ici, l’expérience qui sert de base aux déductions du savant est visiblement mal interprétée, quand le cas isolé examiné ne soutient pas la doctrine qu’il a fait naître, cette dernière ne persiste pas. Ainsi, on lit, dans l’histoire de l’Académie des Sciences : « Selon M. Lémery, le fer que l’on pouvait se flatter d’avoir produit en quelques occasions n’est qu’un fer légèrement déguisé, que l’on fait réapparaître, et il n’est pas encore temps de concevoir l’agréable espérance de la production artificielle des métaux[76]. » Nous aurons occasion de voir, dans un prochain chapitre, combien la théorie concernant la composition des substances métalliques subit de transformations au cours du xviiie siècle.


F. — Si importants que soient les exemples que nous venons de rapporter, ils sont loin de donner une idée juste de l’activité des chimistes qui, vers le début du xviiie siècle, étaient occupés à explorer expérimentalement le vaste domaine de leur science. Bien que, dans un court chapitre, il nous soit impossible d’exposer seulement les énoncés des différents problèmes que les travaux de laboratoire avaient suscités, et dont les solutions entrevues ou proclamées par les différents savants étaient de nature à modifier l’ensemble de la théorie chimique, il nous faudra cependant jeter un coup d’œil rapide pour apercevoir l’ensemble du terrain conquis, ses principaux traits et sa configuration. Dans cette étude panoramique nous laisserons résolument de côté les savantes et longues analyses organiques qui, nous le savons déjà, tenaient, par l’effet de l’habitude et sans apporter aucun résultat nouveau, une très grande place dans les recherches des chimistes, afin d’envisager uniquement les travaux qui, d’une manière ou de l’autre, ont contribué à faire progresser la chimie.

Parmi les découvertes, qui eurent alors le plus de retentissement, il nous faut tout d’abord signaler celle du phosphore, qui produisit, même en dehors des laboratoires, une stupéfaction profonde ; ce corps extraordinaire qui luit dans l’obscurité avait été isolé tout d’abord par un chercheur de la pierre philosophale Brand, qui l’obtint en travaillant sur l’urine et qui refusa de communiquer son secret à qui que ce soit. Mais cela suffisait pour exciter la curiosité des savants. Le célèbre Kunckell retrouva la marche à suivre pour obtenir le phosphore, et la publia, parce qu’il ne voulait pas faire de la chimie un mystère[77]

Bientôt les chercheurs de tout ordre voulurent connaître cette remarquable substance ; Homberg en fit pour l’Académie des sciences une étude approfondie[78] ; il étudia tout d’abord sa luminosité et sa flamme ; puis les brûlures que ce phosphore occasionne sur le corps humain ; puis la manière dont il brûle et dont il communique le feu aux différents combustibles connus. Mais ce mot de phosphore ne s’appliquait pas uniquement comme aujourd’hui à un corps chimique défini ; la luminosité étrange qui lui avait valu son nom se retrouve, quoique à un moindre degré, dans un grand nombre d’autres matières que la chimie étudie : les vers luisants, le bois pourri, les insectes qui donnent la phosphorescence à la mer par exemple ! L’on fut conduit bientôt à admettre que, dans tous les cas, la lumière dégagée est due à une cause identique. Et l’Académie de Bordeaux proposa comme sujet de concours : « Dissertation sur la cause de la lumière des phosphores et des noctiluques[79]. » D’autres savants comparèrent le phénomène du phosphore à celui de l’éclair et du tonnerre[80] ; bref, il fut appelé à expliquer les faits météorologiques que la théorie courante supposait incompréhensibles ! Ce fut la chimie aussi qui fut chargée de donner au géographe la raison d’être des volcans ; Lémery[81] en fit des modèles réduits avec un mélange de soufre et de limaille de fer, préparé dans certaines conditions, et crut, par ce procédé artificiel, avoir retrouvé les causes des principales curiosités de la Nature.

Mais il faut reconnaître, que, en général, la chimie devenue plus modeste, n’ambitionnait plus de fournir à l’esprit humain une théorie générale de la matière et du monde, et qu’elle se confinait de plus en plus dans les travaux de laboratoire. Le nombre des substances qu’elle étudie est si grand et leurs réactions mutuelles sont si variées, que leur examen attentif suffit amplement à remplir l’esprit du chimiste. Les « transactions philosophiques de Londres », les « actes de Copenhague », les « observations des curieux de la Nature », les « Mémoires de l’Académie des sciences » sont remplis par des remarques concernant des faits particuliers ou curieux qui témoignent d’une grande activité mais dont l’énumération seule serait fastidieuse.

Jetons un coup d’œil, et cela à titre d’exemple, sur les travaux de Homberg et de Geoffroy, qui, en dehors des problèmes importants déjà signalés, essayèrent de projeter la clarté de l’expérience sur toutes les questions qui intéressaient alors les chimistes.

Nous voyons tout d’abord Homberg rechercher quelle est la force respective des différents acides, et constater que la quantité d’alcali nécessaire pour les saturer est variable suivant la liqueur considérée, l’esprit de sel par exemple, l’eau-forte ou l’esprit de vinaigre[82] ; puis il pose le problème inverse relativement aux alcalis qu’il tente aussi de connaître : « Si la force des acides, explique-t-il, consiste à pouvoir dissoudre, celle des alcalis consiste, pour ainsi dire, à être dissolubles, et, plus ils le sont, « plus ils sont parfaits dans leur genre[83]. » De là une double classification réciproque des acides et des alcalis.

Mais doit-on appeler alcali toutes les substances, quelles qu’elles soient, qui réagissent avec les acides ? les huiles, les résines, la térébenthine par exemple dont la fermentation au contact de l’acide vitriolique donnent de la chaleur et des flammes ? Il semble que la théorie alors admise englobe trop de faits disparates et par suite s’applique difficilement ; à l’ensemble des opérations. « On a saisi avidement, dit le secrétaire de l’Académie des sciences, le système ingénieux des acides et des alcalis et M. Homberg juge qu’on pourrait bien l’avoir rendu trop général. Dès que l’on voit une fermentation de deux matières mêlées ensemble, ou une effervescence, ou une ébullition, ce sont aussitôt des acides et des alcalis, et l’on est content de cette explication[84]. »

Et cependant, les résines réagissent avec les acides de toute autre manière que les alcalis ordinaires ; ces corps ne se ressemblent donc pas et le chimiste doit connaître les raisons de leurs dissemblances. « L’on pourrait demander, dit Homberg, pourquoi les violentes effervescences des acides sur les alcalis ne sont pas aussi bien accompagnées d’une flamme que celles des acides sur les liqueurs sulfureuses ; il paraît y avoir deux raisons principales de cette différence ; la première est que, dans l’effervescence produite par un acide et par une liqueur sulfureuse, toutes les deux matières sont des principes actifs qui agissent réciproquement l’une sur l’autre, dont l’action réciproque doit produire une chaleur plus violente que. ne le fera l’effervescence produite par un acide et par un alcali ou il n’y a que l’acide qui agisse seul, l’autre substance y étant purement passive. La seconde raison est que les matières sulfureuses sont naturellement très inflammables, au lieu que les alcalis ne le sont pas. »

Ainsi une seule série d’expériences menait insensiblement à modifier les classifications introduites par la théorie, à la généraliser ou parfois à la restreindre ! Homberg va plus loin et, en observant que certains acides organiques nettement caractérisés n’agissent pas sur certains alcalis faibles, croit qu’il faut qu’il y ait une certaine convenance entre les sels antagonistes pour que la réaction se produise[85].

Dans son grand travail sut le « sel principe », Homberg, après avoir étudié les réactions des acides avec différents corps, et leurs dissolutions des métaux, fait observer que ces derniers peuvent se rem placer les uns par les autres dans certains cas. « On observe, dit-il, un fait remarquable dans les dissolutions de plusieurs métaux par un même dissolvant, qui est que le dissolvant quitte le métal qu’il dissout le plus difficilement lorsque dans cette dissolution on met un métal qu’il dissout plus aisément ; par exemple, dissolvez de l’argent dans de l’eau-forte, affaiblissez la dissolution par l’eau commune, puis mettez dans cette dissolution un morceau de cuivre ; l’eau-forte commencera à ronger le cuivre, et en même temps les parcelles de l’argent s’attacheront au morceau de cuivre à mesure que l’eau-forte rongera le cuivre ; et si l’on veut retirer aussi le cuivre de l’eau-forte, on n’a qu’à mettre dedans un morceau de fer, et à mesure que l’eau-forte rongera le fer, le cuivre se mettra à sa place[86]. »

Mais comment bien connaître les dissolutions des métaux par les acides ? Cela exige de délicates opérations ; et les travaux de Homberg[87], qui put dans certaines conditions faire dissoudre l’argent dans l’eau régale, nous font comprendre qu’il est difficile de tirer quelque sage conclusion des expériences communes, faites avec des réactifs plus ou moins purs. L’interprétation de ce mémoire est d’ailleurs assez malaisée.

Au sujet des acides qui ont donc certaines propriétés communes, le chimiste peut demander pour quoi ces corps différents rentrent dans la même classification ? Sont-ils hétérogènes entre eux et leur ressemblance est-elle accidentelle comme Geoffroy semble l’admettre ? Ou sont-ils des modifications diverses du même principe élémentaire ? Homberg admet cette manière de voir qui a été courante une partie du xviiie siècle. « La matière acide, dit-il, est le sel pur, que j’ai appelé le sel principe, qui est la base générale de tous les sels, et qui m’a paru uniforme ou semblable avant sa détermination particulière pour quelqu’un des genres de sels connus, qui cependant ne se trouve seul ou sans mélange dans aucun sel, mais toujours accompagné de quelque matière sulfureuse qui s’est jointe à l’acide pur, elle le détermine à être l’acide particulier de l’un des trois sels fossiles, savoir : le sel vitriolique, le salpêtre et le sel marin. » Cette hypothèse dictait en quelque sorte la recherche suivante qui jamais ne fut couronnée de succès. Transmuer les différents acides les mis dans les autres[88], et que l’on tenta de réaliser jusqu’à ce que la supposition, qui était à la base de la théorie, s’effondrât sous les coups indirects que lui a donnés Lavoisier.

Nous n’avons signalé qu’une faible partie de l’œuvre de Homberg qui fut un des grands maîtres de la chimie au début du xviiie siècle ; peut-être cependant cela suffira-t-il pour faire comprendre au lecteur, qu’indépendamment de toute explication mécanique de la réaction, explication à renouveler dans chaque cas particulier, l’esprit du chimiste désirait ardemment prévoir ce qui allait se passer quand il mettrait en présence deux corps dans une même réaction ! Et tel est justement le but que Geoffroy se propose de réaliser en publiant sa « table des rapports observés en chimie entre différentes substances ». Ce travail, d’origine purement expérimentale, ne s’opposait pas en quelque sorte à la philosophie mécanique alors en honneur, mais l’ignorait entièrement ; il a immédiatement excité la défiance des cartésiens et des atomistes, mais est venu, tout naturellement se fondre dans la conception newtoninne de la nature qui ne l’a utilisé que plus tard[89].

L’auteur s’est proposé d’établir la loi suivante : « Toutes les fois que deux substances qui, ont quelque disposition à se joindre l’une avec l’autre se trouvent unies ensemble, s’il en survient une troisième qui ait plus de rapport avec l’une des deux, elle s’y unit en faisant lâcher prise à l’autre[90]. » Telle est l’origine de la théorie des affinités qu’à la fin du xviiie siècle Bergmann et Berthollet développèrent avec tant de savoir.

Pour l’interprétation de ce travail, si important et si justement célèbre, nous demanderons de bien vouloir nous la faire saisir au grand vulgarisateur qu’a été Fontenelle.

« Qu’un corps, dit-il, qui se sera : uni à un autre, par exemple un dissolvant qui aura pénétré un métal, le quitte pour aller s’unir à un autre qu’on lui présentera, c’est une chose dont la possibilité n’eut pas été devinée par les plus subtils philosophes et dont l’explication encore aujourd’hui ne leur est pas trop aisée. On imagine d’abord que le deuxième métal convenait mieux au dissolvant que le premier qui en a été abandonné, mais quel principe d’action peut-on concevoir dans ce plus de convenance ? C’est ici que les sympathies et les attractions viendraient bien à propos si elles étaient quelque chose[91]. Mais enfin en laissant pour inconnu ce qui l’est, et en se tenant aux faits certains, toutes les expériences de la chimie prouvent qu’un même corps a plus de disposition à s’unir à l’un qu’à L’autre et que cette disposition, à différents degrés, car un corps qui en abandonne un deuxième pour un troisième, abandonne ce troisième pour un quatrième de sorte qu’il a plus de dispositions à s’unir à ce quatrième qu’aux trois autres et plus à s’unir au troisième qu’au deuxième. Ce sont ces dispositions, quel qu’en soit le principe, que M. Geoffroy appelle rapports. Une plus grande disposition est un plus grand rapport[92].

Il a réduit en une table les différents rapports des substances que la chimie considère ou emploie dans ses principales recherches et l’ordre de la table donne et présente aux yeux la différente grandeur des rapports de ces substances combinées comme l’on voudra.

Par là, cette table devient en quelque sorte prophétique, car que l’on mêle ensemble des substances, elle fera prévoir l’effet et le résultat du mélange, parce que l’on verra par leurs différents rapports, quel doit être pour ainsi dire l’issue du combat, lesquelles surmonteront les unes et céderont à d’autres, lesquelles seront enfin victorieuses, etc. Ce n’est pas cependant, qu’à la considération des différentes forces qu’ont les matières pour agir les unes sur les autres, on ne doive joindre aussi quelques autres vues, mais assez souvent elles ne seront que des conséquences des premières ou s’en éloigneront peu. M. Geoffroy donne un exemple de l’usage de sa table dans l’opération du sublimé corrosif, qui lui est d’autant plus avantageux qu’elle est plus compliquée.

Plus la chimie se perfectionnera, plus la table de M. Geoffroy se perfectionnera aussi, soit par une plus grande quantité de substances qu’elle renfermera, soit par l’arrangement et l’exactitude des rapports. Si la physique ne saurait arriver à la certitude des mathématiques, du moins ne peut-elle mieux faire que d’en imiter l’ordre. Une table chimique est par elle-même un spectacle agréable à l’esprit, comme serait une table de nombres ordonnés suivant certains rapports ou certaines propriétés. »

  1. Voici ce que dit Ettmuller, quand, après avoir étudié la chimie des animaux et des végétaux, il aborde le règne minéral. « Nous avons mis le règne minéral le dernier de tous comme le plus difficile, et parce qu’il est impossible de le bien connaître que par le ministère de la chimie qui est le singe de la nature. » La pharmacopée raisonnée de Schroeder, commentée par Ettmuller, page 231, vol. 2.
  2. Œuvres, page 158.
  3. Page 159.
  4. Page 160.
  5. Page 159.
  6. Chap. iii, p.
  7. Chimie hydraulique, p. 8.
  8. Voir chap. 4.
  9. Pages 6, 7 et 8
  10. Voir la plupart des mémoires de l’Académie des Sciences.
  11. Même dans les expériences sur le phosphore ; son action physiologique, ses brûlures sont les phénomènes les plus importants. Homberg ADS, 1692.
  12. Traité des pierres, 1702.
  13. Différents articles dans COL4.
  14. A philosophical essay declaring the probable causes whence stones are produced in the greater world. – Londres, 1672.
  15. ADS, Vol. i, p. 19 H. 51.
  16. ADS, p. 19, p. 166.
  17. Les fourneaux philosophiques.
  18. D’après Scheuchzer, qui a donné une grande place à l’hypothèse de l’unité de la matière, cette supposition fondamentale aurait entraîné l’adhésion d’un grand nombre d’expérimentateurs et de métaphysiciens parce qu’elle dérive directement d’un désir naturel à l’esprit humain qui tend à contempler la nature entière d’un seul coup d’œil. Les faits observés dans les laboratoires auraient simplement justifié après coup, sans toutefois le mettre hors de doute, le système instinctif admis par les savants…, et qu’ils croyaient placer sous l’autorité de la Genèse. Laissons la parole à la Physique sacrée (p. 7 et 8) de l’édition française 1744, in-4 (1re édition latine, date de 1706). « L’opinion des plus anciens philosophes payens qui croyaient que tout avait été fait d’eau est très remarquable : elle doit son origine à l’histoire de Moïse qu’ils n’avaient peut-être pas bien entendue. Cicéron rapporte dans son traité de la Nature des Dieux que Thalès, milésien qui a cherché le premier à découvrir ces choses, a dit que l’eau était le commencement de tout et que Dieu était cette âme qui avait tout formé de l’eau. Ce dogme qui a passé des juifs aux payens est un des plus généralement reçus. Plusieurs grands hommes ont favorisé cette opinion : tels sont Anaxagore, Pythagore et même les Brahmanes des Indes comme on peut le voir dans Strabon. On peut consulter encore Aristote (livre i, chapitre iii de sa métaphysique) dans l’endroit où il explique pourquoi l’on jurait par le Styx. L’on peut encore joindre à ceux-là certains Stoïciens. Et entre les modernes, les sectateurs de Van Helmont. Enfin, le témoignage de la 2e épitre de Saint Pierre : « Les cieux et la terre subsistant hors de l’eau et parmi l’eau ont eu leur être autrefois par la parole de Dieu. Les observations que l’on a faites sur les végétaux, favorisent beaucoup le sentiment général que l’eau est le principe de toutes choses, car l’on voit qu’ils se nourrissent et croissent par le moyen de l’eau. Cependant, Woodward, dans une savante dissertation qu’il a faite sur la végétation, soutient par des arguments invincibles qu’il y a de l’erreur dans ses expériences, puisque les plantes ne tirent pas leur nourriture de l’eau proprement dite, mais de la matière terrestre qui est cachée dans l’eau. Swedenborg s’efforce de prouver que la terre a été produite de l’eau comme de la matière primitive ; ce qu’il a soutient par plusieurs raisons : par sa rondeur qui présuppose une pression horizontale ; par la mollesse principale de tous les corps terrestres et particulièrement des croûtes extérieures de la terre qui doivent avoir pris leur origine sous l’océan ; par la grandeur de l’Océan qui occupe encore à présent la plus grande partie du globe terrestre ; par le déluge, et enfin par la première matière élémentaire et fluide. Nous pouvons éviter toutes ces difficultés si nous prenons l’élément de l’eau, non pas abstractivement, mais tel qu’il est réellement, c’est-à-dire si nous concevons l’eau dont Moïse parle comme imprégnée de différentes parties ; ou plutôt si par le nom d’eau nous comprenons dama un sens plus étendu toute matière fluide. Ainsi, non seulement les poissons nageront dans, l’eau, mais les oiseaux voleront aussi dans l’eau. Les cieux même en hébreu שמים Schamain, mot qui paraît composé de אש et מים, feu et eau, pourraient être regardés comme du feu et de l’eau, quoique leur extrême subtilité puisse les faire comparer au vide. Le feu même est fluide. Peut-être même que les partisans de l’eau dont nous avons parlé, ont équivoque sur le mot eau. Dans ce sens, Thalès entendra par là son eau ; Héraclite son feu, Épicure et Démocrite leurs atomes, et même Aristote son sujet commun dont toutes choses se font ; les cartésiens, enfin, entendront par ce mot leur Étendue divisée en petites parties, pourvu que l’on se renferme dans les bornes du tourbillon de la terre. » Nous avons tenu à reproduire ce paragraphe pour montrer, tout d’abord, combien il est difficile de distinguer l’hypothèse a priori de l’induction expérimentale : pour établir ensuite que ces points de vue divers se réunissaient et se fortifiaient mutuellement en formant un seul système ; enfin, pour rendre sensible qu’il est possible de ramener les unes aux autres les différentes doc trines scientifiques, si, comme le fait Scheuchzer, on se permet « d’équivoquer » sur la définition de leurs termes essentiels.
  19. Traité du Monde ou de la Lumière, vol. 10, p. 7, Éditions Tannery.
  20. ADS 1699, H 17, M 22.
  21. Vol. 3 , p. 248 et suiv. New experiments touching the relations between flame und air. — Of the difficulty of producing flame without air. Of the strangely difficulty of actual flame in Vacuo Boyliani. — New experiments about the relation between air and the flamma vitalis of animais.
  22. 1674, cité par Duhme. La chimie est-elle une science française ? p. 15 et 16.
  23. The posthumous works of Robert Hooke (signalé par Dubens M. O.) p. 32.
  24. Page 169.
  25. Dissolvant.
  26. Nous exposerons la doctrine de Stahl dans le volume ii de cet ouvrage.
  27. D’où le nom d’alcool ! Liquide vaporisable par excellence.
  28. Arnaud, Chimie, p. 29.
  29. Nous ne lui consacrons ce long paragraphe qu’en raison de l’importance que ce phénomène prit par la suite dans la théorie chimique.
  30. D’après Jean Rey (Hoefer et Duhem qui le tinrent probablement de la même source).
  31. Pyrotechnie.
  32. Biringuccio, Pyrotechnie, p. 41.
  33. Opinion de Caesalpin, Rey, p. 79.
  34. Rey, p. 81.
  35. Rey, p. 83.
  36. Rey, p. 85.
  37. Rey, p. 90.
  38. Rey, p. 95.
  39. Œuvres, vol. 4, p. 340. New experiments to make fire and flamme stable and ponderable.
  40. Vol. 3, p. 350.
  41. Menstrue : dissolvant.
  42. Chimie, Ed. 1698, p. 144.
  43. ADS, 1710, H. 46, m. 225, ADS 1705 p. 89.
  44. Nous examinerons dans le chapitre consacré à Newton l’influence des théories d’émission de la lumière sur la théorie de la combustion.
  45. ADS, 1706, p. 262.
  46. ADS, 1709, p. 400.
  47. ire édition, 1630. Nous citons d’après l’édition de 1777.
  48. En partie à cause de l’importance, à notre avis exagérée, que tous les historiens de la chimie ont accordée à cette manière de voir qu’ils croyaient nouvelle uniquement parce que l’auteur la déclarait telle, page 23.
  49. C’est ce que M. Meyerson appellerait un « irrationnel ». Varignon demandait pourquoi tous les corps n’avaient pas la même densité.
  50. Nous y reviendrons au chapitre consacré à la philosophie newtonienne dans le volume ii de cet ouvrage.
  51. Dans le sens de « densité » et non dans celui de « masse » dont Rey parlait au début.
  52. Lettre à Jean Rey. Ed. Rey, 1779, p. 107.
  53. Cette question du P. Mersenne aurait, d’après Gobet, été publiée en 1634.Ed. Rey, 1779, p. 79-80.
  54. Éd. de 1730, p. 291.
  55. Première impression, 1679. (Nous n’avons pas découvert d’œuvre du père Chérubin ; nous citons d’après l’extrait de sa dissertation que Gobet a jointe à l’essai de Jean Rey.)
  56. Boyle, Œuvres, vol. 3 , p. 356. A Discovery of the perviousness of glass to ponderable parts of flame.
  57. Traité de la poudre de sympathie, curieux ouvrage où la combustion n’est examinée qu’en passant.
  58. Page 215.
  59. A. D. S., 1667, vol. i, pag. 21-22.
  60. Que nous exposerons dans le second volume de cette histoire.
  61. Nous reviendrons plus tard sur ces auteurs.
  62. Nous exposerons plus tard l’évolution des théories de la combustion.
  63. Évaporation.
  64. Combustion.
  65. A. D. S., 1703. H. 47 . Résumé de Fontenelle.
  66. Nous avons une fâcheuse tendance à déclarer inintelligibles et absurdes les Mémoires que, pour des raisons quelconques, nous ne comprenons pas complètement. Celui-ci est très clair, sauf en ce qui concerne les opérations sur le soufre dissous ou, comme le croyait Homberg, décomposé par la térébenthine. M. Delacre l’a jugé trop sévèrement dans son Histoire de la Chimie.
  67. A. D. S., 1704. H. 34.
  68. Encyclop., art. soufre.
  69. A. D. S., 1704. H. 39.
  70. Le fer est souvent dissimulé dans des ions complexes, lorsqu’il est engagé dans une combinaison organique.
  71. A. D. S., 1705. H. 64, M. 326.
  72. A. D. S., 1707. H. 43. M. 76.
  73. A. D. S., 1704. M. 411.
  74. A. D. S., 1707. M. 5.
  75. A. D. S., 1708. M.
  76. A. D. S., 1708. H.
  77. Voir Hoefer : Histoire de la Chimie, l’histoire détaillée de cette découverte.
  78. ADS, 1666, T 1, p. 222. T 2, p. 83, 112, 129, 175. T 10, p. 57, 75, 307, 455. – 1710, H 54, 1711, M 39 et 234.
  79. 1717. Le prix a été remporté par Dortous de Mairan.
  80. TP.
  81. ADS, 1701-2.
  82. ADS, 1699, H 52 M 44.
  83. ADS, 1700, H 48 M 64.
  84. ADS, 1701, H 66 M 95.
  85. ADS, 1701, H 70, M 219.
  86. ADS, 1702, M 36.
  87. ADS, 1706, M 30, M 102.
  88. ADS, 1708, M 312.
  89. Voir chap. suivant, volume suivant.
  90. ADS 1718, m. 202.
  91. Tout en exposant la théorie de Geoffroy, Fontenelle laisse entendre la répugnance des mécanistes pour de telles explications.
  92. ADS 1718, H 35.