Triomphe de la Mort
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 93-118).
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TROISIÈME PARTIE

L’ERMITAGE



I

Hippolyte disait dans sa lettre du 10 mai : « Je dispose enfin d’une heure libre pour l’écrire longuement. Voici dix jours que mon beau-frère traîne sa douleur d’hôtel en hôtel autour du lac ; et nous le suivons toutes deux comme des âmes en peine. Tu n’imaginerais jamais la mélancolie de ce pèlerinage. Moi, je suis à bout de forces et j’attends la première occasion opportune pour prendre congé. As-tu déjà découvert l’ermitage ? «  Elle disait encore : « Tes lettres augmentent indiciblement mes tortures. Ton mal, je le connais bien, et je devine que les mots te manquent pour exprimer ta souffrance. Je donnerais la moitié de mon sang pour réussir à te convaincre une bonne fois que je suis tienne, absolument tienne, pour toujours, jusqu’à la mort. Je pense à toi, à toi seul, sans interruption, à tous les instans de ma vie. Loin de toi, je ne puis goûter une minute de calme et de bien-être. Tout me dégoûte et m’irrite… Oh ! quand me sera-t-il donné d’être près de toi pendant les journées entières, de vivre de ta vie ! Tu verras, je ne serai plus la même femme. Je serai bonne, tendre, douce. J’aurai soin d’être toujours égale, toujours discrète. Je te dirai toutes mes pensées, et tu me diras toutes les tiennes. Je serai ta maîtresse, ton amie, ta sœur ; et, si tu m’en crois digne, je serai aussi ta conseillère. J’ai, moi, une intuition lucide des choses, et j’ai fait cent fois l’expérience de cette lucidité qui jamais ne m’a induite en erreur. Mon unique souci sera de te plaire toujours, de n’être jamais une charge dans ta vie. En moi tu ne dois trouver que douceur et repos… J’ai beaucoup de défauts, mon ami ; mais tu m’aideras à les vaincre. Tu me rendras parfaite, pour toi. J’attends que tu me viennes en aide. Plus tard, lorsque je serai sûre de moi-même, je te dirai : Je suis digne maintenant, j’ai maintenant conscience d’être celle que tu veux. Et toi aussi tu auras l’orgueil de penser que je te dois tout, je que suis en tout ta créature ; et alors il te semblera que je suis plus intimement tienne ; et tu m’aimeras toujours davantage, toujours davantage. Ce sera une vie d’amour comme on n’en a vu jamais… »

En post-scriptum : « Je t’envoie une fleur de rhododendron cueillie au parc de l’Isola Madre. Hier, dans la poche de ce vêtement gris que tu connais, j’ai retrouvé la note du Grand Hôtel d’Europe à la Poste, la note d’Albano que je t’avais demandée en souvenir. Elle est datée du 9 avril. On y a marqué plusieurs paniers de bois. Te rappelles-tu nos grands feux d’amour ?… Courage ! courage ! Le renouveau du bonheur approche. Dans une semaine, dans dix jours au plus, je serai où il te plaira. Avec toi, n’importe où ! »


II

Et George qui, au fond, ne croyait guère au succès, mais qu’une ardeur folle avait embrasé soudain, tenta l’épreuve suprême.

Il partit de Guardiagrele pour le littoral, en quête de l’ermitage. La campagne, la mer, le mouvement, l’activité physique, la variété des incidens au cours de cette exploration, la singularité de son propre état, toutes ces choses nouvelles le secouèrent, le remirent sur pied, lui donnèrent une confiance illusoire. Il lui sembla qu’il venait d’échapper par miracle à l’assaut d’une maladie mortelle où il aurait vu la mort en face. Pendant les premiers jours, la vie eut pour lui cette saveur douce et profonde qu’elle n’a que pour les convalescens. Le rêve romanesque d’Hippolyte flottait sur son cœur.

« Si elle réussissait à me guérir ! Pour guérir, il me faudrait un amour sain et fort. » Il évitait de regarder jusqu’au fond de lui-même, se dérobait au sarcasme intérieur que provoquaient ces deux épithètes. « Sur terre, il n’y a qu’une seule ivresse durable : la sécurité dans la possession d’une autre créature, la sécurité absolue et inébranlable. Cette ivresse, je la cherche. Je voudrais pouvoir dire : « Mon aimée, présente ou absente, vit tout entière en moi ; elle se soumet avec bonheur à tous mes désirs ; elle a ma volonté pour loi unique ; si je cessais de l’aimer, elle en mourrait ; en expirant, elle ne regrettera que mon amour. » Au lieu de se résigner à goûter l’amour sous les formes de la souffrance, il s’obstinait à le poursuivre sous les formes de la jouissance. Il donnait à son esprit une attitude irréparable. Il heurtait et défigurait une fois de plus son humanité. Il découvrit l’ermitage à San-Vito, dans le pays des genêts, sur le bord de l’Adriatique. Et c’était l’ermitage idéal : une maison construite à mi-côte, sur un plateau, dans un bosquet d’orangers et d’oliviers, en face d’une petite baie close par deux promontoires.

Très primitive, l’architecture de cette maison. Un escalier extérieur montait à une loggia sur laquelle s’ouvraient les quatre portes des quatre chambres. Chaque chambre avait sa porte et, vis-à-vis, dans la muraille opposée, une fenêtre regardant sur l’olivaie. À la loggia supérieure correspondait une loggia inférieure ; mais les chambres du rez-de-chaussée, sauf une, n’étaient pas habitables.

D’un côté, la maison était contiguë à une masure où les paysans propriétaires avaient leur habitation. Deux chênes énormes, que le souffle persévérant du mistral avait penchés vers la colline, ombrageaient la cour et protégeaient des tables de pierre commodes pour y dîner dans la belle saison. Cette cour était entourée d’un parapet de pierre, et, dépassant le parapet, des acacias chargés de grappes odorantes détachaient sur le lointain de la mer l’élégance délicate de leur feuillage.

Cette maison ne servait qu’à loger des étrangers qui la louaient pour la saison des bains, selon l’industrie pratiquée par tous les villageois de la côte dans les parages de San-Vito. Elle était distante du bourg d’environ deux milles, sur la limite d’un territoire appelé les Portelles, dans une solitude recueillie et clémente. Chacun des deux promontoires était percé d’un tunnel, on apercevait de la maison les deux ouvertures. La voie ferrée courait de l’une à l’autre en ligne directe, le long du rivage, sur un parcours de cinq ou six cents mètres. À la pointe extrême du promontoire de droite, sur un banc de récifs, un trabocco s’allongeait, étrange machine de pêche construite tout entière avec des poutres et des planches, pareille à une araignée colossale.

Le locataire hors de saison fut accueilli comme une bonne fortune inespérée et extraordinaire.

Le chef de famille, un vieux, dit :

— La maison est à toi.

Il refusa de faire un prix et dit :

— Tu donneras ce que tu voudras et quand il te plaira, si tu es content.

En prononçant ces paroles cordiales, il examinait l’étranger d’un œil si scrutateur que celui-ci en éprouva une gêne et fut tout surpris de ce regard trop perçant. Le vieux était borgne, chauve sur le crâne, avec deux touffes légères de cheveux blancs aux tempes, la barbe rase ; et il portait en avant tout son corps soutenu par deux jambes arquées. Il avait les membres déformés par les rudes besognes : par le labeur de la charrue, qui fait saillir l’épaule droite et qui tord le buste ; par le labeur du fauchage, qui force à écarter les genoux ; par le labeur de l’épamprage, qui plie la personne en deux ; par tous les labeurs lents et patiens de l’agriculture.

— Tu donneras ce que tu voudras.

Il avait déjà flairé dans ce jeune homme affable, à l’air un peu distrait et presque égaré, le seigneur généreux, sans expérience, et insouciant de l’argent. Il savait que la générosité de son hôte lui profiterait beaucoup plus que sa propre exigence.

George demanda :

— Le lieu est tranquille, sans allées et venues, sans tapage ?

Le vieillard montra la mer et sourit :

— Regarde ; tu n’entendras qu’elle.

Il ajouta :

— Quelquefois aussi le bruit du métier. Mais maintenant Candie ne peut plus guère tisser.

Et il sourit en indiquant sur le seuil sa bru qui rougit.

Elle était enceinte, déjà très grosse à la taille, blonde, de carnation claire, la figure semée de lentilles. Elle avait les yeux gris, larges, veinés dans l’iris comme des agates. Elle portait aux oreilles deux lourds cercles d’or, et, sur la poitrine, la presentosa, grande étoile en filigrane avec deux cœurs au centre. Sur le seuil, à côté d’elle, se tenait une fillette de dix ans, blonde aussi, avec une expression de douceur.

— Cette gamine-là, dit le vieux, on la boirait dans un verre. Eh bien ! il n’y a que nous et Albadora.

Il se tourna vers l’olivaie et se mit à crier :

— Albadora ! Albadô !

Puis, s’adressant à sa petite-fille :

— Hélène, dit-il, va donc appeler.

Hélène disparut.

— Vingt-deux enfans ! s’écria le vieux. Albadora m’a donné vingt-deux enfans : six garçons et seize filles. J’ai perdu trois garçons et sept filles. Les neuf autres filles sont mariées. Un de mes garçons s’est embarqué pour l’Amérique ; un autre s’est établi à Tocco et travaille aux mines de pétrole ; le cadet, celui qui a épousé Candie, est employé au chemin de fer ; il ne revient que tous les quinze jours. Nous sommes restés seuls. Ah ! seigneur ! on a bien raison de dire qu’un père soutient cent enfans, et que cent enfans ne soutiennent pas un père.

La Cybèle septuagénaire apparut, portant dans son tablier un tas de gros escargots terrestres, un tas baveux et mollasse où se hérissaient de longues tentacules. C’était une femme de haute stature, mais courbée, décharnée, cassée par la fatigue et par les grossesses, épuisée par les accouchemens, avec une petite tête ridée comme une pomme flétrie sur un cou plein de ravines et de tendons. Dans son tablier, les escargots s’agglutinaient, s’entortillaient, s’engluaient l’un l’autre, verdâtres, jaunâtres, blanchâtres, écumeux, se colorant de pâles reflets irisés. Il lui en rampait un sur le dos de la main.

Le vieux lui annonça :

— Ce seigneur veut louer la maison à partir d’aujourd’hui.

— Dieu le bénisse ! s’écria-t-elle.

Et, d’un air un peu niais, quoique bénévole, elle s’approcha de George en le guignant de ses yeux reculés au fond des orbites, presque éteints.

Elle ajouta :

— C’est Jésus qui revient sur terre. Dieu te bénisse ! Puisses-tu vivre aussi longtemps qu’il y aura du pain et du vin ! Puisses-tu grandir comme le soleil !

Et elle rentra d’un pas allègre, par cette porte d’où étaient sortis pour le baptême ses vingt-deux enfans.

Le vieux dit à George :

— Je m’appelle Colas de Cinzio ; mais, comme on avait donné à mon père le surnom de Sciampagne, tout le monde m’appelle Colas de Sciampagne. Viens voir le jardin.

George suivit le paysan.

— La campagne promet cette année.

Le vieux, marchant devant, louait les plantations, et, par une habitude d’agriculteur vieilli au milieu des choses de la terre, il faisait des pronostics. Son jardin était luxuriant et semblait enfermer dans sa clôture tous les dons de l’abondance. Les orangers versaient des flots de parfums tels que l’atmosphère prenait par momens une saveur douce et puissante comme celle d’un vin généreux. Les autres arbres fruitiers n’avaient plus de fleurs, mais leurs innombrables fruits pendaient aux rameaux nourriciers, bercés par l’haleine du ciel.

George pensa : « Voici peut-être ce que serait la vie supérieure : une liberté sans limites ; une solitude noble et féconde qui m’envelopperait de ses plus chaudes émanations ; cheminer parmi les créatures végétales comme on ferait parmi une multitude d’intelligences ; en surprendre la pensée occulte et deviner le sentiment muet qui règne sous les écorces ; rendre successivement mon être conforme à chacun de ces êtres et substituer successivement à mon âme débile et oblique chacune de ces âmes simples et fortes ; contempler la nature avec une telle continuité d’attention que je parviendrais à reproduire en ma seule personne la palpitation harmonieuse de tous les êtres créés ; enfin, par une laborieuse métamorphose idéale, m’identifier à l’arbre robuste dont les racines absorbent les invisibles fermens souterrains et dont la cime imite par son agitation la voix de la mer. Ne serait-ce pas vraiment une vie supérieure ? » Au spectacle de l’exubérance printanière qui transfigurait les lieux d’alentour, il se laissait surmonter par une sorte d’ivresse panique. Mais la fatale habitude de la contradiction coupa court à ce transport, le ramena à ses vieilles idées, opposa la réalité à son rêve. « Nous n’avons aucun contact avec la nature. Nous avons seulement la perception parfaite des formes extérieures. Il est impossible à l’homme d’entrer en communion avec les choses. L’homme a bien le pouvoir de verser dans les choses toute sa propre substance, mais il ne reçoit jamais rien en retour. La mer ne lui tiendra jamais un langage intelligible, la terre ne lui révélera jamais son secret. L’homme peut bien avoir la sensation que tout son propre sang circule dans les fibres de l’arbre, mais jamais l’arbre ne lui donnera une goutte de sa sève vitale. »

Le vieux paysan borgne disait, en montrant du doigt tel ou tel prodige de luxuriance :

— Une étable pleine de fumier fait plus de miracles qu’une église pleine de saints.

Il disait, en montrant du doigt, au bout du jardin, un champ de fèves fleuries :

— La fève, c’est l’espionne de l’année.

Le champ avait une ondulation presque imperceptible. Les petites feuilles, d’un vert gris, agitaient leurs pointes menues sous la floraison blanche ou bleuâtre. Chaque fleur ressemblait à une bouche mi-close et portait deux taches, noires comme des yeux. Chez celles qui n’étaient pas encore bien épanouies, les pétales supérieurs recouvraient un peu les taches, comme des paupières pâles sur des pupilles qui guigneraient de côté. Le frissonnement de toutes ces fleurs œillées et lippues avait une étrange expression animale, attractive, et indescriptible.

George pensa : « Comme Hippolyte sera heureuse ici ! Elle a un goût délicat et passionné pour toutes les beautés humbles de la terre. Je me rappelle ses petits cris d’admiration et de plaisir en découvrant une plante de forme ignorée, une fleur nouvelle, une feuille, une baie, un insecte bizarre, une ombre, un reflet. » Il se la représenta, élancée et agile, dans de gracieuses attitudes, parmi la verdure. Et une angoisse subite le bouleversa, l’angoisse de la reprendre, de la reconquérir toute, de se faire aimer d’elle immensément, de lui donner à chaque seconde une joie nouvelle. « Ses yeux seront toujours pleins de moi. Tous ses sens resteront fermés aux sensations qui ne lui viendraient pas de moi. Mes paroles lui sembleront plus délicieuses que tout autre son. » Tout à coup, le pouvoir de l’amour lui parut illimité. Sa vie interne prit une accélération vertigineuse.

En montant l’escalier de l’ermitage, il crut que son cœur se romprait sous le heurt de l’anxiété croissante. Arrivé à la loggia, il embrassa le paysage d’un regard enivré. Dans son agitation profonde, il crut sentir qu’en cette minute le soleil rayonnait vraiment au fond de son cœur.

La mer, émue d’un frisson égal et continu, reflétant le bonheur épars dans le ciel, semblait réfracter ce bonheur en myriades de sourires inextinguibles. À travers le cristal de l’air, tous les lointains se dessinaient nettement : la Pointe du Vaste, le mont Gargano, les îles Tremiti, à droite ; le Cap du More, la Nicchiola, le cap d’Ortone, à gauche. La blanche Ortone ressemblait à une ville asiatique de la côte de Palestine, toute en lignes parallèles, flamboyante et découpée dans l’azur sans les minarets. Cette chaîne de promontoires et de golfes en demi-lune suggérait l’image d’une rangée d’offrandes, parce que chaque anse présentait un trésor céréal. Les genêts étendaient leur manteau d’or sur toute la côte. De chaque buisson montait un nuage dense d’effluves, comme d’un encensoir. L’air respiré était aussi délicieux qu’une gorgée d’élixir.


III

Pendant les premiers jours, George donna tous ses soins à la petite maison qui devait accueillir la Vie Nouvelle dans sa paix profonde ; et pour l’aider dans les préparatifs, il avait Colas de Sciampagne, qui semblait expert à tous les métiers. Sur une bande de crépi frais, il écrivit avec une pointe de roseau cette vieille devise, suggérée par l’illusion : Parva domus, magna quies. Et il vit un présage favorable jusque dans trois brins de giroflée semés par le vent entre les interstices sur le devant d’une fenêtre. Mais, lorsque tout fut prêt et que cette ardeur trompeuse fut tombée, il retrouva au fond de lui-même l’inquiétude, le mécontentement et cette angoisse implacable dont il ignorait la vraie cause ; il sentit confusément que, cette fois encore, son destin l’avait poussé dans une traverse oblique et périlleuse. Il lui sembla que, d’une autre maison et d’autres lèvres, venait maintenant jusqu’à lui une voix de rappel et de reproche. En son âme se ravivait le déchirement des adieux sans larmes, et pourtant si cruels, où il avait menti par pudeur en lisant dans les yeux las de sa mère déçue la question trop triste : « Pour qui m’abandonnes-tu ? »

N’était-ce point de cette question muette, du souvenir de cette rougeur et de ce mensonge, que lui venaient l’inquiétude, le mécontentement et l’angoisse, au moment où il entrait dans la Vie Nouvelle ? Et comment faire pour étouffer cette voix ? par quelles ivresses ?

Il n’osait pas répondre. Malgré son trouble profond, il voulait croire encore à la promesse de celle qui allait venir ; il espérait pouvoir encore attribuer à son amour une haute signification morale. N’avait-il pas une ardente volonté de vivre, de donner à toutes les forces de sa nature un développement rythmique, de se sentir complet et harmonieux ? L’amour opérerait enfin ce prodige ; il retrouverait enfin dans l’amour la plénitude de son humanité, déformée et amoindrie par tant de misères.

Avec ces espérances et ces tendances vagues, il tâchait de tromper son remords ; mais ce qui le dominait devant l’image de cette femme, c’était toujours le désir. En dépit de toutes ses aspirations platoniques, il ne réussissait à voir dans l’amour que l’œuvre de chair ; il n’imaginait les jours à venir que comme une succession de voluptés déjà connues. Dans cette solitude bénigne, en compagnie de cette femme passionnée, quelle vie pourrait-il vivre, sinon une vie de paresse et de volupté ?

Et toutes les tristesses passées lui revinrent à l’esprit, avec toutes les images douloureuses : la figure défaite de sa mère et ses yeux gonflés, rougis, brûlés par les larmes ; le sourire doux et déchirant de Christine ; la grosse tête de l’enfant maladif, toujours penchée sur une poitrine qui n’avait que le souffle ; le masque cadavérique de la pauvre idiote gourmande… Et les yeux las de sa mère demandaient : « Pour qui m’abandonnes-tu ? »


IV

C’était l’après-midi. George explorait le sentier tortueux qui, par une succession de montées et de descentes, conduisait vers la Pointe du Vaste, au bord de la mer. Il regardait devant lui et autour de lui avec une curiosité toujours en éveil, presque avec un effort d’attention, comme s’il eût voulu surprendre quelque obscure pensée traduite par ces simples apparences, ou se rendre maître de quelque insaisissable secret.

Dans un pli de la colline qui longeait la mer, l’eau d’un ruisseau, dérivée par une sorte de petit aqueduc fait de troncs creux et soutenu par des arbres morts, traversait le vallon de l’une à l’autre rive. Il y avait aussi des rigoles amenées dans des tuiles concaves au terrain fertile où prospéraient les cultures ; et, par-ci par-là, sur les rigoles miroitantes et murmurantes, de belles fleurs violettes s’inclinaient avec une grâce légère. Toutes ces humbles choses paraissaient avoir une vie profonde.

Et le surplus de l’eau courait et dévalait sur la pente vers la plage sablonneuse, en passant sous un petit pont. À l’ombre de l’arche, quelques femmes lavaient du linge, et leurs gestes se voyaient reflétés dans l’eau comme dans un miroir mobile. Sur la grève, le linge étendu au soleil éblouissait de blancheur. Un homme marchait le long de la voie ferrée, pieds nus, portant à la main ses souliers pendans. Une femme sortait de la maison du garde-barrière, et, d’un geste rapide, jetait quelques débris contenus dans un panier. Deux fillettes, chargées de linge, couraient à qui mieux mieux, avec des rires. Une vieille femme suspendait à une perche des écheveaux teints en bleu.

Au delà, sur le talus de terre qui bordait le sentier, de petits coquillages faisaient des taches blanches, de frêles racines palpitaient au vent. On distinguait encore les traces de la pioche qui avait entamé le sol fauve. Du haut d’un éboulis pendait une touffe de racines mortes, aussi légères que des dépouilles de serpent.

Plus loin se dressait une grande ferme, avec une fleur d’argile au sommet de sa toiture. Un escalier extérieur montait à une galerie couverte. En haut de cet escalier, deux femmes filaient, et, sous le soleil, leurs quenouilles avaient des resplendissemens d’or. On entendait le cliquetis d’un métier à tisser. Par la fenêtre, on apercevait une tisseuse et son geste rythmique pour lancer les navettes. Sur l’aire voisine, un bœuf gris était couché, de taille énorme, qui secouait les oreilles et la queue, paisiblement et sans relâche, pour chasser les mouches. Autour de lui, des poules grattaient.

Un peu plus loin, un second ruisseau traversait le sentier : rieur, plissé de vaguelettes, gai, frétillant, limpide.

Un peu plus loin encore, près d’une autre maison, il y avait un jardin silencieux, plein de lauriers touffus, clos de toutes parts. Les tiges, minces et droites, se dressaient immobiles, avec leur couronne de feuillage luisant. Et un de ces lauriers, le plus robuste, était tout enveloppé par une grande bryone amoureuse qui triomphait du feuillage austère par la délicatesse de ses fleurs de neige et par la fraîcheur de son parfum nuptial. Dessous, la terre paraissait nouvellement remuée. Dans un angle, une croix noire répandait sur l’enceinte muette cette sorte de tristesse résignée qui règne dans les cimetières. Au bout de la sente on apercevait un escalier, mi-partie au soleil et mi-partie à l’ombre, par où l’on montait à une porte entr’ouverte que protégeaient deux rameaux d’olivier bénit suspendus à l’architrave rustique. En bas, sur la dernière marche, un vieillard assis dormait, la tête nue, le menton sur la poitrine, les mains posées sur les genoux ; et le soleil allait atteindre son front vénérable. D’en haut, par la porte entr’ouverte, comme pour favoriser ce sommeil sénile, descendaient le bruit égal d’un berceau balancé et la cadence égale d’une chanson fredonnée.

Toutes ces humbles choses paraissaient avoir une vie profonde.


V

Hippolyte annonça que, selon sa promesse, elle arriverait à San-Vito le mardi 20 mai, par le train direct, vers une heure de l’après-midi.

C’était dans deux jours. George lui écrivit : « Viens, viens ! Je t’attends, et jamais attente n’a été plus furieuse. Chaque minute qui passe est irrémissiblement perdue pour le bonheur. Viens. Tout est prêt. Ou plutôt, non, rien n’est prêt, excepté mon désir. Il faut, mon amie, que tu fasses provision d’une patience et d’une indulgence inépuisables ; car, dans cette solitude sauvage et impraticable, toutes les commodités de la vie te manqueront. Oh ! combien impraticable ! Figure-toi, mon amie, que de la gare de San-Vito à l’ermitage il y a bien trois quarts d’heure de chemin ; et, pour franchir cette distance, le seul moyen est de parcourir à pied le sentier taillé dans le granit, à pic sur la mer. Tu auras soin de venir avec des chaussures solides et de gigantesques ombrelles. Quant aux robes, il est inutile d’en apporter beaucoup : quelques vêtemens gais et résistans pour nos promenades matinales, cela suffira. N’oublie pas le costume de bain… Cette lettre est la dernière que je t’écris. Tu l’auras peu d’heures avant ton départ. Je te l’écris de la bibliothèque, une chambre où il y a des monceaux de livres que nous ne lirons guère. L’après-midi est blanche, et la mer y répand sa monotonie sans fin. L’heure est discrète, langoureuse, propice aux sensualités délicates. Oh ! si tu étais avec moi !… Ce soir, je passerai ma seconde nuit à l’ermitage, et je la passerai seul. Si tu voyais le lit ! C’est un lit rustique, un monumental autel d’hyménée, large comme une aire, profond comme le sommeil du juste : Thalamus thalamorum ! Les matelas contiennent la laine de tout un troupeau, la paillasse contient les feuilles de tout un champ de maïs. Ces choses chastes peuvent-elles avoir le pressentiment de notre amour ?… Adieu, adieu. Comme les heures sont lentes ! Qui prétend donc que le temps a des ailes ? Je ne sais ce que je donnerais pour m’endormir dans cette langueur énervante et pour ne me réveiller qu’à l’aube, de mardi. Mais non, je ne dormirai pas. Moi aussi, j’ai tué le sommeil… »


VI

Depuis plusieurs jours, les visions voluptueuses l’obsédaient sans trêve. Les désirs se réveillaient dans sa chair avec une violence inouïe. C’était assez d’un souffle tiède, d’un parfum, d’un frôlement, d’un rien pour modifier tout son être, pour lui donner une langueur, pour lui allumer le visage d’une flamme, pour accélérer les pulsations de ses artères, pour le jeter en un trouble voisin du délire.

Il portait au plus profond de sa substance les germes hérités de son père. Lui, être de pensée et de sentiment, il avait dans la chair la fatale hérédité de cet être brut. Mais, en lui, l’instinct devenait passion et la sensualité prenait presque des formes morbides. Il en était affligé comme d’une maladie honteuse ; il avait horreur de ces fièvres qui l’assaillaient à l’improviste, qui le consumaient misérablement, qui le laissaient avili, aride, impuissant à penser. Il souffrait de certains emportemens comme d’une dégradation. Certains passages subits de brutalité, pareils à des ouragans sur une culture, lui dévastaient l’esprit, fermaient toutes les sources intérieures, ouvraient des sillons douloureux qu’il ne parvenait pas de longtemps à combler.

À l’aube du grand jour, en se réveillant après quelques heures d’un demi-sommeil inquiet, il pensa avec un frisson de tous ses nerfs : « Elle arrive aujourd’hui ! Aujourd’hui, dans la lumière d’aujourd’hui, mes yeux la verront ! Je la tiendrai entre mes bras. Il me semble presque que ce sera la première possession ; il me semble aussi que j’en pourrais mourir. » La vision qu’il évoquait lui donna un heurt si rude qu’il eut le corps traversé du haut en bas par un sursaut semblable à celui que cause une décharge électrique. En lui survenait le terrible phénomène physique contre la tyrannie duquel il était sans défense. Sa conscience tombait toute sous l’empire absolu du désir. Une fois encore la luxure héréditaire éclatait avec une invincible furie chez cet amant délicat qui se plaisait à appeler sœur son aimée et qui avait soif de communions spirituelles. Il évoqua en esprit la beauté de sa maîtresse ; et chaque contour, vu à travers la flamme, prenait pour lui une splendeur radieuse, chimérique, presque surhumaine. Il évoqua la grâce de sa maîtresse ; et chaque attitude prenait une fascination voluptueuse d’une inconcevable intensité. En elle, tout était lumière, parfum, et rythme.

Cette admirable créature, il la possédait, lui, lui seul… Mais, spontanément, comme la fumée monte d’un feu impur, une pensée de jalousie se dégagea de son désir. Pour dissiper le trouble qu’il sentait croître, il sauta du lit.

A la fenêtre, dans l’aube, les rameaux d’olivier avaient une imperceptible ondulation, pâles, entre gris et blanc. Sur la monotonie sourde de la mer, les moineaux jetaient leur gazouillement encore discret. Dans une étable, un agneau poussait un bêlement timide.

Il sortit sur la loggia, réconforté par la vertu tonique du bain, et but à longues gorgées l’air matinal chargé d’effluves savoureux. Ses poumons se dilatèrent ; ses pensées prirent leur essor, agiles, marquées toutes à l’image de la femme attendue ; un ressentiment de jeunesse lui fit palpiter le cœur.

Devant lui, c’était la nativité du soleil, pure, simple, sans apparat de nuages, sans mystère. Sur la mer argentée montait une face vermeille, au contour net, presque tranchant, comme celui d’un disque de métal qui sort de la forge.

Colas de Sciampagne, qui était occupé à nettoyer la cour, lui cria :

— Aujourd’hui c’est grande fête. La dame arrive. Le blé épie sans attendre l’Ascension.

George sourit au mot courtois du vieillard et demanda :

— Vous avez pensé aux femmes, pour cueillir les fleurs de genêt ? Il faut joncher tout le chemin.

Le vieux fit un geste d’impatience, comme pour dire qu’il n’avait pas besoin d’avertissement.

— J’en ai fait venir cinq !

Et en les nommant, il indiquait les lieux où habitaient ces jeunes filles :

— La fille de la Singesse, la fille de l’Ogre, Favette, Splendeur, la fille du Garbin.

Ces noms entendus causèrent à George une allégresse soudaine. Il lui sembla que tous les esprits printaniers entraient dans son cœur, qu’un flot de fraîche poésie l’inondait. Ces vierges ne sortaient-elles pas d’un conte de fée pour joncher la route sous les pas de la Belle Romaine ?

Il s’abandonna aux jouissances anxieuses de l’attente. Il descendit ; il s’enquit :

— Où font-elles leur récolte de genêts ?

— Là-haut, répondit Colas de Sciampagne en indiquant le tertre ; là-haut, à la Chesnaie. Leur chant te servira de guide. En effet, par intervalles, un chant féminin venait du coteau. George s’engagea sur la pente à la recherche des chanteuses. Le petit chemin tortueux serpentait dans un taillis de jeunes chênes. A un certain endroit, il se divisait en quantité de sentes dont on n’apercevait pas la fin ; et les étroites coulisses creusées entre les fourrés, traversées par d’innombrables racines à fleur de terre, formaient une sorte de labyrinthe montagneux où les moineaux gazouillaient, où les merles sifflaient. George, sur la double trace du chant et du parfum, ne s’égarait pas. Il trouva le champ des genêts.

C’était un plateau où les genêts avaient une floraison si drue qu’elle offrait aux yeux l’uniformité d’un vaste manteau jaune, couleur de soufre, resplendissant. Les cinq jouvencelles cueillaient les branches fleuries pour emplir leurs paniers et chantaient. Elles chantaient à pleine voix, sur un accord parfait de tierce et de quinte. Lorsqu’elles arrivaient au refrain, elles redressaient leur buste de dessus le buisson pour permettre à la note de jaillir plus libre de leur poitrine dégagée ; et elles tenaient la note longtemps, longtemps, en se regardant dans les yeux, en tendant devant elles leurs mains pleines de fleurs.

À l’aspect de l’étranger elles s’interrompirent, se penchèrent sur les buissons. Des rires mal réprimés coururent sur le tapis jaune. George interrogea :

— Qui de vous se nomme Favette ?

Une jeune fille, brune comme une olive, se releva pour répondre, étonnée, presque peureuse.

— C’est moi, seigneur.

— N’es-tu point la meilleure chanteuse de San-Vito ?

— Non, seigneur. Ce n’est pas vrai.

— C’est vrai, c’est vrai ! s’écrièrent toutes ses compagnes. Fais-la chanter, seigneur.

— Non, seigneur. Je ne sais pas chanter.

Elle s’en défendait, riant, le feu au visage ; et, tandis que ses compagnes insistaient, elle tordait son tablier. Elle était de petite taille, mais elle avait les formes bien prises, la poitrine large et florissante, développée par les chansons. Elle avait les cheveux frisés, les sourcils épais, le nez aquilin, un port de tête un peu sauvage.

Après quelques refus, elle consentit. Ses compagnes, s’enlaçant par les bras, l’emprisonnèrent dans leur cercle. Elles émergeaient des touffes fleuries à partir de la taille, dans le bourdonnement des abeilles diligentes.

Favette commença, d’abord sans assurance ; puis, de note en note, sa voix se raffermit. C’était une voix limpide, fluide, cristalline comme une source. Elle chantait un distique, et ses compagnes reprenaient le refrain en chœur. Elles prolongeaient les notes finales à l’unisson, les bouches rapprochées pour ne faire qu’un flot vocal ; et ce flot ondulait dans la lumière, avec la lenteur des cadences liturgiques.

Favette chantait :

Toutes les fontaines se sont séchées.
Mon pauvre amour meurt de soif.
Tromme lari, lira…
Vive l’Amour !
Amour, j’ai soif, oh ! j’ai soif.
Où est l’eau que tu m’apportes ?
Tromme lari, lira…
Vive l’Amour !
Je t’apporte une jatte d’argile
Suspendue à une chaîne d’or.
Tromme lari, lira…
Vive l’Amour !

Et les compagnes répétaient :

Vive l’Amour !

Cette salutation de mai à l’amour, jaillissant de ces poitrines qui peut-être ne le connaissaient pas encore, qui peut-être n’en devaient connaître jamais la véritable tristesse, résonna aux oreilles de George comme un augure. Les filles, les fleurs, le bois, la mer, toutes ces choses libres et inconscientes qui respiraient autour de lui la volupté de la vie, tout cela lui caressait la surface de l’âme, étouffait, endormait en lui le sentiment habituel qu’il avait de son être propre, lui donnait la sensation grandissante, harmonieuse et rythmique d’une faculté nouvelle qui se serait développée peu à peu dans l’intimité de sa substance et qui se révélerait à lui d’une manière très vague, comme dans une sorte de vision confuse d’un secret divin. Ce fut un enchantement fugitif, un état de conscience si exceptionnel et si incompréhensible qu’il ne put pas même en retenir le fantôme.

Les chanteuses lui montrèrent les corbeilles combles : un monceau de fleurs humides de rosée. Favette demanda :

— Cela suffit ?

— Non, non, cela ne suffit point. Cueillez toujours. Il faut joncher la route depuis le trabocco jusqu’à la maison. Il faut recouvrir l’escalier, la loggia…

— Et pour l’Ascension ? Tu ne veux donc pas laisser une seule fleur à Jésus ?


VII

Elle était arrivée. Elle avait passé sur les fleurs, comme la Madone qui va faire le miracle ; elle avait passé sur un tapis de fleurs. Enfin elle était arrivée ! enfin elle avait franchi le seuil !

Et maintenant, lasse, heureuse, elle offrait aux lèvres de son amant un visage tout baigné de larmes, sans parler, avec un geste d’ineffable abandon. Lasse, heureuse, elle pleurait et souriait sous les baisers sans nombre de son adoré. Qu’importaient les souvenirs du temps où il n’était pas ? Qu’importaient les misères, les chagrins, les inquiétudes, les luttes navrantes contre les inexorables brutalités de la vie ? Qu’importaient tous les découragemens et toutes les désespérances, en comparaison de cette douceur suprême ? Elle vivait, elle respirait entre les bras de son amant ; elle se sentait infiniment aimée. Tout le reste se dissipait, rentrait dans le néant, semblait n’avoir existé jamais.

— Ô Hippolyte, Hippolyte ! ô mon âme ! combien, combien je te désirais ! Et te voici ! Et maintenant, tu seras de longs jours, de longs jours sans me quitter, n’est-ce pas ? Avant de me quitter, tu me feras mourir !…

Et il la baisait sur la bouche, sur les joues, sur le cou, sur les yeux, insatiable, pris d’un frissonnement profond chaque fois qu’il rencontrait une larme. Ces pleurs, ce sourire, cette expression de félicité sur ce visage abattu par la fatigue, la pensée que cette femme n’avait pas hésité une seconde à consentir, la pensée qu’elle était venue vers lui de très loin et qu’après un voyage exténuant elle pleurait sous ses baisers sans pouvoir dire un mot parce qu’elle avait le cœur trop plein, toutes ces choses passionnées et suaves affinaient ses sensations, enlevaient à son désir l’impureté, lui donnaient une émotion d’amour presque chaste, lui exaltaient l’âme.

Il dit, en ôtant la longue épingle qui attachait le chapeau et le voile :

— Comme tu dois être fatiguée, ma pauvre Hippolyte ! Tu es pâle, pâle !

Elle avait le voile relevé sur le front ; elle avait encore son manteau de voyage et ses gants. Il ôta le voile et le chapeau, d’un geste qui lui était familier. La belle tête brune apparut, libre, avec cette coiffure simple qui faisait des cheveux une sorte de casque adhérent, sans altérer la ligne svelte et élégante de l’occiput, sans rien cacher de la nuque.

Elle portait une gorgerette de dentelle blanche et un petit ruban de velours noir qui tranchait avec une violence exquise sur la pâleur de la peau. L’ouverture du manteau laissait voir la robe de drap aux fines rayures blanches et noires, fondues en un ton gris : la robe d’Albano, mémorable. Elle répandait un faible parfum de violettes, le parfum connu.

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Hippolyte se détacha et dit :

— Maintenant, je te laisse : où est… ma chambre ? Oh ! George, comme nous serons bien ici !

Elle promenait les regards autour d’elle, souriante. Elle fit quelques pas vers le seuil, se pencha pour ramasser une poignée de genêts, en aspira le parfum avec une volupté visible. Elle se sentait encore tout émue et comme enivrée de cet hommage souverain, de cette fraîche gloire que George avait répandue sur sa route. Ne rêvait-elle pas ? Était-ce elle-même, était-ce vraiment Hippolyte Sanzio qui, dans ce lieu inconnu, dans ce paysage magique, se trouvait entourée et glorifiée par toute cette poésie ?

Soudain, avec de nouvelles larmes dans les yeux, elle jeta les bras au cou de son amant et dit :

— Comme je te suis reconnaissante !

Cette poésie lui enivrait le cœur. Elle se sentait soulever au-dessus de son humble existence par l’idéale apothéose dont l’enveloppait son amant ; elle se sentait vivre d’une autre vie, d’une vie supérieure, qui par momens lui donnait à l’âme cette sorte de suffocation que le vent du large provoque dans une poitrine habituée à respirer un air appauvri.

— Comme je suis fière de t’appartenir ! Tu es mon orgueil. Une seule minute passée près de toi suffit pour que je me sente une autre femme, absolument autre. Tu me communiques tout à coup un autre sang et un autre esprit. Je ne suis plus Hippolyte, l’Hippolyte d’hier : donne-moi un nom nouveau.

Il l’appela :

— Âme !

Et ils s’étreignirent, ils s’embrassèrent avec violence, comme s’ils eussent voulu arracher et déraciner les baisers qui s’épanouissaient sur leurs lèvres. Puis Hippolyte se détacha et répéta :

— Maintenant, je te laisse. Où est ma chambre ? Voyons… George lui passa un bras autour de la taille et la conduisit dans la chambre à coucher. Elle eut un cri d’admiration lorsqu’elle aperçut le Thalamus thalamorum drapé dans une large courtepointe de damas jaune.

— Mais nous allons nous y perdre…

Et elle riait en faisant le tour du monument.

— Le plus difficile, ce sera d’y monter.

— Tu poseras d’abord le pied sur mon genou, selon l’antique usage du pays.

— Que de saints ! s’exclama-t-elle en regardant sur la paroi, au chevet du lit, la longue file des images sacrées.

Tous deux avaient peine à trouver les mots ; ils avaient tous deux la voix un peu altérée ; ils tremblaient tous deux, remués d’un irrésistible désir, presque défaillans à la pensée de la volupté prochaine.

On entendit quelqu’un frapper à la porte de l’escalier. George sortit dans la loggia. C’était Hélène, la fille de Candie ; elle venait avertir que le déjeuner était prêt.

— Que veux-tu faire ? dit George en se tournant vers Hippolyte, irrésolu, presque convulsé.

— Vraiment, George, je n’ai pas le moindre appétit. Je mangerai ce soir, si tu permets…

George dit, d’une voix angoissée :

— Viens dans ta chambre. Tout y est préparé pour ton bain. Viens !

Et il la conduisit dans une pièce qu’il avait tapissée entièrement avec de larges nattes rustiques.

— Tu vois, tes malles et tes cartons sont déjà ici. Au revoir, Fais vite. Pense que je t’attends. Chaque minute de retard sera une torture de plus. Penses-y…

Il la laissa seule. Au bout de quelques instans, il perçut le clapotement de l’eau qui ruisselait de l’énorme éponge et qui retombait dans la baignoire. Il connaissait bien la fraîcheur glacée de cette eau de source, et il imaginait les tressaillemens du corps d’Hippolyte, de ce corps long et flexible, sous l’ondée rafraîchissante. Alors il ne lui resta plus dans l’esprit que des pensées de flamme. Autour de lui, tout disparut… Et, lorsque le clapotement prit fin, il fut saisi d’un tremblement si fort, qu’il se mit à claquer des dents, comme dans le frisson d’une fièvre mortelle.


VIII

Plus fatiguée maintenant, presque expirante, Hippolyte se laissait gagner peu à peu par le sommeil. Peu à peu, sur sa bouche, le sourire devint inconscient, s’effaça. Ses lèvres se rapprochèrent une seconde ; puis avec une infinie lenteur, elles se rouvrirent et, au fond, luit une blancheur de jasmin. De nouveau, ses lèvres se rapprochèrent une seconde ; et de nouveau, lentement, lentement, elles s’épanouirent : au fond luit encore la blancheur humectée.

George la regardait. Il la voyait si belle, si belle ! belle de la même beauté qu’il lui avait vue la première fois, dans l’oratoire mystérieux, devant l’orchestre du philosophe Alexandre Memmi, parmi le parfum évaporé de l’encens et des violettes. Elle était pâle, pâle, comme ce jour-là.

Elle était pâle, mais de cette pâleur singulière que George n’avait jamais retrouvée chez aucune autre femme : d’une pâleur presque mortelle, d’une pâleur profonde et mate qui, lorsqu’elle s’emplissait d’ombre, tirait un peu vers la lividité. Une ombre longue était dessinée au haut des joues par les cils ; une ombre masculine, à peine visible, voilait la lèvre supérieure. La bouche, grande, avait une ligne sinueuse, très molle et pourtant triste, qui, dans le silence absolu, prenait une expression intense.

George pensait : « Comme sa beauté se spiritualise dans la maladie et dans la langueur ! Lassée comme elle l’est, elle me plaît davantage. Je reconnais la femme inconnue qui passa devant moi en cette soirée de février : la femme qui n’avait plus une goutte de sang. Je crois que, morte, elle atteindra la suprême expression de sa beauté… Morte !… Et si elle venait à mourir ? Elle deviendrait alors un objet pour la pensée, une idéalité pure. Je l’aimerais par delà la vie, sans inquiétude jalouse, avec une douleur pacifiée et toujours égale. »

Il se souvint qu’en quelques autres circonstances il avait déjà imaginé la beauté d’Hippolyte dans la paix de la mort. — Oh ! le jour des roses ! De grandes gerbes de roses blanches languissaient dans les vases : en juin, au début de leurs amours. Elle s’était assoupie sur le divan, immobile, presque sans haleine. Et il l’avait longuement contemplée ; puis il avait eu la fantaisie soudaine de la couvrir de roses, doucement, doucement, pour ne pas l’éveiller ; il lui avait arrangé des roses dans les cheveux. Mais, ainsi fleurie et enguirlandée, elle lui avait paru être un corps sans âme, un cadavre. Cette apparence l’avait rempli d’effroi ; il l’avait secouée pour la réveiller ; mais elle était restée inerte, paralysée par une de ces syncopes auxquelles elle était sujette, en ce temps-là. Oh ! quelle terreur, quelle angoisse, jusqu’à ce qu’elle eût recouvré ses sens ! et aussi quel enthousiasme pour la beauté souveraine de ce visage qu’ennoblissait extraordinairement ce reflet de mort ! — Cet épisode lui revint à la mémoire ; mais, tandis qu’il s’attardait à d’étranges pensées, il fut pris d’un mouvement subit de remords et de pitié. Il se pencha pour baiser le front de la dormeuse, qui ne s’aperçut point de ce baiser. Alors il eut grand’peine à se retenir de l’embrasser plus fort, pour qu’elle perçût la caresse et y répondît. Et alors il sentit toute la vanité d’une caresse qui ne serait point pour l’objet aimé une rapide communication de joie ; il sentit toute la vanité d’un amour qui ne serait point une correspondance continuelle et immédiate de sensations aiguës. Alors il comprit l’impossibilité de s’enivrer sans qu’une ivresse également intense répondit à son ivresse.

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Sa pensée tortueuse le ramena à la contemplation tranquille de la beauté et de la possession, puis à l’examen de son état nouveau. — À partir de ce jour de mai, une vie nouvelle commentait donc pour lui.

Pendant une minute, il tendit l’oreille et l’esprit, pour ne rien perdre de la grande paix d’alentour. On n’entendait que la lente monotonie de la mer calme dans un silence propice. Aux vitres de la fenêtre, les branches d’olivier ondulaient imperceptiblement argentées par le soleil, balançant des ombres légères sur la blancheur des rideaux. Par intervalles arrivaient quelques voix humaines, rares et inintelligibles.

Après cette perception de la paix environnante, il se remit à contempler l’adorée. Une harmonie manifeste existait entre la respiration de la femme et la respiration de la mer ; et la concordance des deux rythmes donnait un charme de plus à la dormeuse.

Elle reposait sur le flanc droit, dans une gracieuse attitude. Ses formes étaient souples et longues, un peu trop longues peut-être, mais d’une serpentine élégance.

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Mais la singularité la plus précieuse de ce corps, était, aux yeux de George, le coloris. La peau avait un coloris indescriptible, très rare, très différent du coloris ordinaire des femmes brunes. La comparaison d’un albâtre que dorerait une flamme intérieure n’arrivait pas à rendre cette finesse divine. On aurait dit qu’une diffusion d’or et d’ambre impalpables enrichissait les tissus en les diaprant d’une variété de pâleurs aussi harmonieuse qu’une musique

George repensa au mot d’Othello : « Je préférerais être un crapaud et me nourrir des miasmes d’un antre ténébreux, plutôt que de laisser à l’usage d’autrui un seul point de la créature que j’aime ! « 

Dans son sommeil, Hippolyte fit un mouvement, avec un air de vague souffrance qui disparut aussitôt. Elle renversa la tête en arrière sur l’oreiller, ce qui montra sa gorge tendue où se dessinait le léger réseau des artères. Elle avait la mâchoire inférieure un peu forte, le menton un peu long de profil, les narines larges. Dans le raccourci, les défauts de cette tête s’accentuèrent ; mais ils ne déplurent pas à George, parce qu’il lui aurait été impossible d’imaginer qu’on les corrigeât sans ôter à la physionomie un élément de vivante expression. L’expression, — cette chose immatérielle qui s’irradie dans la matière, cette force changeante et non mesurable qui envahit le masque corporel et le transfigure, cette âme externe significative qui superpose à la réalité précise des lignes une beauté symbolique d’un ordre beaucoup plus élevé et plus complexe — l’expression était le grand charme d’Hippolyte Sanzio, parce qu’elle offrait au penseur passionné un motif continuel d’émotions et de rêves.

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Hippolyte s’était mariée au printemps qui avait précédé celui de leur amour. Quelques semaines après les noces, elle avait commencé à souffrir d’une maladie lente et cruelle, qui l’avait clouée au lit et tenue pendant de longs jours entre la vie et la mort. Mais, par bonheur, cette maladie lui avait épargné tout nouveau contact avec l’homme odieux qui s’était emparé d’elle comme d’une proie inerte. Au sortir de sa longue convalescence, elle était entrée dans la passion comme dans un rêve ; subitement, aveuglément, éperdument, elle s’était abandonnée au jeune homme inconnu dont la voix étrange et douce lui avait adressé des paroles jamais entendues. Et elle n’avait pas menti en lui disant : « Tu me prends vierge : je ne connais aucune volupté. » Tous les épisodes de ce début d’amour revinrent à la mémoire de George, un à un, très nets. Il reconstitua en pensée les sentimens extraordinaires et les sensations extraordinaires de ce temps-là. C’était le 2 avril qu’Hippolyte l’avait connu à l’oratoire, et c’était le 10 avril qu’elle avait consenti à venir chez lui. Oh ! le jour inoubliable !

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Depuis lors, quel changement profond chez cette femme ! Quelque chose de nouveau, d’indéfinissable, mais de réel, lui était venu dans la voix, dans le geste, dans le regard, dans le moindre accent, dans le moindre mouvement, dans les moindres signes sensibles. George avait assisté au plus enivrant spectacle que puisse rêver un amant intellectuel. Il avait vu la femme aimée se métamorphoser à son image, lui emprunter ses pensées, ses jugemens, ses goûts, ses dédains, ses prédilections, ses mélancolies, tout ce qui donne à un esprit une empreinte spéciale, un caractère. En parlant, Hippolyte employait les tournures qu’il préférait, prononçait certaines paroles avec l’inflexion qui lui était particulière. En écrivant, elle imitait jusqu’à son écriture. Jamais l’influence d’un être sur un autre n’avait été si rapide et si forte. Hippolyte avait mérité la devise que George lui avait donnée : gravis dura suavis. Mais la créature grave et suave, celle à qui il avait su inculquer avec tant d’art le mépris de la vie vulgaire, parmi quels contacts humilians avait-elle passé les heures lointaines ?

George repensa aux angoisses de jadis, lorsqu’il la voyait s’éloigner, rentrer sous le toit conjugal, dans la maison d’un homme dont il ignorait tout, dans un monde dont il ignorait tout, dans les platitudes et les mesquineries de la vie bourgeoise où elle était née et où elle avait grandi comme une plante rare dans un potager. Ne lui avait-elle jamais rien caché, en ce temps-là ? ne lui avait-elle jamais fait de mensonge ? avait-elle toujours pu se soustraire au désir de son mari sous le prétexte que sa guérison n’était pas complète encore ? Toujours ?

George se rappela l’horrible douleur éprouvée un jour qu’elle était venue en retard, haletante, les joues plus colorées et plus chaudes que d’habitude, avec, dans les cheveux, une odeur persistante de tabac, cette mauvaise odeur dont s’imprègne celui qui reste longtemps dans une chambre où il y a beaucoup de fumeurs. Elle lui avait dit : « Pardonne-moi si j’ai tardé, mais j’avais à déjeuner quelques amis de mon mari qui m’ont retenue jusqu’à présent. » Et ces paroles lui avaient suggéré la vision d’une table grossière autour de laquelle des rustres étalaient leur brutalité.

George se rappelait mille petits faits semblables, et une infinité d’autres souffrances cruelles, et aussi des souffrances récentes qui se rapportaient à la nouvelle situation d’Hippolyte, à son séjour chez sa mère, dans une maison non moins inconnue et non moins suspecte. « Enfin la voici maintenant avec moi ! Chaque jour, à toutes les minutes, sans interruption, je la verrai, je jouirai d’elle, je saurai l’occuper continuellement de moi, de mes pensées, de mes rêves, de mes tristesses. Je lui consacrerai tous mes instans, sans intermittence ; j’imaginerai mille façons neuves de lui plaire, de la troubler, de l’attrister, de l’exalter ; je la pénétrerai si bien de moi qu’elle finira par me croire un élément essentiel de sa propre vie. »

Il se pencha vers elle, doucement ; il lui posa doucement un baiser sur l’épaule, à l’attache du bras. En regardant de très près dormir cette créature délicate et compliquée que le sommeil enveloppait d’un mystère, cette étrange créature qui, par tous les pores, semblait irradier vers lui quelque occulte fascination d’une incroyable intensité, il remarqua encore une fois au fond de lui-même un vague mouvement instinctif de terreur.

De nouveau Hippolyte changea d’attitude, sans s’éveiller, mais avec une plainte faible. Elle s’étendit sur le dos. Une sueur légère lui mettait de la moiteur aux tempes ; de sa bouche mi-close la respiration sortait plus rapide, un peu irrégulière ; ses sourcils avaient par momens une contraction. Elle rêvait. — Que rêvait-elle ?

George, envahi par une inquiétude, qui s’accrut bientôt jusqu’au trouble affolé, se mit à épier sur ce visage les moindres indices, dans l’espoir d’y surprendre quelque signe révélateur. — Révélateur de quoi ? — Il était incapable de réfléchir, incapable de réprimer l’émeute furieuse de terreurs, de doutes et de soupçons.

Dans son sommeil, Hippolyte eut un sursaut : tout son corps se tordit comme sous la violence d’un incube ; elle se renversa sur le côté vers George ; elle gémit et cria : « Non ! non ! » Puis elle eut deux ou trois halenées aussi fortes que des sanglots, et elle sursauta encore.

En proie à une anxiété folle, George la regardait fixement, l’oreille tendue, avec la peur d’autres paroles, un nom peut-être, un nom d’homme ! Il attendait, dans une incertitude horrible, comme s’il avait eu sur la tête la menace d’un coup de foudre qui aurait pu l’anéantir en une seconde.

Hippolyte s’éveilla ; elle le vit confusément, sans se rendre compte, ensommeillée ; elle se serra contre lui d’un mouvement presque inconscient.

— À quoi rêvais-tu ? lui demanda-t-il d’une voix altérée, où semblaient se répercuter les battemens de son cœur.

— Je ne sais pas, répondit-elle, alanguie, noyée encore de sommeil, en appuyant sa joue sur la poitrine de son amant. Je ne me rappelle plus…

Elle se rendormait.

Mais, sous la tendre pression de cette joue, George resta immobile, avec une sourde rancune au fond de l’âme. Il se sentait étranger à elle, isolé d’elle, inutilement curieux. Tous ses souvenirs amers lui revinrent en tumulte. Il revécut en un seul instant ses misères de deux années. Il ne pouvait rien opposer aux doutes immenses qui lui écrasaient l’âme et qui lui faisaient paraître la tête de son aimée aussi lourde qu’une roche.

Tout à coup, Hippolyte eut encore un sursaut, se lamenta, se tordit, et cria de nouveau. Et elle ouvrit les yeux effarée, gémissante.

— Oh, mon Dieu !

— Qu’as-tu ? À quoi rêvais-tu ?

— Je ne sais pas…

Elle avait sur le visage des contractions convulsives. Elle reprit :

— Tu pesais donc sur moi ? Il me semblait que tu me heurtais, que tu me faisais mal.

Visiblement, elle souffrait.

— Oh, mon Dieu ! Encore mes douleurs…

Depuis sa maladie, elle avait parfois de très courts accès, des spasmes aussitôt dissipés, mais dont le passage lui arrachait un gémissement ou un cri.

Elle se retourna vers George, lui fixa dans les prunelles un regard pénétrant, y surprit les vestiges de la tempête. Et, sur un ton de caresse grondeuse, elle répéta :

— Tu me faisais tant de mal !


IX

Comme l’air était d’une tiédeur presque estivale, George proposa :

— Veux-tu que nous dînions dehors ?

Hippolyte approuva. Ils descendirent.

Dans l’escalier ils se prirent par la main. Et ils posaient le pied de marche en marche avec lenteur, s’arrêtaient pour regarder les fleurs foulées, se tournaient en même temps l’un vers l’autre comme s’ils se fussent vus pour la première fois. Ils se trouvaient l’un à l’autre les yeux plus larges, plus profonds, comme plus lointains et cerclés d’une ombre presque surnaturelle. Ils se souriaient sans rien dire, dominés tous deux par le charme de cette indéfinissable sensation qui semblait disperser dans le vague de l’espace la substance de leur être devenu fluide comme une vapeur. Ils s’acheminèrent vers le parapet et s’arrêtèrent pour regarder, pour écouter la mer.

Ce qu’ils voyaient était insolite, extraordinairement grand, mais illuminé pourtant d’une lumière intime et comme d’une irradiation de leurs cœurs. Ce qu’ils entendaient était insolite, extraordinairement haut, mais recueilli pourtant comme un secret révélé à eux seuls.

Une seconde, aussitôt enfuie ! Ils furent rappelés à eux-mêmes non par un souffle du vent, ni par le bruit d’une vague, ni par un mugissement, ni par un aboi, ni par une voix humaine, mais par l’anxiété même qui montait de leur joie trop forte. Une seconde aussitôt enfuie, irrévocable ! Et tous deux recommencèrent à sentir que la vie coulait, que le temps fuyait, que les choses redevenaient étrangères, que leur âme redevenait anxieuse et leur amour imparfait. Cette seconde d’oubli suprême, cette seconde unique, était passée pour toujours.

Hippolyte, émue par la solennité de la solitude, oppressée d’un vague effroi en présence de ces vastes eaux, sous ce ciel désert qui du zénith à l’horizon pâlissait par dégradations lentes, murmura :

— Comme c’est loin !

Il semblait maintenant à tous deux que le point de l’espace où ils respiraient fût infiniment éloigné des lieux connus, très à l’écart, isolé, ignoré, inaccessible, presque hors du monde. Alors qu’ils voyaient réalisé le vœu de leurs cœurs, ils éprouvaient tous deux la même épouvante intime, comme s’ils eussent pressenti leur impuissance à soutenir la plénitude de la vie nouvelle. Quelques instans encore, silencieux, debout côte à côte mais désenlacés, ils continuèrent à contempler l’Adriatique morne et glaciale, où les vagues grossies faisaient courir leurs mouvantes crêtes blanches. De temps à autre, une brise fraîche envahissait la chevelure des acacias dont elle emportait le parfum.

— À quoi penses-tu ? demanda George en se secouant, comme pour s’insurger contre l’importune tristesse qui allait le vaincre.

Il était là, seul avec sa maîtresse, vivant et libre ; et néanmoins il n’avait pas le cœur satisfait. Il portait donc en lui-même une inconsolable désespérance ?

Comme il sentait de nouveau une séparation entre la créature silencieuse et lui-même, il la reprit par la main, la regarda dans les prunelles.

— À quoi penses-tu ?

— Je pense à Rimini, répondit Hippolyte en souriant.

Toujours le passé ! Se souvenir des jours d’autrefois en un pareil moment ! Était-ce la même mer qu’ils avaient devant les yeux, à travers le même voile d’illusion ? Son premier mouvement fut d’hostilité contre l’évocatrice inconsciente. Puis, comme dans un éclair, avec un trouble soudain, il vit tous les sommets de son amour s’illuminer et scintiller dans le passé, prodigieusement. Des choses très lointaines lui revinrent à la mémoire, avec des flots de musique qui les exaltaient et les transfiguraient. Il revécut en une seconde les heures les plus lyriques de sa passion, et il les revécut dans les lieux propices, parmi ces décors somptueux de la nature et de l’art qui avaient rendu sa joie plus noble et plus profonde. Pourquoi maintenant, en comparaison de ce passé, la minute récente se décolorait-elle ? Maintenant, à ses yeux éblouis par le flamboiement rapide des souvenirs tout se décolorait. Et il s’aperçut que la diminution progressive de la lumière lui causait une sorte de malaise corporel indéfinissable, comme si ce phénomène extérieur eût été en correspondance immédiate avec quelque élément de sa propre vie.

Il chercha une phrase à dire pour ramener Hippolyte à lui, pour se la rattacher par un lien sensible quelconque, pour se redonner de la réalité présente le juste sentiment qu’il venait de perdre. Mais cette recherche lui était pénible ; les idées lui échappaient, se dissipaient, le laissaient vide.

Comme il avait entendu un bruit d’assiettes, il demanda :

— As-tu faim ?

Cette question, suggérée par le petit fait matériel et prononcée à l’improviste avec une vivacité puérile, fit sourire Hippolyte.

— Oui, un peu, répondit-elle en souriant.

Et ils se retournèrent pour regarder la table préparée sous le chêne. Dans quelques minutes le dîner serait servi.

— Il faut que tu te contentes de ce qu’il y a, dit George. Une cuisine très rustique…

— Oh ! je me contenterais bien d’herbe…

Et, gaîment, elle s’approcha de la table, examina avec curiosité la nappe, les couverts, les cristaux, les assiettes, trouva tout joli, se réjouit comme une enfant à l’aspect des grandes fleurs qui décoraient la porcelaine blanche et fine.

— Tout me plaît ici, dit-elle.

Elle se pencha sur un grand pain rond, tiède encore sous sa belle croûte rousse et bombée. Elle en aspira le parfum avec délices.

— Oh ! la bonne odeur !

Et, avec une gourmandise enfantine, elle cassa de ses doigts le bord croustillant.

— Le bon pain !

Ses dents pures et fortes luisaient dans le pain mordu : le jeu de sa bouche sinueuse exprimait vivement le plaisir savouré. Dans cet acte, toute sa personne répandait une grâce ingénue et fraîche dont George fut séduit et émerveillé comme d’une nouveauté inattendue.

— Tiens ! goûte comme c’est bon !

Et elle lui tendit le morceau de pain sur lequel était imprimée la trace humide de la morsure ; et elle le lui poussa entre les lèvres, riant, lui donnant la contagion sensuelle de son hilarité.

— Tiens !

Il trouva la saveur délicieuse : il s’abandonna à cet enchantement fugitif, il se laissa envelopper par cette séduction qui lui semblait nouvelle. Un désir fou l’assaillit soudain d’étreindre la provocatrice, de l’enlever dans ses bras, de l’emporter à la course comme une proie. Son cœur se gonfla d’une aspiration confuse vers la force physique, vers la santé puissante, vers une vie de joie presque sauvage, vers l’amour simple et rude, vers la grande liberté primordiale. Il éprouva comme un besoin subit de lacérer la vieille dépouille qui l’oppressait, d’en sortir entièrement renouvelé, indemne de tous les maux dont il avait souffert, de toutes les difformités qui avaient gêné son essor. Il eut l’hallucinante vision d’une existence future qui serait la sienne et dans laquelle, affranchi de toute habitude funeste, de toute tyrannie étrangère, de toute erreur mauvaise, il regarderait les choses comme s’il les eût vues pour la première fois et aurait devant lui toute la face du Monde à découvert comme une face humaine. Était-il donc impossible que le miracle vînt de cette jeune femme qui, sur la table de pierre, sous le chêne protecteur, avait rompu le pain nouveau et l’avait partagé avec lui ? Ne pouvait-elle pas commencer réellement, à partir de ce jour, la Vie Nouvelle ?