Triomphe de la Mort
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 481-533).
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DERNIÈRE PARTIE

L’INVINCIBLE



I

Hippolyte exulta d’allégresse lorsque George lui annonça l’arrivée prochaine du piano et des partitions. Comme elle lui était reconnaissante de cette aimable surprise ! Ils auraient donc enfin de quoi rompre l’oisiveté des longues heures diurnes et se soustraire aux tentations…

— De cette façon, dit-elle avec un rire où pointait une malice sans aigreur, de cette façon, tu ne t’enfuiras plus sur ton maudit Trabocco… n’est-ce pas ?

Elle se rapprocha, lui prit la tête, lui étreignit les tempes avec ses paumes, et le regardant au fond des prunelles.

— Confesse que tu t’y réfugies à cause de cela, murmura-t-elle d’une voix câline, comme pour l’induire à se confesser.

— À cause de quoi ? demanda-t-il, en éprouvant sous le contact de ces mains la sensation qu’on éprouve lorsqu’on pâlit.

— Parce que tu as peur de mon amour.

Elle avait prononcé ces paroles avec lenteur, scandant presque les syllabes, d’une voix qui avait pris tout à coup une limpidité singulière. Et elle avait dans le regard un mélange indéfinissable de passion, d’ironie, de cruauté et d’orgueil.

— C’est vrai ? c’est vrai ? insista-t-elle.

Elle continuait à lui étreindre la tête avec ses paumes ; mais, peu à peu, ses doigts se glissaient dans les cheveux, chatouillaient légèrement les oreilles, descendaient jusqu’à la nuque, par une de ces caresses multiples dont elle avait l’art souverain.

— C’est vrai ? répétait-elle, mettant aussi dans cette répétition une câlinerie subtile, donnant à sa voix cet accent qu’elle savait déjà, par expérience, efficace pour troubler son amant. C’est vrai ?

Il ne répondait pas ; il fermait les yeux ; il s’abandonnait ; il sentait la vie fuir, le monde s’évanouir.

Encore une fois il succombait au simple contact de ces mains maigres ; encore une fois l’Ennemie expérimentait triomphalement son pouvoir. On aurait dit qu’elle lui signifiait : « Tu ne peux pas m’échapper. Je sais que tu me crains ; mais le désir que je suscite en toi est plus fort que ta terreur. Et rien ne m’enivre autant que de lire cette terreur dans tes yeux, de la surprendre dans le frémissement de tes fibres. »

Elle semblait, dans l’ingénuité de son égoïsme, n’avoir pas la moindre conscience du mal qu’elle faisait, de l’œuvre destructive qu’elle poursuivait sans trêve et sans merci. Habituée qu’elle était aux singularités de son amant, — à ses mélancolies, à ses contemplations intenses et muettes, à ses inquiétudes soudaines, à ses ardeurs sombres et presque folles, à ses paroles amères et ambiguës, — elle ne comprenait pas toute la gravité de la situation présente, qu’elle aggravait d’heure en heure davantage. Exclue peu à peu de toute participation à la vie interne de George, elle avait, d’abord par instinct, ensuite de propos délibéré, mis toute son étude à fortifier sa domination sensuelle. Leur nouvelle manière de vivre, en plein air, dans cette campagne, sur ce rivage, favorisait l’épanouissement de son animalité, suscitait dans sa nature une force factice et le besoin d’exercer cette force jusqu’à l’excès.

Naguère, en la contemplant endormie, il avait pensé : « La vraie communion sensuelle est aussi une chimère. Les sens de ma maîtresse ne sont pas moins obscurs que son âme. Je ne parviendrai jamais à surprendre dans ses fibres un dégoût secret, un appétit mal satisfait, une irritation non apaisée. Je ne parviendrai jamais à connaître les sensations diverses que lui procure une même caresse répétée à des momens différens… » Eh bien, cette science, Hippolyte l’avait acquise sur lui ; elle possédait cette science infaillible ; elle connaissait jusqu’aux sensibilités les plus secrètes et les plus subtiles de son amant, elle savait les émouvoir avec une merveilleuse intuition des états physiques qui en dépendaient, et de leurs correspondances, et de leurs associations, et de leurs alternatives.

Mais ce désir inextinguible qu’elle avait allumé chez son amant la brûlait à son tour. Ensorceleuse, elle-même éprouvait les effets de son sortilège. La conscience de son pouvoir, expérimenté mille fois sans faillir, l’enivrait ; et cette ivresse, en l’aveuglant, l’empêchait d’apercevoir la grande ombre qui chaque jour s’épaississait derrière la tête de son esclave. La terreur qu’elle avait découverte dans les yeux de George, les tentatives de fuite, les hostilités mal déguisées, l’excitaient au lieu de la retenir. Le goût artificiel pour la vie transcendante, pour les choses extraordinaires, pour le mystère, ce goût que George avait développé en elle, se complaisait à ces symptômes révélateurs d’une altération profonde. Autrefois, son amant séparé d’elle, torturé par l’angoisse du désir et de la jalousie, lui avait écrit : « Est-ce l’amour, cela ? Oh ! non. C’est une sorte d’infirmité monstrueuse qui ne peut fleurir qu’en moi, pour ma joie et pour mon martyre. Je me plais à croire que ce sentiment, nulle autre créature humaine ne l’a jamais éprouvé. » Elle s’enorgueillissait à la pensée d’avoir pu susciter un tel sentiment chez un homme si différent des hommes vulgaires qu’elle avait connus ; elle s’exaltait en reconnaissant d’heure en heure les étranges effets de sa domination exclusive sur le malade. Et elle ne se proposait pas d’autre but que d’exercer sa tyrannie, avec un mélange de légèreté et de gravité, en passant tour à tour du jeu à l’abus.


II

Parfois, au bord de la mer, en contemplant la femme inconsciente près de l’onde calme et périlleuse, George pensait : « Je pourrais la faire mourir. Souvent elle essaie de nager en s’appuyant à moi. Il me serait facile de l’étouffer sous l’eau, de la perdre. Aucun soupçon ne m’atteindrait ; le crime aurait l’apparence d’un malheur. Puisqu’elle est aujourd’hui le centre de toute mon existence, quel changement adviendrait-il en moi demain, après sa disparition ? N’ai-je pas plus d’une fois éprouvé un sentiment de paix et de liberté en me la figurant morte, enfermée pour toujours dans la tombe ? Peut-être réussirais-je à me sauver, à reconquérir la vie, si je faisais périr l’Ennemie, si je renversais l’Obstacle. » Il s’attardait à cette pensée ; il cherchait à construire une représentation de son être affranchi et apaisé dans un avenir sans amour ; et il se plaisait à envelopper le corps luxurieux de son amante dans un suaire fantastique.

Dans l’eau, Hippolyte était timide. Elle n’osait jamais pousser ses essais de natation plus loin que la zone des fonds bas. Un effroi soudain l’envahissait lorsque, reprenant la position verticale, elle ne sentait pas tout de suite la terre ferme sous ses pieds. George l’excitait à s’aventurer avec son aide jusqu’à l’Ecueil d’En-Dehors, bloc isolé à peu de distance de la rive, à vingt brasses au delà de la région sûre ; pour y arriver à la nage, un très léger effort suffisait.

— Du courage ! répétait-il afin de la convaincre. Tu n’apprendras qu’en te risquant. Je resterai près de toi.

Il l’enveloppait ainsi de sa pensée homicide, et il avait un long frémissement intérieur chaque fois que, dans les incidens du bain, il constatait l’extrême facilité avec laquelle il aurait pu traduire sa pensée en acte. Mais l’énergie nécessaire lui faisait défaut, et il se bornait à tenter le hasard en proposant cette petite aventure. Dans son état actuel de faiblesse, il aurait été lui-même en péril si Hippolyte, prise de peur, se fût violemment accrochée à lui. Mais une telle probabilité ne le dissuadait pas de tenter l’épreuve ; au contraire, elle l’y poussait avec plus de résolution.

— Courage ! Comme tu vois, la roche est si voisine qu’on la toucherait presque en allongeant la main. Ne te préoccupe pas de la profondeur. Nage sans te presser, à mon flanc. Là-bas, tu reprendras haleine. Nous nous assoirons ; nous cueillerons de la coralline… Décide-toi. Courage !

Il avait peine à dissimuler son trouble. Elle résistait, elle chancelait, suspendue entre la crainte et le caprice.

— Et si la force me manque avant d’arriver ?

— Je serai là pour te soutenir.

— Et si ta force ne suffit pas ?

— Elle suffira. Tu vois bien que la roche est tout près.

Souriante, elle fit, du bout de ses doigts mouillés, tomber sur ses lèvres quelques gouttes d’eau.

— L’eau est si amère ! dit-elle en faisant la moue.

Puis, la dernière répugnance vaincue, elle se décida soudain.

— Allons ! je suis prête.

Son cœur ne palpitait pas aussi fort que le cœur de son compagnon. Comme l’eau était très tranquille, presque immobile, les premières brasses furent aisées. Mais soudain, faute d’expérience, elle commença de se presser, de s’essouffler. Un faux mouvement la fit boire ; une panique la saisit ; elle cria, se débattit, but encore.

— Au secours, George ! Au secours !

Instinctivement il s’élança vers elle, vers ces mains crispées qui l’étreignirent. Sous l’étreinte, sous le poids, il faiblit ; et il eut la vision subite de la fin prévue.

— Ne me tiens pas ainsi ! cria-t-il. Ne me tiens pas ! Laisse-moi un bras libre !

Et l’instinct brutal de la vie lui rendit la vigueur. Il fit un effort extraordinaire, franchit la courte distance avec cette charge inerte, et toucha la roche, à bout de forces.

— Accroche-toi ! dit-il à Hippolyte, incapable qu’il était de la soulever.

En se voyant sauve, elle avait recouvré sa promptitude d’action ; mais, à peine assise sur la roche, toute haletante et ruisselante, elle éclata en sanglots.

Elle sanglotait avec violence, comme un enfant ; et ces sanglots exaspéraient George au lieu de l’attendrir. Jamais il ne l’avait vue verser un tel torrent de larmes, avec des yeux aussi gonflés et aussi brûlans, avec une bouche aussi grimaçante. Il la trouvait laide et pusillanime. Il ressentait contre elle une rancune courroucée, avec, tout au fond, comme un regret de s’être donné cette peine, de l’avoir tirée de l’eau. Il l’imaginait noyée, disparue dans la mer ; il imaginait sa propre impression en la voyant disparaître, et ensuite les signes de douleur qu’il donnerait en public, son attitude devant le cadavre rejeté par les ondes.

Stupéfaite de se voir abandonnée à ses pleurs sans un mot de réconfort, elle se tourna vers lui. Elle ne sanglotait plus.

— Comment ferai-je, demanda-t-elle, pour revenir à la rive ?

— Tu feras une seconde épreuve, répéta-t-il avec une pointe de moquerie.

— Non, non, jamais !

— Et alors ?

— Je resterai ici.

— Très bien. Adieu.

Et il fit le geste de se jeter dans la mer.

— Adieu. Je crierai. On viendra et on me délivrera.

Elle passait des pleurs au rire, les yeux encore pleins de larmes.

— Qu’as-tu sur le bras, ici ? reprit-elle.

— J’ai les marques de tes ongles.

Et il lui fit voir les égratignures saignantes.

— Cela te fait mal ?

Elle s’attendrissait, l’effleurant du bout des doigts.

— Mais aussi c’est ta faute, ta seule faute, continua-t-elle. Tu m’as forcée à venir. Je ne voulais pas…

Puis, souriante :

— C’était peut-être un prétexte pour te débarrasser de moi ?

Et, avec un sursaut qui la secoua toute :

— Oh ! la vilaine mort ! L’eau est si amère !

Elle pencha la tête et sentit l’eau couler de son oreille, tiède comme du sang.

La roche ensoleillée était chaude, brunâtre et rugueuse comme le dos d’une bête vivante ; et dans les profondeurs elle fourmillait d’une innombrable vie. On voyait à fleur d’eau les plantes vertes onduler avec une souplesse de chevelures dénouées, dans un léger clapotis. Une sorte de séduction lente se dégageait de ce roc solitaire qui recevait la chaleur céleste et qui la communiquait à son peuple d’heureuses créatures.

Comme pour céder à cette séduction, George s’allongea sur le dos. Pendant quelques secondes, il appliqua sa conscience à percevoir le bien-être vague qui pénétrait sa peau humide s’évaporant à la chaleur émanée de la pierre et à celle des rayons directs. Des fantômes de sensations lointaines se ravivaient dans sa mémoire. Il repensait aux bains chastes de jadis, aux longues immobilités sur le sable plus ardent et plus suave qu’un corps féminin. « Oh ! la solitude, la liberté, l’amour sans le voisinage, l’amour pour les femmes mortes ou inaccessibles ! »

— À quoi penses-tu ? demanda Hippolyte en le touchant. Tu veux rester ici ?

Il se souleva. Il répondit :

— Allons.

La vie de l’Ennemie était encore entre ses mains. Il pouvait encore la détruire. Il jeta autour de lui un rapide regard. Un grand silence occupait la colline et la plage ; sur le Trabocco, les pêcheurs taciturnes surveillaient le filet.

— Allons, du courage ! répéta-t-il en souriant.

— Non, non, jamais plus !

— Restons ici, alors.

— Non. Appelle les hommes du Trabocco.

— Mais ils riront de nous.

— Eh bien, je les appellerai moi-même.

— Mais, si tu ne t’effrayais pas, si tu ne m’empoignais pas comme tout à l’heure, je serais assez fort pour te porter.

— Non, non. Je veux être portée par la cannizza.

Elle était si résolue que George céda. Il se mit debout sur la roche, et, se faisant de ses mains un porte-voix, il appela un des fils de Turchin.

— Daniel ! Daniel !

À cet appel réitéré, un des pêcheurs se détacha du cabestan, franchit la passerelle, descendit entre les blocs et se mit à courir le long de la rive.

— Daniel, amène la cannizza !

L’homme entendit et retourna en arrière. Il se dirigea vers des baises de roseaux assemblées en forme de sistre, qui gisaient au soleil sur la grève en attendant la saison propice pour la pêche des seiches. Il en traîna une dans l’eau, sauta dessus, et, en poussant avec une longue perche, s’achemina vers l’Écueil d’En-Dehors.


III

Le matin suivant, — c’était un dimanche, — George, assis sous le chêne, écoutait le vieux Colas raconter comment, ces jours derniers, à Tocco Casauria, le nouveau Messie avait été pris par les gendarmes et conduit dans la prison de Saint-Valentin avec plusieurs de ses disciples. Le borgne disait en hochant la tête :

— Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même a pâti de la haine des pharisiens. Un homme était venu dans les campagnes pour y apporter la paix et l’abondance ; et voilà qu’on le met en prison.

— Ô père, ne te chagrine pas ! s’écria Candie. Le Messie sortira de prison quand il voudra, et nous le reverrons encore dans nos campagnes. Attends !

Elle était appuyée au montant de sa porte, soutenant sans fatigue le poids de sa paisible grossesse, et, dans ses larges yeux cendrés, resplendissait une sérénité infinie.

Tout à coup, Albadora, la Cybèle septuagénaire qui avait mis au monde vingt-deux enfans, remonta par le sentier dans la cour ; et, très émue, elle annonça en désignant la rive voisine du promontoire de gauche :

— Là-bas, un enfant s’est noyé !

Candie fit le signe de la croix. George se leva et monta à la loggia pour observer le point indiqué. On apercevait sur la grève, au pied du promontoire, dans le voisinage des récifs et du tunnel, une tache blanche : sans doute le drap qui couvrait le petit mort. Un groupe de gens était auprès.

Comme Hippolyte était allée à la messe avec Hélène dans la chapelle du Port, il eut la curiosité de descendre et dit à ses hôtes :

— Je vais voir.

— Pourquoi veux-tu te mettre une peine au cœur ? demanda Candie.

Il s’engagea rapidement dans le sentier, dévala par un raccourci jusqu’à la plage, chemina le long de la mer. En arrivant à l’endroit, il était un peu haletant. Il demanda :

— Qu’est-il arrivé ?

Les paysans rassemblés le saluèrent, lui firent place. Un d’eux répondit, tranquille :

— C’est le fils d’une mère qui s’est noyé.

Un autre, vêtu de lin, qui semblait préposé à la garde du cadavre, se baissa et enleva le drap.

Le petit corps apparut, inerte, étendu sur la grève dure. C’était un enfant de huit ou neuf ans, un blondin grêle, allongé. En guise d’oreiller, on lui avait mis sous la tête ses pauvres vêtemens en paquet : la chemise, la culotte bleue, la ceinture rouge, le chapeau de feutre mou. Son visage était à peine livide, avec un nez camus, un front saillant, des cils très longs, une bouche entr’ouverte aux grosses lèvres violacées entre lesquelles blanchissaient des dents espacées l’une de l’autre. Son cou était mince, flasque comme une tige fanée, marqué de plis menus. L’attache des bras était faible ; les bras étaient fluets, semés d’un duvet pareil à la plume légère qui couvre les oiseaux au sortir de l’œuf. Les côtes se dessinaient, distinctes ; une ligne plus sombre partageait la peau par le milieu de la poitrine ; l’ombilic saillait comme un nœud. Les pieds, un peu gonflés, avaient la même couleur jaunâtre que les mains ; et les petites mains étaient calleuses, semées de verrues, avec des ongles blancs qui commençaient à devenir livides. Sur le bras gauche, sur les cuisses, près des aines, et, plus bas, sur les genoux, le long des jambes, des taches rougeâtres apparaissaient. Toutes les particularités de ce corps misérable prenaient aux yeux de George une signification extraordinaire, immobilisées comme elles l’étaient et tendues pour toujours dans la raideur de la mort.

— Comment s’est-il noyé ? Où ? demanda-t-il à voix basse.

L’homme vêtu de lin fit, non sans quelques marques d’impatience, le récit qu’il avait sans doute répété déjà trop souvent. Il avait une figure bestiale, carrée, avec des sourcils hirsutes, avec une bouche large, dure, féroce. — Aussitôt après avoir reconduit ses brebis à l’étable, l’enfant avait pris son déjeuner et était descendu pour se baigner en compagnie d’un camarade. Mais à peine avait-il mis le pied dans l’eau qu’il était tombé et s’était noyé. Aux cris du camarade, on était accouru de la maison d’en haut et on l’avait retiré demi-mort, en se mouillant à peine les jambes jusqu’aux genoux. On lui avait mis la tête en bas pour lui faire vomir l’eau, on l’avait secoué, mais inutilement. — Et, pour indiquer jusqu’où s’était avancé le pauvret, l’homme ramassa un caillou et le jeta dans la mer.

— Là, jusque-là ; à trois brasses de la rive !

La mer calme respirait près de la tête du petit mort, doucement. Mais le soleil flamboyait sur la grève ; et, sur le cadavre blême, quelque chose d’implacable tombait de ce ciel embrasé et de ces rudes témoins.

George demanda :

— Pourquoi ne le portez-vous point à l’ombre, dans une maison, sur un lit ?

— On ne doit pas le bouger, répliqua sentencieusement le gardien. Jusqu’à l’arrivée de la justice, on ne doit pas le bouger.

— Mais au moins portez-le à l’ombre, là, sous le remblai.

Obstinément, le gardien répéta :

— On ne doit pas le bouger.

Et rien n’était plus triste que cette frêle créature sans vie, étendue sur les pierres et gardée par cette brute impassible qui répétait toujours le même récit avec les mêmes mots, qui faisait toujours le même geste pour lancer un caillou dans la mer.

— Là, jusque-là…

Une femme survint, une mégère au nez crochu, aux yeux gris, à la bouche mauvaise : la mère du camarade. On voyait manifestement en elle une inquiétude soupçonneuse, comme si elle eût craint une accusation pour son propre fils. Elle parlait avec aigreur et se montrait presque irritée contre la victime.

— C’était son destin. Dieu lui a dit : « Va dans la mer et perds-toi. »

Elle gesticulait avec véhémence.

— Pourquoi y allait-il, puisqu’il ne savait pas nager ?

Un enfant qui n’était pas du pays, le fils d’un marinier, répéta avec dédain :

— Pourquoi y allait-il ? Nous autres, oui, nous savons nager…

Des gens survenaient, regardaient avec une curiosité froide, s’arrêtaient ou passaient outre. Un groupe occupait le remblai du chemin de fer ; du haut du promontoire, un autre groupe regardait, comme au spectacle. Des enfans, assis ou agenouillés, jouaient avec de petits cailloux qu’ils jetaient en l’air pour les recevoir alternativement sur le dos ou dans le creux de leur main. Chez tous, il y avait une profonde indifférence à l’aspect du malheur d’autrui et de la mort.

Une autre femme survint, au retour de la messe, en robe de soie, parée de tous ses ors. À elle aussi le gardien impatienté répéta le récit, indiqua l’endroit dans l’eau. Cette femme était loquace :

— Je dis toujours à mes enfans : « N’allez pas à la mer, ou je vous tue ! » La mer est la mer. On ne s’en sauve pas.

Elle rappelait des histoires de noyés ; elle rappelait le fait de ce noyé sans tête que l’onde avait poussé jusqu’à San Vito et qu’un enfant avait découvert entre les roches.

— Ici, entre les roches que vous voyez. L’enfant accourut dire : « Il y a un mort. » Nous croyions qu’il plaisantait. Néanmoins nous allâmes et nous trouvâmes. Le corps était décapité. La justice vint. On l’enterra dans une fosse, puis on le déterra la nuit. Il était tout déchiqueté, tout en bouillie, mais il avait encore aux pieds ses chaussures. Le juge dit : « Regardez : elles sont meilleures que les miennes ! » Ce devait donc être un homme riche. Et c’était un marchand de bœufs. On l’avait assassiné, on lui avait coupé la tête et on l’avait jeté dans le Tronto…

Elle continuait d’une voix criarde, ravalant de temps à autre avec un léger sifflement la salive surabondante.

— Et la mère ? Quand viendra la mère ?

À ce nom, toutes les femmes assemblées poussèrent des exclamations de pitié.

— La mère ! Elle va venir, la mère !

Et elles se retournaient toutes, croyant l’apercevoir sur la plage brûlante, dans le lointain. Certaines donnaient aussi des renseignemens sur elle. — Elle s’appelait Riccangela ; elle était veuve avec sept enfans. Elle avait placé celui-ci chez des fermiers pour paître les moutons et gagner un morceau de pain.

Une d’elles disait en regardant le cadavre :

— Sa mère a eu tant de peine pour l’élever !

Une autre disait :

— Pour nourrir ses enfans, elle a même demandé l’aumône.

Une troisième contait que, quelques mois auparavant, le pauvre petit avait déjà failli se noyer dans la mare d’une basse-cour : dans trois pouces d’eau !

Toutes répétaient :

— C’était son destin. Il devait mourir ainsi.

Et l’attente les rendait inquiètes, anxieuses.

— La mère ! Elle va venir, la mère !

George, sentant son cœur se serrer, s’écria :

— Mais portez-le donc à l’ombre, dans une maison, pour que sa mère ne le voie pas nu sur ces galets, sous ce soleil !

Obstinément, le gardien objecta :

— On ne doit pas le bouger ; jusqu’à l’arrivée de la justice, on ne doit pas le bouger.

Les assistans regardaient avec surprise l’étranger de Candie, Leur nombre augmentait. Les uns occupaient le remblai planté d’acacias ; d’autres couronnaient l’aride promontoire à pic sur les récifs. Çà et là, sur les grands blocs monstrueux, une nacelle de roseaux resplendissait comme de l’or, au pied de l’énorme éboulement de falaise pareil à une ruine de tour cyclopéenne devant l’immensité de la mer.

Soudain, de dessus la hauteur, une voix annonça :

— La voici !

D’autres voix suivirent :

— La mère ! la mère !

Tout le monde se retourna ; quelques-uns descendirent du remblai ; ceux du promontoire se penchèrent en avant. Dans l’attente, tous se turent. Le gardien recouvrit le cadavre avec le drap. Dans le silence, la mer haletait à peine, les acacias bruissaient à peine.

Et alors, dans le silence, on entendit les cris de l’arrivante.

La mère venait le long du rivage, sous le soleil, criant. Elle était vêtue de la robe des veuves. Le corps courbé, elle trébuchait sur la grève, criant :

— Mon fils ! mon fils !

Elle levait les mains au ciel, puis se frappait les genoux, criant :

— Mon fils !

Un de ses fils plus âgés, avec un mouchoir rouge noué autour du cou, la suivait d’un air d’hébétude en essuyant ses larmes avec le revers de sa main.

Elle cheminait le long du rivage, courbée, se frappant les genoux, se dirigeant vers le drap blanc. Et, tandis qu’elle appelait le mort, sa bouche laissait échapper des cris qui n’avaient rien d’humain, semblables au glapissement d’une chienne sauvage. À mesure qu’elle approchait, elle se penchait plus bas, se mettait presque à quatre pattes ; arrivée, elle se jeta sur le drap avec un hurlement.

Elle se releva. De sa main rude et noirâtre, une main endurcie à tous les labeurs, elle découvrit le cadavre. Elle le regarda quelques instans, immobile, comme pétrifiée. Puis, à plusieurs reprises, d’une voix aiguë, de toute la force de ses poumons, elle cria comme pour réveiller le mort :

— Mon fils ! mon fils ! mon fils !

Les sanglots la suffoquèrent. À genoux, furieuse, elle se battit les flancs avec les poings. Elle promena autour d’elle sur les assistans des yeux désespérés. Elle parut se recueillir, dans une accalmie de cette violence.

Et alors elle se mit à chanter.

Elle chantait sa douleur sur un rythme qui s’élevait et s’abaissait régulièrement, comme la palpitation du cœur.

C’était l’antique monodie que, de temps immémorial, dans la terre d’Abruzze, les femmes chantaient sur la dépouille de leurs consanguins. C’était l’éloquence mélodieuse de la douleur sacrée qui, spontanément, retrouvait dans la profondeur de l’être ce rythme héréditaire sur lequel les mères d’autrefois avaient modulé leur plainte.

Elle chantait, chantait :

— Ouvre les yeux, lève-toi, marche, mon fils ! Comme tu es beau ! Comme tu es beau !

Elle chantait :

— Pour un morceau de pain, je t’ai noyé, mon fils ! Pour un morceau de pain, je t’ai envoyé à la mort ! C’est donc pour cela que je t’élevais !

Mais la femme au nez crochu l’interrompit, hargneuse :

— Non, tu ne l’as point noyé. Ç’a été la Destinée. Non, tu ne l’as point envoyé à la mort. Tu l’avais mis au milieu du pain.

Et, faisant un geste vers la colline où était la maison qui avait donné l’hospitalité à l’enfant, elle reprit :

— On le tenait là comme un œillet à l’oreille.

La mère continuait :

— Ô mon fils ! qui t’a envoyé, qui t’a envoyé te noyer ici ?

Et la femme hargneuse :

— Qui l’a envoyé ? C’est Notre Seigneur. Il lui a dit : « Va dans la mer, et perds-toi. »

Comme George assurait tout bas à l’un des assistans que l’enfant, secouru à temps, aurait pu être sauvé, et qu’on l’avait tué en lui mettant la tête en bas et en le pendant par les pieds, il sentit sur lui le regard fixe de la mère.

— Fais-lui quelque chose, seigneur ! pria-t-elle. Fais-lui quelque chose !

Elle pria :

— Ô Madone des miracles, fais le miracle !

Elle répéta en touchant la tête du mort :

— Mon fils ! mon fils ! mon fils ! Lève-toi ! marche !

En face d’elle se tenait à genoux le frère du mort ; et il sanglotait sans douleur, regardant de temps à autre autour de lui avec un visage devenu tout à coup indifférent. Un autre frère, l’aîné, se tenait assis près de là dans l’ombre d’une roche, et il simulait le deuil en se cachant le visage dans ses mains. Pour consoler la mère, les femmes se penchaient autour d’elle avec des gestes de pitié et accompagnaient la monodie de quelques gémissemens.

Elle chantait :

— Pourquoi t’ai-je éloigné de ma maison ? Pourquoi t’ai-je envoyé à la mort ? J’ai tout fait pour nourrir mes enfans, tout, excepté de vendre mon corps… Et c’est pour un morceau de pain que je t’ai perdu ! Voilà, voilà comment tu devais finir ! On t’a noyé, mon fils !

Alors la femme au nez rapace, dans un élan de colère, releva ses jupes, entra dans l’eau jusqu’aux genoux et cria :

— Regarde ! Il s’est avancé jusqu’ici. Regarde ! L’eau est comme de l’huile. C’est un signe qu’il devait mourir de cette façon.

Elle regagna la rive en deux enjambées.

— Regarde, regarde ! répéta-t-elle en indiquant sur la grève les vestiges profonds de l’homme qui avait retiré le corps.

La mère regardait avec stupeur ; mais on aurait dit qu’elle ne voyait pas, ne comprenait pas. Après les explosions désespérées de la douleur, il survenait en elle des pauses courtes et comme des obscurcissemens de conscience. Elle se taisait ; elle se touchait un pied ou une jambe, d’un geste machinal ; elle essuyait ses larmes avec son tablier noir ; elle paraissait s’apaiser. Puis, soudain, une explosion nouvelle la secouait toute, l’abattait sur le cadavre.

— Et je ne puis pas t’emporter ! Je ne puis pas t’emporter dans mes bras à l’église ! Mon fils ! mon fils !

Elle le palpait de la tête aux pieds, avec une lente caresse. Son angoisse sauvage se faisait douce, s’attendrissait infiniment. Sa main brûlée et calleuse d’ouvrière devenait infiniment câline lorsqu’elle touchait les yeux, la bouche, le front de son fils.

— Comme tu es beau ! Comme tu es beau !

Elle lui toucha la lèvre inférieure, déjà violacée ; et cette pression légère fit couler de la bouche une écume blanchâtre. Elle lui ôta d’entre les cils un fétu, doucement, doucement, comme si elle eût craint de lui faire mal.

— Comme tu es beau, amour de ta mère !

Ils étaient longs, très longs et très blonds, les cils de l’enfant. Sur les tempes, sur les joues, un duvet léger mettait un reflet d’or.

— Tu ne m’entends pas ? Lève-toi ! marche !

Elle prit le petit chapeau, usé, mou comme une loque. Elle le regarda, le baisa. Elle dit :

— Je veux m’en faire une relique ; je veux le porter toujours sur mon cœur.

Elle prit la ceinture rouge et dit :

— Je veux t’habiller.

La femme revêche, qui n’abandonnait point la place, approuva.

— Oui, habillons-le.

Elle ôta elle-même les vêtemens de dessous la tête du mort, fouilla dans la poche de la veste, y trouva un morceau de pain et une figue.

— Tu vois ! On venait de lui donner son manger. On le tenait comme un œillet à l’oreille.

La mère regarda la petite chemise, sale, déchirée, sur laquelle ses larmes dégouttaient, et elle dit :

— Lui mettre cette chemise !

Prompte, la femme jeta vers la hauteur un appel à quelqu’un des siens :

— Apporte vite une chemise neuve de Nufrillo !

La chemise neuve fut apportée. Lorsque la mère souleva le petit mort, un peu d’eau lui sortit de la bouche et lui coula sur la poitrine.

— Ô Madone des Miracles, fais le miracle ! pria-t-elle en levant les yeux vers le ciel dans une suprême imploration.

Puis elle recoucha sa douce créature. Elle prit la vieille chemise, la ceinture rouge, le chapeau ; elle roula le tout en paquet, et dit :

— Ce sera mon oreiller ; j’y reposerai ma tête la nuit ; je veux y mourir.

Elle plaça la pauvre relique sur la grève près de la tête de l’enfant, y posa la tempe et s’étendit comme sur un lit.

Ils gisaient tous deux à côté l’un de l’autre, la mère et le fils, sur les pierres dures, sous le ciel en feu, près de la mer homicide. Et elle chantait la même cantilène qui jadis avait répandu un pur sommeil sur le berceau.

— Lève-toi, Riccangela ! Lève-toi ! répétaient les femmes autour d’elle.

Elle ne les écoutait point.

— Mon fils est couché sur les pierres et je ne pourrais pas m’y coucher aussi ! Oh ! sur ces pierres, mon fils !

— Lève-toi, Riccangela ! Viens !

Elle se leva. Elle regarda encore le petit visage livide du mort, avec une intensité terrible. Elle appela encore une fois de toute la force de ses poumons :

— Mon fils ! mon fils ! mon fils !

Puis, de ses propres mains, elle recouvrit avec le drap la dépouille sourde.

Et les femmes l’entourèrent, l’entraînèrent un peu plus loin à l’ombre d’un rocher, la forcèrent de s’asseoir, gémirent avec elle.

Peu à peu les spectateurs se débandaient, se dispersaient. Il ne resta plus que quelques consolatrices, avec l’homme vêtu de lin, le gardien impassible qui attendait la justice. Le soleil caniculaire frappait la grève, donnait au drap funèbre une blancheur hallucinante. Le promontoire dressait dans l’embrasement son aridité désolée, à pic sur les récifs anfractueux. La mer, immense et verte, avait une respiration toujours égale. Et il semblait que l’heure lente ne dût jamais finir.

À l’ombre de la roche, en face du drap blanc soulevé par la forme rigide du cadavre, la mère continuait sa monodie sur le rythme rendu sacré par les douleurs anciennes et récentes de sa race. Et il semblait que sa lamentation ne dût jamais finir.


IV

Au retour de la chapelle du Port, Hippolyte avait su l’accident. Accompagnée d’Hélène, elle avait voulu rejoindre George sur la plage. Mais, en approchant du lieu tragique, à la vue du drap qui faisait une blancheur sur la grève, elle avait senti ses forces défaillir. Saisie d’une crise de larmes, elle était revenue sur ses pas, était rentrée à la maison, avait attendu George en pleurant.

Elle s’apitoyait moins sur le petit mort que sur elle-même, hantée par le souvenir du péril qu’elle avait couru l’autre jour au bain. Et une répulsion instinctive, indomptable, surgissait en elle contre cette mer.

— Je ne veux plus me baigner dans la mer, je ne veux plus que tu t’y baignes, enjoignit-elle à George presque durement, sur un ton qui exprimait une résolution ferme et inébranlable. Je ne veux pas, entends-tu ?

Ils passèrent le reste de ce dimanche dans une inquiétude anxieuse, s’accoudant sans cesse à la loggia pour regarder la tache blanche, là-bas, sur la rive. George gardait dans les yeux l’image du cadavre, accusée par un relief si énergique qu’elle lui paraissait presque tangible. Et il avait toujours dans les oreilles la cadence de la monodie chantée par la mère. — La mère continuait-elle encore sa lamentation à l’ombre de la roche ? Était-elle restée seule en face de la mer et de la mort ? — Il revit en son âme une autre malheureuse. Il revécut l’heure de la lointaine matinée de mai dans la maison lointaine, lorsqu’il avait senti tout à coup la vie maternelle se rapprocher de sa propre vie avec une sorte d’adhérence, lorsqu’il avait senti les correspondances mystérieuses du sang, et la tristesse de la destinée suspendue sur la tête de l’un et de l’autre. — La reverrait-il jamais de ses yeux mortels ? Reverrait-il jamais ce faible sourire qui, sans remuer aucune ligne du visage, paraissait étendre un léger voile d’espérance, trop fugitif, hélas ! sur les empreintes indélébiles de la douleur ? Lui serait-il donné de baiser encore cette main longue et maigre, dont la caresse ne ressemblait à aucune autre caresse ? — Et il revécut l’heure lointaine des larmes, lorsque, à la fenêtre, il avait reçu de la lueur d’un sourire la terrible révélation ; lorsqu’il avait enfin réentendu la voix chère, la voix unique et inoubliable, la voix de réconfort, de conseil, de pardon, de bonté infinie ; lorsqu’il avait enfin reconnu la tendre créature de jadis, l’adorée. Et il revécut l’heure de l’adieu, de l’adieu sans larmes et pourtant si cruel, alors qu’il avait menti par pudeur en lisant dans les yeux las de sa mère déçue la question trop triste : « Pour qui m’abandonnes-tu ? » Et toutes les tristesses passées lui remontèrent à l’esprit, avec toutes les douloureuses images : cette figure émaciée, ces paupières gonflées, rougies et brûlantes, le sourire doux et déchirant de Christine, l’enfant maladif dont la grosse tête restait toujours penchée sur une poitrine presque sans vie, le masque cadavérique de la pauvre idiote gourmande… Et les yeux las de sa mère répétaient : « Pour qui m’abandonnes-tu ? »

Il se sentait pénétré comme par une onde molle ; il s’alanguissait, se dissolvait ; il éprouvait un besoin vague de plier le front, de se cacher la face dans un sein, d’être caressé chastement, de savourer lentement son amertume secrète, de s’assoupir, de périr peu à peu. C’était comme si toutes les efféminations de son âme se fussent épanouies ensemble et eussent flotté.

Un homme passa dans le sentier, portant sur sa tête un petit cercueil de sapin blanc.

Assez tard dans l’après-midi, la justice arriva sur la plage. Le petit mort, enlevé de dessus les pierres, fut emporté sur la hauteur, disparut. Des cris perçans parvinrent jusqu’à l’Ermitage. Ensuite, tout s’apaisa. Le silence montant de la mer calme reprit possession des alentours.

La mer était si calme, l’air était si calme que la vie paraissait suspendue. Une claire couleur d’indigo s’étendait uniformément sur toutes choses.

Hippolyte était rentrée et s’était jetée sur le lit. George était resté dans la loggia, assis sur une chaise. Tous deux souffraient, et ils ne pouvaient pas se dire leur peine. Le temps coulait.

— Tu m’as appelé ? demanda George qui croyait avoir entendu son nom.

— Je ne t’ai pas appelé, répondit-elle.

— Que fais-tu ? Tu t’endors ?

Elle ne répondit pas.

George se rassit, ferma les yeux à demi. Sa pensée retournait toujours vers la montagne. Dans ce silence, il sentait le silence du jardin solitaire et abandonné où les petit cyprès, hauts et droits, se dressaient immobiles vers le ciel, religieusement, comme des cierges votifs ; de ce jardin où par les fenêtres des chambres désertes, restées intactes comme des reliquaires, descendait une religieuse douceur de souvenirs.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage empreint d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

« Oh ! pourquoi, disait-il à Démétrius, pourquoi n’ai-je point obéi à ta suggestion, la dernière fois que je suis entré dans les chambres où habite encore ton esprit ? Pourquoi ai-je voulu faire un nouvel essai de la vie et me couvrir de honte à tes yeux ? Comment ai-je pu m’égarer à poursuivre la possession sûre d’une autre âme, alors que je possédais la tienne, alors que tu vivais en moi ? »

Après la mort physique, l’âme de Démétrius s’était préservée dans le survivant, sans diminution aucune ; elle y avait même atteint et gardé son intensité suprême. Tout ce qui, dans la personne vivante, se dépensait au contact de ses semblables ; tous ses actes, tous ses gestes, toutes ses paroles semées dans le cours du temps ; toutes les manifestations diverses qui déterminaient le caractère spécial de son être en rapport avec les autres êtres ; toutes les formes, constantes ou variables, qui distinguaient sa personnalité parmi les autres personnalités, qui faisaient de lui un homme à part dans la multitude humaine ; bref, tout ce qui différenciait sa vie propre parmi les autres vies, tout s’était ramassé, circonscrit, concentré dans l’unique attache idéale qui liait le défunt au survivant. Et le divin ostensoir conservé au Dôme de la ville natale semblait consacrer ce haut mystère : Ego Demetrius Aurispa et unicus Georgius filius meus.

La créature impure qui gisait maintenant sur le lit luxurieux s’était interposée. La terrible corruptrice était, non pas seulement l’obstacle à la vie, mais aussi l’obstacle à la mort : à cette mort. Elle était l’Ennemie de l’une et de l’autre.

Et George, en pensée, retourna vers la montagne, regagna la vieille maison, rentra dans les chambres désertes. Comme en ce jour de mai, il franchit le seuil tragique. Et, comme en ce jour il sentit sur sa volonté l’obscure obsession. Le cinquième anniversaire était proche. De quelle manière le célébrerait-il ?

Un cri soudain d’Hippolyte lui donna un violent sursaut. Il se dressa, il accourut.

— Qu’as-tu ?

Assise sur le lit, épouvantée, elle se passait les mains sur le front et sur les paupières, comme pour en écarter quelque chose qui la tourmentait. Elle fixa sur son amant de grands yeux hagards. Puis, d’un geste brusque, elle lui jeta les bras autour du cou, lui couvrit le visage de baisers et de larmes.

— Mais qu’as-tu ? Qu’as-tu ? demandait-il, étonné, inquiet.

— Rien, rien…

— Pourquoi pleures-tu ?

— J’ai rêvé…

— Qu’as-tu rêvé ? Dis-moi.

Au lieu de répondre, elle l’étreignit, le baisa encore.

Il lui prit les poignets, se dégagea de l’étreinte, voulut la regarder au visage.

— Dis-moi, dis-moi, qu’as-tu rêvé ?

— Rien… Un vilain rêve…

— Quel rêve ?

Elle se défendait contre cette insistance. En lui, le trouble croissait avec le désir de savoir.

— Dis donc !

Toute secouée de nouveau par le frisson, elle balbutia :

— J’ai rêvé… que j’écartais le linceul… et c’était toi que je voyais…

Elle étouffa le dernier mot dans les baisers.


V

Choisi par un ami et pris en location à Ancône, expédié à San Vito, transporté non sans peine jusqu’à l’Ermitage, le piano fut accueilli par Hippolyte avec une allégresse enfantine. On l’installa dans la chambre que George appelait la bibliothèque, dans la chambre la plus vaste et la mieux décorée, là où étaient le divan chargé de coussins, les longues chaises d’osier, le hamac, les nattes, les tapis, tous les objets favorables à la vie horizontale et au rêve. Il arriva aussi de Rome une caisse de partitions.

Et alors, pendant plusieurs jours, ce fut une nouvelle ivresse. Envahis tous deux d’une surexcitation presque folle, ils renoncèrent à toutes leurs habitudes, ils oublièrent tout, ils s’abîmèrent entièrement dans ce plaisir.

Ils ne souffraient plus de l’étouffement des lentes après-midi ; ils n’éprouvaient plus les lourdes somnolences irrésistibles ; ils pouvaient prolonger les veilles presque jusqu’à l’aube ; ils pouvaient prolonger le jeûne sans en souffrir, sans s’en apercevoir, comme si leur vie corporelle se fût affinée, comme si leur substance se fût sublimée, se fût dépouillée de tous les besoins vulgaires. Ils croyaient sentir leur passion croître chimériquement au delà de toute limite, la palpitation de leur cœur atteindre une prodigieuse puissance. Parfois ils croyaient retrouver cette minute d’oubli suprême, cette minute unique qui avait passé sur eux au premier crépuscule ; parfois ils croyaient retrouver la sensation indéfinissable et confuse que leur être se dispersait dans l’espace avec la légèreté d’une vapeur. Parfois il semblait à tous deux que le point où ils respiraient était indéfiniment loin des lieux connus, très reculé, très isolé, inaccessible, presque hors du monde.

Une vertu mystérieuse les rapprochait, les rejoignait, les mêlait, les fondait l’un dans l’autre, les rendait semblables par la chair et par l’esprit, les unissait en un seul être. Une vertu mystérieuse les séparait, les disjoignait, les repoussait dans leur solitude, creusait entre eux un abîme, mettait au fond de leur être un désir désespéré et mortel.

Dans ces alternatives, ils trouvaient tous deux jouissance et souffrance. Ils remontaient à la première extase de leur amour et redescendaient jusqu’à l’extrême et vain effort pour se posséder ; et ils remontaient encore, ils remontaient au principe de la grande illusion, respiraient l’ombre mystique où pour la première fois leurs âmes tremblantes avaient échangé une même parole muette ; et ils redescendaient encore, ils redescendaient vers le supplice de l’attente déçue, entraient dans une atmosphère de brumes épaisses et suffocantes, pareilles à un tourbillon d’étincelles et de cendres chaudes.

Chacun de ces musiciens mages qu’ils aimaient tissait autour de leur sensibilité aiguisée un sortilège différent. Une Page de Robert Schumann évoquait le fantôme d’un très ancien amour qui avait étendu sur lui-même en guise d’artificiel firmament la trame de ses souvenirs les plus beaux et qui, avec une douceur étonnée et mélancolique, les voyait peu à peu pâlir. Un Impromptu de Frédéric Chopin disait, comme dans un rêve : « J’entends, la nuit, lorsque tu dors sur mon cœur, j’entends dans le silence de la nuit une goutte qui tombe, qui lentement tombe, qui toujours tombe, si proche, si lointaine ! J’entends, la nuit, la goutte qui de mon cœur tombe, le sang qui goutte à goutte démon cœur tombe, lorsque tu dors, lorsque tu dors, moi, seul. » De hautes courtines de pourpre, sombres comme la passion sans merci, autour d’un lit profond comme un sépulcre, voilà ce qu’évoquait l’Érotique d’Edouard Grieg ; et aussi une promesse de mort dans une volupté silencieuse, et un royaume sans bornes, riche de tous les biens de la terre, attendant en vain son roi disparu, son roi mourant dans la pourpre nuptiale et funéraire. Mais c’était surtout dans le prélude de Tristan et Yseult que l’élan de l’amour vers la mort se déchaînait avec une véhémence inouïe, que l’insatiable désir s’exaltait jusqu’à l’ivresse de la destruction. « Pour boire là-bas en ton honneur la coupe de l’éternel amour, je voulais, avec moi, sur le même autel, te consacrer à la mort. »

Et cette immense trombe d’harmonie les enveloppa tous deux irrésistiblement, les enserra, les emporta, les ravit dans « le merveilleux empire. »

Ce n’était pas sur le chétif instrument, incapable de rendre le moindre écho de cette plénitude torrentielle, c’était dans l’éloquence, dans l’enthousiasme de l’exégète qu’Hippolyte saisissait toute la grandeur de cette Révélation tragique. Et, de même que la parole de l’amant avait un jour évoqué la ville guelfe déserte, la ville des couvens et des monastères, de même faisait-elle aujourd’hui apparaître à son imagination la vieille ville grise de Bayreuth, solitaire, en face des montagnes bavaroises, dans un paysage mystique où était répandue la même âme qu’Albrecht Dürer emprisonna sous le réseau des lignes au fond de ses estampes et de ses toiles.

George n’avait oublié aucun épisode de son premier pèlerinage religieux vers le théâtre idéal ; il pouvait revivre tous les instans de son émotion extraordinaire, à l’heure où il avait découvert sur la douce colline, à l’extrémité de la grande avenue ombreuse, l’édifice consacré à la fête suprême de l’Art ; il pouvait reconstituer la solennité du vaste amphithéâtre ceint de colonnes et d’arcades, le mystère du golfe Mystique. — Dans l’ombre et dans le silence de l’espace recueilli, dans l’ombre et dans le silence extatique de toutes les âmes, un soupir montait de l’orchestre invisible, un gémissement s’exhalait, une voix murmurante disait le premier appel douloureux du désir solitaire, la première angoisse confuse dans le pressentiment du supplice futur. Et ce soupir et ce gémissement et cette voix s’élevaient de la souffrance vague jusqu’à l’acuité d’un cri impétueux, disant l’orgueil d’un rêve, l’anxiété d’une aspiration surhumaine, la volonté terrible et implacable de la possession. Avec une furie dévorante, comme un incendie qui éclaterait d’un abîme ignoré, le désir se dilatait, s’agitait, flamboyait, toujours plus haut, toujours plus haut, alimenté par la plus pure essence d’une double vie. L’ivresse de la flamme mélodieuse enveloppait toutes choses ; tout ce qu’il y a au monde de souverain vibrait éperdument dans l’immense ivresse, exhalait sa joie et sa douleur la plus cachée en se sublimant et se consumant. Mais, soudain, les efforts d’une résistance, les colères d’une lutte frémissaient et vibraient dans l’essor de cette ascension orageuse ; et ce grand jet de vie, brisé tout à coup contre un invisible obstacle, retombait, s’éteignait, ne jaillissait plus. Dans l’ombre et dans le silence de l’espace recueilli, dans l’ombre et dans le silence frissonnant de toutes les âmes, un soupir montait du golfe Mystique, un gémissement mourait, une voix brisée disait la tristesse de la solitude éternelle, l’aspiration vers la nuit éternelle, vers le divin, l’originel oubli.

Et voici qu’une autre voix, une voix de réalité humaine, une voix modulée par des lèvres humaines, jeune et forte, mêlée de mélancolie, d’ironie et de menace, une voix chantait une chanson de la mer, au haut du mât, sur le navire qui amenait au roi Marc la blonde épouse irlandaise. Elle chantait : « Vers l’Occident erre le regard : vers l’Orient file le navire. Frais, le vent souffle vers la terre natale. Ô fille d’Irlande, où t’attardes-tu ? Ce qui gonfle ma voile, sont-ce tes soupirs ? Souffle, souffle, ô vent. Malheur, ah ! malheur, fille d’Irlande, amour sauvage ! » C’était l’admonition de la vedette, l’avertissement prophétique, allègre et menaçant, plein de caresse et de raillerie, indéfinissable. Et l’orchestre se taisait. « Souffle, souffle, ô vent. Malheur, ah ! malheur, fille d’Irlande, amour sauvage ! » La voix chantait sur la mer tranquille, seule dans le silence, tandis que sous la tente Yseult, immobile sur sa couche, semblait plongée dans le rêve obscur de son destin.

Ainsi s’ouvrait le drame. Le souffle tragique, qui avait déjà agité le prélude, passait et repassait dans l’orchestre. Subitement, la puissance de destruction se manifestait en la femme magicienne contre l’homme qu’elle avait élu, qu’elle avait voué à la mort. Sa colère se déchaînait avec l’énergie des élémens aveugles ; elle invoquait toutes les forces terribles de la terre et du ciel pour détruire l’homme qu’elle ne pouvait pas posséder. « Éveille-toi à mon appel, puissance indomptable ; lève-toi du cœur où tu t’es cachée ! Ô vents incertains, écoutez ma volonté. Secouez le sommeil de cette mer rêveuse, ressuscitez des profondeurs l’implacable convoitise, montrez-lui la proie que je lui offre ! Brisez le vaisseau, engloutissez les épaves ! Tout ce qui palpite et respire, ô vents, je vous le donne en récompense. « À l’admonition de la vedette répondait le pressentiment de Brangaine : « malheur ! Quelle ruine je pressens, Yseult ! » Et la femme douce et dévouée tâchait d’apaiser cette folle fureur. « Oh ! dis-moi ta tristesse, Yseult ! Dis-moi ton secret ! « Et Yseult : « Mon cœur suffoque. Ouvre, ouvre la courtine toute grande ! »

Tristan apparaissait, debout, immobile, les bras croisés, le regard fixé sur les lointains de la mer. Du haut du mât, la vedette reprenait sa chanson, sur le flot montant de l’orchestre. « Malheur, oh ! malheur… » Et, tandis que les yeux d’Yseult contemplaient le héros, allumés d’une sombre flamme, du golfe Mystique surgissait le motif fatal, le grand et terrible symbole d’amour et de mort en qui était enfermée toute l’essence de la tragique fiction. Et, de sa propre bouche, Yseult proférait l’arrêt : « Élu par moi, perdu par moi. »

La passion mettait en elle une volonté homicide, réveillait dans les racines de son être un instinct hostile à l’être, un besoin de dissolution, d’anéantissement. Elle s’exaspérait à chercher en elle et autour d’elle une puissance foudroyante qui frapperait et détruirait sans laisser de trace. Sa haine se faisait plus atroce à la vue du héros calme et immobile qui sentait la menace se condenser sur sa tête et qui savait l’inutilité de toute résistance. Sa bouche s’emplissait d’un amer sarcasme. « Que penses-tu de ce serf ? » demandait-elle à Brangaine, avec un sourire inquiet. D’un héros, elle faisait un serf, elle se déclarait dominatrice. « Dis-lui que j’ordonne à mon vassal de redouter sa souveraine, moi, Yseult. » Tel était le défi qu’elle lui envoyait pour une lutte suprême ; tel était l’appel que la force jetait à la force. Une solennité sombre accompagnait la marche du héros vers le seuil de la tente, lorsque l’heure irrévocable avait sonné, lorsque le filtre avait déjà rempli la coupe, lorsque le destin avait déjà resserré son cercle autour des deux vies. Yseult, appuyée à sa couche, pâle comme si la grande fièvre eût consumé tout le sang de ses veines, attendait, silencieuse ; silencieux, Tristan apparaissait sur le seuil : l’un et l’autre hauts de toute leur hauteur. Mais l’orchestre disait l’indicible anxiété de leurs âmes.

À partir de ce moment recommençait l’orageuse ascension. Il semblait que le golfe Mystique s’enflammât de nouveau comme une fournaise et dardât plus haut, toujours plus haut, ses flammes sonores. « Réconfort unique pour un deuil éternel, salutaire breuvage d’oubli, je te bois sans peur ! » Et Tristan approchait la coupe de ses lèvres. « À moi la moitié ! Je la bois pour toi ! » criait Yseult en lui arrachant la coupe des mains. Vide, la coupe d’or tombait. — Avaient-ils bu tous deux la mort ? Devaient-ils mourir ? — Instant de surhumaine angoisse. Le philtre de mort n’était qu’un poison d’amour, qui les pénétrait d’un feu immortel. Etonnés d’abord, immobiles, ils se regardaient, ils cherchaient dans les yeux l’un de l’autre l’indice de la mort à laquelle désormais ils se croyaient voués. Mais une vie nouvelle, incomparablement plus intense que celle qu’ils avaient vécue, agitait toutes leurs fibres, palpitait à leurs tempes et à leurs poignets, gonflait leurs cœurs d’un flot immense. — « Tristan ! » — « Yseult ! » — Ils s’appelaient ; ils étaient seuls ; autour d’eux rien ne subsistait ; les apparences s’étaient effacées ; le passé était aboli ; l’avenir était une nuit noire que ne pouvaient pas rompre les éclairs mêmes de la récente ivresse. Ils vivaient ; ils s’appelaient d’une vivante voix ; ils tendaient l’un vers l’autre par une fatalité que désormais ne pourrait arrêter aucune force. — « Tristan ! » — « Yseult ! »

Et la mélodie de la passion se déployait, s’élargissait, s’exaltait, palpitait et sanglotait, criait et chantait, sur la sombre tempête des harmonies toujours plus agitées. Douloureuse et joyeuse, elle prenait un irrésistible essor vers les cimes des extases inconnues, vers les cimes de la volupté suprême. « Délivré du monde, je te possède enfin, ô toi qui seule remplis mon âme, suprême volupté d’amour ! »

« Salut ! salut à Marc ! salut ! criait l’équipage parmi les éclats des trompettes, en saluant le roi qui s’éloignait du rivage pour aller au-devant de sa blonde épouse. Salut à Cornouailles ! »

C’était le tumulte de la vie commune, c’était la clameur de la joie profane, c’était la splendeur éblouissante du jour. L’Élu, le Perdu, en levant un regard où flottait le sombre nuage du rêve, demandait : « Qui s’approche ? » — Le Roi. — Quel Roi ? » Yseult, pâle et convulsée sous le manteau royal, demandait : « Où suis-je ? Vis-je encore ? Dois-je vivre encore ? » Doux et terrible, le motif du philtre montait, les enveloppait, les enserrait dans sa spirale ardente. Les trompettes sonnaient : « Salut à Marc ! Salut à Cornouailles ! Gloire au Roi ! »

Mais, dans le second prélude, tous les sanglots d’une joie trop forte, tous les halètemens du désir exaspéré, tous les sursauts de l’attente furieuse alternaient, se mêlaient, se confondaient. L’impatience de l’âme féminine communiquait ses frémissemens à l’immensité de la nuit, à toutes les choses qui, dans la pure nuit d’été, respiraient et veillaient. L’âme enivrée jetait ses appels à toutes les choses, pour qu’elles demeurassent vigilantes sous les étoiles, pour qu’elles assistassent à la fête de son amour, au banquet nuptial de son allégresse. Insubmersible sur l’océan inquiet de l’harmonie, la mélodie fatale flottait, s’éclairant, s’obscurcissant. L’onde du golfe Mystique, pareille à la respiration d’une poitrine surhumaine, se gonflait, s’élevait, retombait pour se relever encore, pour retomber encore, pour s’apaiser lentement.

« Entends-tu ? Il me semble que le bruit s’est dissipé dans le lointain. » Yseult n’entendait plus que les sons imaginés par son désir. Les fanfares de la chasse nocturne retentissaient dans la forêt, distinctes, rapprochées. « C’est le chuchotement trompeur des feuilles qu’agitent les jeux du vent… Ce son si doux n’est pas celui des cors ; c’est le murmure de la source qui jaillit et dévale dans la nuit silencieuse… » Elle n’entendait que les sons enchanteurs suscités en son âme par le désir y composant le vieux et toujours nouveau sortilège. Dans l’orchestre comme dans ses sens abusés, les résonances de la chasse se transformaient magiquement, se dissolvaient en les rumeurs infinies de la forêt, en la mystérieuse éloquence de la nuit estivale. Toutes les voix étouffées, toutes les séductions subtiles enveloppaient la femme haletante, lui suggéraient l’ivresse prochaine, tandis que Brangaine avertissait et suppliait en vain, dans la terreur de son pressentiment : « Oh ! laisse resplendir le flambeau protecteur ! Laisse sa lumière te montrer le péril ! » Rien n’avait le pouvoir d’éclairer l’aveuglement du désir. « Quand ce serait le flambeau de ma vie, sans peur je l’éteindrais. Et je l’éteins sans peur. » D’un geste de dédain suprême, intrépide et superbe, Yseult jetait à terre le flambeau ; elle offrait sa vie et celle de l’Elu à la nuit fatale ; elle entrait avec lui dans l’ombre, pour toujours.

Alors le plus enivrant poème de la passion humaine se déroulait triomphalement, comme en spirale, jusqu’aux sommets du spasme et de l’extase. C’était la première étreinte frénétique, mêlée de volupté et d’angoisse, où les âmes avides de se confondre rencontraient l’obstacle impénétrable des corps ; c’était la première rancune contre le temps où l’amour n’existait pas, contre le passé vide et inutile. C’était la haine contre la lumière hostile, contre le jour perfide qui aiguisait toutes les souffrances, qui suscitait toutes les apparences fallacieuses, qui favorisait l’orgueil et opprimait la tendresse. C’était l’hymne à la nuit amie, à l’ombre bienfaisante, au divin mystère où se dévoilaient les merveilles des visions intérieures, où s’entendaient les voix lointaines des mondes, où d’idéales corolles fleurissaient sur des tiges inflexibles, « Dès que le soleil s’est caché dans notre poitrine, les étoiles du bonheur répandent leur lumière riante. »

Et, dans l’orchestre, parlaient toutes les éloquences, chantaient toutes les joies, pleuraient toutes les douleurs que la voix humaine a jamais exprimées. Les mélodies émergeaient des profondeurs symphoniques, se développaient, s’interrompaient, se superposaient, se mélangeaient, se fondaient, se dissolvaient, disparaissaient pour réapparaître. Une anxiété de plus en plus inquiète et déchirante passait par tous les instrumens et exprimait un continuel effort toujours vain pour atteindre l’inaccessible. Dans l’impétuosité des progressions chromatiques, il y avait la folle poursuite d’un bien qui se dérobait à toute prise, quoiqu’il resplendît très proche. Dans les changemens de ton, de rythme et de mesure, dans la succession des syncopes, il y avait une recherche sans trêve, il y avait une convoitise sans limites, il y avait le long supplice du désir toujours déçu et jamais éteint. Un motif, symbole de l’éternel désir éternellement exaspéré par la possession décevante, revenait à chaque instant avec une persistance cruelle ; il s’élargissait, il dominait, tantôt illuminant les crêtes des flots harmoniques, tantôt les obscurcissant d’une ombre tragique.

L’effrayante vertu du philtre opérait sur l’âme et sur la chair des deux amans déjà consacrés à la mort. Rien ne pouvait éteindre ou adoucir cette ardeur fatale, rien, hormis la mort. Ils avaient tenté vainement toutes les caresses ; ils avaient recueilli vainement toutes leurs forces pour s’unir dans un embrassement suprême, pour se posséder enfin, pour devenir un seul et même être. Leurs soupirs de volupté se transformaient en sanglots d’angoisse. Un obstacle infrangible s’interposait entre eux, les séparait, les rendait étrangers et solitaires. Leur substance corporelle, leur personnalité vivante, tel était l’obstacle. Et une haine secrète naissait chez l’un et l’autre : un besoin de se détruire, de s’anéantir ; un besoin de faire mourir et un besoin de mourir. Dans la caresse même, ils reconnaissaient l’impossibilité de franchir la limite matérielle de leurs sens humains. Les lèvres rencontraient les lèvres et s’arrêtaient. « Qu’est-ce qui succomberait à la mort, disait Tristan, sinon ce qui nous sépare, sinon ce qui empêche Tristan d’aimer Yseult pour toujours, de vivre éternellement pour elle seule ? » Et ils entraient déjà dans l’ombre infinie. Le monde des apparences disparaissait. « Ainsi, disait Tristan, ainsi nous mourûmes, ne voulant vivre que pour l’amour, inséparables, toujours unis, sans fin, sans réveil, sans peur, sans nom dans le sein de l’amour. » Les paroles s’entendaient distinctes sur le pianissimo de l’orchestre. Une nouvelle extase ravissait les deux amans et les emportait jusqu’au seuil du merveilleux empire nocturne. Déjà ils goûtaient d’avance la béatitude de la dissolution, déjà ils se sentaient délivrés du poids de la personne, déjà ils sentaient leur substance se sublimer et flotter, diffuse dans une joie sans fin. « Sans fin, sans réveil, sans peur, sans nom… »

« Prenez garde ! prenez garde ! Voici que la nuit cède au jour, avertissait d’en haut Brangaine invisible. Prenez garde ! » Et le frisson de la gelée matinale traversait le parc, réveillait les fleurs. La froide lumière de l’aube montait lentement et recouvrait les étoiles qui palpitaient plus fort. « Prenez garde ! » Vain avertissement de la vigie fidèle. Eux n’écoutaient pas : ils ne voulaient pas, ne pouvaient pas s’éveiller. Sous la menace du jour, ils se plongeaient toujours plus avant dans cette ombre où ne pouvait parvenir aucune lueur de crépuscule. « Qu’éternellement la nuit nous enveloppe ! » Et un tourbillon d’harmonies les enveloppait, les étreignait dans ses spirales véhémentes, les transportait sur la plage écartée qu’invoquait leur désir, là où nulle angoisse n’opprimait l’élan de l’âme aimante, par delà toute langueur, par delà toute douleur, par delà toute solitude, dans la sérénité infinie de leur rêve suprême.

« Sauve-toi, Tristan ! » C’était le cri de Kourwenal après le cri de Brangaine. C’était l’assaut imprévu et brutal qui interrompait l’embrassement extatique. Et, tandis que le thème d’amour persistait dans l’orchestre, le motif de la chasse éclatait avec un fracas métallique. Le roi et les courtisans paraissaient. Tristan cachait sous son ample manteau Yseult étendue sur le lit de fleurs ; il la dérobait aux regards et à la lumière, affirmant par ce geste sa domination, signifiant son droit non douteux. « Le triste jour, pour la dernière fois ! » Pour la dernière fois, dans l’attitude calme et résolue d’un héros, il acceptait la lutte avec les forces étrangères ; sûr désormais que rien ne pouvait modifier ou suspendre le cours de son destin. Tandis que la souveraine douleur du roi Marc s’exhalait en une mélopée lente et profonde, il se taisait, inébranlable dans sa pensée secrète. Et finalement il répondait aux questions du roi : « Ce mystère, je ne puis te le révéler. Jamais tu ne pourras connaître ce que tu demandes. » Le motif du philtre condensait sur cette réponse l’obscurité du mystère, la gravité de l’événement irréparable. « Veux-tu suivre Tristan, ô Yseult ? demandait-il à la reine, simplement, en présence de tous. Sur la terre où je veux aller, le soleil ne resplendit pas. C’est la terre des ténèbres, c’est le pays nocturne d’où m’envoya ma mère lorsque, conçu par elle dans la mort, dans la mort je vins au jour… » Et Ysolde : « Là où est la patrie de Tristan, là Ysolde veut aller. Elle veut le suivre, douce et fidèle, dans le chemin qu’il lui montrera… »

Et le héros mourant la précédait sur cette terre, frappé par le traître Melot.

Cependant le troisième prélude évoquait la vision du rivage lointain, des récifs arides et désolés où, dans les anses secrètes, la mer semblait pleurer sans trêve un deuil inconsolable. Une brume de légende et de mystérieuse poésie enveloppait les formes rigides de la roche, aperçues comme dans une aube incertaine ou dans un crépuscule presque éteint. Et le son du chalumeau pastoral réveillait les images confuses de la vie passée, des choses perdues dans la nuit des temps.

« Que dit l’antique lamentation ? soupirait Tristan. Où suis-je ? »

Le pâtre modulait sur le roseau fragile la mélodie impérissable, transmise par les ancêtres à travers les âges ; et, dans sa profonde inconscience, il était sans inquiétude.

Et Tristan, à l’âme de qui ces humbles notes avaient tout révélé : « Je ne suis point resté au lieu de mon réveil. Mais où ai-je fait séjour ? je ne saurais te le dire. Là je n’ai vu ni le soleil, ni le pays, ni les habitans ; mais, ce que j’y ai vu, je ne saurais te le dire… C’était là où je fus toujours, là où j’irai pour toujours : dans le vaste empire de l’éternelle nuit. Là-bas, une seule et unique science nous est donnée : le divin, l’éternel, l’originel oubli ! » Le délire de la fièvre l’agitait ; l’ardeur du philtre rongeait ses fibres intimes. « Ah ! ce que je souffre, tu ne peux pas le souffrir ! Ce désir terrible qui me dévore, ce feu implacable qui me consume… Ah ! si je pouvais te le dire, si tu pouvais me comprendre ! »

Et le pâtre inconscient soufflait, soufflait dans son chalumeau. C’était le même air ; les notes étaient toujours les mêmes : elles parlaient de la vie qui n’était plus, elles parlaient des choses lointaines et anéanties.

« Vieille et grave mélodie, disait Tristan, tes sons lamentables parvenaient jusqu’à moi sur les vents du soir lorsque, en un temps lointain, la mort du père fut annoncée au fils. Tu me cherchais, de plus en plus inquiète, dans l’aube sinistre, lorsque le fils apprit le sort de la mère. Quand mon père m’engendra et mourut, quand ma mère me donna le jour en expirant, la vieille mélodie arrivait aussi à leurs oreilles, languissante et triste. Elle m’a interrogé un jour, et voici qu’elle me parle encore. Pour quel destin suis-je né ? Pour quel destin ? La vieille mélodie me le répète : — Pour désirer et pour mourir ! Pour mourir de désirer ! — Oh ! non, non. Tel n’est point ton véritable sens… Désirer, désirer, désirer jusque dans la mort ; mais non pas mourir de désirer… » De plus en plus puissant, de plus en plus tenace, le philtre le corrodait jusqu’aux moelles. Tout son être se tordait dans l’insoutenable spasme. Par momens, l’orchestre avait des crépitations de bûcher. La violence de la douleur le traversait parfois tout entier avec une impétuosité de rafale, en avivant les flammes. Des sursauts subits le secouaient ; des cris atroces s’en échappaient ; des sanglots étouffés s’y éteignaient. « Le philtre ! le philtre ! Le terrible philtre ! Avec quelle furie je le sens monter de mon cœur à mon cerveau ! Nul remède désormais, nulle douce mort ne peut me délivrer de la torture du désir. En aucun lieu, en aucun lieu, hélas ! je ne trouverai le repos. La nuit me repousse vers le jour, et l’œil du soleil se repaît de mon perpétuel souffrir. Ah ! comme le soleil ardent me brûle et me consume ! Et n’avoir pas même, n’avoir jamais le rafraîchissement d’une ombre pour cette brûlure dévorante ! Quel baume pourrait procurer un soulagement à mon horrible supplice ? » Il portait dans les veines et dans les moelles le désir de tous les hommes, de toute l’espèce, amassé de génération en génération, aggravé des fautes de tous les pères et de tous les fils, des ivresses de tous, des angoisses de tous. En son sang refleurissaient les germes de la concupiscence séculaire, se remêlaient les impuretés les plus diverses, refermentaient les venins les plus subtils et les plus violens que, depuis les âges immémoriaux, de purpurines bouches sinueuses de femmes avaient versés aux mâles concupiscens et subjugués. Il était l’héritier du mal éternel. « Ce terrible philtre qui me condamne au supplice, c’est moi, moi-même qui l’ai composé. Avec les agitations de mon père, avec les convulsions de ma mère, avec toutes les larmes d’amour versées en d’autres temps, avec le rire et avec les pleurs, avec les voluptés et avec les blessures, je l’ai composé moi-même, le poison de ce philtre. Et je l’ai bu à longues gorgées de délices… Maudit sois-tu, philtre terrible ! Maudit soit qui t’a composé ! » Et il retombait sur sa couche, exténué, inanimé, pour reprendre encore ses esprits, pour sentir encore l’ardeur de sa plaie, pour voir encore de ses yeux hallucinés l’image souveraine traversant les champs de la mer. « Elle vient, elle vient vers la terre, bercée mollement sur de grands flots de fleurs enivrantes. Son sourire verse sur moi une divine consolation ; elle m’apporte le rafraîchissement suprême… » Ainsi invoquait-il, ainsi voyait-il, de ses yeux clos désormais à la commune lumière, la magicienne, la maîtresse des baumes, la médicatrice de toutes les blessures. « Elle vient, elle vient ! Ne la vois-tu pas, Kourwenal, ne la vois-tu pas encore ? » Et les ondes émues du golfe Mystique ramenaient confusément des profondeurs toutes les mélodies déjà entendues, les mélangeaient, les emportaient, les submergeaient dans un gouffre, les repoussaient encore à la surface, les broyaient : celles qui avaient exprimé l’angoisse du décisif conflit sur le pont du navire ; celles où l’on avait ouï le bouillonnement du breuvage versé dans la coupe d’or et le bourdonnement des artères envahies par le feu liquide ; celles où l’on avait ouï la mystérieuse haleine de la nuit d’été invitant à des voluptés sans fin ; toutes les mélodies, avec toutes les images et toutes les souvenances. Et, sur cet immense naufrage, la fatale mélodie passait, altière, souveraine, implacable, répétant par intervalles l’atroce condamnation : « Désirer, désirer, désirer jusque dans la mort ; et non pas mourir de désirer ! »

« Le vaisseau jette l’ancre ! Yseult, voilà Yseult ! Elle s’élance au rivage ! » criait Kourwenal du haut de la tour. Et, dans le délire de la joie, Tristan déchirait les bandages de sa blessure, excitait son propre sang à jaillir, à inonder la terre, à empourprer le monde. Comme Yseult et la Mort approchaient, il croyait entendre la lumière. « N’entends-je point la lumière ? Mes oreilles n’entendent-elles point la lumière ? » Un grand soleil intérieur l’éblouissait ; tous les atomes de sa substance dardaient des rayons de soleil qui, par ondes lumineuses et harmonieuses, s’épandaient dans l’univers. La lumière était musique ; la musique était lumière.

Et alors le golfe Mystique s’irradiait réellement comme un ciel. Les sonorités de l’orchestre semblaient imiter ces lointaines harmonies planétaires que jadis des âmes de contemplateurs vigilans crurent surprendre dans le silence nocturne. Peu à peu les longs frémissemens de l’inquiétude, les longs sursauts de l’angoisse, les halètemens des vaines poursuites et les efforts du désir toujours déçu, toutes les agitations de la misère terrestre s’apaisaient, se dissipaient. Tristan avait enfin franchi la limite du « merveilleux empire », il était entré enfin dans la nuit éternelle. Et Yseult, penchée sur la dépouille inerte, sentait enfin se dissoudre lentement le poids qui l’écrasait. La mélodie fatale, devenue plus claire et plus solennelle, consacrait le grand hymen funéraire. Ensuite les notes, semblables à des fils éthérés, s’affinaient pour tisser autour de l’amante des voiles de pureté diaphanes. Ainsi commençait une sorte d’assomption joyeuse, par des degrés de splendeur, sur l’aile d’un hymne. « De quel suave sourire il sourit ! Ne le voyez-vous pas ? Ne l’entendez-vous pas ? Comme il resplendit de sidérale clarté ? Ne le voyez-vous pas ? Ne l’entendez-vous pas ? Suis-je seule à ouïr cette mélodie nouvelle, infiniment douce et consolante, qui jaillit des profondeurs de son être, et qui me ravit, et qui me pénètre, et qui m’enveloppe ? » La magicienne d’Irlande, la formidable maîtresse des philtres, l’arbitre héréditaire des obscures puissances terrestres, celle qui, du haut du navire, avait invoqué les tourbillons et les tempêtes, celle dont l’amour avait élu le plus fort et le plus noble des héros pour l’intoxiquer et le perdre, celle qui avait fermé le chemin de la gloire et de la victoire à un « dominateur du monde », l’empoisonneuse, l’homicide, se transfigurait par la vertu de la mort en un être de lumière et de joie, exempte de toute convoitise impure, libre de toute basse attache, palpitant et respirant au sein de l’âme diffuse de l’univers. « Ces sons plus clairs qui murmurent à mon oreille ne seraient-ils pas les ondes molles de l’air ? Dois-je respirer, boire, me plonger, naufrager doucement dans les vapeurs et dans les parfums ? » Tout en elle se dissolvait, se fondait, se dilatait, retournait à la fluidité originelle, à l’immense océan élémentaire d’où toutes les formes naissaient, où toutes les formes disparaissaient pour se renouveler et pour renaître. Dans le golfe Mystique, les transformations et les transfigurations s’accomplissaient de note en note, d’harmonie en harmonie, sans interruption. Il semblait que toutes choses s’y décomposassent, y exhalassent leurs essences cachées, s’y changeassent en immatériels symboles. Des couleurs jamais apparues sur les pétales des plus délicates fleurs terrestres, des parfums d’une subtilité presque imperceptible y flottaient. Des visions de paradis secrets s’y révélaient dans un éclair, des germes de mondes à naître s’y épanouissaient. Et l’ivresse panique montait, montait ; le chœur du Grand Tout couvrait l’unique voix humaine. Transfigurée, Yseult entrait dans le merveilleux empire, triomphalement. « Se perdre, s’abîmer, s’évanouir sans conscience dans l’infinie palpitation de l’âme universelle : suprême volupté ! »


VI

Durant des jours entiers, les deux ermites vécurent ainsi dans la grande fiction, respirèrent cette atmosphère enflammée, se saturèrent de cet oubli mortel. Ils crurent se transfigurer eux-mêmes, atteindre eux-mêmes un cercle supérieur d’existence ; ils crurent égaler les personnages du drame dans les hauteurs vertigineuses de leur rêve d’amour. Ne semblait-il pas qu’ils eussent, eux aussi, bu un philtre ? N’étaient-ils pas, eux aussi, tourmentés par un désir sans limite ? N’étaient-ils pas, eux aussi, enchaînés par un lien indissoluble, et n’éprouvaient-ils pas souvent dans la volupté les affres de l’agonie, n’entendaient-ils pas le grondement de la mort ? George, comme Tristan lorsqu’il avait entendu l’antique mélodie modulée par le pâtre, trouvait dans cette musique la révélation directe d’une angoisse où il croyait surprendre enfin l’essence vraie de son âme et le secret tragique de son destin. Nul homme mieux que lui ne pouvait pénétrer le sens symbolique et mythique du philtre, et nul homme mieux que lui ne pouvait mesurer la profondeur du drame intérieur, uniquement intérieur, où le héros pensif avait consumé ses forces. Nul non plus ne pouvait mieux comprendre le cri désespéré de la victime : « Ce terrible philtre qui me condamne au supplice, c’est moi, moi-même qui l’ai composé. »

Il entreprit alors sur sa maîtresse une œuvre de séduction funèbre. Il voulait la décider lentement à mourir ; il voulait l’attirer avec lui vers une fin mystérieuse et douce, en ce pur été de l’Adriatique plein de transparences et de parfums. La grande phrase d’amour, — qui se déployait en un si large cercle de lumière autour de la transfiguration d’Yseult — avait enfermé Hippolyte dans son sortilège. Elle la répétait sans cesse à voix basse, quelquefois même à haute voix, avec des signes de jubilation débordante.

— Ne voudrais-tu point mourir de la mort d’Yseult ? lui demanda George souriant.

— Je le voudrais, répondit-elle. Mais, sur terre, on ne meurt pas de cette façon.

— Et si je mourais, moi ? reprit-il, souriant toujours. Si tu me voyais mort, en réalité, non en rêve ?

— Je crois que je mourrais aussi, mais de désespoir.

— Et si je te proposais de mourir avec moi, en même temps, de la même manière ?

Pendant quelques secondes, elle resta songeuse, les yeux baissés. Puis, relevant vers le tentateur un regard chargé de toute la douceur de la vie :

— Pourquoi mourir, dit-elle, si je t’aime, si tu m’aimes, si rien désormais ne nous empêche de vivre en nous seuls ?

— La vie te plaît ! murmura-t-il avec une amertume voilée.

— Oui, affirma-t-elle avec une sorte de véhémence, la vie me plaît parce que tu me plais.

— Et si je mourais ? répéta-t-il sans sourire, parce qu’il sentait, une fois encore, monter en lui l’hostilité instinctive contre la belle créature luxurieuse qui respirait l’air comme une joie.

— Tu ne mourras point, affirma-t-elle avec la même assurance. Tu es jeune, pourquoi devrais-tu mourir ?

Dans la voix, dans l’attitude, dans toute la personne, elle avait une insolite diffusion de bien-être. Son aspect était celui que les créatures vivantes ont seulement aux heures où leur vie s’harmonise dans un équilibre temporaire de toutes les énergies d’accord avec les conditions extérieures favorables. Comme d’autres fois, elle semblait s’épanouir dans la bonté de l’air marin, dans la fraîcheur du soir estival ; et elle faisait penser à une de ces magnifiques fleurs crépusculaires qui ouvrent les couronnes de leurs pétales au coucher du soleil.

Après une longue pause où l’on entendit sur les grèves la rumeur de la mer pareille à un bruissement de feuilles arides, George demanda :

— Crois-tu au destin ?

— Oui, j’y crois.

Mal disposée à la gravité triste vers laquelle semblaient tendre les paroles de George, elle avait répondu sur un ton léger de badinage. Lui, blessé, repartit vivement avec amertume :

— Sais-tu quel jour c’est, aujourd’hui ?

Perplexe, inquiète, elle demanda :

— Quel jour ?

Il eut une illusion. Jusqu’alors il avait évité de rappeler à l’oublieuse l’anniversaire de la mort de Démétrius ; une répugnance de plus en plus farouche l’empêchait de proférer ce nom pur, d’évoquer cette fière image hors du sanctuaire. Il sentait qu’il aurait profané sa religieuse douleur en admettant Hippolyte à la partager. Et ce qui avivait encore ce sentiment, c’est qu’il était dans un de ces intervalles ordinaires de lucidité cruelle où il revoyait en Hippolyte la femme de délices, la « fleur de concupiscence », l’Ennemie. Il se contint, et avec un faux rire subit :

— Regarde ! s’écria-t-il. C’est fête à Ortone.

Il indiquait dans le lointain glauque la cité maritime qui se couronnait de feux.

— Comme tu es étrange, aujourd’hui ! dit-elle.

Puis, le fixant avec cette expression singulière qu’elle avait coutume de prendre lorsqu’elle voulait l’apaiser et l’adoucir, elle ajouta :

— Viens ici, viens t’asseoir à mon côté…

Il était debout, au seuil d’une des portes qui s’ouvraient sur la loggia, dans l’ombre. Elle était assise dehors, sur le parapet, vêtue d’une légère robe blanche, dans une pose alanguie, surgissant de tout le buste sur le fond de la mer où s’attardaient encore les clartés du crépuscule ; et le profil de sa tête brune se dessinait dans une zone d’ambre limpide. Elle avait l’air de renaître, comme au sortir d’un lieu clos et suffocant, d’une atmosphère lourde d’exhalaisons empoisonnées. Aux yeux de George, elle avait l’air de s’évaporer comme une fiole de parfums, de laisser se répandre la vie idéale qu’avaient accumulée en elle les puissances de la musique, de se vider peu à peu des rêves importuns, de revenir à la primitive animalité.

George pensait : « Comme toujours, elle n’a fait que recevoir et garder docilement les attitudes que je lui ai données. La vie intérieure a été toujours et est toujours factice chez elle. Ma suggestion une fois interrompue, elle retourne à sa nature propre, elle redevient une femme, un instrument de basse lasciveté. Rien ne changera jamais sa substance, rien ne la purifiera. Elle a le sang plébéien, et dans le sang, qui sait quelles hérédités ignobles ! Mais, moi non plus, je ne pourrai jamais m’affranchir du désir qu’elle a allumé en moi ; je ne pourrai jamais l’extirper de ma chair. Et, dorénavant, je ne pourrai vivre ni avec elle ni sans elle. Je sais que je dois mourir ; mais la laisserai-je à un successeur ? » Sa haine contre l’inconsciente créature ne s’était jamais soulevée avec autant de violence. Il la déchirait sans pitié, avec une acrimonie qui l’étonnait lui-même. C’était comme s’il se fût vengé d’une infidélité, d’une déloyauté qui aurait dépassé toutes les limites de la perfidie. Il éprouvait l’envieuse rancune du naufragé qui, au moment où il enfonce, aperçoit près de lui son camarade sur le point de se sauver, de se raccrocher à la vie. Pour lui, cet anniversaire venait apporter une nouvelle confirmation de l’arrêt qu’il savait déjà irrévocable. Pour lui, ce jour était l’Epiphanie de la Mort. Il sentait qu’il n’était plus maître de lui-même ; il sentait l’absolue domination de l’idée fixe qui, d’un instant à l’autre, pouvait lui suggérer l’acte suprême et en même temps communiquer à sa volonté l’impulsion effective. Et, tandis que des images criminelles lui traversaient confusément le cerveau : « Dois-je mourir seul ? se répétait-il à lui-même. Dois-je mourir seul ? »

Il tressaillit quand Hippolyte le toucha au visage et lui passa les bras autour du cou.

— Je t’ai fait peur ? demanda-t-elle.

En le voyant disparaître dans l’ombre de plus en plus épaisse qui occupait l’embrasure de la porte, une inquiétude singulière l’avait prise et elle s’était levée pour l’embrasser.

— À quoi pensais-tu ? Qu’as-tu ? Pourquoi es-tu comme cela aujourd’hui ?

Elle lui parlait d’une voix insinuante, et, le tenant toujours embrassé, elle lui caressait la tempe. Lui, dans l’obscurité, voyait la mystérieuse pâleur de ce visage, voyait la lueur de ces yeux. Un tremblement incoercible l’envahit.

— Tu trembles ? Qu’as-tu ? Qu’as-tu ?

Elle se détacha de lui, chercha une bougie sur la table, l’alluma. Et elle se rapprocha, inquiète, lui prit les deux mains.

— Tu es malade ?

— Oui, balbutia-t-il, je ne suis pas à mon aise. C’est une de mes mauvaises journées…

Ce n’était pas la première fois qu’elle l’entendait se plaindre de vagues souffrances physiques, de douleurs sourdes et errantes, de tiraillemens et de fourmillemens désagréables, de vertiges et de cauchemars. Elle croyait ces souffrances imaginaires ; elle y voyait des effets de la mélancolie habituelle, des excès de pensée ; et elle n’y connaissait pas de meilleur remède que les caresses, les rires et les jeux.

— Où souffres-tu ?

— Je ne saurais dire.

— Oh ! je sais bien, moi, la cause de ton mal… La musique t’excite trop. Il faut ne plus en faire pendant une semaine.

— Non, nous n’en ferons plus.

— Plus du tout.

Et elle alla vers le piano, rabattit le couvercle sur le clavier, ferma la serrure et cacha la petite clef.

— Demain, nous reprendrons nos grandes promenades, nous passerons toute la matinée sur la plage. Veux-tu ? Et maintenant, viens sur la loggia.

Elle l’attira d’un geste tendre.

— Regarde comme la soirée est belle ! Sens comme les roches embaument !

Elle aspira le parfum saumâtre en frémissant, en se serrant contre lui.

— Nous avons tout pour être heureux, et toi… Comme tu regretteras ce temps-ci lorsqu’il sera passé ! Les jours passent. Voilà bientôt trois mois que nous vivons ici.

— Penserais-tu déjà à me quitter ? demanda-t-il, inquiet, soupçonneux.

Elle voulut le rassurer.

— Non, non, répliqua-t-elle ; pas encore ; mais la prolongation de mon absence devient difficile, à cause de ma mère. J’ai même reçu aujourd’hui une lettre de rappel. Tu sais, elle a besoin de moi. Lorsque je manque à la maison, tout va de travers…

— Tu dois donc retourner prochainement à Rome ?

— Non. Je saurai trouver encore quelque prétexte. Tu sais que, pour ma mère, je suis ici en compagnie d’une amie. Ma sœur m’a aidée et m’aide à rendre cette invention vraisemblable ; et d’ailleurs ma mère n’ignore pas que j’ai besoin des bains et que, l’an dernier, je me suis mal trouvée de n’en avoir pas pris… Tu te rappelles ? Je passai l’été à Caronno, chez ma sœur. Quel été horrible !

— Et alors ?

— Je pourrai certainement rester avec toi tout ce mois d’août, et peut-être aussi la première semaine de septembre…

— Et ensuite ?

— Ensuite, tu me permettras de retourner à Rome, et tu viendras m’y rejoindre. Là, nous aviserons pour l’avenir. J’ai déjà quelque chose en tête…

— Quoi ?

— Je te le dirai. Mais, pour le moment, dînons. Tu n’as point d’appétit, toi ?

Le dîner était prêt. Comme d’habitude, la table était dressée en plein air, dans la loggia. On alluma la grande lampe.

— Vois-tu ? s’écria-t-elle, lorsque la domestique apporta sur la table la soupière fumante. Cela, c’est l’œuvre de Candie.

Elle avait voulu que Candie lui apprêtât une soupe rustique, à la mode paysanne : un mélange savoureux, riche en gingembre, coloré et odorant. Elle y avait déjà goûté quelquefois, attirée par l’odeur dans l’habitation des vieillards. Elle en était devenue gourmande.

— C’est délicieux ! Tu vas goûter.

Elle s’en versa une écuelle comble, avec un geste de gourmandise enfantine ; et elle avala vivement la première cuillerée :

— Je n’ai jamais mangé rien de meilleur !

Elle appela Candie pour lui faire des complimens :

— Candie ! Candie !

Le femme apparut au bas de l’escalier, riant :

— La soupe te plaît, madame ?

— Elle est parfaite !

— Puisse-t-elle se convertir en bon sang pour toi !

Et les rires naïfs de la femme enceinte montèrent dans l’air calme.

On voyait que George prenait part à cette gaîté. Le changement subit de son humeur était manifeste. Il se versa du vin, but d’un trait. Il fit effort pour vaincre sa répugnance à manger, cette répugnance qui, dans les derniers temps, était devenue si forte qu’elle lui rendait parfois insupportable jusqu’à la vue de la viande saignante.

— Tu te sens mieux, n’est-ce pas ? demanda Hippolyte en se penchant vers lui et en déplaçant même un peu sa chaise pour se rapprocher.

— Oui ; maintenant je me sens bien.

Et il but encore.

— Regarde ! s’écria-t-elle. Regarde Ortone en fête !

Tous deux regardèrent la ville lointaine, couronnée de feux, sur la colline qui s’allongeait dans la mer ténébreuse. Des groupes des ballons lumineux, pareils à des constellations de flamme, s’élevaient lentement dans l’air tranquille ; et ils semblaient se multiplier sans cesse, ils peuplaient tout ce rivage du ciel.

— Ces jours-ci, dit-il, ma sœur Christine est à Ortone, chez les Vallereggia, ses parens.

— Elle t’a écrit ?

— Oui.

— Comme je serais heureuse de la voir ! Elle te ressemble, n’est-ce pas ? Christine est ta préférée.

Pendant quelques secondes, elle resta pensive.

— Comme je serais heureuse de voir ta mère ! Puis elle reprit : J’ai si souvent pensé à elle !

Et, après une autre pause, d’une voix tendre :

— Comme elle doit t’adorer !

Une émotion imprévue gonfla le cœur de George. Son âme se tendit de nouveau vers la maison lointaine, s’inclinant tout d’un coup comme un arbre investi par la rafale. Et la résolution secrète, — prise dans l’obscurité de la chambre entre les bras d’Hippolyte, — vacilla sous le heurt d’un avertissement obscur, lorsqu’il revit en mémoire la porte close derrière laquelle était le lit de Démétrius, lorsqu’il revit la chapelle mortuaire à l’angle du cimetière, dans l’ombre bleuâtre et solennelle de la montagne protectrice.

Mais Hippolyte parlait, devenait loquace. Comme tant d’autres fois, elle s’abandonnait imprudemment à ses souvenirs domestiques. Et lui, comme tant d’autres fois, se mit à écouter en observant avec malaise certaines lignes vulgaires que prenait sa bouche dans l’abondance et dans la chaleur du discours ; en observant, comme tant d’autres fois, le geste particulier qui lui était habituel quand elle s’échauffait, ce geste si disgracieux qu’il ne paraissait pas lui appartenir. Elle disait :

— Ma mère à moi, tu l’as vue un jour dans la rue. Tu t’en souviens ? Quelle différence entre ma mère et mon père ! Mon père a toujours été bon et affectueux pour nous, incapable de nous battre, de nous réprimander durement. Ma mère est violente, impétueuse, presque cruelle. Ah ! si je te racontais le martyre de ma sœur, de la pauvre Adrienne ! Elle se rebellait toujours ; et cette rébellion exaspérait ma mère, qui la frappait jusqu’au sang. Moi, je savais la désarmer en reconnaissant ma faute et en lui demandant pardon. Cependant, avec toute sa dureté, elle avait pour nous un immense amour.., Notre appartement avait une fenêtre qui correspondait à une citerne. Et nous, par jeu, nous nous mettions souvent à cette fenêtre pour tirer de l’eau avec un petit seau. Un jour ma mère sortit, et, par hasard, nous restâmes seules. Quelques minutes après, nous la vîmes avec surprise rentrer tout en larmes, bouleversée, défaite. Elle me prit entre ses bras et me couvrit de baisers furieux, en sanglotant comme une folle. Dans la rue, elle avait eu le pressentiment que j’étais tombée par cette fenêtre !

George revit en mémoire ce visage de vieille hystérique où apparaissaient exagérés tous les défauts du visage de la fille : le développement de la mâchoire inférieure, la longueur du menton, la largeur des narines. Il revit ce front de Furie sur lequel se redressaient des cheveux gris, secs, épais ; ces sombres yeux enfoncés sous l’arcade sourcilière, qui révélaient une ardeur fanatique de bigote et une avarice opiniâtre de petite bourgeoise transtévérine.

— Tu vois cette cicatrice que j’ai sous le menton ? poursuivait Hippolyte. Elle me vient aussi de ma mère. Nous allions à l’école, ma sœur et moi, et nous avions pour l’école des robes très jolies, que nous devions ôter au retour. Un soir, en rentrant, je trouvai sur la table une chaufferette que je pris pour réchauffer mes mains glacées. Ma mère me dit : « Va te déshabiller ! » Je répondis : « J’y vais », et je continuai à me chauffer. Elle répéta : « Va te déshabiller ! » Je répétai : « J’y vais. » Elle avait entre les mains une grosse brosse et brossait un vêtement. Je m’attardais au milieu de la chambre avec la chaufferette. Ma mère répéta pour la troisième fois : « Va te déshabiller ! » Et je répétai : « J’y vais. » Furieuse, elle me lança la brosse, qui atteignit et brisa la chaufferette. Un éclat du manche me frappa ici, sous le menton, et me coupa une veine. Le sang coulait. Vite ma tante accourut à mon secours ; mais ma mère ne bougea ni ne me regarda. Le sang coulait. Par bonheur, on trouva immédiatement un chirurgien qui fit la ligature de la veine. Ma mère s’obstinait à garder le silence. Lorsque mon père revint et me vit avec un bandage, il me demanda ce que j’avais. Ma mère, sans une parole, me fixa. Je répondis : « Je suis tombée dans l’escalier. » Ma mère se tut. Par la suite, j’ai beaucoup souffert de cette perte de sang… Mais Adrienne, comme on l’a battue ! Surtout à cause de Jules, mon beau-frère. Je n’oublierai jamais une scène terrible…

Elle s’interrompit. Peut-être venait-elle de surprendre sur la figure de George quelque signe équivoque.

— Je t’ennuie, n’est-ce pas, avec tout ce bavardage ?

— Non, non. Continue, je t’en prie. Ne vois-tu pas que je t’écoute ?

— Nous habitions alors à Ripetta, dans la maison d’une famille Angelini, avec qui nous nous liâmes d’intime amitié. Louis Sergi, le frère de mon beau-frère Jules, occupait l’étage inférieur avec sa femme Eugénie. Louis était un homme instruit, studieux, modeste ; Eugénie était une femme de la pire espèce. Bien que son mari gagnât beaucoup, elle le forçait toujours à s’endetter ; et on ne savait pas de quelle façon elle dépensait tout cet argent. À en croire les mauvaises langues, il lui servait à payer ses amoureux… Comme elle était très laide, sa laideur accréditait ce bruit infâme. Ma sœur s’était liée avec Eugénie, je ne sais comment, et elle allait sans cesse en bas sous prétexte de se faire donner par Louis des répétitions de français. Cela déplaisait à maman, mise en défiance par les sœurs Angelini, vieilles filles qui feignaient d’avoir de l’amitié pour les Sergi, mais qui en réalité les détestaient comme des buzzurri et étaient heureuses d’en médire. « Permettre qu’Adrienne fréquente la maison d’une femme perdue ! » Les sévérités augmentèrent. Mais Eugénie favorisait toujours les amours de Jules et d’Adrienne. Jules venait souvent pour affaires de Milan à Rome. Et, un jour où justement il devait venir, ma sœur avait grande hâte de descendre en bas. Maman lui défendit de bouger. Ma sœur insistait. Dans la dispute, maman leva la main. Elles se saisirent aux cheveux. Ma sœur alla jusqu’à lui mordre le bras et prit la fuite par l’escalier. Mais, comme elle frappait à la porte des Sergi, maman lui tomba dessus, et, en plein palier, il y eut une scène de violence que je n’oublierai jamais. On rapporta chez nous Adrienne presque morte. Elle tomba malade, eut des convulsions. Maman, repentante, l’entoura de soins, fut douce comme elle ne l’avait jamais été… Quelques jours plus tard, avant même d’être tout à fait guérie, Adrienne prit la fuite avec Jules… Mais ceci, je te l’ai déjà conté, je pense.

Et, après ces naïfs bavardages où elle s’oubliait sans soupçonner l’effet produit sur son amant par ces vulgaires souvenirs, elle reprit son souper interrompu.

Il y eut un intervalle de silence ; puis elle ajouta en souriant :

— Tu vois quelle femme terrible est ma mère. Tu ne sais pas et tu ne sauras jamais combien elle m’a martyrisée, lorsque éclata la lutte contre… lui. Mon Dieu ! quel supplice !

Elle resta quelques instans songeuse.

George fixait sur l’imprudente un regard chargé de haine et de jalousie, souffrant en cette minute toutes ses souffrances de deux années. Avec les fragmens qu’elle avait l’imprudence de lui fournir, il reconstruisait la vie intime d’Hippolyte, non sans lui attribuer les plus mesquines vulgarités, non sans l’abaisser aux contacts les plus déshonorans. — Si le mariage de la sœur s’était fait sous de semblables auspices, dans quelles conditions, par suite de quelles circonstances, s’était donc conclu celui d’Hippolyte ? Dans quel monde s’était écoulée sa première jeunesse ? Par quelles intrigues était-elle tombée aux mains de l’homme odieux dont elle portait encore le nom ? — Et il se représenta la vie cachée et sordide de certaines petites maisons bourgeoises de la vieille Rome. La prédiction d’Alphonse Exili lui revint à la mémoire : « Sais-tu quel sera probablement ton successeur ? C’est Monti, ce gros propriétaire. Il a des sous, Monti ! » Il lui parut probable qu’Hippolyte finirait de cette façon, dans un amour lucratif ; et qu’elle aurait le consentement tacite des siens, alléchés peu à peu par une existence plus facile, débarrassés des gênes domestiques, remis en possession d’un bien-être plus large encore que celui que leur procurait jadis l’état matrimonial de leur fille. « Ne pourrais-je pas faire moi-même une offre de ce genre, proposer franchement à Hippolyte cette position ? Elle disait l’autre jour qu’elle avait quelque chose en vue pour l’hiver, pour l’avenir. Eh bien, ne pourrions-nous pas nous arranger ? Je suis sûr que, après avoir considéré le sérieux de l’offre et la stabilité de la position, cette vieille farouche ne montrerait pas trop de répugnance à m’accepter pour substitut du gendre fugitif. Peut-être même finirions-nous par faire la popotte ensemble jusqu’à la fin de nos jours. » Le sarcasme lui tordait le cœur avec une intolérable cruauté. Nerveusement, il se versa encore du vin et but.

— Pourquoi bois-tu tant ce soir ? lui demanda Hippolyte en le regardant dans les yeux.

— J’ai soif. Et toi, tu ne bois point ?

Le verre d’Hippolyte était vide.

— Bois ! dit George, qui fit le geste de lui verser du vin.

— Non, répondit-elle. Je préfère l’eau, comme d’habitude. Aucun vin ne me plaît, excepté le Champagne… Tu te rappelles, à Albano ? Tu te rappelles l’ébahissement de ce bon Pancrace, quand le liège ne sautait pas et qu’il fallait recourir au tire-bouchon ?

— Il doit bien en rester une bouteille en bas, dans la caisse.

Je vais la chercher.

George se leva vivement.

— Non, non ! Ce soir, non !

Elle voulait le retenir. Mais, comme il s’apprêtait à descendre :

— J’y vais aussi, dit-elle.

Et gaie, légère, elle descendit avec lui dans une chambre du rez-de-chaussée qui servait d’office.

Candie accourut avec une lampe. Ils fouillèrent au fond de la caisse et trouvèrent deux bouteilles au col d’argent, les dernières.

— Les voici ! s’exclama Hippolyte, envahie déjà d’une excitation sensuelle. Les voici ! Deux encore !

Et elle les éleva, brillantes, vers la lampe.

— Allons !

Comme elle sortait en courant, avec des rires, elle heurta le ventre de Candie ; et elle s’arrêta pour regarder l’encombrement énorme.

— Dieu te bénisse ! dit-elle. Tu enfanteras un colosse. Est-ce pour bientôt ?

— Eh ! madame, d’un moment à l’autre, répliqua Candie ; cette nuit peut-être…

— Cette nuit ?

— Je sens déjà des douleurs…

— Appelle-moi. Je veux t’assister.

— Pourquoi veux-tu prendre de la peine ? Ma mère en a bien eu vingt-deux…

Et la bru de la Cybèle septuagénaire, pour figurer ce nombre, lança quatre fois la main avec les cinq doigts ouverts et l’arrêta avec l’index et le pouce en fourche.

— Vingt-deux ! répéta-t-elle, tandis que ses dents saines brillaient dans un sourire.

Puis, abaissant les yeux sur le sein d’Hippolyte, elle reprit :

— Et toi, qu’attends-tu ?

Hippolyte s’enfuit en courant, remonta l’escalier, posa les bouteilles sur la table. Pendant quelques secondes, elle resta comme égarée, un peu haletante. Puis elle hocha la tête.

— Regarde Ortone !

Elle tendit la main vers la ville en fête, qui semblait envoyer jusqu’à elle un vent d’allégresse. Une lueur rougeâtre se répandait sur la cime de la colline comme sur un cratère ; et de cette lueur continuaient à monter dans l’azur sombre des ballons innombrables qui, se disposant en vastes cercles, offraient l’image d’un immense dôme lumineux reflété par la mer.

Sur la table, riche de fleurs, de fruits et de dragées, tourbillonnaient les papillons nocturnes. L’écume du vin généreux mouilla la nappe.

— Je bois à notre bonheur ! dit-elle en tendant sa coupe vers son amant.

— Je bois à notre paix ! dit-il en tendant la sienne.

Les cristaux se heurtèrent si fort qu’ils se rompirent l’un et l’autre. Le vin clair se renversa sur la table, inonda la pile des belles pêches succulentes.

— Bon augure ! bon augure ! criait Hippolyte, plus égayée par cette aspersion que si elle eût bu à longs traits.

Et elle mit la main sur les pêches humides empilées devant elle. C’étaient des pêches magnifiques, toutes vermeilles d’un seul côté, comme si la dernière aurore, les voyant pendre mûres à la branche, les eût teintes en vermillon. Cette étrange rosée semblait les vivifier.

— Quelle merveille ! dit-elle en prenant la plus fastueuse.

Et, sans ôter la peau, elle mordit goulûment. Le suc lui coula aux angles de la bouche, jaune comme un miel liquide.

— Mords maintenant, toi !

Et elle offrit à son amant la pêche ruisselante, du même geste dont elle lui avait offert le reste du pain sous le chêne, dans le crépuscule du premier jour.

Ce souvenir se réveilla dans sa mémoire. Et il éprouva le besoin de le communiquer.

— Tu te souviens, dit-il, tu te souviens du premier soir, lorsque tu mordis le pain sortant du four et que tu me l’offris tiède et humide ? Tu te souviens ? Comme il me parut bon !

— Je me souviens de tout. Pourrais-je oublier le moindre incident de ce jour-là ?

Elle revit en esprit le sentier, jonché de genêts, le frais et délicat hommage répandu sur son chemin. Pendant quelques instans elle resta muette, absorbée dans cette vision de poésie.

— Les genêts ! murmura-t-elle avec un sourire de regret imprévu.

Puis elle ajouta :

— Tu te souviens ? Toute la colline était emmantelée de jaune, et le parfum donnait le vertige.

Elle ajouta encore, après une pause :

— Quelle plante étrange ! Aujourd’hui, à voir un buisson hirsute, qui pourrait imaginer cette fête ?

Partout sur leur chemin ils rencontraient ces buissons dont les longues tiges aiguës portaient au sommet des gousses noires couvertes d’un duvet blanchâtre ; et chaque gousse contenait des graines et logeait un ver de couleur verdâtre.

— Bois, dit George, en versant le vin pétillant dans les coupes nouvelles.

— Je bois à notre futur printemps d’amour ! dit Hippolyte.

Et elle but jusqu’à la dernière goutte.

George remplit aussitôt la coupe vide.

Elle mit les doigts dans une boîte de loukoumes, en demandant :

— Veux-tu l’ambre ou la rose ?

C’étaient les confitures orientales expédiées par Adolphe Astorgi : une sorte de pâte élastique couleur d’ambre ou couleur de rose, saupoudrée de pistaches, si parfumée qu’elle donnait à la bouche l’illusion d’une fleur charnue et riche en miel.

— Qui sait où le Don-Juan est à cette heure ? dit George en recevant le bonbon des doigts d’Hippolyte, blancs de sucre.

Et sur son âme passait la nostalgie des îles lointaines, des îles embaumées par la mastica et qui peut-être, à cet instant même, envoyaient sur la brise toutes leurs délices nocturnes pour gonfler la grande voile.

Dans les paroles de George, Hippolyte sentit le regret.

— Tu préférerais donc être à bord, là-bas, avec ton ami, plutôt qu’ici seul avec moi ? dit-elle.

— Ni ici, ni là-bas. Ailleurs ! répliqua-t-il en souriant, sur un ton de badinage.

Et il se souleva pour tendre ses lèvres à sa maîtresse.

— Tu ne bois point, dit-il après le baiser, avec un peu d’altération dans la voix.

Elle vida la coupe sans tarder.

— C’est presque tiède, fit-elle après avoir bu. Tu te rappelles le Champagne frappé de Danieli, à Venise ? Oh ! que j’aime à le voir couler lentement, lentement, en flocons épais !

Lorsqu’elle parlait des choses qui lui plaisaient ou des caresses qu’elle préférait, elle avait dans la voix des morbidesses singulières ; elle avait, pour moduler les syllabes, des flexions de lèvres qui exprimaient une sensualité profonde. Or, en chacune de ces paroles, en chacune de ces flexions, George trouvait un motif de souffrance suraiguë. Cette sensualité, qu’il avait lui-même éveillée en elle, il la croyait parvenue maintenant au point où les désirs, nombreux et tyranniques, ne supportent plus aucun frein et réclament une immédiate satisfaction. Elle lui apparaissait maintenant comme une femme irrésistiblement adonnée au plaisir sous toutes les formes, quelques dégradations qu’il dût lui en coûter. Quand il serait disparu ou quand elle serait lasse de cet amour, elle agréerait l’offre la plus généreuse et la plus certaine. Peut-être même réussirait-elle à faire monter le prix très haut. Où trouver en effet un plus rare instrument de volupté ? Elle possédait à présent toutes les séductions et toutes les sciences ; elle avait cette beauté qui frappe les hommes au passage, et les trouble intérieurement, et réveille dans leurs veines l’implacable convoitise ; elle avait l’élégance féline de la personne, le goût raffiné de la toilette, l’art exquis des couleurs et des modes qui s’harmonisaient avec sa grâce ; elle avait appris à moduler, d’une voix suave et chaude comme le velours de ses yeux, les syllabes lentes qui évoquent les rêves et qui assoupissent les peines ; elle portait au fond de son être un mal secret qui semblait parfois illuminer mystérieusement sa sensibilité ; elle avait tour à tour les langueurs de la maladie et les véhémences de la santé ; enfin, elle était stérile. — On trouvait donc réunies en elle les vertus souveraines qui destinent une femme à dominer le monde par le fléau de sa beauté impure. Ces vertus, la passion les avait affinées et compliquées. Elle était au comble de sa force. Si tout à coup elle se trouvait libre et sans attaches, de quelle route ferait-elle choix pour continuer la vie ? George n’avait plus aucun doute ; il savait quel serait ce choix. Il se confirmait dans la certitude que son influence sur elle s’était bornée aux choses des sens et à certaines attitudes factices de l’esprit. Le fonds plébéien avait persisté, impénétrable dans son épaisseur. Il était convaincu que ce fonds plébéien lui permettrait de s’adapter sans peine au contact d’un amant que ne distingueraient aucunes qualités supérieures, ni physiques, ni morales : en somme, d’un amant vulgaire. Et, pendant qu’il versait de nouveau dans la coupe vide le vin qu’elle préférait, ce vin qu’on emploie pour égayer les soupers secrets, pour animer les petites orgies modernes à huis clos, il prêtait en imagination des attitudes d’outrances impudiques « à la Romaine pâle et vorace ».

— Comme ta main tremble ! observa Hippolyte en le regardant.

— C’est vrai, dit-il, avec une convulsion qui simulait la gaîté. J’ai déjà une pointe de vin, sais-tu ? Et toi, tu ne bois pas, perfide !

Elle rit et but pour la troisième fois, prise d’une allégresse enfantine à la pensée de s’enivrer, de sentir son intelligence s’obscurcir peu à peu. Déjà les fumées du vin opéraient en elle. Le démon hystérique commençait à l’agiter.

— Regarde comme mes bras ont noirci ! s’écria-t-elle en relevant ses larges manches jusqu’au-dessus des coudes. Mais regarde donc mes poignets !

Rien qu’elle eût la carnation brune, d’une couleur d’or chaude et mate, elle avait aux poignets la peau extrêmement fine, beaucoup plus claire, d’une pâleur étrange. Le soleil avait hâlé la partie des bras qu’il frappait ; mais, plus bas, les poignets étaient restés pâles. Et sur cette finesse, à travers cette pâleur, les veines transparaissaient, subtiles et pourtant très visibles, d’un azur intense qui tendait un peu au violet. George s’était redit souvent les paroles de Cléopâtre au messager d’Italie : « Tiens ! voici mes veines les plus bleues à baiser. »

Hippolyte lui tendit les deux poignets et dit :

— Baise !

Il en saisit un, et, avec son couteau, il fit le geste de trancher.

Elle le mit au défi.

— Tranche, si tu veux ! Je ne bouge pas.

En faisant le geste, il regardait fixement la délicate trame bleue sur cette peau si claire qu’elle semblait appartenir à un autre corps, à un corps de femme blonde. Et cette singularité l’attirait, le tentait esthétiquement, par la suggestion d’une image tragique de beauté.

— C’est ton point vulnérable, dit-il avec un sourire. L’indice est sûr. Tu mourras les veines coupées. Donne l’autre main.

Il rapprocha les deux poignets et fit encore le geste de les trancher d’un seul coup. L’image complète surgissait dans son esprit. — Sur le seuil marmoréen d’une porte pleine d’ombre et d’attente, celle qui devait mourir apparaissait, tendant ses bras nus ; et, aux extrémités des bras, par les veines entaillées, jaillissaient et palpitaient deux rouges fontaines. Et, entre ces rouges fontaines, la face prenait lentement une surnaturelle pâleur, et les cavités des yeux s’emplissaient d’un mystère infini, et le fantôme d’une indicible parole se dessinait sur la bouche close. Tout à coup, le double jet cessait de couler. Le corps exsangue tombait à la renverse, comme une masse, dans l’ombre.

— Dis-moi ton rêve ! pria Hippolyte qui le voyait absorbé.

Il lui décrivit l’image.

— Très beau ! dit-elle avec admiration, comme devant une estampe.

Et elle alluma une cigarette. Du bout des lèvres, elle lança une onde de fumée contre la lampe autour de laquelle voletaient les papillons nocturnes. Elle regarda un moment l’agitation des petites ailes diaprées entre les voiles mobiles du nuage. Puis elle se tourna vers Ortone qui scintillait de feux. Elle se mit debout et leva les yeux vers les étoiles.

— Que la nuit est chaude ! dit-elle en respirant avec force. Tu n’as pas chaud, toi ?

Elle jeta sa cigarette. De nouveau elle se découvrit les bras. Elle se rapprocha de lui ; elle lui renversa brusquement la tête ; elle l’enveloppa dans une longue caresse… Il tremblait de toutes ses fibres, comme tantôt lorsqu’elle l’avait enlacé dans la chambre envahie par l’ombre du dernier crépuscule.

— Non, non ; laisse-moi ! balbutiait-il en la repoussant. On nous voit.

Elle se détacha de lui. Elle chancelait un peu sur ses jambes et paraissait réellement ivre. On aurait dit qu’une vapeur, lui passant sur les yeux et dans le cerveau, obscurcissait sa vue et sa pensée. Avec les paumes, elle toucha son front et ses joues ardentes.

— Qu’il fait chaud ! soupira-t-elle.

George, possédé désormais par l’idée fixe, se répétait à lui-même : « Dois-je mourir seul ? » À mesure que l’heure avançait, l’acte violent le sollicitait avec plus d’urgence. Derrière lui, dans la chambre à coucher, il entendait le tic tac de l’horloge ; il entendait les coups rythmiques d’un brisoir sur une aire lointaine. Ces deux bruits cadencés et dissemblables aiguisaient en lui la sensation de la fuite du temps, lui donnaient une sorte de terreur anxieuse.

— Regarde Ortone qui s’enflamme ! s’écria Hippolyte. Que de fusées !

La ville en fête illuminait le ciel. Des fusées innombrables, partant d’un point central, se déployaient dans le ciel à la façon d’un large éventail d’or qui, lentement, de bas en haut, se dissolvait en une pluie d’étincelles éparses ; et soudain, au milieu de cette pluie, un nouvel éventail se reformait, entier et splendide, pour se dissoudre encore et pour se reformer encore, tandis que les eaux reflétaient la changeante image. On percevait un crépitement sourd, comme d’une fusillade lointaine, entrecoupé de coups plus graves que suivaient des explosions de bombes multicolores dans les hauteurs de l’azur. Et, à chaque coup, la ville, le port, le grand môle allongé apparaissaient dans une lumière différente, fantastiquement transfigurés.

Droite contre le parapet, Hippolyte admirait le spectacle et accueillait les plus vives splendeurs avec des exclamations d’allégresse. Par momens, il se répandait sur sa personne comme un reflet d’incendie.

« Elle est surexcitée, presque ivre, prête à toutes les folies, pensait George en la regardant. Je pourrais lui proposer une promenade dont elle s’est plusieurs fois montrée curieuse : parcourir un des tunnels à la lueur d’une torche. Je descendrais au Trabocco pour prendre la torche. Elle m’attendrait à l’entrée du pont. Je la conduirais ensuite au tunnel par un sentier que je connais. Je ferais en sorte que le train nous surprît sous la voûte… Une imprudence y un malheur… »

L’idée lui parut facile à réaliser ; elle s’était offerte à son esprit avec une netteté extraordinaire, comme si elle se fût intégrée au fond de son inconscience depuis le jour où, devant les rails lui- sans, il en avait eu la première lueur confuse. « Elle doit mourir aussi. » Sa résolution s’affirmait, immuable. Il entendait derrière lui le battement de l’horloge, avec une anxiété dont il ne parvenait pas à se rendre maître. — L’heure pressait. Peut-être leur restait-il à peine le temps de descendre. Il fallait agir sans retard, s’assurer immédiatement de l’heure précise que marquait l’horloge. — Mais il lui semblait impossible de se lever de sa chaise ; il lui semblait que, s’il adressait la parole à l’inconsciente, la voix allait lui manquer.

Il sauta sur ses pieds en entendant au loin le grondement connu. — Trop tard ! — Et le cœur lui battait si fort qu’il crut mourir d’angoisse tandis que le grondement et le sifflement se rapprochaient.

Hippolyte se retourna.

— Le train ! dit-elle. Viens voir.

Il vint ; et elle lui ceignit le cou de son bras nu, en s’appuyant sur son épaule.

— Il entre dans le tunnel, dit-elle encore, avertie par la différence du son.

Aux oreilles de George, le grondement croissait d’une manière épouvantable. Il voyait, comme dans une hallucination, sa maîtresse et lui-même sous la voûte obscure, l’approche rapide des fanaux dans les ténèbres, la courte lutte sur les rails, la chute simultanée, les corps fracassés par l’horrible violence. Et, en même temps, il sentait le contact de la femme souple, caressante, toujours triomphatrice. Et il éprouvait, jointe à l’horreur physique pour cette destruction barbare, une rancune exaspérée contre celle qui semblait échapper à sa haine.

Penchés tous deux sur le parapet, ils regardèrent passer le train assourdissant, rapide et sinistre, qui ébranlait la maison jusqu’aux fondemens et leur communiquait cette secousse à eux-mêmes.

— La nuit, dit Hippolyte en se serrant davantage contre lui, j’ai peur lorsque le train ébranle la maison au passage. Et toi aussi, n’est-ce pas ? Je t’ai souvent senti tressaillir…

Il n’entendait point. Il avait intérieurement un tumulte immense ; c’était l’agitation la plus rude et la plus obscure que son âme eût jamais éprouvée jusqu’à cette minute. Des pensées et des images incohérentes lui tourbillonnaient dans le cerveau, et son cœur se tordait sous mille piqûres cruelles. Mais une image fixe dominait toutes les autres, obscurcissait et chassait peu à peu toutes les autres, envahissait le centre de son âme. Que faisait-il à cette heure, cinq ans auparavant ? Il veillait un cadavre ; il contemplait un visage caché sous un voile noir, une main longue et pâle…

Les mains inquiètes d’Hippolyte le touchaient, s’insinuaient dans ses cheveux, lui chatouillaient la nuque. Sur son cou, sur son oreille, il sentit une bouche humide. D’un mouvement instinctif qu’il ne put réprimer, il s’écarta, se retira. Elle rit de ce rire singulier, ironique et impudique, qui lui brillait et lui résonnait aux dents lorsque son amant lui opposait un refus. Et, sous l’obsession, il réentendit les syllabes lentes et limpides : « Par peur de mon amour ! »

Un crépitement sourd mêlé de coups distincts arriva encore de la ville en fête. C’était une reprise du feu d’artifice. Hippolyte se retourna vers ce spectacle.

— Regarde ! On dirait qu’Ortone s’embrase.

Une vaste rougeur se dilatait dans le ciel, se reflétait dans les eaux ; et, au milieu de la rougeur, se dessinait le profil de la ville incendiée. Les fusées jaillissaient avec des fulgurations incessantes ; les bombes éclataient en larges roses de splendeurs.

« Passerai-je encore cette nuit ? se demandait George à lui-même. Recommencerai-je à vivre demain ? Jusques à quand ? » Un dégoût aussi amer qu’une nausée, une haine presque sauvage montait des racines de son être, à la pensée que la nuit prochaine il aurait encore cette femme auprès de lui sur le même oreiller, qu’il entendrait encore dans son insomnie la respiration de la dormeuse, qu’il sentirait encore l’odeur et le contact de cette peau échauffée, qu’il succomberait encore au désir, et puis que le jour se lèverait de nouveau et s’écoulerait dans l’habituelle oisiveté parmi la torture des alternatives perpétuelles…

Un éclat de lumière le frappa, rappela son regard vers le spectacle extérieur. Une vaste rose de clarté lunaire s’épanouissait sur la ville en fête et, là-bas, sur le rivage, illuminait à perte de vue la succession des petites baies échancrées et des pointes en saillie. Le cap du More, la Nicchiola, le Trabocco, les récifs proches ou lointains jusqu’à la Pointe du Vaste apparurent quelques secondes dans l’immense irradiation.

« Le promontoire ! » suggéra soudain à George Aurispa une voix secrète, tandis que son regard se portait sur la hauteur couronnée par les oliviers tordus.

La lumière blanche s’éteignit. Dans le silence, George perçut de nouveau les oscillations du pendule et les coups rythmiques du brisoir. Mais, maintenant, il était maître de son angoisse ; il se sentait plus fort et plus lucide.

— Veux-tu sortir un peu ? demanda-t-il à Hippolyte, d’une voix à peine altérée. Nous irons dans un endroit découvert ; nous nous étendrons sur l’herbe, nous prendrons le frais. Vois ! la nuit est presque aussi claire qu’une nuit de pleine lune.

— Non, non, restons ici ! répondit-elle avec nonchalance.

— Il n’est pas tard. Tu as déjà sommeil ? Je ne peux pas, tu sais, me mettre au lit de trop bonne heure : je ne dors pas, je souffre… Je ferais volontiers une petite promenade. Allons, ne sois pas paresseuse ! Tu peux venir comme tu es, sans dérangement.

— Non, non, restons ici !

Elle lui avait de nouveau passé ses bras nus autour du cou, languissante, prise de désir.

— Restons ici. Viens t’étendre avec moi sur le divan. Viens !

Elle essayait de l’enjôler, de l’entraîner, envahie d’un désir d’autant plus âpre qu’il lui opposait plus de résistance. Elle était toute ardente et toute belle. Sa beauté s’était allumée comme un flambeau. Son long corps serpentin vibrait à travers la finesse de la robe. Ses grands yeux sombres répandaient le charme fascinateur des heures suprêmes de passion. Elle était la luxure souveraine.

— Non, non, je ne veux pas ! déclara George en lui saisissant les poignets avec une résolution presque brutale qu’il ne sut pas modérer.

— Ah ! tu ne veux pas ? répliqua-t-elle, moqueuse, amusée par la lutte, sûre de vaincre, incapable de renoncer en ce moment à son caprice.

Il regretta sa brusquerie. Pour réussir à l’attirer dans le guet-apens, il devait se montrer doux et câlin, simuler l’ardeur et la tendresse. Ensuite, il la déciderait certainement à la promenade nocturne, à la dernière promenade. Mais, d’autre part, il sentait aussi l’absolue nécessité de ne pas perdre dans l’embrassement cette énergie nerveuse momentanée qui lui était indispensable pour l’action prochaine.

— Ah ! tu ne veux pas ? répéta-t-elle en se réenlaçant à lui, en lui fixant de très près les yeux dans les yeux avec une sorte de fureur contenue.

Et toute la lasciveté féline de l’Ennemie se déploya de nouveau. Elle dénoua ses cheveux, relâcha ses vêtemens. Elle semblait savoir qu’il lui fallait désarmer cet homme, l’énerver et le briser, pour l’empêcher de nuire

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tout à coup, elle fut prise d’un rire nerveux, frénétique et incoercible, lugubre comme le rire d’une démente.

Effrayé, il la regardait avec une horreur manifeste ; il pensait : « Est-ce la folie ? »

Elle riait, riait, riait, se tordant, se cachant le visage dans les mains, se mordant les doigts, se comprimant les flancs ; elle riait, elle riait malgré elle, secouée de longs hoquets sonores.

Par intervalles elle s’arrêtait une seconde ; puis elle recommençait avec une violence nouvelle. Et rien n’était plus lugubre que ces rires fous dans le silence de cette nuit profonde.

— N’aie pas peur ! n’aie pas peur ! disait-elle pendant les pauses, à la vue de son amant perplexe et épouvanté. Je me calme. Va-t’en, va dehors. Je t’en prie !

Il sortit sur la loggia, comme dans un rêve. Néanmoins son cerveau gardait une lucidité et une vigilance étranges. Tous ses actes, toutes ses perceptions avaient pour lui l’irréalité d’un rêve et prenaient en même temps une signification aussi profonde que celle d’une allégorie. Il entendait encore derrière lui les rires mal réprimés. Il voyait sur lui et autour de lui la beauté du soir estival. Il savait ce qui allait s’accomplir.

Les rires cessèrent. De nouveau, dans le silence, il perçut les vibrations du pendule et les coups du brisoir sur l’aire lointaine. Un gémissement venu de la maison des vieillards le fit tressaillir : c’était la douleur de celle qui était en travail d’enfant.

« Tout doit s’accomplir ! » pensa-t-il. Et, se retournant, il mit le pied sur le seuil sans vaciller.

Hippolyte gisait sur le divan, recomposée, pâlie, les yeux mi-clos. À l’approche de son amant, elle sourit.

— Viens ! assieds-toi ! murmura-t-elle avec un geste vague.

Il se pencha vers elle et vit entre ses cils l’humidité des larmes. Il s’assit.

— Tu souffres ? demanda-t-il.

— Je sens un peu de suffocation. J’ai un poids ici, comme une boule qui monte et descend…

Et elle indiqua le milieu de la poitrine. Il dit :

— On étouffe dans cette chambre. Tu devrais faire un effort pour te lever, pour sortir. L’air te ferait du bien. La nuit est magnifique. Allons, viens !

Il se leva et lui tendit les mains. Elle offrit les siennes et se laissa attirer. Mise debout, elle secoua la tête pour rejeter en arrière ses cheveux encore dénoués. Puis elle se pencha pour chercher sur le divan ses épingles perdues.

— Où peuvent-elles être ?

— Qu’est-ce que tu cherches ?

— Mes épingles.

— Laisse donc ! Tu les retrouveras demain.

— Mais j’en ai besoin pour rattacher mes cheveux.

— Laisse tes cheveux dénoués. Tu me plais ainsi.

Elle sourit. Ils sortirent sur la loggia. Elle tourna le visage vers les étoiles et respira le parfum de la nuit d’été.

— Tu vois comme la nuit est belle ! dit George, d’une voix rauque mais douce.

— On bat le lin, dit Hippolyte, l’oreille tendue au rythme continuel.

— Descendons, dit George. Promenons-nous un peu. Poussons là-bas, jusqu’aux oliviers.

Il semblait suspendu aux lèvres d’Hippolyte.

— Non, non. Restons ici. Tu vois dans quel état je suis ?

Elle indiquait ses vêtemens chiffonnés et relâchés.

— Qu’importe ? Qui nous verra ? À cette heure, on ne rencontre âme qui vive. Viens comme tu es. Moi aussi je sors sans chapeau. Le pays est presque un jardin pour nous. Descendons.

Elle hésita quelques secondes. Mais elle-même éprouvait le besoin de changer d’air, de s’éloigner de cette maison où il lui semblait entendre résonner encore l’écho de ses horribles rires.

— Descendons, consentit-elle enfin.

À ce mot, George crut que son cœur cessait de battre.

D’un mouvement instinctif, il s’approcha du seuil de la chambre pleine de lumière. Il jeta à l’intérieur un regard d’angoisse, un regard d’adieu. Tout l’ouragan des souvenirs s’éleva dans son âme éperdue

— Laissons-nous la lampe allumée ? demanda-t-il sans y penser.

Et sa propre voix lui donna une sensation indéfinissable de chose lointaine et étrangère.

— Oui, répondit Hippolyte.

Ils descendirent.

Dans l’escalier, ils se prirent par la main, posant le pied de marche en marche, avec lenteur. George faisait un effort si violent pour réprimer son angoisse que cet effort même lui causait une exaltation étrange. Il considérait l’immensité du ciel nocturne et le croyait rempli par l’intensité de sa propre vie.

Ils aperçurent sur le parapet de la cour une ombre d’homme, immobile et silencieuse. Ils reconnurent le vieillard.

— Vous ici à cette heure. Colas ? lui dit Hippolyte. Vous n’avez donc pas sommeil ?

— Je reste pour veiller Candie en mal d’enfant, répondit le vieillard.

— Et tout va bien ?

— Oui, bien.

La porte de l’habitation était éclairée.

— Attends une minute, dit Hippolyte à son amant. Je vais voir Candie.

— Non, n’y va pas à cette heure, pria George. Tu la verras au retour.

— C’est cela : je la verrai au retour. Adieu, Colas.

Elle fit un faux pas en s’engageant dans le sentier.

— Prends garde ! avertit l’ombre du vieillard.

George lui offrit le bras :

— Veux-tu t’appuyer ?

Elle mit son bras sous le bras de George.

Ils cheminèrent quelque temps en silence.

La nuit était claire, glorieuse de toutes ses couronnes. La Grande-Ourse brillait sur leurs têtes en son septuple mystère. Muette et pure comme le ciel supérieur, l’Adriatique donnait pour seuls indices d’elle-même sa respiration et son parfum.

— Pourquoi te hâtes-tu ? demanda Hippolyte.

George ralentit le pas. Dominé par une pensée unique, talonné par la nécessité de l’acte, il n’avait plus qu’une conscience confuse de tout le reste. Sa vie interne semblait se désagréger, se décomposer, se dissoudre dans une sourde fermentation qui envahissait jusqu’aux couches les plus profondes de son être et ramenait à la surface des fragmens informes, de nature diverse, aussi peu reconnaissables que s’ils n’eussent point appartenu à la vie du même homme. Toutes ces choses étranges, inextricables, heurtées et violentes, il les percevait vaguement, comme dans un demi-sommeil, tandis qu’un point unique de son cerveau gardait une lucidité extraordinaire, et, par une ligne rigide, le guidait vers l’acte final.

— Comme c’est mélancolique, le bruit de ce brisoir sur l’aire ! dit Hippolyte en s’arrêtant. Toute la nuit ils battent le lin. Cela ne te donne pas de mélancolie ?

Elle s’abandonnait sur le bras de George, lui effleurait la joue de ses cheveux.

— Tu te rappelles, à Albano, les paveurs qui battaient le pavé du matin au soir sous notre fenêtre ?

Sa voix était voilée de tristesse, un peu lasse.

— Il nous arrivait de nous assoupir à ce bruit.

Elle s’interrompit, inquiète.

— Pourquoi te retournes-tu continuellement ?

— Il me semble que j’entends le pas d’un homme nu-pieds, répondit George tout bas. Arrêtons-nous.

Ils s’arrêtèrent, écoutèrent.

George était sous l’empire de la même horreur qui l’avait glacé devant la porte de la chambre funèbre. Tout son être tremblait, fasciné par le mystère ; il croyait avoir franchi déjà les confins d’un monde inconnu.

— C’est Giardino, dit Hippolyte en apercevant le chien qui s’approchait : il nous a suivis.

Et, à plusieurs reprises, elle appela l’ami fidèle, qui accourut avec des gambades. Elle se pencha pour le caresser, lui parla sur le ton spécial qu’elle avait l’habitude de prendre quand elle caressait les animaux qui lui étaient chers.

— Tu ne quittes jamais ton amie, n’est-ce pas ? Tu ne la quittes jamais ?

Le chien reconnaissant se roula dans la poussière.

George fit quelques pas. Il éprouvait un grand soulagement à se sentir délivré du bras d’Hippolyte ; car jusqu’alors ce contact lui avait donné un malaise physique indéfinissable. Il imaginait l’action soudaine et violente qu’il devait accomplir, il imaginait l’étreinte mortelle de ses bras autour du corps de cette femme ; et il aurait voulu ne plus la toucher jusqu’à l’instant suprême…

— Allons, marche : nous voici arrivés, dit-il en la précédant vers les oliviers qui blanchissaient sous la lumière des étoiles.

Il fit halte à la limite du plateau et se retourna pour s’assurer qu’elle le suivait. Une fois encore, il jeta aux alentours un regard éperdu, comme pour embrasser l’image de la nuit. Il lui sembla que, sur ce plateau, le silence était devenu plus profond. On n’entendait que les coups rythmiques du brisoir sur l’aire lointaine.

— Marche ! répéta-t-il d’une voix claire, envahi d’une subite énergie.

Et, passant entre les troncs tordus, sentant sous ses pieds la mollesse de l’herbe, il se dirigea vers le bord du précipice.

Ce bord formait une saillie libre de tous côtés, sans aucune barrière. George appuya ses mains sur ses genoux, inclina le buste sur cet appui, avança la tête avec précaution. Il examina sous lui les récifs ; il vit un coin de la plage sablonneuse. Le petit mort étendu sur la grève lui réapparut. Elle lui réapparut aussi, la tache noirâtre qu’avec Hippolyte il avait vue du haut du Pincio sur le pavé, au pied de la muraille ; il réentendit les réponses du charretier à l’homme verdâtre ; confusément, tous les fantômes de cette après-midi si lointaine lui repassèrent sur l’âme.

— Fais attention ! cria Hippolyte en le rejoignant. Fais attention !

Le chien aboyait entre les oliviers.

— M’entends-tu, George ? Retire-toi !

Le promontoire tombait à pic sur les récifs noirâtres et déserts autour desquels l’eau remuait à peine avec un faible clapotis, berçant sur ses lentes ondulations les reflets des étoiles.

— George ! George !

— Ne crains rien ! dit-il d’une voix rauque. Approche ! Viens, viens voir les pêcheurs qui pèchent aux flambeaux entre les rochers…

— Non, non ! J’ai peur du vertige.

— Viens ! Je te tiendrai.

— Non, non !

Elle semblait frappée par l’accent insolite de la voix de George, et un effarement vague commençait à l’envahir.

— Viens donc !

Et il s’approcha d’elle, les mains tendues. Brusquement, il la saisit par les poignets, l’entraîna quelques pas, puis la saisit dans ses bras, fit un bond, essaya de la renverser vers l’abîme.

— Non ! non ! non !…

Elle résistait avec une énergie furieuse. Elle parvint à se dégager, fit un saut en arrière, haletante et tremblante.

— Es-tu fou ? cria-t-elle avec la colère dans la gorge. Es-tu fou ?

Mais, lorsqu’elle le vit revenir sur elle sans rien dire, lorsqu’elle se sentit empoignée avec une violence plus brutale et traînée de nouveau vers le précipice, elle comprit tout, et un grand éclair sinistre lui foudroya l’âme de terreur.

— Non, George, non ! Laisse-moi ! laisse-moi ! Une minute encore ! Ecoute ! écoute ! Une minute. Je veux te dire…

Folle de terreur, elle suppliait en se tordant les mains. Elle espérait l’arrêter, l’apitoyer.

— Une minute ! Écoute ! Je t’aime ! Pardon ! pardon !

Elle balbutiait des mots incohérens, désespérée, se sentant faiblir, perdant du terrain, voyant la mort.

— Assassin ! hurla-t-elle alors, furibonde.

Et elle se défendit avec les ongles, avec les dents, comme un fauve.

— Assassin ! hurla-t-elle, saisie par les cheveux, renversée à terre sur le bord du gouffre, perdue.

Le chien aboyait contre le groupe tragique.

Ce fut une lutte brève et féroce, comme entre ennemis implacables qui auraient couvé jusqu’à cette heure dans le fond de l’âme une suprême haine…


Et ils s’abîmèrent dans la mort, enlacés.


Gabriel d’Annunzio.