Triomphe de la Mort
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 241-295).
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QUATRIÈME PARTIE

LA VIE NOUVELLE



I

Sur l’Adriatique régnait la chaleur humide et pesante du vent d’est. Le ciel était voilé, nébuleux, blanc comme du lait. La mer avait perdu tout mouvement, toute matérialité, et se confondait avec les vapeurs diffuses des lointains : très pâle, sans respiration. Une voile blanche, une seule voile blanche — cette chose si rare dans l’Adriatique — se dressait là-bas près des îles de Diomède, immobile, indéfiniment prolongée par le miroir liquide, centre visible de ce monde inerte qui semblait s’évanouir.

Hippolyte, assise sur le parapet de la loggia, dans une attitude lasse, fixait sur la voile des yeux magnétisés par cette blancheur. Un peu penchée, dans un relâchement de toute sa personne, elle avait un air de stupeur et presque d’hébétude qui révélait l’éclipse momentanée de la vie interne. Et cette absence de force expressive accentuait ce qu’il y avait de commun et d’irrégulier dans ses traits, alourdissait le bas de son visage. La bouche même, cette bouche élastique et sinueuse dont le contact avait tant de fois communiqué à George une sorte de terreur instinctive et indéfinissable, la bouche paraissait maintenant dépouillée de son charme ensorceleur et réduite à l’aspect physique d’un vulgaire organe auquel le souvenir même des caresses s’associait comme celui d’un acte machinal et dépourvu de toute beauté.

George considérait d’un œil attentif et lucide la réalité crue de cette femme inconsciente à la vie de laquelle il avait, jusqu’alors mêlé si furieusement sa propre vie. Et il pensait : « En un instant, tout a pris fin. La flamme est éteinte. Je ne l’aime plus !… Comment cela s’est-il fait ? » Il y avait en lui, non pas seulement l’aversion qui suit les plaisirs prolongés, mais un détachement plus profond, qui lui paraissait définitif et irrémédiable. « Comment peut-on aimer encore après avoir vu ce que je vois ? « En lui survenait le phénomène ordinaire : avec les premières perceptions réelles, isolées et exagérées, il se composait par association un fantôme intérieur qui donnait à ses nerfs une impulsion beaucoup plus forte que l’objet présent. Désormais, ce qu’il voyait dans la personne d’Hippolyte avec une inconcevable intensité, c’était exclusivement l’être inférieur, privé de toute valeur spirituelle, simple instrument de plaisir et de luxure, instrument de ruine et de mort. — Et il avait horreur de son père ! Mais, au fond, ne faisait-il pas, lui aussi, la même chose ? — Et le souvenir de la concubine lui traversa l’esprit ; il retrouva dans sa mémoire certains détails de l’horrible altercation survenue entre lui et cet homme odieux dans la maison de campagne, devant la fenêtre ouverte par où il avait entendu les cris des petits bâtards, devant cette grande table chargée de papiers sur laquelle il avait aperçu le disque de cristal avec la vignette obscène…

— Ah ! mon Dieu, que le temps est lourd ! — murmura Hippolyte en détachant les yeux de la voile blanche qui restait toujours immobile dans l’infini. — Ne te sens-tu point accablé ?

Elle se leva, fit quelques pas traînans vers un large siège d’osier chargé de coussins, s’y abandonna comme morte de fatigue, avec un grand soupir, renversant la tête, fermant à demi ses yeux dont les cils courbés tremblotaient. Soudainement, elle était redevenue, très belle. Sa beauté s’était rallumée à l’improviste comme un flambeau.

— Quand le mistral va-t-il venir ? Regarde cette voile. Elle est toujours à la même place ! C’est la première voile blanche depuis mon arrivée. Il me semble que je la rêve.

Comme George se taisait, elle reprit :

— En as-tu vu d’autres, toi ?

— Non ; pour moi aussi, c’est la première.

— D’où peut-elle venir ?

— Du Gargan, sans doute.

— Et où va-t-elle ?

— Peut-être à Ortone.

— Que porte-t-elle ?

— Peut-être des oranges.

Elle se mit à rire ; et son rire même, l’enveloppant comme d’une onde vive de fraîcheur, la transfigura de nouveau.

— Regarde, regarde ! — s’écria-t-elle en se soulevant sur un coude et en indiquant l’horizon maritime où on aurait cru qu’un rideau venait de tomber. — Cinq autres voiles, là-bas, en file… Les vois-tu ?

— Oui, oui, je les vois.

— Il y en a cinq ?

— Oui, cinq.

— Encore, encore ! Là-bas ! Regarde ! Une autre file… Comme il y en a !

Les voiles apparaissaient à la limite extrême de la mer, rouges comme de petites flammes, immobiles.

— Le vent change. Je sens que le vent change. Regarde là, comme l’eau se ride.

Une brise soudaine assaillit la chevelure des acacias, qui s’agitèrent en laissant tomber quelques fleurs pareilles à des papillons morts. Puis, avant que ces légères dépouilles eussent touché le sol, tout rentra dans le calme. Il y eut un intervalle de silence où l’on entendit la rumeur sourde de l’eau poussée contre la grève ; et cette rumeur alla s’affaiblissant avec la fuite du flot le long du rivage, puis cessa.

— Tu as entendu ?

Elle s’était levée, se penchait sur le parapet, tendait l’oreille, dans l’attitude du musicien qui accorde un instrument.

— Le voici qui revient ! s’écria-t-elle encore, en indiquant du geste la crispation mobile de l’onde sur laquelle s’avançait le grain ; et elle attendit, animée par l’impatience, prête à boire une pleine gorgée de vent.

Après quelques secondes, les acacias assaillis s’agitèrent en faisant pleuvoir d’autres fleurs. Et le souffle frais apporta jusque dans la loggia la senteur saline mêlée au parfum des grappes fanées. Un son argentin, d’une harmonie singulière, remplit de ses vibrations de timbales la concavité de la petite baie entre les deux promontoires.

— Tu entends ? dit Hippolyte, d’une voix basse mais exultante, comme si cette musique lui eût été jusqu’à l’âme et qu’elle participât de tout son être aux vicissitudes des choses.

George suivait ses moindres actes, ses moindres gestes, ses moindres mouvemens, ses moindres paroles, avec une telle intensité d’attention que tout le reste était pour lui comme s’il n’eût pas existé. L’image d’auparavant ne coïncidait plus avec l’apparence présente, bien qu’elle lui dominât encore l’esprit au point d’y maintenir la sensation profonde du détachement moral et d’empêcher qu’il ne replaçât cette femme dans son premier cadre, qu’il ne la remît dans son premier être, qu’il ne la réintégrât. Mais, de chacun de ces actes, de chacun de ces gestes, de chacun de ces mouvemens, de chacune de ces paroles émanait une puissance inéluctable. Toutes ces manifestations physiques semblaient composer une sorte de trame qui l’enveloppait et le retenait prisonnier. Entre cette femme et lui, il semblait que se fût formée comme une adhérence corporelle, une sorte de dépendance organique, une correspondance en vertu de laquelle le moindre geste provoquait chez lui une modification sensuelle involontaire, si bien que, désormais, il n’était plus capable de vivre et de sentir avec indépendance. Comment cette évidente affinité pouvait-elle donc se concilier avec la haine occulte qu’il venait de découvrir au fond de son cœur en ce moment même ?

Hippolyte, par une curiosité irréfléchie, par un besoin instinctif de multiplier ses sensations et de se répandre dans le milieu ambiant, restait attentive au spectacle. Et justement la facilité qu’elle avait d’entrer en communion avec toutes les formes de la vie naturelle et de trouver un monde d’analogies entre les expressions humaines et les aspects des choses les plus diverses ; cette sympathie rapide et diffuse qui l’attachait, non pas seulement aux objets avec lesquels elle avait un contact quotidien, mais encore aux objets étrangers ; cette sorte de faculté imitatrice qui lui permettait souvent d’exprimer par un seul signe le caractère distinctif d’un être animé ou inanimé, de s’entretenir avec les animaux domestiques et d’en interpréter le langage, — toutes ces facultés mimiques concouraient justement à rendre plus visible en elle pour les yeux de George la prédominance de la vie inférieure.

— Qu’est-ce ? dit-elle, étonnée, en percevant un grondement soudain, d’origine mystérieuse. Tu entends ?

C’était comme un coup sourd, que d’autres coups suivirent avec une rapidité croissante, des coups si étranges qu’on ne pouvait pas discerner s’ils venaient de très près ou de très loin, à travers l’espace de plus en plus limpide.

— Tu entends ?

— Il tonne peut-être là-bas.

— Oh ! non…

— Mais alors ?

Ils regardaient autour d’eux, perplexes. D’instant en instant, la mer changeait de couleur à mesure que le ciel se débarrassait des brumes ; çà et là elle se nuançait de ce vert indéfinissable du lin qui n’est pas mûr lorsque la lumière oblique du soleil passe à travers ses tiges diaphanes en un crépuscule d’avril.

— Oh ! c’est la voile qui claque, la voile blanche, là-bas ! s’écria Hippolyte, heureuse d’avoir été la première à découvrir le mystère. Regarde : elle va prendre le vent. La voici qui marche !


II

Elle avait, avec quelques intervalles d’indolence somnolente, un désir fou de sortir, de s’aventurer en plein soleil, de battre les plages et les campagnes voisines, d’explorer les sentiers inconnus. Elle stimulait son compagnon ; elle l’entraînait parfois de force ; parfois aussi elle se mettait seule en route, et il venait la rejoindre à l’improviste.

Ils montaient sur la colline par un petit chemin bordé de haies lourdes de fleurs violettes, au milieu desquelles s’épanouissaient les calices larges et délicats de certaines fleurs neigeuses à cinq pétales, embaumées. Au delà des haies, c’était un ondoiement d’épis inclinés sur leur tige, d’un vert jaunâtre, plus ou moins près de se convertir en or ; et, par endroits, les blés étaient si hauts et si drus qu’ils escaladaient les haies, suggérant l’image d’une belle coupe qui déborde.

Rien n’échappait à l’œil vigilant d’Hippolyte. À toute minute elle se baissait pour détruire d’un souffle certaines sphères de duvet, fragiles au bout de très longs pédoncules grêles. À toute minute elle s’arrêtait pour observer de petites araignées qui grimpaient d’une fleur basse vers une haute branche par un fil invisible.

Sur la colline, dans un cirque étroit et ensoleillé, il y avait un petit champ de lin déjà sec. Les tiges jaunâtres portaient au sommet un globule d’or, et, de-ci, de-là, l’or semblait obscurci par une rouille ferrugineuse. Les plus hautes tiges avaient un balancement presque imperceptible. Et, à cause de cette légèreté extrême, l’ensemble donnait l’idée d’un ouvrage d’orfèvrerie.

— Vois, c’est du filigrane ! dit Hippolyte.

Les genêts commençaient à défleurir. À certains pieds pendait une espèce de bave blanche en flocons ; sur d’autres rampaient de grandes chenilles noires et orangées, moelleuses à la vue comme du velours. Hippolyte en prit une dont la toison délicate était pointillée de vermillon, et elle la garda tranquillement sur la paume de sa main.

— C’est plus beau qu’une fleur, dit-elle.

George remarqua, et ce n’était pas la première fois, qu’elle manquait presque totalement de répugnance instinctive à l’égard des insectes, et qu’en général elle n’éprouvait point cette vive et invincible répulsion qu’il éprouvait lui-même pour une foule de choses réputées immondes.

— Jette-la vite, je t’en prie !

Elle se mit à rire et tendit la main, comme pour lui mettre la chenille sur le cou. Il poussa un cri et bondit en arrière, ce qui la fit rire plus fort.

— Oh ! quel homme brave !

S’animant au jeu, elle s’élança à sa poursuite entre les troncs des petits chênes, par les sentes raides qui formaient une sorte de labyrinthe alpestre. Ses éclats de rire faisaient lever d’entre les pierres grises des bandes de moineaux sauvages.

— Arrête ! arrête ! Tu fais peur aux brebis.

En effet, un petit troupeau de brebis effrayées se débandait, entraînant à sa suite sur la pente rocheuse un paquet de guenilles bleuâtres.

— Arrête ! je n’ai plus rien. Vois !

Et elle montrait au fuyard ses mains vides.

— Allons aider la Muette.

Et elle courut vers la femme en guenilles, qui faisait d’inutiles efforts pour retenir ses brebis attachées à de longues cordes d’osier tordu. Elle empoigna le faisceau des cordes et cala ses pieds contre une pierre pour avoir plus de résistance. Elle haletait, elle avait le visage empourpré ; et, dans cette attitude violente, elle était très belle. Sa beauté s’allumait tout à coup comme un flambeau.

— Viens ! viens donc, toi aussi ! criait-elle à George en lui communiquant sa joie franche et enfantine.

Les brebis s’arrêtèrent dans les touffes de genêts. Elles étaient six, trois noires et trois blanches, et portaient un lien d’osier autour de leur cou laineux. La femme qui les faisait paître, décharnée, mal recouverte par ses haillons bleuâtres, gesticulait en poussant de sa bouche édentée un grognement incompréhensible. Ses petits yeux verdâtres, sans cils, pleins de chassie, de larmes et de sang, avaient un regard maléfique.

Lorsque Hippolyte lui tendit l’aumône, elle baisa les pièces de monnaie. Puis, lâchant les liens, elle s’ôta de la tête un haillon qui n’avait plus ni forme ni couleur, se pencha par terre ; et, lentement, avec une attention extrême, elle serra les pièces de monnaie sous des nœuds multipliés.

— Je suis lasse, dit Hippolyte. Asseyons-nous ici un instant. Ils s’assirent. George s’aperçut alors que l’endroit était voisin du champ de genêts où, dans la matinée de mai, les cinq vierges avaient fait la récolte de fleurs pour joncher le chemin de la Belle Romaine. Déjà cette matinée lui semblait très loin, perdue dans un brouillard de rêve. Il dit :

— Vois-tu là-bas ces buissons qui n’ont presque plus de fleurs ? Eh bien ! c’est là que nous avons rempli les corbeilles pour fleurir ton chemin, lorsque tu es arrivée… Oh ! quel jour ! Te rappelles-tu ?

Elle sourit, et, dans un élan de subite tendresse, elle lui prit une main et, la gardant pressée dans les siennes, elle appuya sa joue sur l’épaule de l’aimé, se plongea dans la douceur de ce souvenir, de cette solitude, de cette paix, de cette poésie.

De temps à autre un souffle traversait les cimes des chênes, et en bas, plus loin, dans le gris des oliviers, passait de temps à autre une onde claire d’argent. La Muette s’éloignait à petits pas derrière les brebis paissantes, et elle semblait laisser sur ses traces quelque chose de fantastique, comme un reflet des légendes où les fées maléfiques se transforment en crapauds au détour des sentiers.

— Maintenant n’es-tu pas heureux ? murmura Hippolyte.

George pensait : « Déjà quinze jours, et rien en moi n’est changé. Toujours la même anxiété, la même inquiétude, le même mécontentement ! Nous sommes à peine au début, et je prévois déjà la fin. Comment faire pour jouir de l’heure qui passe ? » Certaines phrases d’une lettre d’Hippolyte lui revinrent à la mémoire : — « Oh, quand pourrai-je rester près de toi toutes les heures de la journée ? Quand pourrai-je vivre de ta vie ? Tu me verras une autre femme… Je te dirai toutes mes pensées, et tu me diras toutes les tiennes. Je serai ta maîtresse, ton amie, ta sœur ; et, si tu m’en crois digne, je serai aussi ta conseillère… De moi, tu ne devras recevoir que douceur et repos… Ce sera une vie d’amour telle qu’on n’en a jamais vu… »

Il pensait : « Depuis quinze jours, toute notre vie se compose de petits incidens matériels pareils à ceux d’aujourd’hui. C’est vrai : j’ai déjà vu en elle une autre femme ! Elle commence à changer, même d’aspect. Il est incroyable combien elle absorbe rapidement la santé. On dirait que chaque aspiration lui profite, que chaque fruit se convertit pour elle en sang, que la bonté de l’air la pénètre par tous les pores. Elle était faite pour cette existence d’oisiveté, de liberté, de jouissance physique, d’insouciance. Jusqu’à présent, il n’est pas sorti de sa bouche une seule parole grave qui ait révélé une préoccupation de l’âme. Ses intermittences de silence et d’immobilité ne proviennent que de fatigues musculaires, comme celle de maintenant. »

— À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.

— À rien. Je suis heureux.

Après une pause, elle reprit :

— Allons-nous-en, veux-tu ?

Ils se levèrent. Elle lui mit sur la bouche un baiser sonore. Elle était gaie, ne tenait pas en place. À chaque instant elle se détachait de lui pour descendre à la course une pente libre de rochers ; et, quand elle voulait arrêter son élan, elle s’accrochait au tronc d’un jeune chêne qui gémissait et pliait sous le choc.

Elle cueillit une fleur violette et la suça.

— C’est du miel !

Elle en cueillit une autre et la porta aux lèvres de son amant.

— Goûte !

Et, aux mouvemens de sa bouche, il semblait qu’elle-même jouît de cette saveur pour la seconde fois.

— Avec toutes ces fleurs, avec toutes ces abeilles, il y a certainement une ruche par ici, ajouta-t-elle. Un de ces matins, pendant que tu dormiras encore, il faut que je vienne la chercher… je t’apporterai une gaufre.

Elle babilla longuement sur cette aventure qui souriait à sa fantaisie ; et, dans ses paroles, passaient avec une vivacité de sensation réelle la fraîcheur du matin, le mystère du bois, l’impatience de la recherche, la joie de la découverte, la couleur blonde et la fragrance sauvage du miel.

Ils firent halte à mi-côte sur la lisière de la région boisée, séduits par la mélancolie qui montait de la mer.

La mer avait une coloration délicate, entre le bleu et le vert, qui tendait progressivement à se rapprocher du vert ; mais le ciel, d’un azur de plomb au zénith et sillonné çà et là de nuages, était rosé dans sa courbe vers Ortone. Cet éclat se reflétait en lueurs pâlies à l’extrême ligne de l’eau et faisait penser à des roses effeuillées qui flotteraient. Sur le fond marin s’étageaient en degrés harmonieux, d’abord les deux vastes chênes à la sombre chevelure, et puis les oliviers clairs, et puis les figuiers au feuillage vivace et aux branches violettes. La lune, orangée, énorme, presque pleine, surgissait sur l’anneau de l’horizon, pareille à un globe de cristal qui laisserait transparaître un pays chimérique figuré en bas-relief sur un disque d’or massif.

On entendait des gazouillemens d’oiseaux, rapprochés et lointains. On entendit le mugissement d’un bœuf ; puis, un bêlement ; puis, la plainte d’un enfant. Il y eut une pause où toutes les voix se turent, et on n’entendit plus que cette seule plainte.

C’était une plainte, non pas violente et entrecoupée, mais grêle, continue, presque douce. Et elle fascinait l’âme, la détachait de tout le reste, l’arrachait à la séduction du crépuscule pour l’opprimer d’une angoisse vraie répondant à la souffrance de la créature inconnue, du petit être invisible.

— Tu entends ? dit Hippolyte dont la voix, altérée par la compassion, se fit involontairement plus basse. Je sais, moi, quel est l’enfant qui pleure.

— Tu le sais ? demanda George, à qui la voix et l’aspect de sa maîtresse avaient donné un étrange sursaut.

— Oui.

Elle avait encore l’oreille tendue vers ce gémissement lamentable qui maintenant semblait remplir toute la campagne. Elle reprit :

— C’est l’enfant que sucent les Goules.

Elle avait prononcé ces mots sans l’ombre d’un sourire, comme si elle-même eût été possédée par cette superstition.

— Il habite là-bas, dans cette masure. Candie me l’a dit.

Après une courte hésitation pendant laquelle tous deux écoutèrent la plainte et eurent la vision fantastique de l’enfant qui allait mourir, Hippolyte proposa :

— Veux-tu que nous allions le voir ? Ce n’est pas loin.

George restait perplexe : il craignait le spectacle affligeant, il craignait le contact des douleurs brutales.

— Veux-tu ? répéta Hippolyte, dont la curiosité devenait irrésistible. C’est là-bas, dans cette masure, sous ce pin. Je connais la route.

— Allons !

Elle allait droit devant elle, en hâtant le pas, à travers un champ en pente. Ils se taisaient tous deux ; ils n’étaient tous deux attentifs qu’à cette plainte enfantine sur laquelle ils se guidaient. Et, à chaque pas, leur angoisse devenait plus poignante, à mesure que la plainte se faisait de plus en plus distincte et rendait mieux le caractère de la pauvre chair exsangue d’où l’arrachait la douleur.

Ils traversèrent un taillis d’orangers odorans, dont leurs pieds foulèrent les fleurs éparses sur le sol. Au seuil d’une chaumière voisine de celle qu’ils cherchaient, une femme de corpulence énorme se tenait assise, et, sur ce corps monstrueux, elle avait une tête petite et ronde, des yeux doux, des dents pures, un sourire placide.

— Où vas-tu, madame ? demanda cette femme sans se lever.

— Nous allons voir l’enfant que sucent les Goules.

— À quoi bon ? Arrête-toi ici plutôt, et repose-toi. Des enfans, je n’en manque pas non plus. Regarde !

Trois ou quatre enfans nus, qui eux aussi avaient le ventre si gros qu’on les aurait crus hydropiques, se traînaient par terre en grognant, en farfouillant, en portant à leur bouche tout ce qui leur tombait sous la main. Et la femme tenait dans les bras un cinquième enfant, tout couvert de croûtes brunâtres, au milieu desquelles s’ouvraient deux grands yeux purs et azurés, pareils à deux fleurs miraculeuses.

— Tu vois bien que je n’en manque pas non plus et que j’en ai un de malade. Arrête-toi un peu.

Elle souriait, sollicitant des yeux la générosité de l’étrangère. Et, avec une expression où l’on devinait le désir de dissuader la curieuse en lui, faisant pressentir une vague menace de péril :

— À quoi bon t’en aller là-bas ? répétait-elle. Regarde comme il est malade.

Et de nouveau elle montra l’enfant affligé, mais sans feindre la douleur, comme si elle eût simplement offert à la passante un objet de compassion plus voisin en échange d’un autre plus éloigné, comme si elle eût voulu dire : « Puisque tu as besoin d’être compatissante, sois compatissante pour celui qui est devant toi. »

George examinait avec une peine profonde ce pauvre visage maculé où les grands yeux purs et frais semblaient boire toute la lumière éparse dans cette soirée de juin.

— Qu’est-ce qu’il a ?

— Eh ! seigneur, sait-on jamais ? repartit la femme obèse, toujours avec la même placidité. Il a ce que Dieu veut.

Hippolyte lui fît l’aumône, et ils reprirent leur marche vers l’autre masure, emportant avec eux l’odeur nauséeuse qui émanait de cette porte pleine d’ombre.

Ils ne parlaient pas. Ils avaient un serrement au cœur, un dégoût à la bouche, une mollesse aux jambes. Ils entendaient la plainte grêle mêlée à d’autres voix, à d’autres bruits ; et ils étaient stupéfaits d’avoir pu à distance percevoir cette seule plainte et si distinctement. Mais ce qui attirait leurs yeux, c’était le pin haut et droit dont le tronc robuste se dessinait en noir sur la clarté diffuse du crépuscule, soutenant une cime mélodieuse, toute pleine de moineaux.

À leur approche, un chuchotement courut parmi les femmes rassemblées autour de la victime.

— Voici les seigneurs, les étrangers de Candie !

— Venez, venez !

Et les femmes ouvrirent le cercle pour permettre aux arrivans d’aborder. L’une d’elles, une vieille à la peau rugueuse, au teint de terre aride, aux yeux sans regard, blanchâtres et comme vitrifiés au fond des orbites caves, dit en s’adressant à Hippolyte et en lui touchant le bras.

— Regarde, regarde, madame ! Les Goules la sucent, cette pauvre créature ! Regarde l’état où elles l’ont réduite ! Dieu protège tes enfans !

Sa voix était si sèche qu’elle paraissait artificielle et ressemblait aux sons articulés par un automate.

— Signe-toi, madame ! ajouta-t-elle encore.

Et l’avertissement parut lugubre dans cette bouche sans lèvres où la voix perdait son caractère humain et devenait une chose morte. Hippolyte fit le signe de la croix et regarda son compagnon.

Sur l’aire, devant la porte de la masure, les femmes faisaient cercle comme autour d’un spectacle, donnant de temps à autre quelque signe machinal de condoléance. Et le cercle se renouvelait sans cesse : les unes, déjà fatiguées de voir, s’en allaient ; d’autres arrivaient des maisons voisines. Et presque toutes, à l’aspect de cette mort lente, répétaient le même geste, redisaient le même mot.

L’enfant reposait dans un petit berceau de sapin brut, semblable à un petit cercueil sans couvercle. La pauvre créature, nue, chétive, décharnée, verdâtre, poussait une lamentation continue en agitant des bras et des jambes débiles qui n’avaient plus que la peau et les os, comme pour demander aide. Et la mère, assise au pied du berceau, toute repliée sur elle-même, la tête si basse qu’elle lui touchait presque les genoux, avait l’air de ne rien entendre. Il semblait qu’un poids terrible lui écrasât la nuque et l’empêchât de se redresser. Par instans, d’un geste machinal, elle posait sur le bord du berceau une main rude, calleuse, brûlée par le soleil ; et elle faisait le geste de bercer, sans changer d’attitude et sans rompre le silence. Alors les images saintes, les talismans et les reliques dont le sapin était presque entièrement recouvert ondulaient et tintaient, pendant une pause momentanée de la plainte.

— Liberata ! Liberata ! cria une des femmes en la secouant. Regarde, Liberata ! La dame est venue ; la dame est dans ta maison. Regarde !

La mère releva le front avec lenteur, regarda autour d’elle d’un air égaré ; puis, elle fixa sur la visiteuse des yeux secs et mornes, au fond desquels il y avait moins de douleur lasse que de terreur inerte et sombre : la terreur du maléfice nocturne contre lequel ne prévalait aucun exorcisme, la terreur de ces êtres insatiables qui avaient maintenant la maison en leur pouvoir et qui ne l’abandonneraient peut-être qu’avec le dernier cadavre.

— Parle, parle ! insista une des femmes en la secouant de nouveau par un bras. Parle ! Dis à la dame de t’envoyer vers la Madone des Miracles.

Les autres entouraient Hippolyte avec des supplications.

— Oui, madame, fais-lui cette charité ! Envoie-la vers la Madone ! Envoie-la vers la Madone !

L’enfant pleurait plus fort. Sur la cime du grand pin, les moineaux faisaient un bruit agaçant. Un chien aboyait dans le voisinage, entre les troncs difformes des oliviers. La lune commençait à dessiner les ombres.

— Oui, balbutia Hippolyte, incapable de soutenir plus longtemps le regard fixe de la mère muette. Oui, oui, nous l’enverrons… demain…

— Non, pas demain ; samedi, madame.

— Samedi, c’est la vigile.

— Fais-lui acheter un cierge.

— Un beau cierge !

— Un cierge de dix livres !

— Entends-tu, Liberata ? Entends-tu ?

— La dame t’enverra vers la Madone.

— La Madone te fait la grâce.

— Parle, parle !

— Elle est devenue muette, madame.

— Depuis trois jours elle ne parle plus.

Au milieu de ces criailleries confuses des femmes, l’enfant pleurait plus fort.

— Entends-tu comme il pleure ?

— Toujours, madame, il pleure plus fort à la tombée de la nuit.

— Peut-être que déjà il en vient une

— Peut-être que l’enfant a vu

— Fais le signe de la croix, madame.

— La nuit va tomber.

— Entends-tu comme il pleure !

— On dirait que la cloche sonne,

— Non ; d’ici, on n’entend rien.

— Silence !

— D’ici, on n’entend rien.

— Moi, j’entends.

— J’entends aussi.

Ave, Maria !

Toutes se turent, firent le signe de la croix, s’inclinèrent. Il semblait que quelques ondes sonores arrivassent du bourg lointain, perceptibles à peine, mais la plainte de l’enfant troublait l’oreille aux écoutes. Encore une fois on n’entendit plus que cette plainte. La mère était tombée sur les genoux au pied du berceau, prosternée jusqu’à terre. Hippolyte, inclinée, priait avec ferveur.

— Regarde, là, sur le seuil de la porte, chuchota une des femmes à sa voisine.

George, vigilant et inquiet, tourna la tête. La porte était pleine d’ombre.

— Regarde, là, sur le seuil de la porte. Tu ne vois rien ?

— Oui, je vois… répondit l’autre, incertaine, un peu effarée.

— Qu’est-ce ? que voit-on ? demanda une troisième.

— Que voit-on ? demanda une quatrième.

— Que voit-on ?

Soudainement, la même curiosité et le même effroi les envahirent toutes. Elles regardèrent vers la porte. L’enfant pleurait. La mère se leva et se mit à fixer aussi des yeux dilatés sur cette porte que les ténèbres intérieures rendaient mystérieuse. Le chien aboyait au milieu des oliviers.

— Qu’est-ce ? dit George à haute voix, mais non sans faire quelque effort pour se défendre contre le trouble grandissant de son imagination. Que voyez-vous là ?

Aucune des femmes n’osa répondre. Toutes voyaient une forme vague luire dans l’ombre.

Alors il s’avança vers la porte. Lorsqu’il franchit le seuil, une chaleur de four et une puanteur répugnante lui coupèrent la respiration. Il se retourna, sortit.

— C’est une faux, dit-il.

En effet, c’était une faux pendue contre la muraille.

— Ah ! une faux…

Et les voix recommencèrent :

— Liberata ! Liberata !

— Mais es-tu folle ?

— Elle est folle.

— Voici la nuit. Nous nous en allons.

— Il ne pleure plus.

— Pauvre créature ! Dort-il ?

— Il ne pleure plus.

— Maintenant, rentre le berceau ; la soirée est humide. Nous t’aiderons, Liberata.

— Pauvre créature ! Dort-il ?

— On dirait un petit mort. Il ne bouge plus.

— Rentre donc le berceau. Nous entends-tu, Liberata ?

— Elle est folle.

— Où est la lampe ? Joseph va revenir. Tu n’as pas de lampe ? Joseph va revenir…

— Elle est folle. Elle ne parle plus.

— Nous nous en allons. Sainte nuit !

— Pauvre chair tourmentée ! Dort-il ?

— Il dort, il dort… Il ne souffre plus.

— Seigneur Jésus, sauve-le !

— Protège-nous, Seigneur !

— Adieu, adieu ! Sainte nuit !

— Sainte nuit !

— Sainte nuit !


III

Le chien continuait d’aboyer dans l’olivaie, tandis que George et Hippolyte revenaient par le sentier vers la maison de Candie. Lorsque l’animal reconnut les hôtes, il se tut et vint à leur rencontre en gambadant.

— Tiens, c’est Giardino ! s’écria Hippolyte ; et elle se baissa pour caresser la pauvre bête, qu’elle avait déjà prise en amitié. Il nous appelait. L’heure avance…

La lune montait dans le silence du ciel, lente, précédée par une onde lumineuse qui baignait graduellement l’azur. Toutes les voix de la campagne s’apaisaient sous cette clarté pacifique. Et la cessation imprévue du bruit semblait extraordinaire et presque surnaturelle à George, qu’une épouvante inexplicable tenait en éveil.

— Arrête un peu, dit-il en retenant Hippolyte.

Et il tendit l’oreille.

— Qu’écoutes-tu ?

— Il me semblait…

Et ils regardèrent tous deux en arrière, du côté de l’aire, que les oliviers masquaient à la vue. Mais on n’entendait que le rythme égal et berceur de la mer dans la courbe du petit golfe. Sur leurs têtes un grillon raya l’air de son vol, avec un grincement pareil à celui du diamant sur une lame de verre.

— Ne crois-tu point que l’enfant est mort ? — demanda George sans dissimuler son émotion. — Il ne pleurait plus.

— C’est vrai ! dit Hippolyte. Et tu crois qu’il est mort ?

George ne répondit pas. Ils se remirent en marche sous l’olivaie argentée.

— As-tu bien regardé la mère ? demanda-t-il encore après un silence, obsédé intérieurement par la sombre image.

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Et cette vieille qui t’a touché le coude… Quelle voix ! quels yeux !

Ses paroles laissaient paraître l’étrange épouvante qui le dominait, comme s’il eût reçu du spectacle réel une effroyable révélation, comme si la vie se fût manifestée à l’improviste sous un aspect mystérieux et farouche, en le meurtrissant et en le marquant d’un signe indélébile.

— Tu sais ? quand je suis entré dans la maison, il y avait derrière la porte, par terre, un cadavre de bête… qui devait être à moitié pourri… L’odeur empêchait de respirer…

— Que dis-tu là ?

— C’était un chien ou un chat. Je n’ai pas distingué… On voyait mal à l’intérieur.

— Tu es sûr ?

— Oui, oui. Sans aucun doute, il y avait une bête morte… L’odeur…

Sous la sensation renaissante, un frisson de dégoût l’envahit.

— Mais pourquoi ? dit Hippolyte, qui se sentait gagner par la contagion de l’effroi et du dégoût.

— Est-ce qu’on peut savoir ?

Le chien poussa un aboiement pour avertir. Ils arrivaient. Candie les attendait, et la table était déjà servie sous le chêne.

— Comme tu rentres tard, madame ! s’écria l’hôtesse prévenante, avec un sourire. D’où viens-tu ? Que me donneras-tu, si je devine ?… Eh bien ! tu as été voir l’enfant de Liberata Manuella… Jésus nous garde du Malin !

Ensuite, pendant que les amans étaient à table, elle s’approcha en curieuse, pour parler, pour questionner.

— Tu l’as vu, madame ? Il ne se remet pas, il ne guérit pas. Pourtant, le père et la mère ont tout fait pour le sauver.

Que n’avaient-ils pas fait ! Candie raconta tous les moyens tentés, tous les exorcismes. Le prêtre était venu, et, après avoir recouvert la tête de l’enfant avec un pan de son étole, il avait prononcé les versets de l’Évangile. La mère avait suspendu au linteau de la porte la croix de cire bénite le jour de l’Ascension ; elle avait aspergé d’eau sainte les gonds des impostes et récité à haute voix le Credo, trois fois de suite ; elle avait mis une poignée de sel dans un linge, qu’ensuite elle avait noué et suspendu au cou de son fils mourant. Le père avait passé les sept nuits : sept nuits consécutives, il avait veillé dans les ténèbres, devant une lanterne allumée et recouverte d’une marmite, attentif au moindre bruit, prêt à assaillir et à frapper la Goule. Un seul coup d’épingle aurait suffi pour la rendre visible aux yeux humains. Mais les sept veillées s’étaient écoulées sans succès ! L’enfant maigrissait et se consumait d’heure en heure, irrémédiablement. Enfin, sur le conseil d’une sorcière, le père, désespéré, avait tué un chien et en avait mis le cadavre derrière l’huis. De cette façon, la Goule ne pourrait plus entrer avant d’avoir compté tous les poils de la bête morte…

— Entends-tu ? dit George à Hippolyte.

Ils ne mangeaient plus ni l’un ni l’autre, troublés, le cœur serré de pitié, pris de terreur à l’apparition subite de ces images d’une vie obscure et atroce qui environnait les loisirs de leur inutile amour.

— Jésus nous garde du Malin ! répéta Candie en touchant dévotement avec la paume de sa main ouverte le sein qui portait le fruit vivant. Dieu préserve tes enfans, madame !

Puis elle ajouta :

— Tu ne manges pas, ce soir. Tu n’as pas d’appétit. Cette âme innocente t’afflige le cœur. Et ton époux non plus ne mange pas. Regarde !

Hippolyte dit :

— En meurt-il beaucoup… comme cela ?

— Oh ! reprit Candie, le pays est mauvais. L’engeance maudite y pullule. On n’est jamais en sûreté. Jésus nous garde du Malin !

Elle répéta la conjuration, puis ajouta en montrant un plat sur la table :

— Vois-tu ces poissons ? Ils viennent du Trabocco ; ils ont été apportés par Turchin…

Et elle baissa la voix.

— Veux-tu savoir ? Depuis bientôt un an, Turchin avec toute sa famille est sous un maléfice dont il n’a pas pu se délivrer encore.

— Qui est Turchin ? demanda George, suspendu aux lèvres de la femme, fasciné par le mystère de ces choses. C’est l’homme du Trabocco ?

Et il se rappela ce visage terreux, presque sans menton, à peine plus gros que le poing, avec la saillie d’un nez long et pointu comme le museau d’un brochet entre deux petits yeux étincelans.

— Oui, seigneur. Regarde là-bas. Si tu as bonne vue, tu peux l’apercevoir. Cette nuit, il pêche au clair de lune.

Et Candie indiqua sur les récifs noirâtres la grande machine à pêcher, cet assemblage de troncs sans écorce, de planches et de câbles dont les blancheurs étranges ressemblaient au squelette colossal de quelque amphibie antédiluvien. Dans l’air calme, on entendait grincer le cabestan. Comme la marée était basse et que les roches découvraient, le parfum des algues montait sur la plage en vainqueur, plus fort et plus frais que tous les effluves de la colline féconde.

Hippolyte aspirait l’odeur enivrante, déjà conquise tout entière par cette sensation intense qui lui faisait palpiter les narines et fermer à demi les paupières. Elle murmura :

— Oh ! quelles délices ! Tu ne sens pas, George ?

Il donnait toute son attention aux paroles de Candie, et se représentait ce drame muet suspendu sur la mer. Aux fantômes évoqués par cette femme naïve dans la nuit sereine, son âme, encline au mystère et naturellement superstitieuse, prêtait une vie et une horreur tragique sans limites. Il venait d’avoir pour la première fois la vision vaste et confuse de cette race ignorée de lui, de toute cette chair misérable, pleine d’instincts animaux et de douleurs bestiales, courbée et suant sur la glèbe, ou terrée au fond des masures sous la menace perpétuelle d’obscures puissances. Parmi la douce richesse de la terre qu’il avait élue pour théâtre de son amour, il découvrait une violente agitation humaine ; et c’était comme s’il eût découvert un grouillement d’insectes dans les masses d’une magnifique chevelure imprégnée d’arômes. Il éprouvait le même frisson déjà ressenti d’autres fois au contact et à l’aspect de la vie brutalement révélée : — naguère, à l’aspect de ses proches, de son père, de son frère, de la pauvre bigote goulue. Tout à coup, il cessait de se sentir seul avec sa maîtresse, parmi les bénignes créatures végétales sous l’écorce desquelles il avait un jour cru surprendre une pensée. Il se sentait au contraire environné et comme pressé par une foule inconnue qui, portant en soi la même vitalité qu’ont les troncs d’arbre, aveugle, tenace et irréductible, tenait à lui par le lien commun de l’espèce et pouvait lui communiquer immédiatement sa souffrance par un regard, par un geste, par un soupir, par un sanglot, par un gémissement, par un cri.

— Oh ! le pays est mauvais ! répétait Candie en branlant la tête. Mais le Messie des Chapelles va venir purifier la terre[1]

— Le Messie ?

— Père ! — cria Candie du côté de la maison, — quand le Messie doit-il venir ?

Le vieux parut sur le seuil :

— Un de ces jours, répondit-il.

Et, se tournant vers les plages en demi-lune qui se perdaient vers Ortone, il signifia d’un geste vague le mystère de ce libérateur nouveau en qui le peuple des campagnes avait mis son espérance et sa foi.

— Un de ces jours. Bientôt.

Et le vieux, qui désirait parler, s’approcha de la table, regarda son hôte avec un sourire incertain, demanda :

— Tu ne sais pas qui c’est ?

— C’est peut-être Simplice, dit George, en la mémoire de qui se réveillait le souvenir lointain et indistinct de ce Simplice de Sulmone qui tombait en extase les regards fixés sur le soleil.

— Non, seigneur. Sembri est mort. Le nouveau Messie, c’est Oreste des Chapelles.

Et le vieux borgne, dans un langage chaud et coloré de vives images, raconta la nouvelle légende telle qu’elle s’était façonnée dans la créance des populations champêtres.

Oreste, étant frère capucin, avait connu Simplice à Sulmone et avait appris de lui à lire les choses futures sur la face du soleil naissant. Puis il s’était mis à courir le monde : il était venu à Rome et avait parlé avec le Pape ; dans un autre pays, il avait parlé avec le Roi. De retour aux Chapelles, sa patrie, il avait passé sept ans dans le cimetière en compagnie de squelettes, portant un cilice, se flagellant jour et nuit avec la discipline. Il avait prêché à l’Église-mère et il avait arraché des larmes et des cris aux pêcheurs. Ensuite il était reparti en pèlerinage pour tous les sanctuaires ; il était resté trente jours sur la montagne d’Ancône ; il était resté douze jours sur le mont Saint-Bernard ; il avait gravi les plus hautes cimes, tête nue sous la neige. Revenu encore aux Chapelles, il avait recommencé à prêcher dans son église. Mais, peu après, persécuté et chassé par ses ennemis, il s’était réfugié dans l’île de Corse ; et là il s’était fait apôtre, avec le dessein de parcourir l’Italie entière et d’écrire avec son sang sur la porte de chaque ville le nom de la Vierge. Comme apôtre, il était rentré dans sa patrie, annonçant qu’il avait vu une étoile au milieu d’un fourré d’arbres et qu’il en avait reçu le Verbe. Et enfin, par inspiration du Père Eternel, il avait pris le grand nom de Nouveau Messie.

Maintenant il pérégrinait dans les campagnes, vêtu d’une tunique rouge et d’un manteau bleu, avec les cheveux longs sur les épaules et la barbe à la nazaréenne. Les apôtres le suivaient : des hommes qui avaient abandonné la pioche et la charrue pour se vouer au triomphe de la foi nouvelle. Chez Pantaléon Donadio revivait l’esprit de saint Mathieu ; chez Antoine Secamiglio revivait l’esprit de saint Pierre ; chez Joseph Scurti, celui de Maximin ; chez Maria-Clara, celui de sainte Elisabeth. Et Vincent de Giambattista représentait saint Michel archange, était le messager du Messie.

Tous ces hommes avaient labouré la terre, fauché le blé, taillé la vigne, pressuré l’olive ; ils avaient conduit le bétail aux foires et disputé sur le prix ; ils avaient conduit la femme à l’autel, et procréé des enfans, et vu ces enfans grandir, fleurir, mourir ; en somme, ils avaient vécu la vie commune des gens de la campagne parmi leurs égaux. Et maintenant ils passaient, sectateurs du Messie, considérés comme des personnages divins par les mêmes gens avec qui, la semaine précédente, ils étaient entrés en litige pour la mesure du froment. Ils passaient transfigurés, participant de la divinité d’Oreste, investis de sa grâce. Soit aux champs, soit à la maison, ils avaient ouï une voix, ils avaient senti les esprits purs entrer dans leur chair pécheresse, à l’improviste. L’esprit de saint Jean était en Joseph Coppa ; celui de saint Zacharie en Pascal Basilico. Les femmes aussi recevaient le signe. Une femme de Senegallia, mariée à un certain Augustinone, tailleur des Chapelles, avait voulu, pour démontrer au Messie l’ardeur de sa foi, renouveler le sacrifice d’Abraham en mettant le feu à une paillasse où étaient couchés ses enfans. D’autres femmes avaient donné d’autres preuves.

Et maintenant l’élu pérégrinait dans les campagnes avec son escorte d’apôtres et de Maries. Des lieux les plus lointains de la côte et de la montagne les multitudes accouraient sur son passage. À l’aube, lorsqu’il paraissait sur la porte de la maison où il avait logé, il voyait toujours une grande foule qui l’attendait à genoux. Droit sur le seuil, il répandait le Verbe, recevait les confessions, administrait la communion avec les morceaux d’un pain. Pour sa nourriture, il préférait des œufs apprêtés avec des fleurs de sureau ou avec des pointes d’asperges sauvages ; il mangeait aussi une mixture de miel, de noix et d’amandes qu’il appelait manne, pour rappeler la manne du désert.

Ses miracles ne se comptaient plus. Par la simple vertu du pouce, de l’index et du médius élevés en l’air, il délivrait les possédés, guérissait les infirmes, ressuscitait les morts. Si quelqu’un allait le consulter, il ne lui laissait pas seulement ouvrir la bouche et lui disait aussitôt les noms de tous ses parens, lui exposait les affaires de sa famille, lui révélait les secrets les plus obscurs. Il donnait encore des nouvelles sur les âmes des défunts ; il indiquait les endroits où il y avait des trésors cachés ; avec certains scapulaires en forme de triangle, il chassait des cœurs les mélancolies.

— Jésus est revenu sur terre, conclut Colas de Sciampagne avec une voix chaude de foi intime. Il passera aussi de notre côté. N’as-tu pas vu comme les blés sont hauts ? N’as-tu pas vu comme les oliviers fleurissent ? N’as-tu pas vu comme la vigne est chargée de raisin ?

Respectueux des croyances du vieillard, George demanda gravement :

— Où est-il à cette heure ?

— À la Piomba, répondit le vieux.

Et il indiqua les plages reculées par delà Ortone, d’un geste qui éveilla dans l’esprit de son hôte la vision de ce coin de la province de Teramo baigné par la mer : une vision presque mystique de terres fertiles arrosées par de petites rivières sinueuses où, sous le tremblotement sans fin des peupliers, un filet d’eau courait sur un lit de grève polie.

Après un intervalle de silence, Colas reprit :

— A la Piomba, il lui a suffi d’un mot pour arrêter le train sur la voie ferrée ! Mon fils l’a vu. N’est-ce pas, Candie, que Vito nous l’a raconté ?

Candie acquiesça ; elle rapporta les détails du prodige advenu. Le Messie, couvert de sa tunique rouge, était allé à la rencontre du train, cheminant entre les deux rails avec tranquillité !

En parlant, le vieillard et elle dirigeaient à tout moment leurs regards et leurs gestes vers la région lointaine, comme si la personne sacrée de l’arrivant eût été déjà visible pour eux.

— Écoute ! interrompit Hippolyte en tirant par le bras George qui s’absorbait dans un spectacle intérieur de plus en plus vaste et distinct. Tu n’entends pas ?

Elle se leva, traversa la cour, alla près du parapet sous les acacias. Il la suivit. Ils écoutèrent.

— C’est une procession qui va en pèlerinage à la madone de Casalbordino, dit Candie.

Dans la paix du clair de lune, un chant religieux dilatait son rythme lent et monotone, avec une alternance de voix masculines et de voix féminines à intervalles égaux. L’un des demi-chœurs chantait une strophe sur un ton grave ; l’autre demi-chœur chantait un refrain sur un ton plus haut, en prolongeant indéfiniment la cadence. Et c’était comme l’approche d’un flot qui s’élèverait et s’abaisserait sans interruption.

Elle s’approchait d’un pas rapide qui faisait contraste avec la lenteur du rythme. Déjà les premiers pèlerins apparaissaient au détour du sentier, près du pont du Trabocco.

— Les voici ! — s’exclama Hippolyte, émue par la nouveauté de ce qu’elle voyait et de ce qu’elle entendait. — Les voici ! Comme ils sont nombreux !

Ils avançaient en masse compacte. Et l’opposition de mesure entre leur marche et leur chant était si étrange qu’elle leur donnait une apparence presque fantastique. Il semblait qu’une force surnaturelle les poussât, inconsciens, vers le but, tandis que les mots sortis de leurs bouches restaient suspendus dans l’air lumineux et continuaient d’onduler après leur passage.

Vive Marie !
Vive Marie !

Ils passèrent avec un piétinement lourd, avec une acre odeur de troupeau, si serrés les uns contre les autres que rien n’émergeait de cette masse, excepté les hauts bâtons en forme de croix. Les hommes marchaient devant ; les femmes suivaient, plus nombreuses, avec des scintillemens d’orfèvreries sous leurs bandelettes blanches.

Vive Marie !
Vive son créateur !

De près, à chaque reprise, leur chant avait la véhémence d’un cri ; puis il diminuait de vigueur, révélant une lassitude vaincue par un effort soutenu et unanime, dont l’initiative dans les deux demi-chœurs venait presque toujours d’une voix unique plus puissante. Et cette voix ne dominait pas seulement les autres lorsqu’elle entonnait, mais souvent, au milieu de l’onde musicale, elle se maintenait haute et reconnaissable pendant toute la durée de la strophe ou du refrain, dénotant une foi plus impérieuse, une âme singulière et dominatrice parmi cette foule indistincte.

George la remarqua et, très attentif, la suivit dans la dégradation de l’éloignement tant que son oreille put la reconnaître. Et cela fit grandir en lui un sentiment extraordinaire de la puissance mystique qui tenait aux racines de la grande race indigène d’où lui-même était sorti.

La procession disparut dans la courbe de la côte, puis reparut au sommet du promontoire, dans la clarté, puis disparut de nouveau. Et le chant, à travers le lointain nocturne, se voila, s’adoucit, se fit si léger que la modulation lente et uniforme de la mer calme l’éteignait presque…


IV

Maintenant, ce n’était plus Hippolyte qui proposait les longues excursions, les longues explorations. Condamné « à attendre toujours la vie », il croyait aller au-devant d’elle, la trouver et la cueillir dans les réalités sensibles. Il cherchait maintenant avec une curiosité factice des choses à peine capables de remuer effectivement la superficie de l’âme, mais non pas de la pénétrer et de l’agiter dans sa substance. Il s’efforçait de découvrir entre son âme et certains objets des rapports qui n’existaient pas ; il s’efforçait de secouer l’indifférence qui était au fond de lui-même, cette indifférence inerte qui l’avait si longtemps rendu étranger à toute agitation extérieure. Recueillant tout ce qu’il possédait de facultés perspicaces, il s’efforçait de retrouver quelque vivante ressemblance entre son être propre et la nature environnante, afin de se réconcilier filialement avec cette nature et de lui vouer une fidélité éternelle.

Mais elle ne se réveilla point en lui, cette émotion extraordinaire qui l’avait plusieurs fois exalté et émerveillé aux tout premiers jours de sa demeure dans l’Ermitage, avant l’arrivée de l’aimée. Il ne put faire revivre ni l’ivresse panique de la première journée, lorsqu’il avait cru sentir véritablement le soleil dans son cœur ; ni le charme mélancolique de la première promenade solitaire ; ni la joie imprévue et divine qu’en ce matin de mai lui avaient communiquée le chant de Favette et le parfum des genêts rafraîchis par la rosée. Sur la terre et sur la mer, les hommes jetaient une ombre tragique. La pauvreté, la maladie, la démence, la terreur et la mort s’embusquaient ou s’étalaient en tous lieux sur son passage. Un vent de fanatisme enflammé courait d’un bout à l’autre du pays. De jour et de nuit, de près et de loin, les hymnes religieux résonnaient, monotones et interminables. Le Messie était attendu, et les pavots dans les blés évoquaient l’image de sa tunique rouge.

Autour de lui, la foi consacrait toutes les formes végétales. La légende chrétienne s’enroulait aux troncs d’arbres, fleurissait parmi les rameaux. — Dans la robe de la Madone fugitive et poursuivie par les Pharisiens, l’Enfant-Jésus se changeait en froment qui déborde. Caché dans la huche, il faisait lever la pâte du pain et la rendait inépuisable. Sur les lupins secs et épineux qui avaient blessé les doux pieds de la Vierge, une malédiction pesait ; mais le lin était béni, parce que ses houles avaient ébloui les Pharisiens. Béni aussi l’olivier, pour avoir donné asile à la Sainte Famille dans son tronc ouvert en forme de cabane et pour l’avoir éclairée de son huile pure ! béni le genévrier, pour avoir tenu l’Enfant enfermé dans ses touffes ! et béni le houx, pour le même service courtois ! et béni le laurier, parce qu’il pousse sur le sol arrosé par l’eau où a été lavé le Fils de Dieu.

Comment échapper à la fascination du mystère qui, se répandant sur toutes les choses créées, les transfigurait en signes et en emblèmes d’une autre vie ?

Sentant ces suggestions provoquer en lui le soulèvement confus de toutes ses tendances mystiques, George pensait : « Oh ! si je possédais la vraie foi, cette foi qui permettait à sainte Thérèse de voir Dieu réellement dans l’hostie ! » Et ce n’était pas un désir vague et momentané ; c’était une profonde et fervente aspiration de toute son âme ; et c’était aussi une extraordinaire angoisse qui bouleversait tous les élémens de sa substance ; car il croyait se trouver devant le secret de son malheur et de sa faiblesse. Comme Démétrius Aurispa, George était un ascétique sans Dieu. Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage plein d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

Démétrius était son père véritable. Par une surprenante coïncidence de noms, cette paternité spirituelle semblait consacrée par la légende inscrite autour du merveilleux ostensoir donné par les ancêtres et conservé à Guardiagrele dans le trésor de la cathédrale.

† Ego Demetrius Aurispa et unicus Georgius filius meus donamus istud tabernaculum Ecclesiae S. M. de Guardia, quod factum est per manus abbatis Joannis Castorii de Guardia, archipresbyteri, ad usum Eucharistiae.

† Nicolaus Andreæ de Guardia me fecit. A. D. MCCCCXIII.

Tous deux en effet, êtres d’intelligence et de sentiment, portaient l’hérédité mystique de la maison Aurispa ; tous deux avaient l’âme religieuse, inclinée au mystère, apte à vivre dans une forêt de symboles ou dans un ciel de pures abstractions ; tous deux aimaient les cérémonies de l’église latine, la musique sacrée, le parfum de l’encens, toutes les sensualités du culte, les plus violentes et les plus délicates. Mais ils avaient perdu la foi. Ils s’agenouillaient devant un autel déserté par Dieu. Leur misère provenait donc d’un besoin métaphysique que le doute implacable empêchait de s’étendre, de se satisfaire, de se reposer dans le giron divin. Comme ils n’étaient pas conformés de telle sorte qu’ils pussent accepter et soutenir la lutte pour l’existence vulgaire, ils avaient compris la nécessité de la réclusion. Mais comment l’homme exilé de la vie pourrait-il se tenir dans une cellule où manque le signe de l’Éternel ? La solitude est l’épreuve suprême de l’humilité ou de la souveraineté d’une âme ; car on ne la supporte qu’à condition d’avoir complètement renoncé à Dieu ou à condition d’avoir l’âme assez puissante pour servir d’inébranlable assise à un monde.

Tout à coup, l’un des deux, sentant peut-être que la violence de sa peine commençait à excéder la résistance de ses organes, avait voulu se transformer par la mort en un être plus haut ; et il s’était élancé dans le mystère, d’où il contemplait le survivant avec des yeux immarcescibles. Ego Demetrius Aurispa et unicus Georgius filius meus

Or le survivant comprenait, dans les momens de lucidité, qu’il ne pourrait d’aucune manière réaliser le type de la vie exubérante, l’idéal « dionysiaque » entrevu dans un éclair sous le grand chêne, lorsqu’il avait savouré le pain nouveau rompu par la femme jeune et joyeuse. Il comprenait que ses facultés intellectuelles et morales, trop disproportionnées, ne réussiraient jamais à trouver leur équilibre et leur règle. Il comprenait enfin que, au lieu de s’efforcer à se reconquérir pour soi, il devait renoncer à lui-même ; et que deux voies seulement pouvaient l’y conduire : ou suivre l’exemple de Démétrius, ou se donner au ciel.

La seconde voie le séduisait. En la considérant, il faisait abstraction des circonstances défavorables et des obstacles immédiats, par un effet de son irrésistible besoin de construire complètement toutes ses illusions et de les habiter pendant quelques heures. — Sur cette terre natale ne se sentait-il pas enveloppé par l’ardeur de la foi plus encore que par l’embrasement du soleil ? N’avait-il pas dans les veines le plus pur sang chrétien ? L’idéal ascétique ne circulait-il pas dans les rameaux de sa race, depuis le noble donateur Démétrius, jusqu’à la pitoyable créature qui s’appelait Joconde ? Était-il donc impossible que cet idéal se régénérât en lui, s’élevât jusqu’aux suprêmes hauteurs, atteignît la cime de l’extase humaine en Dieu ? Chez lui, tout était prêt pour magnifier l’événement. Il possédait toutes les qualités de l’ascète : l’esprit contemplatif, le goût des symboles et des allégories, la faculté d’abstraire, une sensibilité extrême aux suggestions visuelles et auditives, une tendance organique aux images dominantes et aux hallucinations. Il ne lui manquait qu’une chose, une grande chose, mais qui peut-être n’était pas morte en lui, et qui sommeillait seulement : la foi, l’antique foi du donateur, l’antique foi de sa race, cette foi qui descendait de sa montagne et chantait les laudes sur le rivage de sa mer.

Comment la réveiller ? comment la ressusciter ? Nul artifice ne serait efficace. Il fallait qu’il attendît l’étincelle soudaine, le choc imprévu. Il fallait peut-être que, comme les sectateurs d’Oreste, il vît l’éclair et entendît la parole au milieu d’un champ, au détour d’un sentier.

Et, de nouveau, il évoqua la figure d’Oreste vêtu de la tunique rouge, s’avançant le long de la petite rivière sinueuse où, sous le tremblotement sans fin des peupliers, un filet d’eau courait sur un lit de grève polie. Il imagina une rencontre, un colloque avec le Messie. — C’était à midi, sur la côte, à proximité d’un champ de froment. Oreste parlait comme un homme simple et humble, en souriant avec une candeur virginale ; et ses dents étaient aussi pures que le jasmin. Dans le grand silence de la mer, le murmure continu des rochers au pied du promontoire imitait les accords lointains d’un orgue. Mais, derrière sa douce personne, dans l’or de la moisson mûre, les pavots, violons symboles du désir, flamboyaient…

« Le désir ! pensa George, rappelé ainsi à sa maîtresse et à la tristesse corporelle de son amour. Qui tuera le désir ? » Les admonitions de l’Ecclésiastique lui revinrent à la mémoire. Non des mulieri potestatem animæ tuæ… A muliere initium factum est peccati, et per illam omnes morimur… A carnibus tuis abscinde illam… Il vit, dans l’aube sacrée des âges, en un jardin délicieux, le premier homme solitaire et triste qui attirait la première compagne, et il vit cette compagne devenir le fléau du monde, répandre partout la douleur et la mort. Mais la volupté envisagée comme un péché lui parut plus fière, plus troublante ; il lui sembla qu’aucune autre ivresse n’égalait en intensité l’ivresse frénétique des embrassemens auxquels se livraient les martyrs de l’Église primitive dans les prisons, en attendant le supplice. Il évoqua des images de femmes qui, folles de terreur et d’amour, offraient aux baisers leur visage inondé de pleurs silencieux.

En aspirant à la foi et à la rédemption, que faisait-il lui-même sinon aspirer à des frissons et à des spasmes nouveaux, à des voluptés inconnues ? Enfreindre le devoir et obtenir le pardon ; commettre la faute et s’en confesser dans les larmes ; avouer les moindres misères en les exagérant et s’accuser de vices médiocres en les grandissant jusqu’à l’énormité ; remettre incessamment son âme malade et sa chair malade entre les mains du médecin miséricordieux : — ces choses n’avaient-elles pas une fascination toute sensuelle ?

Dès le début, sa passion s’était imprégnée d’un pieux parfum d’encens et de violettes. Il se rappela l’épiphanie de l’Amour, dans l’oratoire abandonné de la rue Belsiana : — la petite chapelle mystérieuse était plongée dans une pénombre bleuâtre ; un chœur de jeunes filles enguirlandait la tribune recourbée comme un balcon ; en bas, un orchestre d’instrumens à cordes se tenait debout devant les pupitres de sapin blanc ; tout autour, sur les stalles de chêne, étaient assis les auditeurs, peu nombreux, presque tous blancs ou chauves ; le maître de chapelle battait la mesure ; un pieux parfum d’encens évaporé et de violettes se mêlait à la musique de Sébastien Bach…

Il se rappela aussi le rêve d’Orvieto, retrouva la vision de la cité guelfe déserte : — fenêtres closes ; ruelles grises où poussait l’herbe ; un capucin qui traversait une place ; un évêque qui, devant un hôpital, descendait d’un carrosse tout noir, avec un domestique décrépit à la portière ; une tour dans un ciel blanc, pluvieux ; une horloge qui sonnait lentement les heures ; et, tout à coup, au fond d’une rue, un miracle : le Dôme. — N’avait-il pas rêvé de se réfugier au sommet de cette roche de tuf couronnée de monastères ? À plusieurs reprises n’avait-il pas aspiré sincèrement vers ce silence, vers cette paix ? Et ce songe lui revenait maintenant à l’âme, suggéré par une langueur féminine, en un avril tiède et cendré. « Avoir une maîtresse, ou, pour mieux dire, une sœur-amante qui serait pleine de dévotion ; s’en aller là-bas, et y rester… Passer des heures et des heures dans la cathédrale, devant, autour ; aller cueillir des roses dans les jardins des couvens ; aller chez les religieuses acheter des confitures… Aimer beaucoup et dormir beaucoup, dans un lit moelleux, tout voilé de blanc, virginal, entre deux prie-Dieu… »

Il fut repris par la nostalgie languide de l’ombre, du silence, de la retraite close et isolée où pourraient s’épanouir les fleurs les plus frêles, les pensées les plus subtiles, les sensualités les plus troublantes. Tout cet éblouissement de soleil sur ces lignes trop nettes et trop fortes lui parut presque offensant. Et, de même que l’image de la source murmurante fascine le cerveau de celui qui a soif, de même il était hanté par l’image de l’ombre fraîche et recueillie sous une nef romane.

L’appel des cloches n’arrivait pas jusqu’à l’Ermitage, ou du moins n’y arrivait qu’à de rares intervalles, sur les ondes d’une brise légère. L’église du bourg était trop éloignée, vulgaire peut-être, certainement sans aucune renommée de beauté ou de traditions antiques. Il avait besoin d’une retraite proche et digne de lui, où son mysticisme pût fleurir esthétiquement comme dans cette profonde urne de marbre qui enferme les visions dantesques de Luca Signorelli.

Et il se rappela l’abbaye de Saint-Clément à Casauria, cette abbaye vue en un jour lointain de son adolescence ; et il se rappela qu’il l’avait visitée en compagnie de Démétrius. Ce souvenir, comme tous les souvenirs liés à l’idée du consanguin, était aussi clair et aussi précis que s’il eût été de la veille. Pour revivre cette heure de sa vie, pour ressusciter les fantômes de toutes ses sensations, il lui suffit de se recueillir. — Ils descendaient, Démétrius et lui, par le grand chemin des troupeaux, vers l’abbaye encore cachée derrière les arbres. Un calme infini régnait aux alentours, sur les lieux solitaires et grandioses, sur cette large route d’herbes et de pierres comme semée de gigantesques vestiges, désert inégal et muet, dont l’origine se perdait dans le mystère des montagnes lointaines et sacrées. On y sentait flotter encore une sainteté primordiale, comme si les herbes et les pierres venaient d’être foulées par une longue migration de troupeaux bibliques à la recherche de l’horizon maritime. En bas, dans la plaine, la basilique apparaissait : presque une ruine. Tout autour, le sol était encombré de débris et de broussailles ; des fragments de pierre sculptée s’amoncelaient contre les piliers ; des herbes sauvages pendaient à toutes les crevasses ; des constructions récentes, brique et chaux, fermaient sur le côté les larges ouvertures des arcades ; les portes tombaient. Une troupe de pèlerins faisait la sieste dans l’atrium, bestialement, sous le très noble portique érigé par Léonate le Magnifique. Mais les trois arceaux intacts s’élançaient de dessus les chapiteaux variés avec une élégance si altière, et le soleil de septembre donnait à cette douce pierre blonde une apparence si précieuse, que tous deux, Démétrius et lui, éprouvaient la joie d’être en présence d’une beauté souveraine. En effet, à mesure que leur contemplation devenait plus attentive, l’harmonie complexe de ces lignes devenait plus claire et plus pure ; et, par degrés, de cet accord audacieux et jamais vu d’arceaux en plein ceintre, d’arceaux en ogive, d’arceaux en fer à cheval ; de ces profils, de ces moulures des archivoltes prodigieusement variées, des bossages, des losanges, des palmes, des rosettes récurrentes, des feuillages sinueux, des monstres symboliques, de toutes les particularités de l’œuvre, allait se révélant à l’esprit par les yeux la loi unique et absolue d’un rythme auquel les grandes masses et les petits ornemens obéissaient tous ensemble. Et la force secrète de ce rythme était si grande qu’à la fin elle réussissait à triompher de toutes les discordances environnantes et à donner la vision prestigieuse de l’œuvre intégrale, telle que, par la haute volonté de l’abbé Léonate, au XIIe siècle, elle avait jailli dans une île fertile embrassée et nourrie par un fleuve puissant. Tous deux, lorsqu’ils s’éloignèrent, emportaient cette vision. C’était en septembre ; et, aux alentours, dans l’été mourant, la campagne avait un aspect mêlé de grâce et de sévérité, une sorte de correspondance occulte avec l’esprit du monument chrétien. Deux couronnes ceignaient la vallée paisible : la première faite de collines toutes en vignobles et en olivaies, la seconde de roches nues et pointues. Et dans ce spectacle il y avait, selon le mot de Démétrius, je ne sais quoi de semblable au sentiment obscur qui anime cette toile de Léonard où, sur un fond de roches désolées, sourit une femme enchanteresse. Et, pour rendre plus poignant le trouble énigmatique de leurs deux âmes, un chant montait d’une vigne lointaine, prélude de la vendange hâtive ; et, derrière eux, répondait à ce chant la litanie des pèlerins qui reprenaient leur voyage. Et, les deux cadences, la sacrée et la profane, se confondaient…

Fasciné par la souvenance, le survivant n’eut plus qu’un désir, chimérique : retourner là-bas, revoir la basilique, s’y installer pour la défendre contre la ruine, la restituer dans sa beauté primitive, y rétablir le grand culte, et, après une si longue période d’abandon et d’oubli, renouveler le Chronicon Casauriense. N’était-ce point là vraiment le temple le plus glorieux qu’il y eût dans la terre d’Abruzzes, édifié sur une île du fleuve père, siège antique de puissance temporelle et spirituelle, centre d’une vie large et fière pendant une longue suite de siècles ? L’âme clémentine y subsistait encore, profonde ; et, en ce lointain après-midi d’été, elle s’était révélée à Démétrius et à George par la divine pensée rythmique que toutes les lignes concouraient à exprimer.

Il dit à Hippolyte :

— Peut-être changerons-nous de séjour. Tu te rappelles le rêve d’Orvieto ?

— Oh ! oui, s’écria-t-elle ; la ville des couvens, où tu voulais me conduire !

— Je veux te conduire dans une abbaye abandonnée, plus solitaire que notre ermitage, belle comme une cathédrale, pleine de très antiques souvenirs, où il y a un grand candélabre de marbre blanc, merveilleuse fleur d’art créée par un artiste sans nom… Droite sur le candélabre, en silence, tu illumineras de ta face les méditations de mon âme.

Il sourit de cette phrase lyrique, tout en contemplant intérieurement la belle image évoquée. Et elle, dans l’ingénuité de son égoïsme, avec cette animalité tenace qui forme le fond de l’être féminin, ne s’enivrait de rien plus que de cette poésie passagère. Son bonheur était d’apparaître aux yeux de son amant idéalisée comme le premier soir, dans la rue bleuissante ; ou encore comme dans l’oratoire secret, parmi la musique religieuse et les parfums évanouis ; ou comme sur le sauvage sentier jonché de genêts.

De sa voix la plus pure, elle demanda :

— Quand partons-nous ?

— Si nous partions demain ?

— Demain, soit.

— Prends garde ! Si tu montes, tu ne pourras plus descendre.

— Qu’importe ? je te regarderai.

— Tu brûleras, tu te consumeras comme un cierge.

— Je t’illuminerai.

— Tu illumineras aussi mes funérailles…

Il prononçait ces phrases sur un ton léger ; mais, au fond de lui-même, avec son ordinaire intensité de vie fictive, il composait son roman mystique. — Après de longues années d’égarement sur les abîmes de la luxure, le repentir lui était venu. Initié à tous les mystères qu’exaltait sa concupiscence, il implorait maintenant du Miséricordieux la grâce qui dissiperait l’insupportable tristesse de cet amour charnel. « Pitié pour mes jouissances d’autrefois et pour mes souffrances d’aujourd’hui ! Faites, ô mon Dieu ! que j’aie la force d’accomplir ce sacrifice en votre nom ! » Et il fuyait, suivi de sa maîtresse, en quête du refuge. Et enfin, au seuil du refuge, le miracle s’accomplissait ; car l’impure, la corruptrice, l’implacable Ennemie, la rose de l’Enfer, se dépouillait soudain de tout péché et se faisait nette de toute souillure pour suivre son Aimé jusqu’à l’autel. Devenue lumineuse, elle illuminait les ténèbres saintes. Au faîte du haut candélabre de marbre où se taisait depuis des siècles la voix de la lumière, elle brûlait dans la flamme inextinguible et silencieuse de son amour. « Droite sur le candélabre, en silence, tu illumineras de ta face les méditations de mon âme, jusqu’à la mort. » Elle brûlait d’un feu intérieur, sans jamais réclamer nul aliment pour sa flamme, sans jamais demander rien en retour à l’Aimé. Amabat amare. Elle renonçait pour toujours à toute possession : plus haute en sa pureté souveraine que Dieu même, puisque Dieu aime sa créature mais exige d’elle une réciprocité d’amour et devient terrible contre qui refuse de l’aimer. Son amour, à elle, c’était l’amour stylite, sublime et solitaire, qui se nourrissait d’un seul sang et d’une seule âme. Elle avait senti tomber autour d’elle cette partie de sa substance qui s’opposait à l’offrande totale. Rien ne subsistait en elle de trouble ni d’impur. Son corps s’était métamorphosé en un élément subtil, agile, diaphane, incorruptible ; ses sens s’étaient fondus en une suprême et unique volupté. Elevée au sommet de la stèle merveilleuse, elle brûlait et jouissait de son ardeur et de sa splendeur, pareille à une flamme qui serait consciente de sa propre vie enflammée…

Hippolyte tendit l’oreille et dit :

— N’entends-tu point ? Encore une procession ! C’est demain la Vigile.

Les aubes, les midis, les crépuscules et les nuits résonnaient de chants religieux. Un pèlerinage suivait l’autre, sous le soleil, sous la lune. Tous émigraient vers le même but et célébraient le même nom, emportés par la véhémence d’une même passion, terribles et misérables d’aspect, abandonnant sur le chemin les malades et les moribonds, sans s’arrêter, prompts à renverser n’importe quel obstacle pour parvenir là où était le baume à tous leurs maux, la promesse à toutes leurs espérances. Ils marchaient, marchaient sans s’arrêter, mouillant de leurs sueurs leurs propres traces sur la poussière sans fin.

Quelle immense irradiation de force devait avoir cette simple image pour ébranler et attirer toutes ces masses de chair lourde ! Environ quatre siècles auparavant, un vieillard septuagénaire, dans une plaine dévastée par la grêle, avait cru apercevoir au faîte d’un arbre la Vierge de Miséricorde ; et, depuis lors, chaque année, à l’anniversaire de l’apparition, tout le peuple de la montagne et du littoral allait en pèlerinage vers le lieu saint pour demander grâce de ses souffrances.

Hippolyte avait appris déjà la légende par la bouche de Candie ; et depuis quelques jours, elle nourrissait un secret désir de visiter le sanctuaire. En elle, la prédominance de l’amour et l’habitude du plaisir sensuel avaient refoulé l’esprit religieux ; mais. Romaine de race, et, qui plus est, née au Transtévère, élevée dans une de ces familles bourgeoises où, par une tradition immémoriale, la clef des consciences est toujours aux mains d’un prêtre, elle était très catholique, encline à toutes les pratiques extérieures de l’Église, sujette à des retours périodiques de ferveur exaltée.

— En attendant, dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas, nous aussi, à Casalbordino ? C’est demain la Vigile. Allons-y, veux-tu ? Ce sera pour toi un grand spectacle. Nous emmènerons le vieux avec nous.

George consentit. Le désir d’Hippolyte répondait au sien. Dans sa pensée, il lui était nécessaire de suivre ce courant profond, de faire partie de cette sauvage agglomération d’hommes, d’expérimenter l’adhérence matérielle avec les couches inférieures de sa race, avec ces couches denses et immuables où les empreintes primitives se conservaient peut-être intactes.

— Nous partirons demain, ajouta-t-il, saisi d’une sorte d’anxiété en entendant le chant qui s’approchait[2].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


V

La table mise sur la loggia était gaie avec ses porcelaines claires, ses cristaux azurins, ses œillets rouges, dans la lumière dorée d’une grande lampe fixe qui attirait tous les papillons nocturnes épars dans le crépuscule.

— Regarde, George ! regarde ! Un papillon infernal ! Il a deux yeux de démon. Les vois-tu luire ?

Hippolyte indiquait un papillon plus grand que les autres, d’aspect étrange, couvert d’un épais duvet fauve, avec des yeux saillans qui, sous la lumière, étincelaient comme deux escarboucles.

— Il vient sur toi ! il vient sur toi ! Prends garde !

Elle riait à gorge déployée, se faisant un jeu de l’inquiétude instinctive que George laissait paraître malgré lui lorsqu’un de ces insectes menaçait de l’effleurer.

— Il faut que je l’aie ! s’écria-t-elle avec l’élan d’un caprice enfantin.

Et elle tâcha de faire prisonnier le papillon diabolique qui voletait autour de la lampe sans se poser. Ses tentatives, brusques et violentes, restèrent inutiles. Elle renversa un verre, fit crouler sur la table une pyramide de fruits, faillit briser l’abat-jour.

— Quelle furie ! dit George en l’excitant. Mais tu ne réussiras pas.

— Je réussirai, répliqua l’opiniâtre en le regardant au fond des yeux. Veux-tu faire un pari ?

— Que parions-nous ?

— Ce que tu voudras.

— Eh bien ! une discrétion.

— C’est cela, une discrétion.

Dans la chaude lumière, elle avait sur le visage son plus riche et son plus doux coloris, ce coloris idéal « composé d’ambre pâle et d’or mat et peut-être aussi de quelques roses fanées, » où George avait cru retrouver à Venise tout le mystère et toute la beauté de l’antique âme vénitienne émigrée au doux royaume de Chypre. Elle portait dans les cheveux un œillet ardent comme un désir. Et ses yeux, ombrés par les cils, resplendissaient comme les lacs entre les saules dans le crépuscule.

En la regardant avec une curiosité attentive, George pensait : « Combien elle revêt à mes yeux d’apparences diverses ! Sa forme est dessinée par mon désir ; ses ombres sont produites par ma pensée. Telle qu’elle m’apparaît à chaque instant, elle n’est que l’effet de ma continuelle création intérieure. Elle n’existe qu’en moi. Ses apparences sont changeantes comme les rêves d’un malade. Gravis dum suavis ! Quand ? » Il ne gardait qu’un souvenir très confus de l’époque où il l’avait décorée de ce titre d’idéale noblesse en la baisant au front. Maintenant, cette exaltation était devenue pour lui presque inconcevable. Il se rappelait vaguement des paroles prononcées par elle et qui semblaient révéler un esprit profond : « Ce qui alors parlait en elle, n’était-ce point mon esprit à moi ? Ce fut une de mes ambitions, d’offrir à mon âme triste ces lèvres sinueuses pour qu’elle exhalât sa douleur par un instrument d’insigne beauté. »

Il regarda ces lèvres. Elles se contractaient légèrement, non sans grâce, participant à l’intensité d’attention avec laquelle Hippolyte tâchait de saisir le moment opportun pour surprendre le papillon de nuit.

Elle le guettait avec une ruse circonspecte ; elle voulait, d’un geste unique et foudroyant, emprisonner dans le creux de sa main la proie ailée qui tourbillonnait sans repos autour de la lumière. Et elle fronçait les sourcils, elle avait l’air de se bander comme un arc, prête à la détente. La détente se fit deux ou trois fois, mais sans succès. Le papillon était insaisissable.

— Avoue que tu as perdu, dit George. Je n’abuserai pas.

— Non !

— Avoue que tu as perdu.

— Non ! Malheur à lui et à toi si je l’attrape.

Et elle reprit sa chasse avec une patience frémissante.

— Oh ! il est parti, cria George, qui avait perdu de vue l’agile adorateur de la flamme. Il s’est envolé !

Hippolyte se leva avec un dépit réel : le pari la passionnait pour tout de bon. Et elle promena aux alentours un regard perçant pour découvrir le fugitif.

— Le voici ! cria-t-elle, triomphante. Là, sur le mur. Vois-tu ?

Et elle fit signe qu’elle regrettait d’avoir crié.

— Ne bouge pas, ajouta-t-elle à voix basse, en se tournant vers son ami.

Le papillon s’était posé sur la muraille lumineuse, et il y restait immobile, pareil à une petite tache brune. Avec des précautions infinies, Hippolyte s’en approcha ; et son beau corps élancé et flexible se dessinait en ombre sur la muraille blanche. Rapide, sa main se leva, s’abattit, saisit.

— Je l’ai ! je le tiens !

Et elle frémissait d’une allégresse enfantine.

— Quelle pénitence te donnerai-je ? Je te le mettrai dans le cou. Toi aussi, tu es en mon pouvoir.

Et elle faisait mine d’exécuter sa menace, comme le jour de la course sur le coteau.

George riait, conquis par la spontanéité de cette allégresse qui réveillait en lui tout ce qui lui restait de juvénile. Il dit :

— Allons, maintenant assieds-toi et mange tes fruits en paix.

— Attends, attends !

— Que veux-tu faire ?

— Attends.

Elle ôta l’épingle qui fixait l’œillet dans ses cheveux et se la mit entre les lèvres. Puis, doucement, elle ouvrit le poing, prit le papillon par les ailes, s’apprêta à le transpercer.

— Que tu es cruelle ! dit George. Que tu es cruelle !

Elle sourit, attentive à son œuvre, tandis que la petite victime battait des ailes, déjà déflorée.

— Que tu es cruelle ! répéta George d’une voix plus basse mais plus grave, en observant sur la physionomie d’Hippolyte une expression ambiguë, mêlée de complaisance et de répugnance, qui semblait signifier qu’elle trouvait un plaisir spécial à stimuler et à irriter artificiellement sa propre sensibilité.

Il était convaincu que déjà, en plusieurs circonstances, elle avait montré un goût morbide pour ce genre d’excitation. Nul sentiment pur de pitié ne lui avait empli le cœur en présence de l’enfant à l’agonie. Et, dans sa mémoire, il la revoyait aussi accélérant le pas vers le groupe de curieux penchés sur le parapet du Pincio pour distinguer les traces laissées sur le pavé par le suicidé.

« La cruauté est latente au fond de son amour, pensa-t-il. En elle, il y a quelque chose de destructif, qui se manifeste d’autant plus clairement que l’ardeur de ses caresses est plus forte… » Et il revoyait l’image effrayante et presque gorgonéenne de cette femme, telle qu’elle était souvent apparue à ses yeux mi-clos.

— Regarde ! dit-elle en lui montrant le papillon transpercé qui agitait encore les ailes. Regarde comme ses yeux brillent !

Et elle le présentait de diverses façons à la lumière, comme quand on veut aviver l’irisation d’une gemme. Elle ajouta :

— Le beau joyau !

Et, d’un geste souple, elle le piqua dans ses cheveux. Puis, regardant George au fond des prunelles :

— Toi, tu ne fais que penser, penser, penser ! Mais à quoi penses-tu ? Du moins tu parlais, jadis ; peut-être même plus qu’il n’aurait fallu. Maintenant, tu es devenu taciturne, avec un air de mystère et de conspiration… As-tu quelque chose contre moi ? Parle, quand même cela devrait me faire mal.

L’accent de sa voix, soudainement changé, exprimait l’impatience et le reproche. Elle s’apercevait une fois de plus que son amant n’avait été qu’un spectateur réfléchi et solitaire, un témoin vigilant et peut-être hostile.

— Mais parle donc ! J’aime mieux les paroles méchantes d’autrefois que ce mystérieux silence. Qu’as-tu ? te déplait-il d’être ici ? es-tu malheureux ? ma présence continue te fatigue-t-elle ? ai-je trompé ton attente ?

Assailli de front et à l’improviste, George s’irrita, mais contint son irritation ; bien plus, il essaya de sourire.

— Pourquoi ces questions étranges ? dit-il avec calme. Cela t’ennuie, que je pense ? Comme toujours, je pense à toi et aux choses qui te concernent.

Et, vivement, avec un doux sourire, par crainte qu’elle ne soupçonnât une nuance d’ironie dans ses paroles, il ajouta :

— Tu rends mon esprit fécond. Quand je suis en ta présence, ma vie interne est si pleine que le son de ma propre voix me déplaît.

Elle fut contente de cette phrase affectée qui semblait l’élever à une fonction spirituelle, la proclamer créatrice d’une vie supérieure. L’expression de son visage devint grave, tandis que, dans sa chevelure, le papillon nocturne agitait sans répit ses petites ailes diaprées.


VI

Sous la tente plantée dans la grève, après le bain, demi-nu il regardait Hippolyte, qui s’attardait au soleil sur le bord de l’eau, enveloppée de son peignoir blanc. En regardant, il avait dans les yeux des scintillations presque douloureuses, et la grande lumière de midi lui causait une sensation nouvelle de malaise physique mêlée à une sorte de vague épouvante. C’était l’heure terrible, l’heure panique, l’heure suprême de la lumière et du silence, planant sur le vide de la vie. Il comprenait la superstition païenne, l’horreur sacrée des midis caniculaires sur la plage habitée par un dieu cruel et occulte. Au fond de son vague effroi se mouvait quelque chose de pareil à l’anxiété de l’homme qui attend une apparition subite et formidable. Il se paraissait à lui-même puérilement faible et peureux, diminué de courage et de forces comme après une épreuve défavorable. En plongeant son corps dans la mer, en offrant son front au plein soleil, en parcourant à la nage une courte distance, en s’essayant à son exercice préféré, en mesurant sa respiration sur le souffle de l’espace sans bornes, il avait senti à d’indubitables indices l’appauvrissement de sa vigueur, le déclin de sa jeunesse, l’œuvre destructive de l’Ennemie ; il avait senti une fois encore le cercle de fer se resserrer autour de son activité vitale et en réduire une zone de plus à l’inertie et à l’impuissance. La sensation de cette langueur musculaire devenait pour lui d’autant plus profonde qu’il regardait plus attentivement la personne de cette femme dressée dans la splendeur du jour.

Pour sécher ses cheveux, elle les avait dénoués ; et les boucles, rendues massives par l’eau, lui tombaient sur les épaules, si sombres qu’elles semblaient presque de violette. Son corps svelte et droit, enveloppé comme dans les plis d’un péplum, se dessinait par moitié sur le champ glauque de la mer et par moitié sur la transparence lumineuse du ciel. À peine entrevoyait-on hors de la chevelure le profil de la face penchée et attentive. Elle était tout absorbée dans le plaisir alternatif de mettre ses pieds nus sur le sable torride et de les y tenir aussi longtemps qu’elle en pouvait supporter l’ardeur, puis de les plonger tout brûlans dans l’onde caressante qui léchait la grève. Et cette double sensation semblait lui donner une jouissance infinie, où elle s’oubliait. Elle se trempait, se fortifiait par le contact avec les choses libres et saines, par l’absorption complaisante de l’eau salée et du rayon. Comment se pouvait-il qu’elle fût en même temps si malade et si valide ? Comment se pouvait-il qu’elle conciliât en son être tant de contradictions, qu’elle prît tant d’aspects divers en un seul jour, en une seule heure ? La femme taciturne et triste qui couvait le mal sacré, la maladie astrale ; l’amante avide dont les ardeurs étaient presque effrayantes, cette même créature, debout sur le rivage de la mer, avait des sens capables de recueillir et de savourer toutes les naturelles délices répandues dans les choses environnantes, d’apparaître semblable aux simulacres de la Beauté antique inclinées sur le cristal harmonieux d’un Hellespont.

Elle avait évidemment une résistance supérieure. George la considérait avec un dépit qui, se condensant peu à peu, finissait par prendre la gravité d’une rancune. Le sentiment de sa propre faiblesse se troublait de haine, à mesure que sa perspicacité devenait plus lucide et presque vindicative.

Ils n’étaient pas beaux, ces pieds nus que tour à tour elle réchauffait sur la grève et rafraîchissait dans l’eau ; ils avaient même les doigts déformés, plébéiens, sans aucune finesse ; ils portaient l’empreinte évidente d’une origine inférieure. Et il les regardait attentivement ; il ne regardait qu’eux, avec une extraordinaire clairvoyance de perception, comme si les détails de leur forme eussent dû lui révéler un secret. Et il pensait : « Que de choses impures fermentent dans ce sang-là ! Tous les instincts héréditaires de sa race subsistent en elle, indestructibles, prêts à se développer et à s’insurger contre une contrainte quelconque. Je ne réussirai jamais à la rendre pure. Je ne pourrai que superposer à sa personne réelle les images changeantes de mes rêves… « Mais, tandis que son intelligence réduisait cette femme à n’être qu’un simple motif pour son imagination et ôtait toute valeur à la forme tangible, l’acuité même de la perception actuelle lui faisait sentir que ce qui l’attachait le plus, c’était précisément la qualité réelle de cette chair, et non pas seulement ce qu’il y avait de plus beau, mais surtout ce qu’il y avait de moins beau. La découverte d’une laideur ne relâchait pas le lien, ne diminuait pas la fascination. Les traits les plus vulgaires exerçaient sur lui une attraction irritante. Il connaissait bien ce phénomène qui s’était souvent répété. Souvent ses yeux, avec une clairvoyance parfaite, avaient vu s’accentuer les défauts sur la personne d’Hippolyte ; et ils en avaient subi longuement l’attraction, ils avaient été contraints de les fixer, de les examiner, de les exagérer. Et dans ses sens, dans son esprit, il avait éprouvé un trouble indéfinissable, suivi presque toujours d’une soudaine ardeur de désir. C’était bien là l’indice le plus décisif de la grande obsession qu’une créature humaine exerce sur une autre créature humaine.

Il réfléchit à la fuite des ans, à la chaîne rivée pour toujours par l’habitude, à l’infinie tristesse de l’amour devenu un vice las. Il se vit lui-même, dans l’avenir, lié à cette femme comme l’esclave à son carcan, privé de volonté et de pensée, abruti et vide ; il vit son aimée défleurir, vieillir, s’abandonner sans résistance à l’œuvre lente du temps, laisser choir de ses mains inertes le voile lacéré des illusions, mais conserver toutefois son pouvoir fatal ; il vit la maison déserte, désolée, silencieuse, dans l’attente de la visiteuse suprême, la Mort !…

Il se rappela les cris des petits bâtards, entendus dans la maison paternelle en cette après-midi lointaine. Il pensa : « Elle est stérile : ses entrailles sont frappées de malédiction. Elle trompe et déjoue sans cesse en moi l’instinct le plus profond de la vie. » L’inutilité de son amour lui apparut comme une transgression monstrueuse de la loi suprême. — Mais, puisque son amour n’était qu’une luxure inquiète, pourquoi donc avait-il ce caractère d’inéluctable fatalité ? L’instinct de perpétuer la race n’était-il pas le motif unique et vrai de tout amour sexuel ? Cet instinct aveugle et éternel n’était-il pas la source du désir, et le désir ne devait-il pas avoir pour but, occulte ou manifeste, la génération prescrite par la Nature ? D’où venait donc qu’un lien si fort l’attachât à la femme stérile ? — Ce qui manquait à son amour c’était la raison première : l’affirmation et le développement de la vie par delà les limites de l’existence individuelle. Ce qui manquait à la femme aimée, c’était le plus haut mystère du sexe : « la souffrance de celle qui enfante. » Et ce qui causait la misère de l’un et de l’autre c’était justement cette persistante monstruosité.

— Tu ne viens pas prendre le soleil ? demanda tout à coup Hippolyte en se tournant vers lui. Vois-tu comme j’y résiste, moi ? Je veux devenir réellement ce que tu dis : pareille à l’olive. Je te plairai ainsi ?

Elle se rapprocha de la tente, relevant des deux mains les bords de sa longue tunique, mettant dans ses gestes une grâce presque mignarde, comme envahie soudain d’une langueur.

— Je te plairais ?

Dans sa voix, comme sur sa figure, comme sur son sourire, il y avait une ombre, une ombre infiniment mystérieuse et fascinatrice. Il semblait qu’elle devinât en son amant l’hostilité secrète et qu’elle se préparât à en triompher.

— Que regardes-tu ? demanda-t-elle avec un brusque sursaut. Non, non, ne les regarde pas ! Ils sont laids.

Et elle retira ses pieds, les cacha entre les plis du peignoir.

— Non, non, je te le défends.

Elle eut un moment de dépit et de honte ; elle fronça les sourcils, comme si elle eût surpris dans le regard de George une étincelle de la vérité cruelle.

— Méchant ! dit-elle encore, sur un ton ambigu de plaisanterie et de rancune.

Il répondit, un peu énervé :

— Tu sais bien que, pour moi, tu es belle tout entière.

Et il fit le geste de l’attirer en lui offrant un baiser.

— Non. Attends. Ne regarde pas.

Et elle s’éloigna, se glissa vers un angle de la tente. Vivement, avec des gestes furtifs, elle mit ses longs bas de soie noire ; puis elle se retourna, impudique, avec sur les lèvres un indéfinissable sourire. Il y avait dans son geste quelque chose de volontairement lascif, et il y avait dans son sourire une pointe de subtile ironie. Et cette muette et terrible éloquence prenait pour le jeune homme cette signification précise : « Je suis toujours l’invaincue. Tu as connu près de moi toutes les jouissances dont est assoiffé ton désir sans fin, et je me revêtirai de mensonges qui provoqueront sans fin ton désir. Que m’importe ta perspicacité ? Le voile que tu déchires, j’ai le pouvoir de le réparer en un instant ; le bandeau que tu as arraché, j’ai le pouvoir de te le rattacher en un instant. Je suis plus forte que ta pensée. Je connais le secret de mes transfigurations dans ton âme. Je sais les gestes et les paroles qui ont la vertu de me transfigurer en toi. » Et en effet, une fois de plus la réalité se convertissait en une fiction confuse pleine d’images hallucinantes. La réverbération de la mer emplissait la tente d’un frissonnement d’or, mêlait mille paillettes d’or aux fils du tissu. Par l’ouverture, on apercevait l’immensité de la mer calme, la vaste immobilité des eaux sous un flamboiement presque lugubre. Et peu à peu ces apparences mêmes s’évanouirent. Dans le silence il n’entendit plus que le rythme de son propre sang ; dans l’ombre il ne vit plus que les deux grands yeux fixés sur lui avec une sorte de fureur. Elle l’enveloppait tout entier d’un multiple contact, comme si elle eût participé de la nature d’un nuage… Et dans l’égarement final de sa conscience il crut toucher le fond d’un abîme et frapper la roche de sa nuque.

Il entendit ensuite, comme dans le lointain, parmi le froufrou des jupes, la voix d’Hippolyte qui disait :

— Tu veux rester encore un peu ? Tu dors ?

Il ouvrit les yeux ; il murmura, tout étourdi :

— Non, non, je ne dors pas.

Il tenta de sourire. Il entrevit la blancheur des dents d’Hippolyte, qui lui souriait.

— Veux-tu que je t’aide à te vêtir ?

— Non. Je m’habille à l’instant. Va, va ; je te rejoins, murmura-t-il d’un air ensommeillé.

— Alors je remonte. J’ai trop faim. Habille-toi vite et viens.

— Oui, tout de suite.

Il entendit le grincement du sable sous les pas qui s’éloignaient. Le grand silence reprit possession de la plage. Par intervalles arrivait du rivage et des roches voisines un clapotement léger, un bruit faible pareil à celui que font les animaux qui boivent à l’abreuvoir.

Quelques minutes passèrent, pendant lesquelles il lutta contre un accablement qui menaçait de tourner en léthargie. Enfin il se mit sur son séant, avec effort ; il secoua la tête pour dissiper le brouillard de sa pensée ; il regarda autour de lui avec égarement. « Oh ! si, en me recouchant, je pouvais ne plus me relever ! Mourir ! ne jamais la revoir ! » Il se sentait atterré par la certitude que, dans quelques instans, il devrait revoir cette femme, il devrait se tenir près d’elle, il devrait recevoir encore ses baisers, il devrait entendre encore ses paroles.

Avant de commencer à se vêtir, il hésita. Plusieurs idées folles lui traversèrent le cerveau. Puis, il s’habilla machinalement. Il sortit de la tente, et l’éblouissement lui fît fermer les yeux. À travers le tissu des paupières, il vit une grande clarté rouge. Il eut un léger vertige.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, le spectacle des choses extérieures lui causa une sensation inexprimable. C’était comme s’il eût revu ces choses après un temps indéfini, dans une existence différente.

La grève, fouettée par le soleil, avait une blancheur de chaux. Sur l’immense et lugubre miroir de la mer, le ciel incandescent paraissait s’affaisser de seconde en seconde, alourdi par un de ces mornes silences qui accompagnent l’attente d’une catastrophe inconnue. Les promontoires sablonneux, avec leurs grandes anses désertes, élevaient au-dessus des récifs noirâtres, pareilles à des tours, leurs crêtes où les oliviers se dressaient contre le soleil torride dans des attitudes de colère et de folie. Allongé sur les roches et semblable à un monstre aux aguets, le Trabocco avec ses nombreux engins avait un aspect formidable. Dans l’enchevêtrement des poutres et des cordages, on distinguait les pêcheurs penchés sur les eaux, fixes, immobiles comme des bronzes ; et sur leurs vies tragiques pesait le sortilège mortel.

Tout à coup, dans l’embrasement et dans le silence, une voix frappa les oreilles du jeune homme : celle de la femme qui l’appelait du haut de l’Ermitage.

Il eut une secousse ; il se retourna avec une palpitation suffocante. La voix répéta son appel, limpide et forte, comme dans l’intention d’affirmer son pouvoir.

— Viens !

Tandis qu’il gravissait la pente, la bouche fumeuse d’un des tunnels jeta dans l’air un grondement dont la répercussion envahit tout le golfe. Il s’arrêta près de la voie, pris à nouveau d’un léger vertige ; et l’éclair d’une idée folle traversa son cerveau vidé : « Se coucher en travers des rails… La fin de tout en une seconde… ! »

Assourdissant, rapide et sinistre, le train qui passait lui lança au visage le vent de sa course ; puis, sifflant et grondant, il disparut dans la bouche du tunnel opposé, qui fuma noirâtre dans le soleil.


VII

Depuis l’aube jusqu’au crépuscule, les chants des moissonneurs et des glaneuses alternaient sur les flancs de la colline féconde.

Les chœurs masculins, avec une véhémence bachique, célébraient la joie des festins plantureux et la bonté du vieux vin. Pour les hommes de la faux, le temps de la moisson était un temps d’abondance. D’heure en heure, depuis l’aube jusqu’au crépuscule, selon l’antique coutume, ils interrompaient leur besogne pour manger et boire sur le chaume, parmi les gerbes nouvelles, en l’honneur du maître généreux. Et chacun retirait de son écuelle la part de nourriture suffisante pour rassasier une glaneuse. Tel, à l’heure du repas, Booz avait dit à Ruth la Moabite : — « Approche et mange du pain, et trempe ton morceau dans le vinaigre ; » — et Ruth était venue s’asseoir près des moissonneurs et s’était rassasiée.

Mais les chœurs féminins se prolongeaient en cadences presque religieuses avec une douceur lente et solennelle, révélaient la sainteté originelle du travail alimentaire, la noblesse primordiale de cette tâche où la sueur des hommes sanctifiait sur la terre des ancêtres la nativité du pain.

George les entendait et les suivait, l’âme aux écoutes ; et, peu à peu, une influence bienfaisante et inespérée se répandait sur lui. Son âme semblait se dilater peu à peu en une aspiration toujours plus large et plus sereine, à mesure que devenait plus pure l’onde du chant propagé dans les midis torrides encore, mais où l’espérance de la nuit pacificatrice commençait à répandre une sorte de calme extatique. C’était un renouveau d’aspiration vers les sources de la vie, vers les Origines. C’était peut-être le dernier tressaillement de sa jeunesse atteinte dans l’essence de son énergie substantielle, le suprême halètement vers la reconquête d’un bien perdu désormais pour toujours.

Le temps de la moisson tirait à sa fin. En passant le long des champs moissonnés, il entrevoyait de beaux usages qui semblaient des rites d’une liturgie géorgique. Un jour, il s’arrêta près d’un champ déjà dépouillé, où les moissonneurs venaient de construire la dernière meule, et il fut témoin de la cérémonie.

Sur les choses fatiguées par l’ardeur diurne planait l’heure limpide et douce qui allait recueillir dans sa sphère de cristal les cendres impalpables du jour consumé. Le champ se dessinait en parallélogramme sur un plateau ceint d’oliviers gigantesques qui laissaient paraître entre leurs rameaux la bande bleue de l’Adriatique, mystérieuse comme le vélum entrevu dans le temple derrière les palmes d’argent. Les hautes meules se dressaient à intervalles égaux, en forme de cônes, massives et opulentes d’une richesse entassée par les bras des hommes, célébrée par le chant des femmes. Au centre du champ, la troupe des moissonneurs faisait cercle autour de son chef, après le travail accompli. C’étaient des hommes trapus, brûlés, vêtus de lin. Aux bras, aux jambes, aux pieds nus, ils portaient les déformations que la longue et lente endurance des labeurs imprime sur les membres qui travaillent. Dans le poing de chaque homme luisait la faux, courbe et mince comme la lune en son premier quartier. De temps à autre, avec un geste simple de la main libre, ils essuyaient la sueur de leur front et en aspergeaient le sol où brillait la paille sous les rayons obliques du couchant.

À son tour, le chef fit ce même geste ; puis, levant la main comme pour bénir, il s’écria, dans son idiome sonore, riche de rythmes et d’assonances :

— Quittons le champ, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit !

En chœur, les hommes de la faux répondirent avec un grand cri ;

— Amen !

Le chef reprit :

— Béni soit notre maître, et bénie notre maîtresse !

Les hommes répondirent :

— Amen !

Et le chef, d’une voix qui par degrés se renforçait et s’enflammait :

— Béni soit celui qui nous a porté le bon manger !

— Amen !

— Béni soit celui qui a dit : « Ne mets pas d’eau dans le vin du moissonneur ! »

— Amen !

— Béni soit le patron qui a dit à la patronne : « Donne sans mesurer, et mets la sapa dans le vin du moissonneur. »

— Amen !

Les bénédictions s’étendaient de proche en proche : à celui qui avait tué la brebis, à celui qui avait lavé les herbes et les légumes, à celui qui avait fourbi le vase de cuivre, à celui qui avait assaisonné les viandes d’épices. Et le bénisseur, dans le feu de l’enthousiasme, dans le transport soudain d’une sorte de fureur poétique, trouvait les assonances et s’exprimait soudain en distiques. La troupe lui répondait par d’immenses clameurs que répercutaient tous les golfes, tandis que sur le fer des faux s’allumaient les éclairs crépusculaires et que la gerbe dressée au sommet des meules ressemblait à une flamme.

— Bénies soient les femmes qui chantent la belle chanson en apportant les cruches de vieux vin !

— Amen !

Ce fut un tonnerre de joie. Puis tous se turent et regardèrent le chœur des femmes qui s’approchaient, porteuses des dernières largesses sur le champ fauché.

Les femmes, en double file, soutenant sur leurs bras les grandes cruches peintes, chantaient. Et, en les voyant s’avancer entre les troncs d’oliviers comme entre une colonnade sur le fond maritime, le spectateur étranger croyait voir une de ces théories votives qui se développent harmonieusement en bas-relief sur les frises des temples ou autour des sarcophages.

Lorsqu’il revint à la maison, cette image de beauté l’accompagna le long du sentier. Et, en cette compagnie, tandis qu’il cheminait lentement parmi les prestiges du soir où flottaient encore les ondes des chœurs, il se disait : « Le sentiment religieux du bonheur de vivre ; le culte profond de la Nature, mère éternellement créatrice, éternellement joyeuse de la surabondance de ses forces ; la vénération et l’enthousiasme pour toutes les énergies fécondantes, génératrices et destructives ; l’affirmation violente et tenace de l’instinct agonistique, de l’instinct de lutte, de prédominance, de souveraineté, de puissance hégémonique, n’étaient-ce point les pivots inébranlables qui soutenaient le vieux monde hellénique durant sa période ascensionnelle ? Il était enraciné dans la substance de l’Hellène, le primitif sentiment homérique de la vie. L’énergique Hellène, à l’instar de ces guerriers célébrés par l’hexamètre sonore qui saluaient toujours « avec la même allégresse le tonnerre et les rayons du soleil », toujours aussi « saluait avec la même allégresse » le Bien et le Mal, sans autre envie que d’épancher son exubérance et d’exercer efficacement son instinct natif de domination. Soit dans l’acte terrible, soit dans la souffrance, il savait trouver une joie hautaine. Même dans l’erreur, même dans la douleur, même dans le supplice, il ne voulait jamais reconnaître que le triomphe de la vie. Pâtir était pour lui un aiguillon et lui faisait l’effet de ces drogues qui stimulent, accélèrent, exaltent les fonctions organiques d’où résulte la puissance de l’être. Ce qui surgissait des profondeurs de son sentiment tragique, ce n’était ni l’aspiration à s’affranchir de la terreur et de la pitié, ni l’aspiration à une purification finale : c’était sans aucun doute, comme Frédéric Nietzsche l’a compris, l’aspiration à être lui-même l’éternelle joie du Devenir, au-dessus de toute terreur et de toute pitié ; à être lui-même toutes les joies, sans excepter les joies terribles, sans excepter celle de la destruction. Le seul philosophe digne de lui fut Héraclite d’Ephèse, qui, semblable à la Sibylle, « parlant avec une bouche inspirée, sans sourire, sans parure et sans parfum, traverse les siècles avec la puissance d’un dieu. » L’idée de l’évolution, de l’écoulement perpétuel de toutes choses, de l’infinie mutabilité cosmique, cette idée fondamentale de la philosophie moderne, resplendit dans son aphorisme imagé : « On ne navigue pas deux fois sur le même fleuve. Rien, y compris le passager, ne reste identique. Sur le même fleuve, nous nous embarquons et nous ne nous embarquons pas, puisque nous sommes et ne sommes pas. » Ce disciple de lui-même, considérant l’Univers, le connut sous l’aspect, non pas d’une entité stable, mais d’un continuel processus de formation et de transformation où rien n’était durable sinon l’énergie ignée agissant selon un ordre rationnel par une éternelle succession de cycles. Il connut qu’à chaque instant l’état de l’Univers n’était que l’expression d’un accord transitoire de forces en conflit, et que l’apparence du repos ou de la mort n’était qu’une activité imperceptible aux sens de l’homme. Devant les yeux de son intellect, toutes choses passaient de l’état naissant à l’être visible et retournaient ensuite au non-être par d’innombrables métamorphoses vitales, avec un flux tantôt lent et tantôt rapide où il ne discernait pas de principe et ne découvrait pas de fin. Donc l’Hellène, par sa véhémente volonté de vivre et d’épanouir sa vie sous le plus grand nombre possible de formes, ne faisait que s’identifier à la nature des choses. Entre les buts de son existence individuelle et le processus cosmique, il n’y avait nul conflit. De même qu’aux Dionysiaques il célébrait la perpétuité de la vie et le perpétuel retour des forces transformées, de même, dans la Tragédie, dont les origines sont précisément dionysiennes et se rattachent à ces fêtes, il avait pour unique aspiration d’être lui-même l’éternelle volupté du Devenir… »

À un détour du sentier, George s’arrêta en entendant approcher une voix mélodieuse qu’il lui sembla reconnaître. Et, lorsqu’il la reconnut, il eut un soudain élan d’allégresse. C’était la voix de Favette, de la jeune chanteuse aux yeux de faucon : la voix vibrante qui réveillait toujours en lui le souvenir de la joyeuse matinée de mai resplendissant sur le labyrinthe des genêts fleuris, sur la solitude du jardin d’or où, tout étonné, il avait cru découvrir le secret de la joie.

Sans soupçonner la présence de l’étranger dissimulé par une haie, Favette s’avançait conduisant une vache par la longe. Et elle chantait, la tête haute, la bouche ouverte vers le ciel, tout le visage en pleine lumière ; et, de sa gorge, le chant jaillissait fluide, limpide, cristallin comme une source. Derrière elle, la belle bête neigeuse cheminait avec mansuétude, et, à chaque pas, son fanon ondulait et la masse de ses pis gonflés de lait par la pâture ballottait entre ses jambes.

Lorsqu’elle aperçut l’étranger, la chanteuse s’interrompit et fit mine de s’arrêter. Mais lui, allant à sa rencontre avec un air de fête, comme s’il eût retrouvé une amie des temps heureux :

— Où vas-tu donc, Favette ? s’écria-t-il.

S’entendant appeler par son nom, elle rougit et sourit avec embarras.

— Je reconduis la vache à l’étable, répondit-elle.

Comme elle avait brusquement ralenti le pas, le mufle de la bête lui effleura les reins ; et son buste hardi se dressait entre les grandes cornes comme dans le croissant d’une lyre.

— Tu chantes toujours ! dit George en l’admirant dans cette attitude. Toujours !

— Eh ! seigneur, fit-elle avec un sourire, si on nous ôtait le chant, que nous resterait-il ?

— Te rappelles-tu cette matinée où tu as cueilli les fleurs de genêt ?

— Les fleurs de genêt pour ton épouse ?

— Oui ; tu te rappelles ?

— Je me rappelle.

— Rechante-moi cette chanson !

— Seule, je ne puis pas la chanter.

— Alors, chantes-en une autre.

— Comme cela, tout de suite, en ta présence ? J’ai honte. Je chanterai en chemin. Adieu, seigneur.

— Adieu, Favette.

Et elle poursuivit sa route, traînant la bête paisible. Après quelques pas, elle entonna la chanson de toute la force de sa voix, qui envahit aux alentours la campagne lumineuse.

Le soleil venait de se coucher, et une lumière extraordinairement vive se répandait sur les côtes et sur la mer ; une onde immense d’or impalpable montait du ciel occidental au zénith et redescendait vers le bord opposé, dont elle pénétrait avec une extrême lenteur la transparence glauque. Par degrés, l’Adriatique devenait plus claire et plus douce, se rapprochant du coloris qu’ont les premières feuilles des saules sur les pousses nouvelles. Seules les voiles rouges, aussi superbes que si elles eussent été de pourpre, rompaient la clarté diffuse.

« C’est une Fête, pensait George, ébloui par la splendeur du couchant, sentant palpiter autour de lui la joie de vivre. Où respire-t-elle, la créature humaine pour qui toute la journée, depuis l’aube jusqu’au crépuscule, est une Fête consacrée par quelque conquête nouvelle ? Où vit-il, le dominateur, — l’homme couronné de la couronne du rire, de cette couronne de roses riantes dont parle Zarathustra : — « le dominateur fort et tyrannique, affranchi du joug de toute fausse moralité, assuré dans le sentiment de sa puissance, convaincu que l’essence de la personne surpasse en valeur tous les attributs accessoires, résolu à s’élever au-dessus du Bien et au-dessus du Mal par la pure énergie de son vouloir, capable aussi de contraindre la vie à lui tenir ses promesses ? »

Sur la colline, les chants en l’honneur de la nativité du pain continuaient et alternaient. Les longues théories féminines apparaissaient sur les pentes et disparaissaient. Çà et là, d’invisibles feux, montaient dans l’air sans brise des colonnes de fumée, très lentes. Le spectacle se faisait solennel et semblait reculer dans le mystère d’un siècle lointain, dans la sainteté d’une célébration de Dionysiaques rurales.

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VIII

Depuis la nuit tragique où Candie, en baissant la voix, avait parlé du sortilège qui pesait sur les hommes du Trabocco, cette grande ossature blanchâtre allongée sur les récifs avait plus d’une fois attiré les regards et excité la curiosité des étrangers. Dans le croissant de la petite baie musicale, cette forme hérissée et insidieuse, perpétuellement aux aguets, paraissait démentir la bénignité de la solitude. Dans les midis brûlans et immobiles, dans les crépuscules embrumés, elle prenait parfois des aspects formidables. Parfois, quand tout reposait, on entendait grincer le cabestan et craquer toute la charpente. Pendant les nuits sans lune, on voyait la rougeur des torches reflétée par les eaux.

En un après-midi de pesante oisiveté, George proposa à Hippolyte :

— Veux-tu venir au Trabocco ?

Elle répondit :

— Allons, si tu veux. Mais comment ferai-je pour passer le pont ? Une fois déjà j’ai essayé…

— Je te conduirai par la main.

— Le passage est trop étroit.

— Nous essayerons.

Ils y allèrent. Ils descendirent par le sentier. Au coude, ils trouvèrent une sorte d’escalier taillé dans le granit, peu praticable, et dont les marches irrégulières se prolongeaient jusque sur les récifs à l’extrémité du pont branlant.

— Tu vois ! comment ferai-je ? dit Hippolyte avec regret. Rien qu’à regarder, la tête me tourne.

La première partie du pont se composait d’une planche unique, très étroite, soutenue par des étançons fixés sur la roche ; l’autre partie, plus large, était formée de voliges transversales, blanches d’une blancheur presque argentée, vermoulues, cassantes, mal jointes, si peu épaisses qu’elles semblaient devoir se rompre sous la moindre pression du pied.

— Tu ne veux pas essayer ? — demanda George avec une sensation intérieure d’étrange soulagement en constatant qu’Hippolyte ne réussirait jamais à opérer le périlleux passage. — Regarde ; voici qu’on vient pour nous tendre la main.

Un enfant demi-nu accourait de la plate-forme, agile comme un chat, brun comme un bronze riche d’or. Sous son pied infaillible les voliges craquaient, les solives pliaient. Parvenu à l’extrémité du pont, près des étrangers, il les encouragea avec des gestes énergiques à se confier en lui, les regardant de ses yeux perçans d’oiseau de proie.

— Tu ne veux pas essayer ? reprit George avec un sourire.

Irrésolue, elle avança un pied sur la planche branlante, regarda les rochers et l’eau, puis se retira sans réussir à vaincre son trouble.

— Je crains le vertige, dit-elle. Je suis sûre que je tomberais

Elle ajouta avec un regret manifeste :

— Va, va seul. Tu n’as pas peur ?

— Non. Mais toi, que feras-tu ?

— Je m’assoirai à l’ombre et je t’attendrai.

Elle ajouta encore, avec hésitation, comme pour tenter de le retenir :

— Mais pourquoi y vas-tu ?

— J’y vais. Je suis curieux de voir.

Elle semblait chagrine de ne pas pouvoir le suivre, tachée de le laisser aller en un lieu où elle-même n’arriverait pas ; et ce qui semblait la chagriner et la fâcher, c’était, non pas seulement de renoncer à une curiosité et à un plaisir, mais encore quelque autre cause mal distincte. En effet, ce qui la faisait souffrir aussi, c’était l’obstacle temporaire qui allait s’interposer entre son amant et elle, cet obstacle qu’elle était incapable de surmonter. Tant lui était devenu essentiel le besoin de tenir son amant attaché sans cesse par un lien sensuel, d’être avec lui en contact ininterrompu, de le dominer, de le posséder.

Elle dit sur un ton de dépit à peine perceptible :

— Va, va donc !

George venait d’observer au fond de lui-même un sentiment contraire au sentiment instinctif d’Hippolyte : c’était une sorte de soulagement à constater qu’il y avait un lieu où Hippolyte ne le suivrait pas, un refuge complètement inaccessible à l’Ennemie, une retraite défendue par les roches et par la mer où il pourrait trouver enfin quelques heures de véritable repos. Et ces impressions, quoique mal distinctes et même un peu puériles, mais très certainement opposées, démontraient l’état réel des deux amans vis-à-vis l’un de l’autre : l’un, victime consciente destinée à périr ; l’autre, bourreau inconscient et câlin.

— J’y vais, dit George avec une nuance de provocation dans le ton et dans l’attitude. Au revoir.

Bien qu’il ne se sentit pas sûr de lui-même, il refusa l’aide de l’enfant et fut très attentif à prendre une démarche franche et alerte, à ne pas hésiter, à ne pas vaciller sur la planche branlante. Dès qu’il eut mis le pied sur la partie plus large, il accéléra le pas, toujours préoccupé des regards d’Hippolyte, donnant instinctivement à son effort la chaleur d’une réaction hostile. Lorsqu’il foula le plancher de la plate-forme, il eut la sensation illusoire de se trouver sur le pont d’un navire. En un instant, la fraîcheur de la mer clapoteuse qui se brisait sur les récifs ressuscita dans sa mémoire certains fragmens de la vie qu’il avait vécue à bord du Don-Juan, et il éprouva par tout son être un tressaillement subit à l’idée chimérique de lever l’ancre. « A la voile ! A la voile ! »

Aussitôt après, ses regards se portèrent sur les objets environnans, et il en remarqua les moindres détails avec sa lucidité ordinaire.

Turchin l’avait salué d’un geste brusque, que n’adoucissait ni parole ni sourire, comme si nul événement, quelque insolite et extraordinaire qu’il fût, n’eût eu le pouvoir d’interrompre même pour une seconde la préoccupation terrible qui apparaissait sur son visage terreux, presque sans menton, à peine plus gros que le poing, avec un long nez en saillie, pointu comme un museau de brochet, entre deux petits yeux scintillans.

La même préoccupation se lisait dans l’aspect de ses deux fils qui, eux aussi, saluèrent en silence et se remirent à l’ouvrage, sans se départir de leur immuable tristesse. C’étaient des garçons de plus de vingt ans, décharnés, brûlés, agités d’une continuelle inquiétude musculaire, comme les démoniaques. Tous leurs mouvemens avaient un air de contraction convulsive, de sursaut ; et, sous la peau de leurs faces sans menton, on voyait par moment les muscles trembler.

— La pêche est bonne ? demanda George en montrant le large filet immergé dont les coins s’apercevaient à fleur d’eau.

— Rien aujourd’hui, seigneur, murmura Turchin avec un accent de colère contenue.

Il reprit après une pause :

— Qui sait ? C’est toi, peut-être, qui nous apportes la bonne pêche.

— Tirez le filet. Nous verrons.

Ses fils s’apprêtèrent à manœuvrer le cabestan.

Par les interstices du plancher, on apercevait l’onde miroitante et écumante. Dans un angle de la plate-forme se dressait une cabane basse au toit de paille, dont le faîte était protégé par une file de tuiles rouges et orné d’une pièce de chêne sculptée en forme de tête de bœuf, avec deux grandes cornes rapportées, contre les maléfices. D’autres amulettes pendaient de la toiture, mêlées à des disques de bois sur lesquels étaient collés avec de la poix des morceaux de miroir ronds comme des yeux ; et un faisceau de fourches à quatre dents, rouillées, gisait devant l’ouverture basse. À droite et à gauche, deux grands mâts verticaux se dressaient, plantés sur la roche, maintenus à la base par des pieux de toutes grosseurs qui s’entre-croisaient et s’enchevêtraient, reliés les uns aux autres par d’énormes clous, serrés par des fils de fer et par des cordages, renforcés de mille façons contre le courroux de la mer. Deux autres mâts horizontaux coupaient les premiers en croix et s’allongeaient comme des beauprés par delà les récifs, sur l’eau profonde et poissonneuse. Aux extrémités fourchues des quatre mâts pendaient des poulies avec des cordes correspondant aux coins du filet carré. D’autres cordes passaient par d’autres poulies, au sommet d’espars de moindre grandeur ; jusque sur les roches les plus lointaines, des pieux enfoncés maintenaient des câbles de renfort ; d’innombrables planches, clouées sur les poutres, en consolidaient les points faibles. La lutte longue et obstinée contre les fureurs et les traîtrises du flot était comme écrite sur cette énorme carcasse au moyen de ces nœuds, de ces clous, de ces engins. La machine semblait vivre d’une vie propre, avait un air et une figure de corps animé. Le bois, exposé depuis des ans et des ans au soleil, à la pluie, à la tempête, montrait toutes ses fibres, découvrait toutes ses rugosités et toutes ses nodosités, révélait toutes les parties résistantes de sa structure, se dénudait, se consumait, devenait blanc comme un tibia, ou luisant comme de l’argent, ou grisâtre comme le silex, acquérait un caractère et une signification spéciale, une empreinte aussi distinctive qu’une personne sur qui la vieillesse et la souffrance auraient achevé leur œuvre cruelle.

Le cabestan grinçait en tournant par l’action des quatre barres, et toute la machine tremblait et craquait sous l’effort, tandis que le vaste filet émergeait peu à peu de la profondeur verte avec un miroitement doré.

— Rien ! grommela le père en voyant monter à fleur d’eau le fond vide du filet.

Les fils lâchèrent les barres tout d’un coup ; et, avec des grincemens plus forts, le cabestan se mit à tourner en battant l’air de ses quatres bras brutaux, qui auraient pu couper un homme en deux. Le filet replongea. Tous se turent. Dans le silence, on n’entendit plus que le clapotis de la mer contre les récifs.

Le poids du maléfice écrasait ces vies misérables. George avait perdu toute curiosité d’interroger, de découvrir, de savoir ; mais il sentait que cette compagnie taciturne et tragique allait avoir bientôt pour lui l’attrait d’une sorte d’affinité douloureuse. N’était-il pas, lui aussi, victime d’un maléfice ? Et il regarda instinctivement vers la plage, où apparaissait la silhouette de la femme dessinée sur un fond de roche.


IX

Il retourna au Trabocco presque tous les jours, à des heures différentes. Ce fut le lieu favori de son rêve et de sa méditation. Les pêcheurs s’étaient habitués à ses visites ; ils lui faisaient un accueil respectueux, lui préparaient à l’ombre de la cabane une sorte de grabat fait d’une vieille voile qui sentait le goudron. De son côté, il ne ménageait pas les largesses.

En écoutant la rumeur des eaux, en fixant le sommet d’un mât immobile dans l’azur, il évoquait ses souvenirs nautiques, revivait sa vie errante des étés lointains, cette vie de liberté sans limite qui lui semblait aujourd’hui singulièrement belle et presque chimérique. Il se rappelait sa dernière traversée sur l’Adriatique, quelques mois après l’épiphanie de l’amour, pendant une période de tristesses et d’enthousiasmes poétiques, sous l’influence de Percy Shelley, de ce divin Ariel que la mer avait transfiguré en quelque chose de riche et d’étrange : into something rich and strange. Et il se rappelait le débarquement à Rimini, l’entrée à Malamocco, le mouillage devant le quai des Esclavons tout doré par le soleil de septembre… — Où était en ce moment son vieux compagnon de voyage, Adolphe Astorgi ? Où était le Don-Juan ? — La semaine précédente, il en avait reçu des nouvelles de Candie par une lettre qui semblait imprégnée encore de l’odeur de la mastica et qui lui annonçait l’envoi prochain d’une quantité de confitures orientales.

Adolphe Astorgi était vraiment une âme fraternelle, le seul avec qui il avait pu vivre quelque temps dans une communion complète, sans éprouver la gêne, le malaise et la répugnance que lui causait presque toujours la familiarité prolongée avec ses autres amis. Quel malheur qu’il fût si loin maintenant !… Et parfois il se le représentait comme un libérateur imprévu qui apparaîtrait avec sa voile dans les eaux de San-Vito pour lui proposer l’évasion.

Dans sa faiblesse incurable, dans cette abolition totale de la volonté active, il s’attardait parfois à des rêves de cette sorte : il implorait la venue d’un homme fort et impérieux qui le secouerait avec rudesse et qui, brisant toutes les chaînes d’un coup brusque et définitif, pour toujours, le ravirait, l’entraînerait au loin, l’enfermerait dans une région perdue où il ne serait connu de personne, où il ne connaîtrait personne, et où il pourrait, soit recommencer sa vie, soit mourir d’une mort moins désespérée.

Mourir, il le devait. Il connaissait sa condamnation et la savait désormais irrévocable ; et il était convaincu que l’acte final s’accomplirait dans la semaine qui précéderait le cinquième anniversaire, entre les derniers jours de juillet et les premiers d’août. Depuis la tentation qui, dans l’horreur du midi torride, devant les rails luisans, lui avait traversé l’esprit comme un éclair, il lui semblait même que le moyen était déjà trouvé. Il avait sans cesse l’oreille tendue au grondement du train, il éprouvait une inquiétude étrange lorsque approchait l’heure connue du passage. Comme un des tunnels perçait la pointe du Trabocco, il pouvait entendre de son grabat le fracas sourd qui faisait trembler toute l’éminence ; et parfois, s’il était alors distrait par d’autres pensées, il avait un tressaillement d’effroi, comme s’il eût à l’improviste entendu le grondement de son destin.

N’était-ce pas une même pensée qui régnait en lui et en ces hommes taciturnes ? Ne sentaient-ils pas sur leur tête, les uns et les autres, jusque dans les ardeurs les plus éclatantes de la canicule, une même ombre ? C’était peut-être cette affinité qui lui faisait aimer ce lieu et cette compagnie. Sur les eaux musicales, il se laissait bercer dans les bras du fantôme qu’il avait créé, tandis que la volonté de vivre se retirait de lui peu à peu, comme la chaleur abandonne un cadavre.

C’étaient les grands calmes de juillet. La mer s’étalait toute blanche, laiteuse, verdâtre çà et là dans le voisinage de la rive. Une brume à peine teintée de violet pâlissait les côtes lointaines : le cap du More, la Nicchiola, la pointe d’Ortone, la pointe du Vaste. Les ondulations presque imperceptibles de la bonace produisaient entre les récifs une harmonie bourdonnante, mesurée par des pauses égales. Sur l’extrémité de l’un des longs mâts horizontaux, l’enfant se tenait en vedette ; l’œil au guet, il scrutait sous lui le miroir de l’onde, et, de temps à autre, pour contraindre le poisson effrayé à entrer dans le filet, il jetait une pierre. Ces bruits sourds augmentaient la mélancolie des choses.

Parfois le visiteur s’assoupissait sous la caresse des rythmes lents. Ces assoupissemens brefs étaient l’unique compensation de ses nuits sans sommeil. Et il avait coutume de prétexter ce besoin de repos pour qu’Hippolyte lui permît de rester sur le Trabocco aussi longtemps qu’il lui plairait. George l’assurait qu’il ne pouvait pas dormir ailleurs que sur ces planches, parmi les émanations des rochers, dans la musique de la mer.

À cette musique, il tendait une oreille de plus en plus attentive et subtile. Désormais, il en connaissait tous les mystères, il en comprenait toutes les significations. Le faible clapotis du ressac, pareil au bruit lingual d’un troupeau qui se désaltère ; le grand fracas subit du flot gaillard qui, arrivant du large, heurte et écrase la vague réfractée par la rive ; la note la plus humble, la note la plus superbe, et les innombrables gammes intermédiaires, et les diverses mesures des intervalles, et les accords les plus simples, et les accords les plus complexes, et toutes les puissances de ce profond orchestre marin dans le golfe sonore, il connaissait tout, il comprenait tout.

Mystérieuse, la symphonie crépusculaire se développait et croissait, très lente, très lente, sous un ciel de pures violettes dont les touffes éthérées laissaient luire les premiers regards timides des constellations encore couvertes d’un voile. Çà et là, les souffles errans soulevaient et chassaient les ondes, rares d’abord, puis plus fréquentes, puis moins débiles ; ils soulevaient et poussaient les ondes dont les fines crêtes fleurissaient, dérobaient au crépuscule une lueur, écumaient un instant et retombaient languides. Tantôt comme un son assourdi de cymbales, tantôt comme un son de disques d’argent heurtés l’un contre l’autre, tantôt comme un son de cristaux précipités sur une pente, tel était le son que faisaient dans le silence ces ondes retombant et mourant. De nouvelles ondes se levaient, engendrées par un souffle plus long, et se recourbaient limpides, et portaient dans leur courbure la grâce dernière du jour, et se brisaient avec une sorte d’indolence, semblables à de mobiles rosiers blancs qui s’effeuilleraient, et laissaient des écumes durables, pareilles à des pétales, sur le miroir qui se dilatait là où elles disparaissaient pour toujours. D’autres encore se levaient, augmentaient de vitesse et de force, s’approchaient du rivage, l’atteignaient avec une violence triomphale suivie d’un bruit diffus pareil à un froissement de feuilles arides. Et, tandis que durait encore cet illusoire froissement de la forêt irréelle, d’autres vagues, là-bas, là-bas, sur le croissant du golfe, déferlaient à des intervalles de plus en plus courts, suivies du même bruit, de sorte que la zone sonore semblait s’étendre à l’infini par les perpétuelles vibrations d’une myriade de feuilles arides.

Cette sylvestre harmonie imitative était la trame constante où l’onde assaillant les récifs posait ses rythmes interrompus. L’onde arrivait avec un emportement d’amour ou de colère sur les blocs inébranlables ; elle s’y précipitait en mugissant, s’y étalait en écumant, envahissait de sa liquidité jusqu’aux passages les plus secrets. Il semblait qu’une âme naturelle ultra-souveraine Emplît de son agitation frénétique un instrument vaste et multiple comme un orgue, en passant par toutes les discordances, en touchant toutes les notes de la joie et de la douleur.

Elle riait, gémissait, suppliait, chantait, caressait, sanglotait, menaçait : tour à tour joyeuse, plaintive, humble, ironique, câline, désespérée, cruelle. Elle sautait jusqu’à la cime de la plus haute roche pour y remplir la petite cavité ronde comme une coupe votive ; elle s’insinuait dans la crevasse oblique où les mollusques pullulaient ; elle s’écroulait sur les moelleux tapis de corallines en les lacérant, ou elle y rampait aussi légère que le serpent sur la mousse. Le dégouttement égal des eaux suintantes dans la caverne occulte, le regorgement rythmique des fontaines pareil à la pulsation d’un vaste cœur, le clapotis rauque des sources sur la déclivité raboteuse, le fracas sourd du torrent emprisonné entre deux parois de granit, le tonnerre réitéré du fleuve qui se précipite du haut d’une roche, tous les sons que produisent les eaux vives sur la pierre inerte et tous les jeux de leurs échos, elle les imitait. La tendre parole qu’on murmure dans l’ombre à l’écart, le soupir exhalé par une angoisse mortelle, la clameur d’une multitude ensevelie dans les profondeurs d’une catacombe, le sanglot d’une poitrine titanesque, la dérision altière et cruelle, tous les sons que produit la bouche humaine dans la tristesse ou dans la joie, et le mugissement, et le rugissement, elle les imitait. Les chœurs nocturnes des esprits aux langues aériennes, le chuchotement des fantômes mis en fuite par l’aurore, les ricanemens réprimés des créatures fluides et maléfiques aux aguets sur le seuil des antres, les appels des fleurs vocales dans les paradis de luxure, les reprises de la danse magique sous la lune, tous les sons que l’oreille des poètes écoute en secret, tous les enchantemens de la sirène antique, elle les imitait. Une et multiple, évanescente et impérissable, elle enfermait en soi tous les langages de la Vie et du Rêve.

Ce fut, dans l’esprit attentif de l’auditeur, comme la résurrection d’un monde. La grandeur de la symphonie marine ranima chez lui la foi en la puissance illimitée de la musique. Il resta stupéfait d’avoir pu priver si longtemps son esprit de cette nourriture quotidienne, d’avoir renoncé au seul moyen concédé à l’homme pour s’affranchir de la tromperie des apparences et pour découvrir dans l’univers intérieur de l’âme l’essence réelle des choses. Il resta stupéfait d’avoir pu négliger si longtemps ce culte religieux que, depuis les premières années de son enfance, à l’exemple de Démétrius, il avait pratiqué avec tant de ferveur. Pour Démétrius et pour lui, la musique n’avait-elle pas été une religion ? Ne leur avait-elle pas révélé à tous deux le mystère de la vie suprême ? À tous deux elle avait répété, mais avec un sens différent, la parole du Christ : « Notre règne n’est pas de ce monde. »

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage empreint d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

Une fois encore George se sentit pénétré par la fascination surnaturelle qu’exerçait sur lui du fond de la tombe cet homme existant hors de la vie. Des choses lointaines lui revinrent à la mémoire, pareilles à des ondes d’harmonie indistincte ; des élémens de pensée reçus de ce révélateur semblèrent prendre des formes vagues de rythmes ; le simulacre idéal du défunt parut se transfigurer musicalement, perdre ses contours visibles, rentrer dans l’unité profonde de l’être, dans cette unité que le musicien solitaire, à la lumière de son inspiration, avait découverte sous la diversité des apparences.

« Sans aucun doute, pensait-il, c’est la musique qui l’initia au mystère de la mort, qui lui montra, par delà la vie, un nocturne empire de merveilles. L’harmonie, élément supérieur au temps et à l’espace, lui a fait entrevoir comme une béatitude la possibilité de s’affranchir de l’espace et du temps, de se détacher du vouloir individuel qui l’enfermait dans la prison d’une personnalité confinée en un lieu restreint, qui le tenait perpétuellement assujetti à la matière brute de la substance corporelle. Comme il avait mille fois senti en lui-même, aux heures d’inspiration, l’éveil de la volonté universelle ; comme il avait goûté une joie extraordinaire à reconnaître l’unité suprême qui est au fond des choses, il crut que la mort lui serait un moyen de se prolonger dans l’infini, qu’il se dissoudrait dans l’harmonie continue du Grand Tout et participerait à l’éternelle volupté du Devenir. Pourquoi n’aurais-je pas, moi aussi, la même initiatrice au même mystère ? »

De hautes images s’élevaient dans son esprit, à mesure que les étoiles apparaissaient une à une dans le silence des cieux. Il retrouva quelques-uns de ses songes les plus poétiques. Il se rappela l’immense sentiment de joie et de liberté qu’il avait éprouvé un jour, en s’identifiant par l’imagination avec un homme inconnu qui gisait dans la bière au sommet d’un majestueux catafalque entouré de flambeaux, tandis qu’au fond de l’ombre sacrée l’âme de Beethoven, le divin révélateur dans l’orgue, dans l’orchestre et dans les voix humaines, parlait avec l’Invisible. Il revit le vaisseau chimérique chargé d’un orgue gigantesque qui, entre ciel et mer, dans les lointains infinis, par la forêt de ses tuyaux, versait des torrens d’harmonie sur le calme des ondes, tandis qu’à l’extrême horizon flamboyaient les bûchers crépusculaires, ou que s’épandait dans la nuit l’extatique sérénité de la pleine lune, ou que, sur les cercles de ténèbres, les constellations brillaient du haut de leurs chars de cristal. Il reconstruisit ce merveilleux Temple de la Mort, tout de marbre blanc, où se tenaient, entre les colonnes du propylée, des musiciens insignes qui séduisaient les jeunes hommes au passage par leurs accords et qui mettaient tant d’art à les initier que jamais nul initié, en posant le pied sur le seuil funèbre, ne se retournait pour saluer la lumière où jusqu’à ce jour il avait trouvé la joie.

« Donnez-moi une noble manière de trépasser. Que la Beauté étende un de ses voiles sous mon dernier pas ! C’est tout ce que j’implore de mon Destin. »

Une chaleur lyrique dilatait sa pensée. La fin de Percy Shelley, si souvent enviée et rêvée par lui sous l’ombre et sous le claquement de la voile, lui réapparut dans un immense éclair de poésie. Ce destin avait une grandeur et une tristesse surhumaines. « Sa mort est mystérieuse et solennelle comme celle des antiques héros de la Grèce, qu’une invisible puissance enlevait de terre à l’improviste et emportait transfigurés dans la sphère joviale. Comme dans le chant d’Ariel, rien de lui n’est anéanti ; mais la mer l’a transfiguré en quelque chose de riche et d’étrange. Son corps juvénile brûle sur un bûcher, au pied de l’Apennin, devant la solitude de la mer tyrrhénienne, sous l’arc bleu du ciel. Il brûle avec les aromates, avec l’encens, avec l’huile, avec le vin, avec le sel. Les flammes sonores montent dans l’air immobile, vibrent et chantent vers le soleil témoin, qui fait scintiller les marbres aux cimes des montagnes. Tant que le corps n’est pas consumé, une hirondelle marine ceint le bûcher de ses vols. Et puis, lorsque le corps en cendres se désagrège, le cœur apparaît nu et intact : — Cor Cordium. »

N’avait-il pas peut-être, lui aussi, comme le poète de l’Epipsychidion, aimé Antigone dans une existence antérieure ?

Sous lui, autour de lui, la symphonie de la mer grandissait, grandissait dans l’ombre ; et, sur lui, le silence du ciel étoile devenait plus profond. Mais, du côté du rivage, un grondement s’approchait, sans ressemblance avec aucun autre bruit, très reconnaissable. Et, lorsqu’il se tourna de ce côté, il vit les deux fanaux du train, pareils à la fulguration de deux yeux de flamme.

Assourdissant, rapide et sinistre, le train qui passait ébranla le promontoire ; en une seconde il parcourut la voie découverte ; puis, sifflant et grondant, il disparut dans la bouche du tunnel opposé.

George se dressa d’un bond. Il s’aperçut qu’il était resté seul.

— George ! George ! Où es-tu ?

C’était l’appel inquiet d’Hippolyte qui venait le chercher ; c’était un cri d’angoisse et d’effroi.

— George ! Où es-tu ?

  1. Tout l’épisode du Messie des Chapelles est historique. Oreste de Amicis, né en 1824 aux Chapelles, joua précisément le rôle que lui assigne ici le romancier ; il mourut en 1889. M. Antonio de Nino a recueilli et publié de curieux documens sur ce personnage.
  2. Nous croyons devoir ici supprimer — du consentement de M. d’Annunzio — le long et curieux épisode du pèlerinage à Casalbordino, Ce n’est pas qu’il ne contienne d’admirables descriptions ; mais il y en a beaucoup ; elles sont éclairées d’une lumière un peu crue ; et nous avons craint que le réalisme de quelques détails, en passant de l’italien en français, n’effarouchât le lecteur. Nous avons craint aussi, et surtout, que la longueur de l’épisode ne détournât l’attention de cette analyse aiguë du dégoût, ou de l’horreur même, d’aimer pour aimer, qui fait peut-être la grande beauté du Triomphe de la Mort. (F. B.)