Triomphe de la Mort
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 721-776).
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DEUXIÈME PARTIE

LA MAISON PATERNELLE



I

Vers la fin d’avril, Hippolyte partit pour Milan, où l’appelait sa sœur, dont la belle-mère venait de mourir. George avait projeté de partir aussi à la recherche du pays inconnu. Vers le milieu de mai, ils devaient se retrouver ensemble.

Mais, justement à cette époque, George reçut de sa mère une lettre pleine de choses douloureuses, presque désespérée. Dès lors, il ne pouvait pas différer davantage son retour à la maison paternelle.

Lorsqu’il eut compris que, sans autre atermoiement, son devoir lui prescrivait d’accourir là où était la vraie douleur, il fut envahi d’une angoisse où le premier mouvement de piété filiale fut peu à peu vaincu par une irritation croissante dont l’âpreté augmentait à mesure que surgissaient dans sa conscience plus claires et plus nombreuses les images du conflit prochain. Et cette irritation devint bientôt si acerbe qu’elle le domina tout entier, persistante, entretenue par les ennuis matériels du départ, par les déchiremens des adieux.

La séparation fut plus que jamais cruelle. George traversait une période de sensibilité suraiguë ; l’exaspération de tous ses nerfs le tenait dans un état d’inquiétude continuelle. Il paraissait ne plus croire au bonheur promis, à l’apaisement futur. Lorsque Hippolyte lui dit adieu, il demanda :

— Nous reverrons-nous ?

Lorsque, au moment de passer la porte, il lui donna sur la bouche le dernier baiser, il remarqua qu’elle abaissait sur ce baiser une voilette noire ; et ce petit fait insignifiant lui causa un trouble, prit pour son imagination l’importance d’un sinistre présage.

En arrivant à Guardiagrele, dans la ville natale, — dans la maison paternelle, — il était si exténué que, en embrassant sa mère, il se mit à pleurer comme un enfant. Mais ni cet embrassement ni ces larmes ne le réconfortèrent. Il lui sembla être un étranger dans sa propre demeure, visiter une famille qui n’était pas la sienne. Cette singulière sensation d’isolement que déjà, en d’autres circonstances, il avait éprouvée vis-à-vis de ses proches, se réveillait à cette heure, plus vive et plus importune. Mille petites particularités de la vie familiale l’irritaient, le blessaient. Pendant le déjeuner, pendant le dîner, certains silences où l’on n’entendait que le bruit des fourchettes lui causaient un malaise insupportable. Certaines délicatesses dont il avait l’habitude recevaient à chaque instant un heurt brusque, un choc cruel. L’air de discorde, d’hostilité, de guerre ouverte qui pesait sur cette demeure, lui coupait la respiration.

Le soir même de son arrivée, sa mère l’avait pris à part pour lui raconter tous ses chagrins, toutes ses afflictions, toutes ses détresses, pour lui raconter tous les désordres et tous les débordemens de son mari. D’une voix tremblante de colère, en le regardant avec des pleurs dans les yeux, elle lui avait dit :

— Ton père est un infâme !

Et elle avait les paupières un peu gonflées, rougies par de longues larmes ; elle avait les joues creusées ; elle portait sur toute sa personne les signes d’une souffrance endurée longtemps.

— C’est un infâme ! c’est un infâme !

Tandis qu’il remontait dans sa chambre, George gardait encore dans les oreilles le son de cette voix ; il revoyait l’attitude de sa mère ; il continuait à entendre les ignominieuses accusations contre l’homme dont le sang coulait dans ses veines. Et il avait le cœur si gros qu’il craignait de ne pouvoir pas le traîner plus loin. Mais, tout à coup, un élan brusque et furieux, faisant diversion, l’emporta violemment vers la maîtresse absente, et il s’aperçut qu’il ne savait pas bon gré à sa mère de lui avoir révélé tous ces maux, il sentit qu’il aurait mieux aimé ne pas savoir, ne s’occuper de rien sinon de son amour, n’avoir à souffrir de rien sinon de son amour.

Il entra dans sa chambre, s’enferma. La lune de mai illuminait les vitres des balcons. Ayant soif de respirer l’air de la nuit, il ouvrit les fenêtres, s’accouda à la balustrade, but à longues gorgées la fraîcheur nocturne. Une paix infinie régnait en bas dans la vallée ; et la Majella, toute blanche encore de neige, semblait agrandir l’azur par la simplicité de ses lignes solennelles. Guardiagrele, pareille à un troupeau de brebis, dormait autour de Sainte-Marie-Majeure. Une seule fenêtre éclairée, dans la maison d’en face, faisait une tache de lumière jaunâtre.

Il oublia sa blessure. Devant la splendeur de la nuit, il n’eut plus que cette unique pensée : « Voici une nuit perdue pour le bonheur !… »

Il se mit aux écoutes. À travers le silence, il perçut le piétinement d’un cheval dans une écurie voisine, puis un tintement affaibli de grelots. Ses yeux se portèrent sur la fenêtre éclairée ; et, dans le rectangle de lumière, il vit passer des ombres mobiles, comme de personnes qui se seraient agitées à l’intérieur. Il resta aux écoutes. Il crut entendre qu’on frappait légèrement à la porte. Il alla ouvrir, sans être sûr.

C’était sa tante Joconde. Elle entra.

— Tu m’oublies ? dit-elle en l’embrassant.

En effet, ne l’ayant pas vue à l’arrivée, il n’avait pas songé à elle. Il s’excusa, la prit par la main, la fit asseoir, lui parla sur un ton affectueux.

Tante Joconde, la sœur aînée de son père, avait presque soixante ans. Elle boitait à la suite d’une chute, et elle avait un peu d’embonpoint, mais un embonpoint maladif, mollasse, exsangue. Adonnée tout entière aux pratiques dévotes, elle vivait à l’écart dans sa chambre, au plus haut étage de la maison, sans avoir presque aucun rapport avec la famille, négligée, peu aimée, considérée comme une faible d’esprit. Son monde à elle, c’étaient les images bénites, les reliques, les emblèmes, les symboles ; elle ne faisait rien autre chose que suivre les exercices religieux, s’assoupir dans la monotonie des prières, endurer les cruelles tortures que lui causait sa gourmandise. Elle avait la passion goulue des sucreries, et toute autre nourriture la rebutait. Mais, souvent, elle manquait de sucreries ; et George était son préféré parce qu’en revenant à Guardiagrele il lui rapportait toujours une boîte de dragées et une boîte de rossolis.

— Ainsi, disait-elle d’une voix qui marmottait entre ses gencives presque vides, ainsi… te voilà revenu… Eh ! eh ! te voilà revenu…

Elle le regardait avec une sorte de timidité, sans trouver autre chose à dire ; mais elle avait dans ses yeux une attente manifeste. Et George sentait son cœur se serrer d’une pitié anxieuse. Il pensait : « Cette misérable créature tombée jusqu’aux plus basses dégradations de la nature humaine, cette pauvre bigote gourmande, je lui suis attaché par les liens du sang, je suis de la même race qu’elle ! »

Une inquiétude visible avait pris tante Joconde ; ses yeux étaient devenus presque impudens. Et elle répétait :

— Ainsi… ainsi…

— Oh ! pardon ! tante Joconde, dit-il enfin avec un effort pénible. Cette fois, j’ai oublié de t’apporter des bonbons.

Le visage de la vieille changea, comme si elle eût été sur le point de se trouver mal ; ses yeux s’éteignirent ; elle balbutia :

— Cela ne fait rien…

— Mais je t’en donnerai demain, ajouta George en manière de consolation, avec un serrement de cœur. Je t’en donnerai ; puis, j’écrirai…

La vieille se ranimait. Elle dit, très vite :

— Tu sais, aux Ursulines… on en trouve.

Un silence suivit, pendant lequel elle eut sans doute l’avant-goût des délices du lendemain ; car sa bouche édentée fit entendre le petit bruit qu’on fait en ravalant la salive surabondante.

— Mon pauvre George !… Oh ! si je n’avais pas mon George !… Vois-tu ? Ce qui arrive dans cette maison c’est un châtiment du Ciel… Mais va donc, va sur le balcon regarder les vases. C’est moi, moi seule qui les arrose ; je pense toujours à George, moi ! Auparavant, j’avais Démétrius, mais je n’ai que toi aujourd’hui.

Elle se leva, prit son neveu par la main et le conduisit à l’un des balcons. Elle lui montra les vases florissans ; elle cueillit une feuille de bergamote et la lui tendit. Elle se baissa pour tâter si la terre était sèche.

— Attends ! dit-elle.

— Où vas-tu ! tante Joconde ?

— Attends !

Elle s’éloigna de son pas boiteux, sortit de la chambre, rentra une minute après avec un broc plein, qu’elle avait peine à porter.

— Mais, ma tante, pourquoi faire cette besogne ? pourquoi te donner cette peine ?

— Les vases ont besoin d’eau. Si je n’y pensais pas, qui donc y penserait ?

Elle arrosa les vases. Sa respiration était très oppressée, et le halètement rauque de cette poitrine sénile faisait mal au jeune homme.

Il dit en lui ôtant le broc des mains :

— Assez ! assez !

Ils restèrent sur le balcon, tandis que l’eau des vases s’égouttait dans la rue avec un léger clapotement.

— Quelle est cette fenêtre éclairée ? demanda George, pour rompre le silence.

— Oh ! répondit la vieille, don Defendente Scioli est sur le point de mourir.

Et tous deux regardèrent l’agitation des ombres dans le rectangle de lumière jaune. La vieille, sous l’air froid de la nuit, se mit à frissonner.

— Allons ! va te coucher, tante Joconde.

Il voulut la reconduire dans sa chambre, à l’étage supérieur. En traversant un couloir, ils rencontrèrent quelque chose qui se traînait pesamment sur le carrelage. C’était une tortue. La vieille s’arrêta pour dire :

— Elle a le même âge que toi, vingt-cinq ans ; et elle est devenue boiteuse comme moi. Ton père, d’un coup de talon…

I] se ressouvint de la tourterelle plumée, de la tante Jeanne, de certaines heures vécues à Albano.

Ils arrivèrent sur le seuil de la chambre. Une odeur nauséabonde de maladie émanait de l’intérieur. A la faible lumière d’une lampe, on apercevait les murailles couvertes de madones et de crucifix, un paravent déchiré, un fauteuil qui montrait l’étoupe et les ressorts.

— Entres-tu ?

— Non, merci, tante Joconde ; couche-toi.

Elle entra vite, vite ; puis elle revint sur le seuil avec un cornet qu’elle ouvrit devant George, en se versant un peu de sucre sur la paume de la main.

— Tu vois ! c’est tout ce qui me reste.

— Demain, demain, ma tante… Allons, couche-toi. Bonne nuit !

Et il la quitta, à bout de courage, l’estomac révolté et le cœur défait.

Il retourna sur son balcon.

La lune pleine pendait en plein ciel. La Majella, inerte et glaciale, ressemblait à un de ces promontoires lunaires que le télescope rapproche de la terre. Guardiagrele dormait au pied de la montagne. Les bergamotes embaumaient.

« Hippolyte ! Hippolyte ! » À cette heure de suprême angoisse, toute son âme s’élançait vers l’aimée, implorait du secours : « Hippolyte ! »

Soudain, de la fenêtre lumineuse, un cri jaillit dans le silence, un cri de femme. D’autres cris suivirent ; puis ce fut un sanglotement continu, qui s’élevait et s’abaissait comme un chant rythmé. L’agonie avait pris fin ; un esprit se dissolvait dans la nuit sereine et funèbre.


II

Sa mère lui disait :

— Il faut absolument que tu me viennes en aide ; il faut que tu lui parles ; il faut que tu lui fasses entendre ta voix. Tu es l’aîné. Oui, George, cela est ton devoir.

Et elle continuait à énumérer les fautes de son mari, à révéler au fils les hontes du père. Ce père avait pour concubine une femme de chambre autrefois au service de la famille, une femme perdue, très avide ; c’était pour elle et pour les enfans adultérins qu’il dissipait toute sa fortune, sans avoir égard à rien, insoucieux de ses affaires, négligeant ses propriétés, vendant les récoltes à vil prix, au premier venu pour avoir de l’argent ; et il allait si loin, si loin, que quelquefois, par sa faute, la maison manquait du nécessaire ; et il refusait de donner une dot à sa fille cadette, bien qu’elle fût fiancée depuis fort longtemps ; et, quand on lui faisait une observation, il ne répondait que par des cris, par des injures, quelquefois même par des violences plus ignobles.

— Tu vis loin de nous et tu ne sais pas dans quel enfer nous vivons. Tu ne peux pas imaginer même la plus faible partie de nos souffrances… Mais tu es l’aîné. Il faut que tu lui parles. Oui, George, il le faut.

George, les yeux baissés, se taisait ; et, pour réprimer l’exaspération de tous ses nerfs en présence de cette douleur qui se révélait à lui d’une façon si brutale, il avait besoin d’un prodigieux effort. Eh quoi ! c’était donc là sa mère ? Cette bouche convulsée, pleine d’amertume, qui se contractait si âprement lorsqu’elle prononçait les mots crus, c’était donc la bouche de sa mère ? La douleur et la colère l’avaient donc changée à ce point ? — Il leva les yeux pour la regarder, pour retrouver sur le visage maternel des traces de la douceur d’autrefois. Sa mère, combien il l’avait connue douce autrefois ! Combien c’était autrefois une belle et tendre créature ! Et comme il l’avait lui-même aimée tendrement, dans son enfance, dans son adolescence ! Alors elle était grande et svelte, donna Silveria, toute pâle et délicate, avec des cheveux presque blonds, des yeux noirs ; et elle portait dans toute sa personne l’empreinte d’une noble race, car elle descendait de cette famille Spina qui, avec la famille Aurispa, a son blason sculpté sous le portique de Sainte-Marie-Majeure. Quelle tendre créature c’était, autrefois ! Pourquoi donc ce grand changement ? — Le fils souffrait de tous les gestes un peu brusques que faisait la mère, de tous les mots qu’elle prononçait avec aigreur, de toutes les altérations que faisait passer sur sa figure la violence de la rancune ; et il souffrait aussi de voir son père couvert de tant d’ignominie, de voir un si terrible abîme creusé entre les deux êtres auxquels il devait l’existence. Quelle existence ! La mère insistait :

— Tu entends, George ! Il est nécessaire que tu fasses acte d’énergie. Quand lui parleras-tu ? Prends une résolution.

Il entendait, et il sentait au plus profond de ses entrailles la secousse d’un tremblement d’horreur ; et il répondait intérieurement : « Oh ! mère, demande-moi tout, demande-moi le plus atroce des sacrifices ; mais cette démarche, épargne-la-moi, ne me contrains pas à avoir ce courage. Je suis lâche ! » Quand il pensait à la nécessité d’accomplir un acte de vigueur et de volonté, une répugnance invincible montait des racines de son être. Il aurait mieux aimé se laisser couper une main.

Il répondit d’une voix sourde :

— C’est bien, mère. Je lui parlerai. Je trouverai une occasion opportune.

Il la prit entre ses bras et l’embrassa sur les joues, comme pour lui demander tacitement pardon du mensonge ; car il s’affirmait à lui-même : « Je ne trouverai pas d’occasion opportune, je ne parlerai pas. »

Ils restèrent dans l’embrasure de la fenêtre. La mère ouvrit les croisées en disant :

— On va faire la levée du corps de don Defendente Scioli.

Ils s’accoudèrent à la balustrade, côte à côte. Elle ajouta en regardant le ciel :

— Quelle journée !

Guardiagrele, la ville de pierre, resplendissait dans la sérénité de mai. Un vent frais faisait remuer les herbes sur les gargouilles. A toutes les fissures, de la base au sommet, Sainte-Marie-Majeure était parée de petites plantes délicates, fleuries d’innombrables fleurs violettes, de sorte que la vieille cathédrale se dressait dans le ciel bleu sous un manteau de fleurs vivantes et de fleurs de marbre.

George pensait : « Je ne reverrai point Hippolyte. J’ai un pressentiment funeste. Je sais bien que, dans cinq ou six jours, je partirai à la recherche de l’ermitage de nos rêves ; mais, en même temps, je sais que je ferai une chose vaine, que je n’aboutirai à rien, que je me heurterai à un obstacle inconnu. Comme ce que j’éprouve est étrange et indéfinissable ! Ce n’est point moi qui sais ; mais, en moi, quelqu’un sait que tout va finir. »

Il pensait : « Elle ne m’écrit plus. Depuis que je suis ici, je n’ai reçu d’elle que deux télégrammes, très brefs : l’un de Pallanza, et l’autre de Bellagio. Jamais je ne me suis senti si loin d’elle. Peut-être qu’en ce moment même un autre homme lui plaît. Est-il possible que, tout d’un coup, l’amour tombe du cœur d’une femme ? Et pourquoi pas ? Son cœur est las. À Albano, réchauffé par les souvenirs, il me donnait peut-être ses dernières palpitations. Et je m’y suis trompé. Certains faits, pour celui qui sait les considérer sous leur forme idéale, portent au fond d’eux-mêmes une signification secrète, précise et indépendante des apparences. Eh bien ! tous les petits faits dont s’est composée notre vie d’Albano prennent, quand je les examine en pensée, une signification non douteuse, un caractère évident ; ils sont finaux. Le soir du Vendredi-Saint en arrivant à la gare de Rome, lorsque nous nous quittâmes et que la voiture l’emporta dans le brouillard, ne me sembla-t-il point que je venais de la perdre pour toujours et sans ressource ? N’eus-je point le sentiment profond que c’était fini ? » Son imagination lui représenta le geste par lequel Hippolyte avait abaissé la voilette noire sur le dernier baiser. Et le soleil, l’azur, les fleurs, l’allégresse de toutes choses ne lui suggérèrent que cette pensée : « Sans elle, la vie m’est impossible. »

En ce moment, sa mère se pencha sur la balustrade, regarda vers le porche de la cathédrale et dit :

— Voici le convoi.

La confrérie funèbre sortait du porche avec ses insignes. Quatre hommes en cagoule portaient le cercueil sur leurs épaules. Deux longues files d’hommes en cagoule marchaient derrière, avec des cierges allumés ; et on ne voyait que leurs yeux par les deux trous de la capuce. De temps en temps, le vent faisait vaciller les petites flammes à peine visibles, en éteignait même quelques-unes ; et les cierges se consumaient en larmoyant. Chaque homme en cagoule avait à côté de lui un enfant nu-pieds, qui recueillait la cire fondue dans le creux de ses deux mains.

Quand tout le cortège se fut déployé dans la rue, des musiciens en habits rouges avec des panaches blancs entonnèrent une marche funèbre. Les croque-morts réglèrent leurs pas sur le rythme de la musique ; les instrumens de cuivre étincelèrent au soleil.

George pensait : « Que de tristesse et de ridicule dans les honneurs rendus à la mort ! » Il se vit lui-même dans le cercueil, emprisonné entre les ais, porté par cette mascarade de gens, escorté de ces cierges et de cet horrible bruit de trompettes ; et cette imagination l’emplit de dégoût. Ensuite son attention se porta sur les gamins en guenilles qui s’évertuaient à recueillir les larmes de la cire, péniblement, le corps courbé, d’un pas inégal, les yeux tendus vers la flamme mobile.

— Malheureux don Defendente ! murmura la mère, en regardant le cortège qui s’éloignait.

Et aussitôt, comme si elle eût parlé pour elle-même, et non pour son fils, elle ajouta d’un air las :

— Malheureux ? Pourquoi ? Il entre dans la paix : et c’est nous qui restons à la peine.

George la regarda. Leurs yeux se rencontrèrent ; et elle lui sourit, mais d’un sourire si faible qu’il ne remua aucune ligne de son visage. Ce fut comme un voile très léger et à peine visible qui aurait passé sur ce visage toujours empreint de tristesse. Mais cette lueur imperceptible fit à George l’effet soudain d’une grande illumination ; il vit alors sur le visage maternel, il vit distinctement pour la première fois l’œuvre irrémédiable de la douleur.

Devant la révélation terrible qui lui venait de ce sourire, un flot impétueux de tendresse lui gonfla la poitrine. Sa mère, sa propre mère ne pouvait donc plus sourire que de cette façon, de cette seule façon ! Désormais les stigmates de la souffrance étaient indélébiles sur le cher visage qu’il avait vu se courber vers lui si souvent et avec tant de bonté, dans la maladie, dans le chagrin ! Sa mère, sa propre mère se consumait petit à petit, s’usait de jour en jour, s’inclinait lentement vers la tombe inévitable ! Et lui-même, tout à l’heure, pendant que sa mère exhalait sa détresse, ce qui tout à l’heure l’avait fait souffrir, c’était, non pas la douleur maternelle, mais la blessure faite à son égoïsme, le heurt que causait à ses nerfs malades l’expression crue de cette douleur !

— Oh ! mère !… balbutia-t-il, suffoqué par les larmes.

Et il lui prit la main, il la ramena dans la chambre.

— Qu’as-tu, George ? qu’as-tu, mon enfant ? demanda la mère effrayée, en lui voyant la face toute baignée de larmes. Qu’as-tu ? dis-le-moi.

Oh ! il la retrouvait, cette voix, cette voix chère, cette voix unique, inoubliable, qui lui touchait l’âme jusqu’au fond ; cette voix de consolation, de pardon, de bon conseil, d’infinie bonté, qu’il avait entendue aux jours les plus sombres ; il la retrouvait, il la retrouvait ! Il reconnaissait enfin, la tendre créature de jadis, l’adorée !

— Oh ! mère, mère…

Et il la serrait dans ses bras en sanglotant, en la mouillant de ses larmes brûlantes, en lui baisant les joues, les yeux, le front avec un transport éperdu.

— Ma pauvre mère !

Et il la fit asseoir, se mit à genoux devant elle, la regarda. Il la regarda longuement, comme s’il la revoyait pour la première fois après une longue séparation. Et elle, la bouche contractée, avec un sanglot mal contenu qui s’étranglait dans sa gorge, demanda :

— Je t’ai fait beaucoup de peine ?

Elle essuya les larmes de son fils, lui caressa les cheveux. Elle disait, d’une voix entrecoupée de sursauts convulsifs :

— Non, George, non ! ce n’est pas à toi de t’affliger, ce n’est pas à toi de souffrir !… Dieu t’a tenu éloigné de cette maison. Ce n’est pas à toi de souffrir. Toute ma vie, depuis ta naissance, toute ma vie, toujours, toujours, j’ai cherché à t’épargner une peine, une douleur, un sacrifice ! Oh ! cette fois-ci, pourquoi n’ai-je pas eu la force de me taire ?… J’aurais dû me taire ; j’aurais dû ne te dire rien ! Pardonne-moi, George. Je ne croyais pas te faire tant de peine. Ne pleure plus, je t’en supplie. George, je t’en supplie, ne pleure plus ! Je ne peux pas te voir pleurer.

Elle était sur le point d’éclater, vaincue par l’angoisse.

— Tu vois, dit-il : je ne pleure plus.

Il appuya la tête sur les genoux de sa mère ; et, sous la caresse des doigts maternels, il ne tarda pas à se calmer. De temps à autre, un sanglot le secouait encore. Dans son esprit repassaient, sous forme de sentimens vagues, les lointaines afflictions de son adolescence. Il entendait le gazouillement des hirondelles, le grincement de la roue d’un rémouleur, des voix qui criaient dans la rue : bruits connus, entendus dans les après-midi de jadis ; bruits qui lui faisaient défaillir le cœur. Après la crise, son âme se trouva dans une sorte de fluctuation indéfinissable ; mais, comme l’image d’Hippolyte venait de réapparaître, il se fit en lui un nouveau bouleversement si tumultueux que, sur les genoux de sa mère, le jeune homme poussa un soupir.

Elle se pencha, en murmurant :

— Comme tu soupires !

Sans ouvrir les paupières, il sourit ; mais une immense prostration l’envahissait, une lassitude désolée, un besoin désespéré de se soustraire à cette lutte sans répit.

La volonté de vivre se retirait de lui peu à peu, comme la chaleur abandonne un cadavre. De l’émotion récente rien ne subsistait plus ; sa mère lui redevenait étrangère. — Que pouvait-il faire pour elle ? la sauver ? lui redonner la paix ? lui redonner la santé et la joie ? Mais le désastre n’était-il pas irréparable ? Désormais l’existence de cette femme n’était-elle pas empoisonnée pour toujours ? — Sa mère ne pouvait plus être pour lui un refuge comme au temps de son enfance, dans les années lointaines. Elle ne pouvait ni le comprendre, ni le consoler, ni le guérir. Leurs âmes, leurs vies étaient trop différentes. Elle ne pouvait donc lui offrir que le spectacle de sa propre torture !

Il se leva, l’embrassa, se sépara d’elle, sortit, remonta dans sa chambre, s’accouda au balcon. Il vit la Majella toute rose dans le crépuscule, immense et délicate, sur un ciel verdâtre. Le cri assourdissant des hirondelles qui tournoyaient le rebuta. Il alla s’étendre sur son lit.

Couché sur le dos, il réfléchissait : « Fort bien ; je vis, je respire. Mais quelle est la substance de ma vie ? À quelles forces est-elle soumise ? Quelles lois la gouvernent ? Je ne m’appartiens pas, je m’échappe à moi-même. La sensation que j’ai de mon être ressemble à celle que pourrait avoir un homme qui, condamné à se tenir debout sur une surface sans cesse oscillante et déséquilibrée, sentirait sans cesse l’appui lui faire défaut, en quelque endroit qu’il poserait le pied. Je suis dans une perpétuelle angoisse, et cette angoisse même n’est pas bien définie. Est-ce l’angoisse du fuyard qui sent quelqu’un à ses trousses ? Est-ce l’angoisse du poursuivant qui ne peut jamais atteindre sa proie ? C’est peut-être l’une et l’autre. »

Les hirondelles gazouillaient en passant et repassant par bandes, comme des flèches noires, dans le rectangle pâle que dessinait le balcon.

« Qu’est-ce qui me manque ? quelle est la lacune de mon être moral ? quelle est la cause de mon impuissance ? J’ai le plus ardent désir de vivre, de donner à toutes mes facultés un développement rythmique, de me sentir complet et harmonieux. Et, au contraire, je me détruis chaque jour secrètement ; chaque jour, ma vie s’en va par d’invisibles et d’innombrables fissures ; je suis comme une vessie à moitié vide qui se déforme de mille manières à chaque agitation du liquide qu’elle contient. Toutes mes forces ne me servent qu’à traîner avec une immense fatigue quelque petit grain de poussière auquel mon imagination prête la pesanteur d’un rocher gigantesque. Un conflit perpétuel confond et stérilise toutes mes pensées. Qu’est-ce qui me manque ? Qui donc tient en son pouvoir cette partie de mon être qui échappe à ma conscience et qui cependant, je le sens bien, m’est indispensable pour continuer à vivre ? Ou plutôt, cette partie de mon être n’est-elle pas déjà morte, de sorte que la mort seule peut me rejoindre à elle ? Oui, c’est cela. La mort, en effet, m’attire. »

Les cloches de Sainte-Marie-Majeure sonnèrent les vêpres. Il revit le convoi funèbre, le cercueil, les hommes en cagoule, et ces enfans en guenilles qui s’évertuaient à recueillir les larmes de la cire, péniblement, le corps courbé, d’un pas inégal, les yeux tendus vers la flamme mobile.

Ces enfans le préoccupèrent longuement. Plus tard, lorsqu’il écrivit à sa maîtresse, il développa l’allégorie secrète que son esprit curieux d’images avait confusément entrevue : « L’un d’eux, malingre, jaunâtre, s’appuyait d’un bras sur une béquille et recueillait la cire dans le creux de la main libre, en se traînant à côté d’une sorte de géant en capuce dont le poing énorme serrait brutalement le cierge. Je les vois encore tous les deux, et je ne les oublierai pas. Peut-être y a-t-il en moi-même quelque chose qui me fait ressembler à cet enfant. Ma vie réelle est au pouvoir de quelqu’un, d’un être mystérieux et inconnaissable qui l’étreint dans une poigne de fer ; et je la vois qui se consume, et je me traîne après elle, et je me fatigue pour en recueillir au moins quelques gouttes ; et chaque goutte qui tombe brûle ma pauvre main. »


III

Sur la table, dans un vase, il y avait un bouquet de roses fraîches, des roses de mai, que Camille, la sœur cadette, avait cueillies au jardin. Autour de la table avaient pris place le père, la mère, le frère Diego, Albert, le fiancé de Camille, invité ce jour-là, et la sœur aînée Christine avec son mari et son enfant, un blondin au teint de neige, frêle comme un lis qui s’entr’ouvre.

George était assis entre son père et sa mère.

Le mari de Christine, don Bartolomeo Celaia, baron de Palleaurea, parlait d’intrigues municipales sur un ton agaçant. C’était un homme qui approchait de la cinquantaine, sec, chauve au sommet de la tête comme un tonsuré, le visage rasé partout. L’âpreté presque insolente de ses gestes et de ses manières faisait un bizarre contraste avec son aspect ecclésiastique.

En l’entendant, en l’observant, George pensait :

« Christine peut-elle être heureuse avec cet homme ? peut-elle l’aimer ? Christine, la chère créature, si affectueuse et si mélancolique, elle que j’ai vue pleurer tant de fois en de soudaines effusions de tendresses, Christine est liée pour la vie à cet homme sans cœur, presque un vieillard, aigri par les sottes tracasseries de la politique provinciale ! Et elle n’a pas même la consolation de trouver un réconfort dans sa maternité ; elle ne peut que se consumer en craintes et en angoisses pour son enfant, cet enfant maladif, exsangue, toujours rêveur. Pauvre créature ! »

Il jeta sur sa sœur un regard plein de bonté compatissante. Christine lui sourit par-dessus les roses, en inclinant un peu la tête à gauche, avec le geste plein de grâce dont elle avait l’habitude.

Il pensa, en voyant Diego à côté d’elle : « Croirait-on qu’ils sont de la même race ? Christine a hérité en grande partie de l’amabilité maternelle ; elle a les yeux de notre mère, elle en a surtout les façons et les gestes. Mais Diego ! » Il observait son frère avec cette instinctive répulsion que tout être éprouve en présence d’un être disparate, contradictoire, absolument opposé. Diego mangeait avec voracité, sans jamais lever la tête de dessus son assiette, absorbé dans cette besogne. Il n’avait pas vingt ans encore, mais il était trapu, alourdi déjà par un commencement d’embonpoint, avec le visage allumé. Ses yeux, petits et grisâtres sous un front bas, ne révélaient pas la moindre flamme intellectuelle ; un duvet fauve couvrait ses joues et ses fortes mâchoires, mettait une ombre sur sa bouche saillante et sensuelle ; le même duvet se voyait aussi sur ses mains aux ongles mal tenus et qui attestaient le dédain des soins minutieux.

George pensa : « Est-ce que je peux l’aimer ? Même pour lui adresser une parole insignifiante, même pour répondre à son simple bonjour, j’ai à surmonter une répugnance presque physique. Lorsqu’il me parle, jamais ses yeux ne regardent les miens ; et, si le hasard fait que nos regards se rencontrent, il se détourne aussitôt avec une précipitation étrange. Devant moi, parfois il rougit presque continuellement, sans motif. Comme je serais curieux de connaître ses sentimens à mon égard ! Sans aucun doute, il me hait ! »

Par une transition spontanée, son attention se porta sur son père, sur l’homme dont Diego était le véritable héritier.

Gras, sanguin, puissant, cet homme semblait émettre par tous les membres une intarissable chaleur de vitalité charnelle. Ses mâchoires très grosses, sa bouche lippue, impérieuse, pleine d’une respiration véhémente, ses yeux troubles et un peu louches, son nez grand, palpitant, taché de rousseurs, tous les traits de son visage portaient l’empreinte de la violence et de la dureté. Chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes avait la brusquerie d’un effort, comme si la musculature de ce corps massif eût été en lutte continuelle contre l’encombrement de la graisse. La chair, cette chose brutale, pleine de veines, de nerfs, de tendons, de glandes et d’os, pleine d’instincts et de besoins ; la chair qui sue ; la chair qui se déforme, qui s’infecte, qui s’ulcère, qui se couvre de rides, de pustules, de verrues et de poils ; cette chose bestiale qu’est la chair prospérait chez lui avec une sorte d’impudence et inspirait au voisin délicat une répulsion invincible. « Non, non, se disait George. Il y a dix ou quinze ans, ce n’était point comme cela. J’ai le souvenir net que ce n’était point comme cela. Cette expansion de brutalité latente insoupçonnée semble s’être accomplie lentement, progressivement. Et moi, moi, je suis le fils de cet homme ! »

Il regarda son père. Il remarqua qu’à l’angle des yeux, sur les tempes, cet homme avait un faisceau de rides avec, sous chaque œil, une boursouflure, une espèce de poche violacée. Il remarqua le cou court, gonflé, rougeâtre, apoplectique. Il s’aperçut que les moustaches et les cheveux portaient des traces de teinture. L’âge, le commencement de la vieillesse chez un être voluptueux, l’œuvre implacable du vice et du temps, l’artifice vain et maladroit pour cacher le grisonnement sénile, la menace d’une mort subite, toutes ces choses tristes et misérables, basses et tragiques, toutes ces choses humaines mirent au cœur du fils un trouble profond. Une immense pitié l’envahit ; même pour son père. « Le blâmer ? Mais il souffre aussi. Toute cette chair qui m’inspire une si forte aversion, toute cette lourde masse de chair est habitée par une âme. Que d’angoisses peut-être et que de lassitudes !… Certainement, il a une peur folle de la mort… » Soudain, il eut la vision intérieure de son père agonisant. Une attaque le renversait, foudroyé ; il pantelait, vivant encore, livide, muet, méconnaissable, les yeux pleins de l’horreur de mourir ; puis il s’immobilisait, comme terrassé par un second coup de l’invisible massue, chair inerte. « Ma mère le pleurerait-elle ? »

Sa mère lui dit :

— Tu ne manges pas, tu ne bois pas. Tu n’as presque touché à rien. Tu es indisposé, peut-être ?

Il répondit :

— Non, mère. Ce matin, je n’ai pas d’appétit.

Le bruit de quelque chose qui se traînait près de la table le fit retourner. Il aperçut la tortue décrépite et se souvint des paroles de tante Joconde : « Elle est devenue boiteuse comme moi. Ton père, d’un coup de talon… »

Pendant qu’il regardait, sa mère lui dit, avec la lueur d’un sourire :

— Elle a ton âge. Quand on me l’a donnée, j’étais enceinte de toi. Elle dit encore, avec le même imperceptible sourire :

— Elle était toute petite ; elle avait l’écaille presque transparente ; elle ressemblait à un joujou. C’est chez nous qu’elle a grandi, avec le temps.

Elle prit une pelure de pomme, l’offrit à la tortue, resta un instant à regarder la pauvre bête qui remuait sa tête jaunâtre de vieux serpent avec un tremblement engourdi. Puis elle se mit à peler une orange pour George, d’un air rêveur.

« Elle se souvient », pensa George en voyant sa mère absorbée. Il devina l’inexprimable tristesse qui, sans nul doute, lui envahissait l’âme au souvenir des jours heureux, aujourd’hui que la ruine était complète, aujourd’hui que, après tant de trahisons, après tant d’infamies, tout était irréparablement perdu. « Elle était aimée de lui, autrefois ; elle était jeune ; peut-être n’avait-elle pas encore souffert !… Combien son cœur doit soupirer ! Quel regret, quel désespoir doit lui monter des entrailles ! » Le fils souffrait de la souffrance maternelle, reproduisait en lui-même les angoisses de sa mère. Et il s’attarda si longtemps à savourer la délicatesse suprême de son émotion que ses yeux se voilèrent de larmes. Ces larmes, il les réprima par un effort, et il les sentit tomber en dedans, très douces. « Ah ! mère, si tu savais ! »

En se retournant, il vit que Christine lui souriait par-dessus les roses.

Le fiancé de Camille était en train de dire :

— C’est ce qu’on appelle ignorer le premier mot du Code. Quand on a la prétention de…

Le baron approuvait les argumens du jeune docteur et répétait à chacune de ses phrases :

— Assurément, assurément.

Ils démolissaient le maire.

Le jeune Albert était assis à côté de Camille, sa fiancée. Il était tout luisant et tout rose, comme une figure de cire ; il portait une petite barbe taillée en pointe, des cheveux partagés par une raie droite, quelques boucles bien arrangées autour du front, et, sur le nez, des lunettes à monture d’or. George pensa : « C’est l’idéal de Camille. Depuis des années, ils s’aiment d’un amour invincible. Ils croient à leur bonheur futur ; ils ont longtemps soupiré après ce bonheur. Sans doute, Albert a promené cette pauvre fille à son bras par tous les lieux communs de l’idylle. Camille est gâtée ; elle souffre de maux imaginaires ; elle ne fait du matin au soir que fatiguer de Nocturnes le piano son confident. Ils s’épouseront ; quel sera leur sort ? Un jeune homme vaniteux et vide, une jeune fille sentimentale, dans le milieu mesquin de la province… » Un instant encore, il suivit en imagination le développement de ces deux existences médiocres, et il s’attendrit de pitié pour sa sœur. Il la regarda.

Physiquement, elle lui ressemblait un peu. Elle était grande et mince, avec de beaux cheveux châtain clair, avec des yeux clairs mais changeans, tour à tour verts, bleus ou cendrés. Un nuage léger de poudre de riz la rendait plus pâle encore. Elle avait deux roses sur le sein.

« Peut-être me ressemble-t-elle encore autrement que par le visage. Peut-être porte-t-elle à son insu, dans l’âme, quelqu’un des germes funestes qui, en moi, conscient, ont poussé avec tant de puissance. Elle doit avoir le cœur plein d’inquiétudes et de mélancolies médiocres. Elle est malade sans connaître son mal. »

En ce moment, sa mère se leva. Tous la suivirent, excepté le père et don Bartolomeo Celaia, qui restèrent à table pour causer ; ce qui les rendit l’un et l’autre plus odieux à George. Il avait entouré d’un bras la taille de sa mère et de l’autre la taille de Christine, affectueusement ; et il passa ainsi dans la chambre contiguë, en les entraînant. Il se sentait le cœur gonflé d’une tendresse insolite et d’une insolite compassion. Aux premières notes du Nocturne que Camille commençait à jouer, il dit à Christine :

— Veux-tu descendre au jardin ?

La mère resta avec les fiancés. Christine et George descendirent avec l’enfant silencieux.

D’abord, ils marchèrent à côté l’un de l’autre, sans rien dire. George avait mis son bras sous le bras de sa sœur, comme il faisait avec Hippolyte. Christine s’arrêta en murmurant :

— Pauvre jardin à l’abandon ! Te rappelles-tu nos jeux, quand nous étions petits ?

Et elle regarda Luc, son fils.

— Va, mon Luchino ; cours, joue un peu.

Mais l’enfant ne bougea pas d’auprès de sa mère ; au contraire, il lui prit la main. Elle soupira en regardant George.

— Tu vois ! c’est toujours la même chose ! Il ne court pas, il ne joue pas, il ne rit pas. Jamais il ne se détache de moi, jamais il ne veut me quitter. Tout lui fait peur.

Absorbé dans la pensée de la maîtresse absente, George n’entendait pas les paroles de Christine.

Le jardin, moitié au soleil, moitié à l’ombre, était ceint d’un mur au haut duquel scintillaient des tessons de verre fixés dans le ciment. D’un côté courait une treille. De l’autre côté, à distances égales, se dressaient des cyprès hauts, maigres, droits comme des cierges, avec, au sommet de leur tige, une pauvre touffe de feuillage sombre, presque noir, en forme de fer de lance. Dans la partie exposée au midi, sur une bande de terrain ensoleillée, prospéraient quelques rangs d’orangers et de citronniers, qui alors étaient en fleur. Le reste du terrain était semé de rosiers, de lilas, d’herbes aromatiques. Çà et là on apercevait quelques petits buissons de myrtes plantés régulièrement et qui avaient servi de bordure à des plates-bandes aujourd’hui détruites. Il y avait dans un angle un beau cerisier : il y avait au milieu un bassin rond, plein d’une eau morne où verdoyaient des lentilles

— Dis, te rappelles-tu, demanda Christine, le jour où tu es tombé dans le bassin et où notre pauvre oncle Démétrius t’en a retiré ? Comme tu nous as fait peur, ce jour-là ! C’est miracle qu’il ait pu te retirer vivant !

Au nom de Démétrius, George eut un sursaut. C’était le nom aimé, le nom qui lui mettait toujours au cœur une grande palpitation. Il prêta l’oreille à sa sœur ; il regarda l’eau sur laquelle des insectes aux longues jambes faisaient des courses rapides. Une envie inquiète lui vint de parler du mort, d’en parler abondamment, de ressusciter tous les souvenirs ; mais il se retint, par ce sentiment d’orgueil qui fait qu’on veut conserver un secret pour s’en repaître l’âme dans sa solitude ; il se retint par un sentiment qui était presque de la jalousie, à la pensée que sa sœur aurait pu s’émouvoir et s’attendrir sur la mémoire du mort. La mémoire du mort, c’était son bien exclusif. Il la gardait pour jamais dans l’intimité de son âme, avec un culte attristé et profond, pour toujours. Démétrius avait été son père véritable, était son seul et unique parent.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage plein d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

— Te rappelles-tu, disait Christine, le soir où tu t’es caché et où tu as passé toute la nuit dehors, sans te faire voir jusqu’au matin ? Comme nous avons eu peur cette fois aussi ! Comme nous t’avons cherché ! Comme nous t’avons pleuré !

George sourit. Il se rappelait s’être caché, non par jeu, mais par une curiosité cruelle, pour faire croire qu’il était perdu, pour se faire pleurer par les siens. Dans la soirée, dans une soirée humide et calme, il avait entendu les voix qui l’appelaient, il avait épié les moindres bruits qui venaient de la maison bouleversée, il avait retenu sa respiration avec une joie mêlée de terreur en voyant passer près de sa cachette les personnes qui le cherchaient. Et, lorsqu’on eut fouillé tout le jardin sans résultat, il resta encore tapi dans sa cachette. Et alors, au spectacle de la maison dont les fenêtres s’illuminaient et s’obscurcissaient tour à tour comme par le passage de gens en émoi, il avait ressenti une émotion extraordinaire, aiguë jusqu’aux larmes ; il s’était apitoyé sur l’angoisse des siens et sur lui-même, comme s’il eût été réellement perdu ; mais, malgré tout, il s’était obstiné à ne pas se faire voir. Et puis, l’aube était venue, et la lente diffusion de la lumière dans l’immensité silencieuse avait balayé de son cerveau comme un brouillard de folie, lui avait rendu la conscience du réel, avait éveillé en lui le remords. Il avait pensé à son père, au châtiment, avec terreur, avec désespoir ; et le bassin l’avait fasciné, et il s’était senti attiré par cette eau pâle et douce qui reflétait le ciel, par cette eau où, quelques mois auparavant, il avait failli périr…

« C’était en l’absence de Démétrius, » se rappela-t-il encore.

— George, sens-tu ce parfum ? disait Christine. Je vais cueillir un bouquet.

L’air, imprégné d’une humidité chaude et chargé d’effluves, disposait à la nonchalance. Les grappes de lilas, les fleurs d’oranger, les roses, le thym, la marjolaine, le basilic, le myrte, toutes les essences se mariaient en une essence unique, délicate et forte.

Tout à coup, Christine demanda :

— Pourquoi es-tu si pensif ?

Le parfum venait de susciter en George un grand tumulte, une insurrection furieuse de toute sa passion, un désir d’Hippolyte qui avait mis en déroute tout autre sentiment, mille souvenirs de délices sensuelles qui lui couraient dans les veines.

Christine reprit, souriante, hésitante :

— Tu penses… à elle ?

— Ah ! c’est vrai, tu sais ! dit George, qui rougit soudain sous le regard indulgent de sa sœur. Et il se rappela qu’il lui avait parlé d’Hippolyte l’automne précédent, en septembre, lors du séjour qu’il avait fait chez elle aux Tourelles de Sarsa, sur le bord de la mer.

Toujours souriante, toujours hésitante, Christine demanda encore :

— Est-ce que… tu l’aimes toujours ?

— Toujours.

Sans en dire davantage, ils se dirigèrent vers les orangers et les citronniers, troublés tous les deux, mais de manière différente : George sentait ses regrets augmentés par la confidence faite à sa sœur ; Christine sentait revivre confusément ses aspirations étouffées, à la pensée de cette femme inconnue qu’adorait son frère. Ils se regardèrent, se sourirent ; et cela atténua leur peine.

Elle fit quelques pas rapides vers les orangers, en s’exclamant :

— Mon Dieu ! que de fleurs !

Et elle se mit à cueillir des fleurs, les bras levés, en agitant les rameaux pour casser de petites branches. Les corolles lui tombaient sur la tête, sur les épaules, sur le sein. Alentour, le sol était tout jonché de pétales, comme d’une neige embaumée. Et elle était charmante en cette attitude, avec son visage ovale, avec son cou long et blanc. L’effort lui animait le visage. Tout à coup elle laissa retomber les bras, pâlit, pâlit, chancela comme prise de vertige.

— Qu’as-tu, Christine ? tu te trouves mal ? cria George en la soutenant, effrayé.

Mais la violence de la nausée lui étranglait la gorge ; elle ne pouvait pas répondre. D’un signe, elle donna à entendre qu’elle voulait s’éloigner des arbres ; et, soutenue par son frère, elle fit quelques pas incertains, tandis que Luc la regardait avec des yeux terrifiés. Puis elle s’arrêta, poussa un soupir et dit, d’une voix faible encore, en reprenant peu à peu ses couleurs :

— Ne t’effraie pas, George… Ce n’est rien. Je suis enceinte… L’odeur trop forte m’a fait mal… C’est passé maintenant ; je suis remise.

— Veux-tu rentrer à la maison ?

— Non, restons au jardin. Asseyons-nous.

Ils s’assirent sous la treille, sur un vieux banc de pierre. George, à l’aspect de l’enfant grave et absorbé, l’appela pour le secouer de sa torpeur.

— Luchino !

L’enfant inclina sa tête pesante sur les genoux de sa mère. Il avait la fragilité d’une tige de fleur ; il semblait avoir peine à porter sa tête sur son cou. Sa peau était si fine que toutes les veines y transparaissaient, déliées comme des fils de soie bleue. Ses cheveux étaient si blonds qu’ils étaient presque blancs. Ses yeux, doux et humides comme ceux d’un agneau, montraient leur pâle azur entre de longs cils clairs.

Sa mère le caressa, en serrant les lèvres pour retenir un sanglot. Mais deux larmes débordèrent et coulèrent sur ses joues.

— Oh, Christine !

L’accent affectueux du frère accrut l’émotion de la sœur. D’autres larmes débordèrent, coulèrent sur ses joues.

— Tu vois, George ! Je n’ai jamais rien demandé ; j’ai toujours accepté tout, je me suis toujours résignée à tout ; jamais je ne me suis plainte, jamais je ne me suis révoltée… Tu le sais bien, George. Mais cela encore, cela encore ! Oh ! ne pas même trouver dans mon fils un peu de consolation !…

Les pleurs tremblaient dans sa voix désolée.

— Oh, George ! tu vois, tu vois comment il est ! Il ne parle pas, il ne rit pas, il ne joue pas ; jamais il ne s’égaie, il ne fait jamais ce que font les autres enfans… Qu’a-t-il ? Je n’en sais rien. Et il me semble qu’il m’aime tant, qu’il m’adore ! Il ne se détache jamais de moi, jamais, jamais. J’en viens à croire qu’il ne vit que de mon haleine. Oh, George ! si je te racontais certaines journées, des journées longues, longues, qui n’en finissent pas… Je travaille près de la fenêtre ; je lève les yeux, et je rencontre ses yeux qui me regardent, qui me regardent… C’est une torture lente, un supplice que je ne saurais te dire. C’est comme si je sentais mon sang s’écouler peu à peu de mon cœur…

Elle s’interrompit, suffoquée par l’angoisse. Elle essuya ses larmes.

— Si du moins, ajouta-t-elle, si du moins celui que je porte naissait, je ne dis pas avec la beauté, mais avec la santé ! Si, pour cette fois, Dieu me venait en aide !

Et elle se tut, attentive, comme pour tirer un présage du tressaillement de la vie nouvelle qu’elle portait dans son sein. George lui prit la main. Et, pendant quelques minutes, sur le banc, le frère et la sœur restèrent immobiles et muets, accablés par l’existence.

Devant eux s’étendait le jardin solitaire et abandonné. Les cyprès, hauts, droits, rigides, se dressaient religieusement vers le ciel, comme des cierges votifs. Les souffles rares qui passaient sur les rosiers voisins avaient à peine la force d’effeuiller quelque rose fanée. Tour à tour, on entendait et on cessait d’entendre le piano, là-bas, dans la maison.


IV

« Quand ? quand ? L’acte qu’ils veulent m’imposer devient donc inévitable ? Je serai donc obligé d’affronter cette brute ? » George voyait s’approcher l’heure avec une crainte folle. Une insurmontable répugnance montait des racines de son être à la seule pensée qu’il devrait se trouver seul, dans une chambre close, en tête à tête avec cet homme.

A mesure que les jours passaient, il sentait croître son anxiété et son humiliation en sa coupable inertie ; il sentait que sa mère, que sa sœur, que toutes les victimes attendaient de lui, du premier-né, l’acte énergique, la protestation, la protection. — En effet, pourquoi avait-il été appelé ? Pourquoi était-il venu ? — Désormais, il ne lui semblait plus possible de partir avant d’avoir rempli ce devoir. Sans doute, à la dernière minute, il pourrait s’esquiver sans prendre congé, s’enfuir, puis écrire une lettre où il aurait justifié sa conduite par n’importe quel prétexte plausible… Au plus fort de son épouvante, il osa songer à cette ignominieuse ressource ; il s’attarda à en examiner les moyens, à en combiner les moindres détails, à en imaginer les résultats. Mais, dans les scènes imaginées, le visage douloureux et ravagé de sa mère suscitait en lui un intolérable remords. Les réflexions qu’il faisait sur son égoïsme et sur sa faiblesse le révoltaient contre lui-même ; et il s’acharnait avec une furie puérile à trouver au fond de lui-même quelque parcelle d’énergie, qu’il pût exciter et soulever efficacement contre la majeure partie de son être et qui lui permît d’en avoir raison comme d’une lâche canaille. Mais ce soulèvement factice ne durait pas et ne lui servait à rien pour le pousser vers la résolution virile. Alors il entreprenait d’examiner la situation avec calme et se faisait illusion par la rigueur même de son raisonnement. Il pensait : « À quoi puis-je être utile ? À quels maux mon intervention peut-elle remédier ? Cet effort douloureux que ma mère et les autres exigent de moi, produirait-il quelque avantage réel ? Et quel avantage ? » Comme il n’avait pas trouvé en lui-même l’énergie nécessaire à l’exécution de l’acte, comme il n’avait pas réussi à provoquer en lui-même une révolte profitable, il recourait à la méthode opposée, il tâchait de se démontrer l’inutilité de l’effort. « À quoi cet entretien aboutira-t-il ? À rien, certainement. Selon l’humeur de mon père et selon la marche de la conversation, il serait ou violent ou persuasif. Dans le premier cas, les hurlemens et les injures me prendraient au dépourvu. Dans le second cas, mon père trouverait une foule d’argumens pour me prouver soit son innocence, soit la nécessité de ses fautes, et je serais également pris au dépourvu. Les faits sont irréparables. Le vice, lorsqu’il est enraciné dans l’intime substance de l’homme, devient indestructible. Or, mon père est à l’âge où les vices ne se déracinent plus, où les habitudes ne s’abolissent plus. Il a depuis des années cette femme et ces enfans. Ai-je la moindre chance que mes admonestations l’induisent à y renoncer ? Ai-je la moindre chance de le convaincre qu’il faut rompre toutes ces attaches ? Hier j’ai vu cette femme. Il suffit de la voir pour deviner qu’elle ne lâchera jamais l’homme dont elle tient la chair sous sa griffe. Elle le dominera jusqu’à la mort. La chose est maintenant sans remède. Et puis, il y a ces enfans, les droits de ces enfans. D’ailleurs, après tout ce qui a eu lieu, une réconciliation serait-elle possible entre mon père et ma mère ? Jamais. Toutes mes tentatives seraient donc infructueuses. Et alors ? Reste la question du dommage matériel, du gaspillage, de la dilapidation. Mais dépend-il de moi d’y mettre ordre, puisque je vis loin du foyer ? Il faudrait pour cela une vigilance de tous les instans, et Diego seul pourrait l’exercer. Je parlerai à Diego, je me concerterai avec lui… En fin de compte, pour l’heure, l’unique affaire urgente, c’est la dot de Camille. Le fait est qu’Albert se remue beaucoup à ce sujet, et il est même le plus ennuyeux de tous mes solliciteurs. Peut-être ne me sera-t-il pas trop difficile de trouver un arrangement. »

Il se proposait de favoriser sa sœur en contribuant à lui constituer une dot ; car, héritier de toute la fortune de son oncle Démétrius, il était riche et déjà en possession de ses biens. Le projet d’accomplir cet acte généreux le releva dans sa propre conscience. Il se crut dégagé de tout autre devoir, de toute autre démarche déplaisante, par le sacrifice qu’il consentait à faire de son argent. Lorsqu’il se dirigea vers l’appartement de sa mère, il se sentait moins inquiet, plus léger, plus à l’aise. En outre, il avait appris que, depuis le matin, son père était retourné à la maison de campagne où il avait l’habitude de se retirer pour être plus libre dans ses agissemens. Et cela le soulageait beaucoup de penser que, le soir, à table, certaine place resterait vide.

— Ah, George, tu arrives au bon moment ! lui cria sa mère dès qu’elle le vit entrer.

Cette voix courroucée lui donna un coup si imprévu et si rude qu’il resta sur place ; et il regarda sa mère avec stupeur, tant elle lui parut transfigurée par le transport de la colère. Il regarda aussi Diego, sans comprendre ; il regarda Camille qui se tenait debout, muette et hostile.

— Qu’y a-t-il ? balbutia George en portant de nouveau les yeux sur son frère, attiré par l’expression mauvaise qu’il voyait pour la première fois aussi manifeste sur le visage du jeune homme.

— La caisse où on serre l’argenterie n’est plus à sa place, — dit Diego sans lever les yeux, en fronçant les sourcils et en mangeant les mots, — et on prétend que c’est moi qui l’ai fait disparaître…

Un flot de paroles amères jaillit de la bouche méconnaissable de la malheureuse femme.

— Oui, toi, toi, d’accord avec ton père… Tu as été de connivence avec ton père… Oh ! quelle infamie ! Encore cette douleur ! Encore cette douleur ! Avoir contre moi jusqu’à l’enfant qui a bu mon lait ! Mais tu es le seul qui lui ressemble, le seul… Pour les autres, Dieu m’a fait la grâce… mon Dieu ! que votre nom soit béni, béni à jamais pour la grâce que vous m’avez faite ! Tu es le seul qui lui ressemble, le seul…

Elle se tourna vers George qui était resté paralysé, sans mouvement, sans voix. Elle avait dans le menton un tremblement convulsif ; et elle était si hors d’elle-même qu’on aurait cru qu’elle allait d’un instant à l’autre s’affaisser sur le parquet.

— Tu vois maintenant la vie que nous menons ? Dis, tu la vois ? C’est tous les jours une infamie nouvelle. Tous les jours il faut lutter, il faut défendre du saccage cette malheureuse maison, tous les jours, sans répit ! Es-tu convaincu que, si ton père le pouvait, il nous mettrait sur la paille, il nous ôterait le pain de la bouche ? Et cela sera ; nous finirons par y venir. Tu verras, tu verras…

Elle continuait, haletante, avec un sanglot étouffé dans sa gorge à chaque pause, poussant par momens de rauques éclats de voix qui exprimaient une haine presque sauvage, une haine inconcevable chez une créature d’apparence aussi délicate. — Et encore une fois toutes les accusations jaillirent de sa bouche. Cet homme n’avait plus aucune retenue, aucune pudeur. Pour faire de l’argent, il ne reculait plus devant rien ni devant personne. Il avait perdu la raison ; il semblait en proie à une folie furieuse. Il avait ruiné ses terres, coupé ses bois, vendu son bétail sans réfléchir, à l’aveugle, au premier venu, au premier offrant. Maintenant, il commençait à dépouiller la maison où ses enfans étaient nés. Depuis longtemps il avait jeté son dévolu sur cette argenterie, une argenterie de famille, ancienne, héréditaire, conservée toujours comme une relique de la grandeur de la maison Aurispa, conservée complète jusqu’à ce jour. Rien n’avait servi de la cacher. Diego s’était concerté avec son père ; et les deux complices, éludant la vigilance la plus attentive, l’avaient soustraite pour la jeter Dieu sait en quelles mains !

— Tu n’as pas honte ! poursuivait-elle, tournée vers Diego qui avait grand’peine à contenir l’explosion de sa violence. Tu n’as pas honte de prendre contre moi le parti de ton père ? Contre moi, qui ne t’ai jamais refusé ce que tu m’as demandé, qui ai toujours fait ce que tu as voulu ! Et pourtant tu sais, tu sais bien où va cet argent. Et tu n’as pas honte ?… Tu ne dis rien ? Tu ne réponds rien ? Ton frère est là, regarde. Dis-moi où la caisse s’en est allée. Je veux le savoir, entends-tu ?

— J’ai déjà dit que je n’en sais rien, que je n’ai pas vu la caisse, que je ne l’ai pas prise, s’écria Diego sans plus se contenir, avec une explosion de brutalité, en secouant la tête ; et la flamme sombre qui éclairait son visage le faisait ressembler à l’absent. As-tu compris ?

La mère, pâle comme une morte, regarda George, à qui ce regard parut communiquer la pâleur maternelle.

Saisi d’un tremblement impossible à cacher, l’aîné dit au cadet :

— Diego, sors d’ici !

— Je sortirai quand il me plaira, répliqua Diego en haussant insolemment les épaules, sans toutefois regarder son frère dans les yeux.

Alors une exaspération subite s’empara de George, une de ces exaspérations extrêmes qui, chez les hommes faibles et irrésolus, ont une si excessive véhémence qu’elles ne peuvent se traduire par aucun acte extérieur, mais font passer devant la volonté accablée des éclairs d’images criminelles. La haine entre frères, cette haine odieuse qui, depuis les origines, couve sourdement au fond de la nature humaine pour éclater au premier désaccord, plus féroce que toute autre haine ; cette inexplicable hostilité qui existe latente dans les mâles du même sang, alors même que l’accoutumance et la paix de la maison natale ont créé entre eux des liens d’affection ; et aussi cette horreur qui accompagne l’exécution ou la pensée du crime et qui n’est peut-être que le sentiment vague de la loi inscrite par l’hérédité séculaire dans la conscience chrétienne : tout cela s’insurgea confusément en une sorte d’ouragan vertigineux qui, pour une seconde, abolit dans son âme (oui autre sentiment et lui mit aux mains une impulsion agressive. L’aspect même de Diego, ce corps trapu et sanguin, cette tête fauve sur ce cou de taureau, l’évidente supériorité physique de cette robuste musculature, l’offense faite à son autorité d’aîné, contribuaient encore à augmenter sa fureur. Il aurait voulu avoir un moyen prompt pour dominer, pour subjuguer, pour abattre cette brute, sans résistance et sans combat. Instinctivement, il lui regarda les poings, ces poings larges, puissans, couverts d’un duvet roux, qui, pendant le dîner, mis au service d’une bouche vorace, lui avaient déjà causé un mouvement si vif de répulsion.

— Sors, sors immédiatement ! répéta-t-il d’une voix plus vibrante, plus impérieuse ; ou demande immédiatement pardon à ma mère !

Et il s’avança contre Diego, la main tendue comme pour lui empoigner un bras.

— Je ne te permets pas de me donner des ordres, cria Diego en regardant enfin son frère aîné au visage ; — et, sur son front bas, ses petits yeux gris exprimaient une rancune couvée depuis longtemps.

— Diego, prends garde !

— Tu ne me fais pas peur.

— Prends garde !

— Mais qui es-tu donc ? Que viens-tu faire ici ? hurla Diego hors de lui. Tu n’as pas le droit de souffler mot dans nos affaires. Tu es un étranger. Je ne veux pas te connaître. Quel a été ton rôle jusqu’à présent ? Tu n’as jamais rien fait pour personne ; tu ne t’es préoccupé que de tes aises et de ton intérêt toujours. Les caresses, les préférences, les adorations, tout a été pour toi. Que prétends-tu donc aujourd’hui ? Reste à Rome et manges-y ton héritage à ta guise ; mais ne te mêle pas de ce qui ne te regarde pas…

Il exhalait enfin toute sa rancune, toute sa jalousie, toute sa haine envieuse contre le frère fortuné qui, là-bas, dans la grande ville, vivait une vie de plaisirs inconnus, étranger à sa famille comme un être d’une autre race, favorisé de mille privilèges.

— Tais-toi ! tais-toi !

Et la mère, hors d’elle-même, se jetant entre eux, frappa Diego au visage.

— Va-t’en ! Pas un mot de plus ! Hors d’ici ! Va-t’en chez ton père ! Je ne veux plus t’entendre, je ne veux plus te voir…

Diego hésitait, secoué par le frémissement de la fureur et n’attendant peut-être pour s’élancer qu’un geste de son frère.

— Va-t’en ! répéta la mère à bout d’énergie.

Et elle tomba défaillante dans les bras de Camille ouverts pour la soutenir.

Alors Diego sortit, livide de rage, murmurant entre ses dents un mot que George ne comprit pas. Et on entendit son pas lourd qui s’éloignait dans la morne enfilade des chambres où déjà la lumière du jour commençait à mourir.


V

C’était une soirée pluvieuse. George, étendu sur son lit, se sentait corporellement si brisé et si triste qu’il ne pensait pour ainsi dire plus. Sa pensée flottait, vague et incohérente ; mais sa tristesse se modifiait et s’exaspérait sous l’influence des moindres sensations : rares paroles prononcées dans la rue par des passans, tic-tac de l’horloge sur la muraille, tintemens d’une cloche lointaine, piétinement d’un cheval, coup de sifflet, claquement d’une porte battante. Il se sentait seul, isolé du reste du monde, séparé de sa propre existence antérieure par l’abîme d’un temps incalculable. Son imagination lui représenta en une vision indécise le geste par lequel sa maîtresse avait abaissé la voilette noire sur le dernier baiser ; elle lui représenta l’enfant à la béquille qui recueillait les larmes des cierges. Il pensa : « Je n’ai plus qu’à mourir. » Sans cause définie, son angoisse s’accrut tout à coup et devint insoutenable. Les palpitations de son cœur lui étranglaient la gorge, comme dans les cauchemars nocturnes. Il se jeta à bas de son lit et fit quelques pas dans sa chambre, éperdu, bouleversé, incapable de contenir son angoisse. Et ses pas résonnaient dans son cerveau.

« Qui est là ? quelqu’un m’appelle ? » Il avait dans l’oreille un son de voix. Il tendit l’oreille pour mieux percevoir. Il n’entendit plus rien. Il ouvrit la porte, s’avança dans le corridor, écouta. Tout était silencieux. La chambre de la tante était ouverte, éclairée. Un étrange effroi l’assaillit, une sorte de terreur panique, en pensant qu’il aurait pu voir tout à coup paraître sur le seuil cette vieille au masque de cadavre. Un doute lui traversa l’esprit : elle était morte peut-être, elle était assise là-bas dans son fauteuil, immobile, le menton sur la poitrine, morte. Cette ; vision avait le relief de la réalité et le glaçait d’une épouvante véritable. Il ne bougea plus, n’osa plus faire un mouvement, debout, avec un cercle de fer autour de la tête, un cercle qui, pareil à une matière élastique et froide, s’élargissait et se resserrait selon les pulsations de ses artères. Ses nerfs le tyrannisaient, lui imposaient le désordre et l’excès de leurs sensations. La vieille se mit à tousser, et il eut un sursaut. Alors il se retira doucement, doucement, sur la pointe des pieds, pour ne pas être entendu.

« Que m’arrive-t-il donc ce soir ? Je ne puis plus rester seul ici. Il faut que je descende… » Pourtant il prévoyait que, après la scène atroce, il lui serait également impossible de supporter l’aspect douloureux de sa mère. « Je sortirai, j’irai chez Christine. » Ce qui l’engageait à cette visite, c’était le souvenir de l’heure touchante et triste passée dans le jardin avec sa bonne sœur.

C’était une soirée pluvieuse. Dans les rues déjà presque désertes, les rares becs de gaz jetaient des lueurs ternes. D’une boulangerie close venaient des voix de mitrons à l’ouvrage et une odeur de pain ; un débit envoyait les sons d’une guitare accordée à la quinte et un refrain de chanson populaire. Une bande de chiens errans passa à la course et se perdit dans les ruelles sombres. L’heure sonna au clocher.

Peu à peu, la marche à l’air libre apaisa son exaltation. Il semblait comme se vider de cette vie fantastique qui lui encombrait la conscience. Son attention se portait sur ce qu’il voyait et entendait. Il s’arrêta pour écouter les sons de la guitare, pour aspirer l’odeur du pain. Quelqu’un passa dans l’ombre sur l’autre trottoir, et il crut reconnaître Diego. Cette rencontre l’émut ; mais il sentit que toute sa rancune était tombée, que rien de violent ne subsistait au fond de sa tristesse. Certains mots de son frère lui revinrent à la mémoire. Il pensa : « Qui sait s’il n’a pas dit vrai ? Jamais je n’ai rien fait pour personne ; j’ai toujours vécu pour moi seul. Ici, je suis un étranger. Tout le monde, ici, me juge peut-être de la même manière. Ma mère disait : — Tu vois maintenant la vie que nous menons ? Dis, tu la vois ? Mais j’aurais beau voir couler toutes ses larmes, je ne trouverais pas la force de la sauver… »

Il arrivait à la porte du palais Celaia. Il entra, franchit le vestibule ; en traversant la cour, il leva les yeux. On n’apercevait de lumière à aucune des hautes fenêtres ; il y avait dans l’air comme une odeur de paille pourrie ; un robinet de fontaine dégouttait dans un angle obscur ; sous le portique, devant une image de la Vierge recouverte d’une grille, une petite lanterne brûlait, et, à travers la grille, on distinguait aux pieds de la Vierge un bouquet de roses artificielles ; les marches du large escalier étaient creusées au milieu par l’usure, comme celles d’un autel antique, et, dans chaque creux, la pierre prenait des reflets jaunâtres. Tout exprimait la mélancolie de la vieille maison héréditaire où don Bartolomeo Celaia, resté dans la solitude et parvenu au seuil de la vieillesse, avait conduit cette compagne et engendré son héritier.

En montant, George voyait avec les yeux de l’âme cette jeune femme pensive et cet enfant exsangue ; il les voyait très lointains, dans un éloignement chimérique, au fond d’une chambre écartée où personne ne pouvait pénétrer. Il eut un moment l’idée de revenir sur ses pas ; et il s’arrêta, perplexe, au milieu de l’escalier blanc, haut et désert : il était dans un état d’inquiétude indéfinissable : il venait de perdre encore une fois le sens de la réalité présente ; il se sentait encore une fois sous le coup d’une épouvante vague, comme tout à l’heure dans le corridor lorsqu’il avait aperçu la porte ouverte et la chambre vide. Mais, soudain, il entendit un bruit et une voix, comme si quelqu’un chassait quelque chose ; et un chien gris, efflanqué, misérable, un mâtin de carrefour, que la faim sans doute avait poussé à s’introduire furtivement, dévala du haut de l’escalier et le rasa au passage. Un domestique en train de poursuivre le fuyard à grand bruit apparut sur le palier.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda George, visiblement troublé par la surprise.

— Rien, rien, monsieur. Je chassais un chien, un vilain chien rôdeur qui tous les soirs se glisse dans la maison sans qu’on sache comment, à la manière d’un fantôme.

Ce petit fait insignifiant, joint aux paroles du domestique, fit croître en lui cette inexplicable inquiétude qui ressemblait à l’angoisse confuse d’un pressentiment superstitieux. Et ce fut peut-être cette angoisse qui lui suggéra la question :

— Luchino va bien ?

— Oui, grâce à Dieu ! monsieur.

— Il dort ?

— Non, monsieur, il n’est pas encore couché.

Précédé par le domestique, il traversa de vastes chambres qui paraissaient presque vides et où les meubles, de forme démodée, occupaient des places symétriques. Rien n’indiquait la présence d’habitans, comme si ces chambres fussent restées closes jusqu’alors. Et il se dit que Christine ne devait pas aimer cette demeure, puisqu’elle n’y avait pas répandu la grâce de son âme. Presque tout y était demeuré tel quel, dans l’ordre où l’épouse l’avait trouvé en y entrant le jour de son mariage, dans l’ordre où l’avait laissé la dernière disparue des femmes de la maison Celaia.

La visite inattendue de George réjouit sa sœur, qui était seule et qui se disposait à mettre l’enfant au lit.

— Oh ! George, comme tu as bien fait de venir ! s’exclama-t-elle avec une effusion de joie sincère, en le serrant dans ses bras, en l’embrassant sur le front ; et sa tendresse eut pour effet immédiat de dilater le cœur serré de son frère. Regarde, Luchino, regarde ton oncle George. Tu ne lui dis rien ? Allons, donne-lui un baiser.

Un faible sourire parut sur la bouche pâle de l’enfant ; et, comme il avait baissé la tête, ses longs cils blonds s’éclairèrent par en haut et mirent sur ses joues blêmes leur ombre frissonnante. George le prit dans ses bras, sans pouvoir se défendre d’une émotion douloureuse et profonde en sentant sous ses mains la maigreur de cette poitrine d’enfant où battait un cœur si débile. Cela lui fit presque peur, comme si cette pression légère eût été suffisante pour étouffer une vie aussi chétive : il eut une peur et une pitié presque pareilles à ce qu’il avait ressenti jadis en tenant prisonnier dans sa main un oiselet effaré.

— Léger comme une plume ! dit-il ; — et l’émotion qui tremblait dans sa voix n’échappa point à Christine.

Il le fit asseoir sur ses genoux, lui caressa la tête, lui demanda :

— Tu m’aimes bien ?

Son cœur s’emplissait d’une tendresse insolite. Il avait un besoin désolé de voir sourire le pauvre enfant souffreteux, de voir ses joues se teindre une fois au moins d’une rougeur fugitive, de voir une légère efflorescence de sang sur cette peau diaphane.

— Qu’est-ce que tu as ici ? demanda-t-il en lui voyant un doigt enveloppé de linge.

— Il s’est coupé l’autre jour, dit Christine, dont les yeux attentifs suivaient les moindres gestes de son frère. Une petite coupure, mais qui ne veut pas se cicatriser encore.

— Laisse-moi voir, Luchino. reprit George, que poussait une curiosité pénible, mais qui souriait pour appeler un sourire. En soufflant dessus, je te guérirai.

L’enfant, surpris, laissa débander son doigt malade. George, sous le regard inquiet de sa sœur, mettait à cet acte des précautions infinies. L’extrémité du linge s’était collée à la petite plaie, et il n’eut pas le cœur de le détacher ; mais, sur le bord mis à découvert, il vit poindre une goutte blanchâtre qui ressemblait à du petit-lait. Il avait les lèvres tremblantes. En levant les yeux, il remarqua que sa sœur, suspendue à ses gestes, avait le visage altéré par une contraction anxieuse ; il sentit qu’en cet instant l’âme de la pauvre femme se concentrait toute dans la paume de cette petite main.

— Ce n’est rien, dit-il.

Et il s’efforça de sourire en soufflant sur la plaie, pour faire illusion à l’enfant qui attendait le miracle. Puis il rebanda le doigt avec précaution. Il pensait de nouveau à l’étrange angoisse qui l’avait envahi dans l’escalier désert, au chien qu’on chassait, aux paroles du domestique, aux questions que lui avait suggérées une frayeur superstitieuse, à tout ce trouble sans cause.

Christine, remarquant qu’il était absorbé, lui demanda :

— À quoi penses-tu ?

— À rien.

Puis, tout à coup, sans réfléchir, sans autre intention que de dire une chose qui réveillerait l’attention de l’enfant déjà somnolent :

— Tu sais ? dit-il, j’ai rencontré un chien dans l’escalier…

L’enfant ouvrit de grands yeux.

— Un chien qui vient tous les soirs…

— Ah, oui ! dit Christine. Jean m’en avait parlé.

Mais elle s’interrompit à l’aspect des yeux dilatés et épouvantés de l’enfant, qui était sur le point d’éclater en sanglots.

— Non, Luchino, non, non, ce n’est pas vrai, reprit-elle en l’enlevant des genoux de George et en le serrant dans ses bras. Non, ce n’est pas vrai. Ton oncle dit cela pour rire.

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! répéta George en se levant, bouleversé par ces pleurs tels qu’aucun autre enfant n’en pleurait, car ils semblaient ravager la pauvre créature.

— Allons, allons, disait la mère d’une voix câline, Luchino va se coucher, maintenant.

Elle passa dans la chambre contiguë, toujours caressant et berçant son fils en larmes.

— Viens avec nous, George.

Pendant qu’elle déshabillait l’enfant, George la regardait. Elle le déshabillait lentement, avec des précautions infinies, comme si elle eût craint de le briser ; et chacun de ses gestes mettait tristement à nu la misère de ces membres grêles où déjà commençaient à paraître les déformations d’un rachitisme incurable. Le cou était long et flexible comme une tige fanée ; le sternum, les côtes, les omoplates, presque visibles à travers la peau, faisaient une saillie qu’accentuait encore l’ombre répandue dans les parties creuses ; les genoux grossis semblaient noués ; le ventre un peu gonflé, au nombril saillant, faisait ressortir la maigreur anguleuse des hanches. Lorsque l’enfant souleva ses bras pour que sa mère le changeât de chemise, George éprouva une pitié douloureuse jusqu’à l’angoisse en apercevant les petites aisselles fragiles qui, dans cet acte si simple, semblaient exprimer la peine d’un effort pour vaincre la langueur mortelle où cette faible vie était sur le point de s’éteindre.

— Embrasse-le, dit Christine à George.

Et elle lui tendit le bébé avant de le mettre sous les couvertures. Ensuite elle prit les mains de l’enfant ; elle porta celle dont un doigt était bandé du front à la poitrine, de l’épaule gauche à l’épaule droite, pour faire le signe de la croix ; elle les lui joignit en disant : Amen.

Il y avait en tout cela une gravité funèbre. L’enfant, dans sa longue chemise blanche, avait déjà l’aspect d’un petit cadavre.

— Dors, maintenant, dors, mon amour. Nous resterons auprès de toi.

Le frère et la sœur, une fois encore unis dans la même tristesse, s’assirent de chaque côté du chevet. Ils ne parlèrent pas. On sentait l’odeur des médicamens entassés sur une table près du lit. Une mouche se détacha de la muraille, vola vers la flamme de la lampe, avec un fort bourdonnement se posa sur la couverture. Dans le silence, un meuble craqua.

— Il s’endort, dit George à voix basse.

Tous deux s’absorbaient dans la contemplation de ce sommeil, qui leur suggérait à tous deux l’image de la mort. Une sorte de stupeur oppressée les dominait, sans qu’ils pussent distraire leur pensée de cette image.

Un temps indéfini s’écoula.

Soudain, l’enfant poussa un cri d’épouvante, ouvrit les yeux tout grands, se souleva sur l’oreiller comme dans l’effroi d’une vision terrible.

— Maman ! maman !

— Qu’as-tu ? Qu’as-tu, mon amour ?

— Maman !

— Qu’as-tu, mon amour ? Me voici.

— Chasse-le ! chasse-le !


VI

Au souper, où Diego s’était abstenu de paraître, Camille n’avait- elle pas répété l’accusation sous une forme voilée, lorsqu’elle avait dit : « Quand les yeux ne voient pas, le cœur ne souffre pas » ? Et, dans les paroles de sa mère — oh ! comme sa mère avait vite oublié les larmes qui avaient fini l’entretien à la fenêtre ! — jusque dans les paroles de sa mère, l’accusation n’avait-elle pas réapparu à plusieurs reprises ?

George pensait, non sans amertume : « Tout le monde ici me juge de la même manière. En somme, personne ne me pardonne ni ma renonciation volontaire à mon droit d’aînesse, ni l’héritage de mon oncle Démétrius. J’aurais dû rester à la maison pour surveiller la conduite de mon père et de mon frère, pour défendre le bonheur domestique ! Selon eux, rien ne serait arrivé si j’étais resté ici. Par conséquent, le coupable c’est moi. Et maintenant, j’expie. » À mesure qu’il avançait vers la villa où s’était retiré l’ennemi contre lequel il avait été poussé par des moyens extrêmes, pour ainsi dire à coups de trique, sans miséricorde, il sentait peser sur lui une sorte d’exigence vexatoire, il éprouvait ce genre d’indignation que provoque une contrainte inique. Il se faisait à lui-même l’effet d’être victime de gens cruels et implacables qui ne voudraient lui faire grâce d’aucune torture. Et le souvenir de certaines phrases prononcées par sa mère le jour de l’enterrement, dans l’embrasure de la fenêtre, au milieu des larmes, augmentait son amertume, aigrissait son ironie : « Non, George, non ! ce n’est pas à toi de t’affliger, ce n’est pas à toi de souffrir !… J’aurais dû me taire, j’aurais dû ne te dire rien… Ne pleure plus. Je ne peux pas te voir pleurer. » Et pourtant, depuis ce jour-là, on ne lui avait épargné aucune torture. Cette petite scène n’avait amené aucun changement dans l’attitude de sa mère à son égard. Les jours suivans, elle n’avait pas cessé de se montrer courroucée et violente : elle l’avait condamné à entendre sans répit les accusations vieilles et nouvelles, aggravées de mille particularités odieuses ; elle l’avait presque condamné à compter sur son visage, une à une, les marques des souffrances endurées ; elle lui avait presque dit : — « Regarde comme mes yeux sont brûlés par les pleurs, comme mes rides sont profondes, comme mes cheveux ont blanchi aux tempes. Et que serait-ce, si je pouvais te montrer mon cœur ! » A quoi donc avait servi la grande angoisse de ce jour-là ? Sa mère avait donc besoin de voir couler des larmes brûlantes pour s’émouvoir de pitié ? Elle ne sentait donc pas tout ce qu’avait de cruel le supplice qu’elle infligeait inutilement à son fils ? « Oh ! comme ils sont rares sur terre, ceux qui savent souffrir en silence et accepter le sacrifice en souriant ! » Bouleversé et exaspéré encore par les excès récens dont il avait dû être témoin, envahi déjà par l’horreur de l’acte décisif qu’il était sur le point d’accomplir, il en venait ainsi jusqu’à méconnaître sa mère, jusqu’à se plaindre qu’elle ne sût pas souffrir avec assez de perfection.

À mesure qu’il avançait sur le chemin (il n’avait pas voulu prendre la voiture, et s’était mis en route à pied pour être plus libre d’allonger à sa guise la durée du trajet et peut-être aussi pour avoir, au dernier moment, la possibilité de revenir sur ses pas ou de s’égarer dans la campagne), à mesure qu’il avançait, il sentait croître cette horreur indomptable, tant qu’enfin elle étouffa toute autre émotion et masqua toute autre pensée. L’unique image de son père lui envahit la conscience, y prit le relief d’une figure réelle. Et il se mit à supposer la scène qui aurait lieu tout à l’heure, étudia la contenance qu’il prendrait, prépara ses premières phrases, s’égara en d’invraisemblables hypothèses, explora les souvenirs les plus lointains de son enfance et de son adolescence, tâcha de se représenter les attitudes successives de son âme vis-à-vis de son père pendant les périodes successives de sa vie passée. Il pensa : « Peut-être ne l’ai-je jamais aimé. » Et, en effet, dans aucun de ses souvenirs les plus nets, il ne retrouva ni mouvement spontané de confiance, ni chaude effusion de tendresse, ni émotion intime et suave. Ce qu’il retrouva jusque dans les souvenirs de sa première enfance, ce fut une continuelle crainte qui opprimait tout le reste : la crainte du châtiment corporel, de la parole âpre suivie de coups : « Je ne l’ai jamais aimé. » Démétrius avait été son père véritable, était son unique parent.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage plein d’une mélancolie virile auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

Comme toujours, l’image du mort lui donna un soulagement soudain et lui rendit étrangères les choses qui l’avaient préoccupé jusqu’alors. Les inquiétudes s’apaisèrent, l’amertume se déposa, la répugnance fit place à une sensation nouvelle de sécurité tranquille. — Qu’avait-il à craindre ? Pourquoi, en imagination, avait-il si puérilement grossi la souffrance qui l’attendait et qui désormais était inévitable ? — Et il eut encore une fois la conscience intime qu’il se détachait radicalement de sa vie présente, de l’état présent de son être, des contingences qui l’avaient le plus troublé. Encore une fois, sous l’influence que son oncle exerçait sur lui du fond de la tombe, il se sentit envelopper d’une sorte d’atmosphère isolante et perdit la notion précise de ce qui était advenu et de ce qui allait advenir encore ; les événemens réels semblèrent se dépouiller pour lui de toute signification, n’avoir plus qu’une importance passagère. Et c’était comme la résignation d’un homme que la fatalité obligerait à traverser une épreuve pour atteindre la délivrance prochaine dont son âme aurait déjà la prévision et la certitude.

Cette interruption du souci intérieur, ce répit singulier qu’il avait obtenu sans effort et qui ne l’étonnait pas, firent que ses yeux s’ouvrirent enfin au spectacle du paysage solitaire et grandiose. L’attention qu’il lui donna fut calme et sereine. Il crut reconnaître dans l’aspect de la campagne un symbole de son sentiment et presque l’empreinte visible de ses pensées.

C’était l’après-midi. Un ciel pur et liquide baignait de sa couleur toutes les apparences terrestres et semblait en subtiliser la matière par une pénétration infiniment lente. Les diverses formes végétales, distinctes de près, se dégradaient dans le lointain, perdaient peu à peu leurs contours, semblaient s’évaporer par le sommet, tendaient à se fondre en une seule forme, immense et confuse, qu’animerait une seule respiration rythmique. Ainsi, peu à peu, sous le déluge d’azur, les collines s’égalisaient et le fond de la vallée prenait l’aspect d’un golfe paisible où se refléterait le ciel. Sur ce golfe uni, le massif isolé de la montagne se dressait en opposant aux espaces liquides l’inébranlable solidité de ses arêtes, que la blancheur des neiges couronnait d’une lumière presque surnaturelle.


VII

Enfin la villa apparut entre les arbres, toute voisine, avec ses deux larges terrasses latérales garnies de balustrades que supportaient de petits pilastres de pierre, et, sur les pilastres, ses vases de terre cuite en forme de bustes représentant des rois et des reines à qui les pointes aiguës des aloès mettaient sur la tête de vivantes couronnes.

La vue de ces grossières figures rougeâtres, dont quelques-unes se détachaient en plein sur l’azur lumineux, réveilla subitement chez George de nouveaux souvenirs de sa lointaine enfance : des souvenirs confus de récréations champêtres, de jeux, de courses, de contes imaginés au sujet de ces rois immobiles et sourds dont les plantes tenaces pénétraient de leurs racines le cœur d’argile. Il se rappela même qu’il avait eu longtemps une prédilection pour une reine à laquelle le feuillage pendant d’une plante grasse faisait une épaisse et longue chevelure qui, au printemps, se constellait d’innombrables fleurettes d’or. Il la chercha curieusement des yeux, ayant déjà reformées dans l’esprit les images de la vie obscure et intense dont sa fantaisie enfantine l’avait animée. Il la reconnut sur un pilastre d’angle ; et il sourit comme s’il avait reconnu une amie ; et, pendant quelques secondes, toute son âme resta tendue vers le passé irrévocable, avec une émotion qui n’était pas sans douceur. Grâce à la détermination finale qui s’était formée en lui sans combat lors de l’apaisement imprévu au milieu de la campagne glauque et taciturne, il réussissait maintenant à retrouver dans ses sensations une saveur désapprise, il se complaisait à remonter jusque dans les méandres les plus reculés le cours de sa propre existence, si proche désormais du terme résolu. Cette curiosité pour les manifestations, même les plus fugitives, que son être avait dispersées dans le temps, cette sympathie émue pour les choses avec lesquelles il avait été en communication autrefois tendaient à se changer en un attendrissement alangui et larmoyant, presque féminin. Mais, lorsqu’il entendit des voix près de la grille, il secoua cette langueur ; et, lorsqu’il aperçut une fenêtre ouverte où pendait entre les rideaux blancs la cage d’un canari, il retrouva le sentiment de la réalité présente et ressentit de nouveau sa première angoisse. Les alentours étaient calmes, et on percevait distinctement les roulades de l’oiseau prisonnier.

Il se dit avec un serrement de cœur : « Ma visite n’est pas attendue. Si cette femme était avec lui ? » Près de la grille il vit deux enfans qui jouaient dans le sable ; et, avant d’avoir le temps de les observer, il devina que c’étaient ses frères adultérins, les fils de la concubine. Il avança ; et les deux enfans se retournèrent, se mirent à le regarder avec surprise, mais sans intimidation. Sains, robustes, florissans, avec des joues vermeilles de santé, ils portaient l’empreinte manifeste de leur origine. Cette vue le bouleversa ; une terreur irrésistible l’assaillit ; il songea à se cacher, à revenir en arrière, à s’enfuir, et il leva les yeux vers la fenêtre avec l’effroi d’apercevoir entre les rideaux la figure de son père ou celle de cette femme odieuse, dont il avait entendu raconter tant de fois les perfidies, les convoitises, toutes les turpitudes.

— Ah ! monsieur ! vous ici ?

C’était la voix d’un domestique qui venait à sa rencontre. En même temps, son père lui criait de la fenêtre :

— C’est toi, George ? Quelle surprise !

Il rentra en possession de lui-même, se composa un visage riant, tacha de se donner de la désinvolture. Il avait eu la sensation soudaine qu’entre son père et lui venaient de se rétablir ces rapports artificiels, de forme presque cérémonieuse, dont ils usaient l’un et l’autre depuis plusieurs années pour déguiser leur gêne lorsqu’ils se trouvaient en contact immédiat et inévitable. Et il avait senti en outre que sa volonté venait de l’abandonner totalement et qu’il ne serait jamais capable d’exposer avec franchise le vrai motif de cette visite inattendue.

Son père lui disait de la fenêtre :

— Tu ne montes pas ?

— Oui, oui, je monte.

Il aurait voulu faire croire qu’il n’avait pas remarqué les deux enfans. Il se mit à monter par l’escalier découvert qui conduisait à l’une des grandes terrasses. Son père vint au-devant de lui. Ils s’embrassèrent. Il y avait, chez le père une ostentation manifeste de manières affectueuses.

— Tu t’es donc enfin décidé à venir ?

— Je voulais faire une promenade à pied, et la promenade m’a conduit jusqu’ici. Depuis si longtemps, je n’avais pas revu l’endroit ! Rien n’est changé, ce me semble…

Ses regards erraient sur la terrasse couverte d’asphalte ; il examinait les bustes l’un après l’autre, avec plus de curiosité qu’il n’était naturel.

— À présent, tu es presque toujours ici, n’est-ce pas ? demanda-t-il, pour dire quelque chose, pour se soustraire au malaise des intervalles de silence, dont il prévoyait la fréquence et la longueur.

— Oui, à présent, j’y viens souvent et j’y reste, répliqua le père, avec dans la voix une nuance de tristesse dont le fils fut surpris. Je crois que l’air me fait du bien… depuis que s’est déclarée ma maladie de cœur.

— Tu as une maladie de cœur ? s’écria George en se retournant vers lui avec un émoi sincère, frappé qu’il était par l’imprévu de cette nouvelle. Comment ? depuis quand ? Je n’en ai jamais rien su… Personne ne m’en a jamais soufflé mot…

Il regardait maintenant son père au visage, sous cette grande lumière crue que réverbérait le mur frappé par le soleil oblique, croyant y découvrir les symptômes de la maladie mortelle. Et c’était avec une compassion douloureuse qu’il observait ces rides profondes, ces yeux bouffis et troublés, ces poils blancs qui hérissaient les joues et le menton rasés de la veille, ces moustaches et ces cheveux auxquels la teinture donnait une couleur indécise entre le verdâtre et le violacé, ces grosses lèvres où la respiration avait un halètement d’asthme, ce cou court qui paraissait coloré par du sang extravasé.

— Depuis quand ? répéta-t-il sans cacher son trouble ; et il sentait diminuer sa répugnance vis-à-vis de cet homme qu’une rapide succession d’images, claires comme la réalité, lui représentait sous la menace de la mort, défiguré par l’agonie.

— Est-ce qu’on sait jamais depuis quand ? repartit le père, qui, en présence de ce trouble sincère, exagérait sa souffrance pour entretenir et pour accroître une pitié dont il réussirait peut-être à tirer profit. Est-ce qu’on sait jamais depuis quand ? Ce sont des maladies qui couvent durant des années ; et puis, un beau jour, elles se déclarent à l’improviste. Mais alors il n’y a plus de remède. Il faut se résigner, attendre le coup d’une minute à l’autre…

En parlant ainsi, d’une voix altérée, il semblait se dépouiller de sa dureté et de sa brutalité massives, devenir plus vieux, plus faible, plus cassé. C’était comme une dissolution subite de toute sa personne, mais pourtant avec quelque chose d’artificiel, d’excessif et de théâtral qui n’échappa point à la perspicacité de George. Et le jeune homme songea aussitôt à ces comédiens qui, sur la scène, ont la faculté de se métamorphoser instantanément, comme s’ils s’ôtaient et se remettaient un masque. Il eut même l’intuition soudaine de ce qui allait suivre. — Sans nul doute, son père avait deviné le motif de sa visite inattendue, et il tâchait maintenant d’en tirer quelque effet utile par l’étalage de son mal. Sans nul doute encore, il se proposait d’atteindre un but bien défini. Quel était ce but ? — George n’eut aucune indignation, aucune colère intérieure ; il ne se prépara pas non plus à se défendre contre la fourberie qu’il prévoyait avec tant de certitude ; au contraire, son inertie s’accrut en proportion de sa lucidité. Et il attendit que la comédie suivît son cours, prêt à en subir toutes les péripéties, triste et résigné.

— Veux-tu entrer ? dit le père.

— Comme tu voudras.

— Eh bien ! entrons. J’ai des papiers à te faire voir.

Le père passa le premier, se dirigeant vers cette pièce dont la fenêtre ouverte versait dans toute la villa les roulades du serin. George le suivait, sans regarder autour de lui. Il s’aperçut que son père avait même changé sa démarche, de façon à feindre la fatigue ; et ce lui fut un chagrin poignant de songer aux impostures dégradantes dont il serait tout à l’heure le spectateur et la victime. Il sentait dans la maison la présence de la concubine ; il était sûr qu’elle se cachait dans quelque chambre, qu’elle était aux écoutes, qu’elle espionnait. Il pensa : « Quels papiers va-t-il me faire voir ? Que prétend-il obtenir de moi ? Il veut sans doute de l’argent. Il saisit l’occasion au passage… » Et il crut entendre encore certaines invectives de sa mère ; il se rappela certaines particularités presque incroyables qu’il avait apprises d’elle. « Que ferai-je ? Que répondrai-je ? »

Le serin dans sa cage chantait d’une voix limpide et forte, en variant les modulations ; et les rideaux blancs s’enflaient comme deux voiles, en laissant entrevoir un lointain d’azur. Le vent agitait quelques-uns des papiers qui encombraient la table ; et sur cette table, George aperçut, dans un disque de cristal qui servait de presse-papier, une vignette libertine.

— Quelle journée mauvaise aujourd’hui ! murmura le père, qui, affectant d’être tourmenté par les battemens de cœur, se laissa choir de tout son poids sur une chaise, ferma les paupières à demi, respira comme un asthmatique.

— Tu souffres ? dit George, presque timide, sans savoir si cette souffrance était réelle ou simulée, ni quelle contenance prendre.

— Oui… mais cela se passera dans un instant… Dès que j’ai la moindre agitation, la moindre inquiétude, je me sens plus mal. J’aurais besoin d’un peu de tranquillité, d’un peu de repos. Et au contraire…

Il s’était remis à parler sur ce ton lamentable de plainte entrecoupée qui, à cause d’une vague ressemblance d’accent, éveilla chez George le souvenir de la tante Joconde, de la pauvre idiote, lorsqu’elle essayait de l’attendrir pour avoir des sucreries. Désormais la feinte était devenue si évidente, si grossière, si ignoble, et, malgré tout, il y avait tant de misère humaine dans l’état de cet homme réduit à de pareilles bassesses pour satisfaire son vice implacable, il y avait tant de souffrance vraie dans l’expression de ce visage menteur, qu’il parut à George qu’aucune des angoisses de sa vie passée ne pouvait soutenir la comparaison avec l’horrible angoisse de ce moment-là.

— Et au contraire ?… demanda-t-il, comme pour encourager son père à poursuivre, comme pour hâter le terme de sa torture.

— Au contraire, depuis quelque temps, tout va de mal en pis, et les malheurs se succèdent sans relâche. J’ai fait des pertes considérables. Trois mauvaises années consécutives, la maladie de la vigne, le bétail décimé, les fermages réduits de plus de moitié, les impôts accrus dans d’énormes proportions… Regarde, regarde. Voici les papiers que je voulais te faire voir…

Et il prit sur la table une liasse de papiers, l’étala sous les yeux de son fils, se mit à expliquer confusément une quantité d’affaires très embrouillées qui concernaient des impositions foncières non payées s’accumulant depuis plusieurs mois. — Il fallait absolument se mettre en règle, et tout de suite, pour éviter un préjudice incalculable. On avait déjà opéré la saisie, et, d’un instant à l’autre, on poserait peut-être les affiches de vente. Comment faire, dans l’embarras momentané où il se trouvait sans qu’il y eût rien de sa faute ? Il s’agissait d’une somme assez forte. Comment faire ?

George se taisait, les yeux fixés sur les papiers que le père feuilletait de sa main bouffie, presque monstrueuse, aux pores très visibles, pâle d’une pâleur qui faisait un singulier contraste avec le visage sanguin. Par intervalles, il cessait d’entendre les mots ; mais il gardait dans les oreilles la monotonie de cette voix sur laquelle se détachaient les roulades aiguës du serin et les cris intermittens qui montaient de l’allée, où sans doute les deux petits bâtards continuaient à jouer dans le sable. Les rideaux s’agitaient aux fenêtres lorsqu’une brise plus vive s’engouffrait dans leurs plis. Et toutes ces voix, toutes ces rumeurs avaient une expression d’inexplicable tristesse pour le visiteur silencieux qui considérait avec une sorte de stupeur ces écritures serrées d’huissiers, sur lesquelles passait la main bouffie et pâle où les saignées avaient laissé de petites cicatrices apparentes. Une image lui surgit dans la mémoire, un souvenir d’enfance étrangement net : son père était auprès d’une fenêtre, la figure grave, la chemise retroussée sur un bras qu’il tenait plongé dans un bassin rempli d’eau ; et l’eau se rougissait du sang coulé par la veine ouverte ; et, près de lui, le chirurgien, debout, surveillait le flux de sang et tenait les bandages prêts pour la ligature. — Les images s’appelaient l’une l’autre : il revoyait encore les lancettes luisantes dans l’étui de cuir vert ; il revoyait la femme qui emportait de la chambre le bassin plein de sang ; il revoyait la main tenue en écharpe par un ruban noir qui se croisait sur le dos gras et mou, en s’y enfonçant un peu…

Son père, le voyant rêveur, lui demanda :

— M’écoutes-tu ?

— Oui, oui, je t’écoute.

En ce moment, le père s’attendait peut-être à une offre spontanée. Déçu, il dit après une pause, en surmontant son embarras :

— Bartolomeo me sauverait s’il me donnait la somme…

Il hésita, et sa physionomie prit une expression indéfinissable, où le fils crut reconnaître le dernier indice d’une pudeur vaincue par le besoin presque désespéré d’atteindre le but.

— Il me donnerait bien l’argent contre une lettre de change ; mais… je crois qu’il exigerait ta signature.

Enfin, le piège était tendu.

— Ah ! ma signature… balbutia George, troublé, non par la demande, mais par le nom odieux de ce beau-frère, que les accusations maternelles lui avaient déjà représenté comme un corbeau de mauvais augure, avide de dévorer les débris de la fortune des Aurispa.

Et, comme il restait perplexe et assombri sans ajouter un mot, le père, par crainte d’un refus, laissa de côté toute réserve et eut recours aux supplications. « Il n’avait plus que ce moyen-là, cet unique moyen, pour éviter une vente judiciaire désastreuse qui déterminerait certainement tous les autres créanciers à lui tomber sur le dos. L’écroulement serait inévitable. Son fils voulait-il donc être témoin de sa ruine ? ou ne voyait-il pas qu’en intervenant dans cette circonstance il travaillait pour son propre intérêt et défendait un héritage qui devait bientôt échoir à son frère et à lui-même ?

— Oh ! cela ne tardera guère ; cela arrivera d’un jour à l’autre, peut-être demain !

Et il se remit à parler de sa maladie incurable, du péril continuel qui le menaçait, des inquiétudes et des chagrins qui hâtaient pour lui l’heure de la mort.

À bout de forces, ne pouvant plus supporter cette voix et ce spectacle, retenu néanmoins par la pensée des autres bourreaux, de ceux qui l’avaient poussé de force en cet endroit et qui l’attendaient maintenant pour lui demander compte de sa démarche, George balbutia :

— Mais cet argent, est-il vrai que tu l’emploieras pour ce que tu dis ?

— Oh ! toi aussi, toi aussi ! s’écria le père qui, sous une apparente explosion de douleur, réprimait mal un de ses accès de violence. On t’a donc, répété, à toi aussi, ce qu’on va colportant partout et toujours : que je suis un monstre, que j’ai commis tous les crimes, que je suis capable de toutes les infamies ! Et tu l’as cru, toi aussi !… Mais pourquoi, pourquoi me haïssent-ils à ce point, là-bas, dans cette maison ? Pourquoi me souhaitent-ils la mort ? Oh ! tu ne sais pas combien ta mère me hait !… Si tu retournais près d’elle à cette heure et si tu lui racontais que tu m’as laissé agonisant, elle t’embrasserait et dirait : — Dieu soit béni ! — Oh ! tu ne sais pas…

Dans la brutalité de l’accent, dans l’ouverture de cette bouche qui donnait de l’aigreur aux mots, dans la respiration véhémente qui dilatait les narines, dans la rougeur irritée des yeux, l’homme vrai réapparaissait malgré lui ; et, contre cet homme, le fils eut un nouveau mouvement de l’aversion primitive, un mouvement si soudain et si impétueux que, sans réfléchir, par besoin d’apaiser son père et de s’en débarrasser, il l’interrompit pour lui dire d’une voix convulsive :

— Non, non ; je ne sais rien… Dis-moi, que dois-je faire ? Où dois-je signer ?…

Et il se leva, éperdu, s’approcha de la fenêtre, se retourna vers son père. Il le vit chercher quelque chose dans un tiroir, avec une sorte d’impatience haletante ; il le vit mettre sur la table une lettre de change encore vierge.

— Ici. Mets ta signature : cela suffira…

Et, de son énorme index où l’ongle plat s’écrasait dans des bourrelets de chair, il indiquait l’endroit de la signature.

George, sans s’asseoir, sans avoir une claire conscience de ce qu’il faisait, prit la plume et signa rapidement. Il aurait voulu être déjà libre et hors de cette chambre, courir en plein air, s’en aller très loin, se trouver seul. Mais, lorsqu’il vit son père prendre la lettre de change, examiner la signature, la sécher en la saupoudrant d’une pincée de sable, puis la replacer et fermer à clef le tiroir ; lorsqu’il remarqua en chacun de ces actes la joie mal dissimulée de l’homme qui a réussi un mauvais coup ; lorsqu’il eut dans l’âme la certitude qu’il s’était laissé prendre à une honteuse fourberie ; lorsqu’il pensa aux interrogatoires de ceux qui l’attendaient dans l’autre maison ; alors l’inutile regret de son acte le bouleversa si fort qu’il fut sur le point de donner carrière à son extrême indignation et de s’insurger enfin de toutes ses forces contre le scélérat, pour la défense de lui-même, de sa famille, des droits violés de sa mère et de sa sœur : « Ah ! c’était vrai, c’était donc vrai, tout ce que sa mère lui avait dit ! Tout était vrai. Cet homme n’avait plus ombre de retenue, ombre de pudeur. Il ne reculait devant rien et devant personne, quand il s’agissait de faire de l’argent… » Et il sentit encore une fois la présence de la concubine, de la femme rapace et insatiable qui se cachait certainement dans la chambre d’à côté, et qui tendait l’oreille, et qui espionnait, et qui attendait sa part de butin.

Il dit, sans réussir à réprimer le frisson qui le secouait :

— Tu me promets… tu me promets que cet argent ne te servira pas… à autre chose ?

— Mais oui, mais oui, répliqua le père, qui laissait voir maintenant combien cette insistance l’agaçait et en qui un manifeste changement de contenance s’était produit depuis qu’il n’avait plus besoin de supplier et de feindre pour obtenir.

— Fais attention que je le saurai, ajouta George, devenu très pâle, d’une voix qui s’étranglait un peu, avec un effort pour contenir l’éclat de son indignation qui croissait à mesure que cet homme lui réapparaissait plus visiblement sous son aspect odieux, à mesure que se dessinaient plus nettement les conséquences de l’acte irréfléchi. Prends garde ! Je ne veux pas être ton complice contre ma mère…

Blessé de ce soupçon, haussant brusquement la voix comme pour intimider son fils qui se faisait une horrible violence pour le regarder dans les yeux, le père rugit :

— Que prétends-tu dire ? Quand ta vipère de mère aura-t-elle fini de cracher son venin ? Quand aura-t-elle fini ? Quand aura-t-elle fini ? Elle veut donc que, je lui ferme la bouche à jamais ? Eh bien ! je le ferai un de ces jours. Ah ! quelle femme ! Depuis quinze ans, oui, quinze ans, elle ne me laisse pas une minute en paix. Elle a empoisonné ma vie, elle m’a fait périr à petit feu. Si je suis ruiné, c’est sa faute, comprends-tu ? c’est sa faute !

— Tais-toi ! cria George hors de lui, méconnaissable, blême comme un mort, tremblant de tous ses membres, envahi d’une fureur pareille à celle qui l’avait déjà soulevé contre Diego. Tais-toi ! Ne prononce pas son nom ! Tu n’es pas digne de lui baiser les pieds. J’étais venu pour t’en faire souvenir. Et je me suis laissé berner par ta comédie ! Je me suis laissé prendre à ton piège ! Ce que tu voulais, c’était une aubaine pour ta ribaude, et tu es arrivé à tes fins… Ah ! quelle honte !… Et tu as le cœur d’injurier ma mère !…

La voix lui manquait ; sa gorge s’étouffait ; un voile lui couvrait les yeux ; ses genoux se dérobaient sous lui comme si les forces allaient l’abandonner.

— Maintenant, adieu ! Je sors d’ici. Agis à ta guise. Ton fils, je ne le suis plus. Je ne veux plus ni te voir ni rien savoir de toi. Je prendrai ma mère, je l’emmènerai bien loin. Adieu !

Il sortit en chancelant, avec un voile d’ombre sur les prunelles. Tandis qu’il traversait les pièces pour gagner la terrasse, il entendit un froufrou de jupes et une porte qui claquait, comme derrière quelqu’un qui se retire en hâte pour ne pas être surpris. Aussitôt à l’air libre, hors de la grille, il eut une envie folle de pleurer, de crier, de courir à travers champs, de se frapper le front contre une roche, de chercher un précipice où tout finirait. Les nerfs lui vibraient douloureusement dans la tête et lui donnaient des élancemens cruels, comme s’ils se fussent rompus l’un après l’autre. Et il pensait, avec une épouvante que la mort du jour rendait plus atroce : « Où vais-je aller ? Retournerai-je là-bas ce soir ? » La maison lui semblait reculée dans un lointain infini ; la longueur de la route lui semblait infranchissable ; tout ce qui n’était pas la cessation immédiate et absolue de son affreuse torture lui semblait inadmissible.


VIII

Le matin suivant, lorsqu’il ouvrit les yeux après un sommeil très agité, il ne conservait des événemens de la veille qu’un souvenir confus. La tombée tragique du crépuscule sur la campagne déserte, le son grave de l’Angelus qui, prolongé dans ses oreilles par une hallucination de l’ouïe, lui avait paru ne jamais finir ; l’angoisse qui l’avait talonné en approchant de la maison ; lorsqu’il avait aperçu les fenêtres lumineuses que traversaient par momens des ombres mobiles ; la surexcitation fiévreuse qui l’avait saisi lorsque, pressé de questions par sa mère et sa sœur, il avait raconté la scène en exagérant la violence de ses invectives et l’atrocité de l’altercation ; le besoin presque délirant de parler beaucoup, de mêler au récit des faits réels l’incohérence de ses rêveries ; les élans de mépris ou de tendresse par lesquels sa mère l’avait interrompu au fur et à mesure qu’il lui décrivait l’attitude de cette brute et sa propre énergie en l’affrontant ; et puis l’enrouement soudain, l’exaspération rapide de la douleur qui lui martelait les tempes, les efforts spasmodiques d’un vomissement amer et incoercible, le grand froid qui l’avait transi dans le lit, les fantômes horribles qui l’avaient fait sursauter dans la première torpeur de ses nerfs exténués ; tout lui revenait confusément à la mémoire, tout augmentait sa stupeur corporelle, si pénible, et dont il n’aurait pourtant voulu sortir que pour entrer dans une obscurité complète, dans une insensibilité de cadavre.

La nécessité de la mort continuait d’être suspendue sur lui avec la même imminence ; mais il lui était douloureux de penser que, pour mettre à exécution son dessein, il lui faudrait sortir de son inertie, accomplir une série d’actes fatigans, vaincre la répugnance physique qui l’éloignait de tout effort. — Où se serait-il tué ? par quel moyen ? à la maison ? ce jour même ? avec une arme à feu ? avec un poison ? — Son esprit n’avait pas encore rencontré d’idée précise et définitive. La torpeur même qui l’accablait et l’amertume de sa bouche lui suggérèrent l’idée d’un narcotique. Et, vaguement, sans s’attarder à la recherche du moyen pratique par lequel il se procurerait la dose efficace, il imagina les effets. Peu à peu, les images se multiplièrent, se particularisèrent, devinrent plus distinctes ; et leur association forma un tableau visible. Ce qu’il s’attachait à imaginer, c’étaient moins les sensations de sa lente agonie que les circonstances qui amèneraient sa mère, sa sœur et son frère à connaître la catastrophe ; il s’attachait à imaginer les signes de leur douleur, leurs attitudes, leurs paroles et leurs gestes. Et, de proche en proche, son attention curieuse s’étendait à tous les survivans, non pas seulement aux consanguins, mais à toute la famille, aux amis, à Hippolyte, à cette Hippolyte lointaine, si lointaine qu’elle était devenue pour lui presque une étrangère…

— George !

C’était la voix de sa mère, qui frappait à la porte.

— C’est toi, mère ? Entre.

Elle entra, s’approcha du lit avec un empressement tendre, se pencha vers lui, lui mit une main sur le front, lui demanda :

— Comment vas-tu ? Te sens-tu mieux ?

— Un peu… encore étourdi… J’ai la bouche amère : je voudrais boire.

— Camille va te monter une tasse de lait. Veux-tu que j’ouvre davantage les battans de la fenêtre ?

— Comme tu voudras, mère.

Sa voix était altérée. La présence de sa mère irritait en lui ce sentiment de pitié pour soi-même qu’avait fait naître le tableau fictif des regrets funèbres dont il croyait l’heure prochaine. Dans son esprit, l’acte réel de sa mère ouvrant les fenêtres s’identifiait avec l’acte fictif qui devait amener la découverte terrible ; et ses yeux se mouillaient de commisération pour lui-même et pour la pauvre femme à laquelle il destinait un coup si cruel ; et la scène tragique lui apparaissait avec la netteté d’une chose vue. — Sa mère se retournait dans la lumière, l’appelait encore par son nom, un peu effrayée ; elle s’approchait pour la seconde fois, tremblante, le touchait, le secouait, le sentait inerte, glacé, rigide ; et alors elle tombait à plat ventre, évanouie sur son cadavre… — « Morte peut-être ? Un pareil coup pourrait la foudroyer. » Et son trouble s’accrut ; et l’instant lui sembla solennel comme tout ce qui est final ; et l’aspect, les actes, les paroles de sa mère prirent pour lui une signification et une valeur si insolites qu’il les suivit des yeux avec une attention presque anxieuse. Tiré tout à coup de son inertie intérieure, il venait de reprendre un sentiment de la vie extraordinairement actif. En lui réapparaissait un phénomène bien connu, dont la singularité avait souvent attiré son attention. C’était un passage instantané d’un état de conscience à un autre ; l’état nouveau avait avec l’état antérieur la même différence qui existe entre la veille et le sommeil, et cela lui rappelait le changement subit qui a lieu au théâtre, lorsque la rampe s’allume à l’improviste en projetant sa plus vive clarté.

Aussi, comme au jour des funérailles, le fils ouvrit sur sa mère des yeux qui n’étaient plus les mêmes, et il la vit telle qu’il l’avait vue alors, avec une étrange lucidité. Il sentit que la vie de cette femme se rapprochait, devenait attenante et comme adhérente à sa propre vie ; il sentit les correspondances mystérieuses du sang et la tristesse du destin qui les menaçait l’un et l’autre. Et, quand sa mère revint près de lui et s’assit à son chevet, il se souleva un peu sur l’oreiller, il lui prit une main, il essaya de dissimuler son trouble par un sourire. Sous prétexte de regarder le camée d’une bague, il examinait cette main longue et maigre où chaque particularité mettait une extraordinaire expression de vie et dont le contact lui donnait une sensation qui ne ressemblait à aucune autre. Il pensait, l’âme toujours enveloppée des sombres images évoquées naguère : « Quand je serai mort, quand elle me touchera, quand elle sentira cette glace… » Et il frissonna au souvenir de la répulsion qu’il avait éprouvée lui-même en touchant un cadavre.

— Qu’as-tu ? lui demanda sa mère.

— Rien… un tressaillement nerveux.

— Oh ! tu n’es pas bien, reprit-elle en hochant la tête. Où souffres-tu ?

— Nulle part, mère… Encore un peu agité, naturellement.

Mais ce qu’il y avait de forcé et de convulsif dans le visage du fils n’échappait point au regard maternel. Elle dit :

— Comme je me repens, comme je me repens de l’avoir envoyé là-bas ! Comme j’ai mal fait de t’y envoyer !

— Non, mère. Pourquoi ? Tôt ou tard, cela était nécessaire.

Et tout à coup, sans nulle confusion désormais, il revécut l’heure affreuse ; il revit les gestes, il réentendit la voix de son père ; il réentendit sa propre voix, cette voix si changée qui, contre toute attente, avait proféré des paroles si graves. Il lui semblait être étranger à cet acte, à ces paroles proférées ; et néanmoins, au fond de son âme, il sentait une sorte de remords obscur, il avait comme une conscience instinctive d’avoir dépassé les bornes, d’avoir commis une irréparable transgression, d’avoir foulé aux pieds quelque chose d’humain et de sacré. — Pourquoi s’était-il départi, avec une telle violence, de la grande résignation calme que l’image funèbre de Démétrius lui avait apportée, lorsqu’elle lui était apparue au milieu de la campagne muette ? Pourquoi n’avait-il pas persisté à considérer avec la même pitié douloureuse et clairvoyante la bassesse et l’ignominie de cet homme sur qui, comme sur tous les autres hommes, pesait un invincible destin ? Et lui-même, lui qui portait ce sang dans les veines, ne portait-il pas aussi peut-être au fond de sa substance tous les germes endormis de ces vices abominables ? S’il continuait à vivre, ne risquait-il pas, lui aussi, de tomber à son tour dans une semblable abjection ? — Et alors toutes les colères, toutes les haines, toutes les violences, tous les châtimens lui parurent injustes et vains. La vie, c’était une sourde fermentation de matières impures. Il crut sentir qu’il avait dans sa substance mille forces occultes, inconnaissables et indestructibles, dont l’évolution progressive et fatale avait composé son existence jusqu’alors et aurait composé son existence à venir, s’il n’était pas précisément arrivé que sa volonté dût obéir à une de ces forces qui lui imposait maintenant l’acte suprême. « En somme, pourquoi regretter ce que j’ai fait hier ? Aurais-je pu m’empêcher de l’accomplir ? »

— C’était nécessaire, répéta-t-il avec une signification nouvelle, comme en se parlant à lui-même.

Et il assistait, lucide et attentif, au déroulement du peu de vie qu’il devait encore vivre.


IX

Lorsque sa mère et sa sœur l’eurent laissé seul, il demeura quelques instans encore dans son lit, par une répugnance physique à faire n’importe quoi. Il lui semblait que, pour se lever, il aurait besoin d’un effort énorme. Il lui semblait trop fatigant de quitter cette position horizontale où, dans une heure peut-être, il allait trouver le repos éternel. Et il pensa de nouveau au narcotique. « Fermer les yeux et attendre le sommeil ! » La virginale clarté de ce matin de mai, l’azur reflété dans les vitres, la bande de soleil qui s’allongeait sur le plancher, les voix et les rumeurs qui montaient de la rue, toutes ces vivantes apparences qui semblaient donner l’assaut au balcon pour pénétrer jusqu’à lui et pour le reconquérir, tout lui inspirait une sorte d’effroi mêlé de rancune. Et il revoyait en esprit l’image de sa mère en train d’ouvrir la fenêtre. Il revoyait aussi Camille au pied du lit ; il réentendait les paroles de l’une et de l’autre, toujours relatives au même homme. Sa mémoire conservait surtout une exclamation cruelle que sa mère avait proférée avec des lèvres débordantes d’amertume ; et il y associait la vision du visage paternel, ce visage où il avait cru découvrir, là-bas, sur la terrasse, dans la lumière violente que réverbérait la blancheur du mur, les indices de la maladie mortelle. Devant Camille et devant lui, sa mère avait dit avec emportement : « Si c’était vrai ! Plût au ciel que ce fût vrai ! » Voilà donc l’impression dernière que lui laissait dans le cœur, à la veille de disparaître du monde, la créature qui jadis avait été dans sa maison la source de toutes les tendresses !

Il eut un mouvement brusque d’énergie ; il se jeta à bas du lit, résolu définitivement à agir. « Avant le soir, ce sera fait. Où le ferai-je ? » Il songea aux chambres closes de Démétrius. Il n’avait point encore de plan arrêté ; mais il constata au fond de lui-même la certitude que, pendant les heures qui restaient à courir, le moyen s’offrirait spontanément, par une suggestion soudaine à laquelle il serait forcé d’obéir.

Pendant qu’il procédait aux soins de sa toilette, la préoccupation le hantait de préparer son corps pour la tombe. En lui apparaissait cette espèce de vanité funéraire qu’on remarque chez certains condamnés et chez certains suicidés. En observant ce sentiment sur lui-même, il le rendait plus intense. Et un regret lui vint de mourir dans cette petite ville obscure, au fond de cette province sauvage, loin de ses amis qui peut-être ignoreraient longtemps sa mort. Si au contraire l’acte se fût accompli à Rome, dans la grande ville où il était fort connu, ses amis l’auraient pleuré, ils auraient sans doute donné au tragique mystère une parure de poésie. Et, de nouveau, il essayait de se représenter ce qui suivrait sa mort : son attitude sur le lit, dans la chambre de ses amours ; l’émotion profonde des âmes juvéniles, des âmes fraternelles, à l’aspect du cadavre reposant dans une paix austère ; les dialogues de la veillée funèbre, à la lueur des cierges ; le cercueil couvert de couronnes, suivi par une foule de jeunes hommes silencieux ; les paroles d’adieu prononcées par un poète, par Stefano Gondi : « Il a voulu mourir parce qu’il n’a pu rendre sa vie conforme à son rêve » ; et puis la douleur, le désespoir, la folie d’Hippolyte…

Hippolyte !… Où était-elle ? Qu’éprouvait-elle ? Que faisait-elle ? « Non, pensa-t-il, mon pressentiment ne me trompait pas ! » Et il revit en imagination le geste de l’amante qui abaissait la voilette noire sur le dernier baiser ; et il repassa en esprit les petits faits finaux. Pourtant, une chose qu’il ne parvenait pas à s’expliquer, c’était l’acquiescement presque absolu de son âme à la renonciation nécessaire et définitive qui le dépossédait de cette femme, naguère objet de tant de rêves et de tant d’adorations. Pourquoi, après les fièvres et les angoisses des premiers jours, l’espérance l’avait-elle abandonné peu à peu ? Pourquoi était-il tombé dans la désolante certitude que tout effort serait inutile pour ressusciter cette grande chose morte et incroyablement lointaine, leur amour ? Pourquoi tout ce passé s’était-il si bien détaché de lui qu’en ces derniers jours, sous le coup des récentes tortures, il en avait à peine senti quelques vibrations se répercuter nettement dans sa conscience ?

Hippolyte ! Où était-elle ? Qu’éprouvait-elle ? Que faisait-elle ? À quels spectacles s’ouvraient ses yeux ? De quelles paroles, de quels contacts subissait-elle le trouble ? D’où pouvait venir que, depuis deux semaines, elle n’eût pas trouvé le moyen de lui envoyer des nouvelles moins vagues et moins brèves que quatre ou cinq télégrammes expédiés d’endroits toujours différens ?

« Peut-être succombe-t-elle déjà au désir d’un autre homme. Ce beau-frère dont elle me parlait à tout propos… » Et l’affreuse pensée, suscitée par la vieille habitude du soupçon et de l’accusation, s’empara de lui subitement, le bouleversa comme aux heures les plus sombres de jadis. Un tumulte de souvenirs amers se souleva en lui. Penché sur ce même balcon où, le premier soir, parmi le parfum des bergamotes, dans l’angoisse du premier regret, il avait invoqué le nom de l’aimée, il revécut en une seconde ses misères de deux ans. Et il lui sembla que, dans la splendeur de ce matin de mai, c’était le récent bonheur du rival inconnu qui se répandait et se propageait jusqu’à lui.


X

Comme pour s’initier au mystère profond où il allait entrer, George voulut revoir l’appartement désert où Démétrius avait passé ses derniers jours.

En léguant toute sa fortune à son neveu, Démétrius lui avait aussi légué cet appartement. George en avait conservé les chambres intactes avec un soin pieux, comme on garde un reliquaire. Ces chambres occupaient l’étage supérieur ; elles avaient vue au midi, sur le jardin.

Il prit la clef et monta l’escalier avec précaution, pour que personne ne lui demandât rien. Mais, dans le parcours du corridor, il devait passer nécessairement devant la porte de la tante Joconde. Dans l’espoir de passer inaperçu, il marchait doucement sur la pointe des pieds, retenant son souffle. Il entendit que la vieille toussait ; il fit quelques pas plus rapides, croyant que le bruit de la toux couvrirait le bruit de ses pas.

— Qui est là ? demanda de l’intérieur une voix enrouée.

— C’est moi, tante Joconde.

— Ah ! c’est toi ! George ? Viens, viens…

Elle apparut sur le seuil, avec son masque jaunâtre qui, dans l’ombre, était presque cadavérique ; et elle jeta sur son neveu ce regard particulier qui allait aux mains avant d’aller au visage, comme pour voir tout d’abord si les mains apportaient quelque chose.

Je vais dans l’appartement d’à côté, dit George, dont cette odeur humaine faisait lever le cœur de dégoût. Au revoir, tante. Il faut que je donne un peu d’air aux chambres.

Et il reprit sa marche dans le corridor, s’avança jusqu’à l’autre porte. Mais, comme il mettait la clef dans la serrure, il entendit derrière lui le boitement de la vieille.

George sentit son cœur défaillir en pensant qu’il ne trouverait peut-être pas le moyen de se débarrasser d’elle, qu’il serait peut-être obligé d’écouter sa voix bégayante dans le silence presque religieux de ces chambres, parmi les souvenirs chers et terribles. Sans rien dire, sans se retourner, il ouvrit la porte et entra.

La première pièce était sombre, pleine d’un air tiède et un peu suffocant, imprégné de cette odeur singulière qu’ont les vieilles bibliothèques. Un filet de faible lumière indiquait la fenêtre. Avant d’ouvrir la croisée, George hésita : il tendit l’oreille pour saisir le grincement des tarets. Tante Joconde se mit à tousser, invisible dans l’ombre. Alors, en tâtonnant sur la croisée pour trouver l’espagnolette de fer, il eut un petit frisson, une frayeur fugitive. Il ouvrit, se retourna, vit les formes vagues des meubles dans la pénombre verdâtre qui filtrait à travers les persiennes, vit la vieille au milieu de la chambre, penchée sur le côté, dandinant son corps flasque et mâchonnant quelque chose. Il repoussa les persiennes qui grincèrent sur leurs gonds. Un flot de soleil inonda l’intérieur. Les rideaux fanés eurent une palpitation.

D’abord il resta indécis : la présence de la vieille l’empêchait de s’abandonnera son sentiment. Son irritation s’accrut à tel point qu’il ne lui dit pas un mot, par crainte d’avoir la voix dure et courroucée. Il passa dans la pièce contiguë, ouvrit la fenêtre. La lumière se répandit, les rideaux palpitèrent. Il passa dans la troisième pièce, ouvrit la fenêtre. La lumière se répandit, les rideaux palpitèrent.

Il n’alla pas plus loin. La pièce suivante, dans l’angle, était la chambre à coucher. Il voulait y entrer seul. Mais il entendit, écœuré, le pas boiteux de l’importune vieille qui le rejoignait. Alors il prit un siège, s’enferma dans un silence obstiné, pour attendre.

La vieille passa le seuil avec lenteur. En voyant George assis sans parler, elle resta perplexe. Elle ne savait quoi dire. Le vent frais qui soufflait par la fenêtre irrita sans doute son catarrhe ; et elle se reprit à tousser, debout au milieu de la chambre. A chaque quinte, son corps semblait se gonfler, puis se dégonfler, comme une outre de cornemuse sous un souffle intermittent. Elle se tenait les mains sur la poitrine, des mains grasses, des mains de suif, aux ongles ourlés de noir. Et, dans sa bouche, entre ses gencives vides, sa langue blanchâtre tremblotait.

Aussitôt l’accès de toux calmé, elle tira de sa poche un cornet sale et y prit une pastille. Toujours debout, elle mâchonnait en fixant sur George un regard stupide. Ce regard se détacha de George pour aller vers la porte close de la quatrième pièce. Alors la vieille fit le signe de la croix, puis vint s’asseoir, elle aussi, sur le siège le plus rapproché de George. Les mains sur le ventre et les paupières baissées, elle récitait un requiem.

George pensa : « Elle prie pour son frère, pour l’âme du damné. » Que cette femme fût la sœur de Démétrius Aurispa, cela lui paraissait inconcevable ! Comment le sang fier et généreux qui avait trempé le lit de la chambre voisine, ce sang jailli d’un cerveau déjà corrodé par les plus hauts soucis intellectuels, comment ce sang-là pouvait-il venir de la même source que celui qui coulait appauvri dans les veines de cette béguine ! « Chez elle, c’est la gourmandise, la seule gourmandise qui regrette la libéralité du donateur. Qu’elle est étrange, cette prière reconnaissante qui monte d’un vieil estomac délabré vers le plus noble des suicidés ! Comme la vie est bizarre ! »

Tout à coup, tante Joconde se reprit à tousser.

— Va-t’en, ma tante, cela vaut mieux, dit George qui n’avait plus la force de maîtriser son impatience. L’air d’ici te fait mal. Va-t’en, cela vaut mieux. Vite, lève-toi ; je te reconduis.

Tante Joconde le regarda, surprise de cette parole brusque et de ce ton insolite. Elle se leva ; elle traversa les chambres en boitant. Arrivée dans le corridor, elle fit de nouveau le signe de la croix, en manière d’exorcisme. Derrière elle, George ferma la porte à double tour. Il était enfin seul et libre, avec un hôte invisible.

Il demeura quelques instans immobile, comme sous une influence magnétique. Et il se sentit pénétré jusqu’au fond de l’être par la fascination surnaturelle qu’exerçait sur lui, du fond de la tombe, cet homme qui existait hors de la vie.

Et il lui réapparut, l’homme doux et méditatif, ce visage plein d’une mélancolie virile, auquel donnait une expression étrange la boucle de cheveux blancs mêlée aux cheveux noirs sur le milieu du front.

« Pour moi, pensa George, il existe. Depuis le jour de sa mort corporelle, je sens sa présence à toute heure. Jamais je n’ai senti notre consanguinité aussi bien que depuis sa mort. Jamais aussi bien que depuis sa mort je n’ai eu la perception de l’intensité de son être. Tout ce qu’il dépensait au contact de ses semblables ; tous les actes, tous les gestes, toutes les paroles qu’il a semées dans le cours du temps ; toutes les manifestations diverses qui déterminaient le caractère de son être en rapport avec les autres êtres ; toutes les formes, constantes ou variables, qui distinguaient sa personnalité entre les autres personnalités et qui faisaient de lui un homme à part dans la multitude humaine ; bref, tout ce qui différenciait sa vie propre parmi toutes les autres vies ; tout maintenant me semble ramassé, concentré, circonscrit dans l’unique attache idéale qui le joint à moi. Il n’existe plus que pour moi seul, affranchi de tout autre contact, communiquant avec moi seul. Il existe plus pur et plus intense que jamais. »

Il fit quelques pas, lentement. Dans le silence palpitaient de petits bruits mystérieux, à peine perceptibles. L’air vif, la chaleur du jour contractaient les fibres des meubles engourdis et habitués à l’obscurité des fenêtres closes. Le souffle du ciel s’insinuait dans les pores du bois, agitait les grains de poussière, gonflait les plis des tentures. Dans une raie de soleil tourbillonnaient des myriades d’atomes. L’odeur des livres était vaincue peu à peu par le parfum des fleurs.

Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs. Des choses montait un chœur léger et murmurant qui l’enveloppait. De toutes parts s’élevaient les émanations du passé. On aurait dit que les choses émettaient des effluves d’une substance spirituelle qui les eût imprégnées. « Est-ce que je m’exalte ? » se demanda-t-il en contemplant les images qui se succédaient chez lui avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non pas obscurcies par une ombre funèbre, mais vivantes d’une vie supérieure. Et il demeura perplexe, fasciné par le mystère, saisi d’une angoisse terrible au moment de se risquer sur les confins de ce monde inconnu.

Les rideaux, que semblait enfler une haleine rythmique, ondulaient avec mollesse et laissaient entrevoir un paysage noble et calme. Les bruissemens fugitifs des boiseries, des papiers et des cloisons continuaient. Dans la troisième pièce, sévère et simple, les souvenirs étaient musicaux et montaient des instrumens muets. Sur un piano long en palissandre dont la surface vernie reflétait les choses comme un miroir, un violon reposait dans sa boite. Sur un siège, une page de musique se soulevait et s’abaissait au gré de la brise, presque en mesure avec les rideaux.

George s’approcha. C’était une page d’un motet de Mendelssohn : Domenica II post Pascha : Andante quasi allegretto : Surrexit pastor bonus… Plus loin, sur une table, il y avait un monceau de partitions pour violon et piano, éditions de Leipzig : Beethoven, Bach, Schubert, Rode, Tartini, Viotti. George ouvrit l’étui, examina le frêle instrument qui dormait sur le velours de couleur olive, avec ses quatre cordes intactes. Une curiosité lui vint de le réveiller. Il toucha la chanterelle, qui rendit un gémissement aigu en luisant vibrer toute la boîte. C’était un violon d’Andréa Guarneri, avec la date de 1680.

Démétrius, grand et svelte, un peu courbé, avec son long cou pâle, avec ses cheveux rejetés en arrière, avec sa boucle blanche sur le milieu du front, réapparut. Il tenait le violon. Il se passa une main dans les cheveux, à la tempe, près de l’oreille, d’un geste qui lui était familier. Il accorda l’instrument, frotta l’archet de colophane, puis attaqua la sonate. Sa main gauche, crispée et fière, courait le long du manche ; le bout de ses doigts maigres pressait les cordes, et, sous la peau, le jeu des muscles était si visible que cela faisait peine ; sa main droite, en donnant le coup d’archet, avait un geste large et impeccable. Parfois, il appuyait plus fort avec le menton, inclinait la tête, fermait à demi les paupières, semblait se recueillir dans une volupté intérieure ; parfois il redressait le buste, fixait devant lui des yeux illuminés, souriait d’un fugitif sourire, et son front avait une extraordinaire pureté.

Tel réapparut le violoniste au survivant. Et George revécut des heures de vie déjà vécues ; il les revécut, non pas seulement en images, mais en sensations réelles et profondes. Il revécut les longues heures de chaude intimité et d’oubli, alors que Démétrius et lui-même, seuls, dans la chambre tiède où ne pénétrait aucun bruit, exécutaient la musique de leurs maîtres aimés. Comme ils s’oubliaient alors ! En quels ravissemens étranges les emportait bientôt cette musique exécutée de leurs propres mains ! Souvent la fascination d’une mélodie unique les tenait prisonniers, toute une après-midi, sans qu’ils pussent sortir du cercle magique. Que de fois ils avaient répété cette Romance sans paroles de Mendelssohn, qui leur avait révélé à eux-mêmes, dans le fond de leur propre cœur, une sorte de désespérance inconsolable ! Que de fois ils avaient répété une sonate de Beethoven qui semblait leur étreindre l’âme et l’entraîner avec une rapidité vertigineuse à travers l’infini de l’espace, la pencher au passage sur tous les abîmes !

Le survivant remontait dans ses souvenirs jusqu’à l’automne de 188.., à cet inoubliable automne de mélancolie et de poésie, lorsque Démétrius sortait à peine de convalescence. Ce devait être le dernier automne ! — Après une longue période de silence forcé, Démétrius reprenait son violon avec un trouble étrange, comme s’il eût craint d’avoir perdu toutes ses aptitudes et toute sa maîtrise, de ne plus savoir jouer. Oh ! le tremblement de ses doigts affaiblis sur les cordes et l’incertitude de l’archet, quand il voulut essayer les premières notes ! Et ces deux larmes qui se formèrent lentement dans la cavité de ses yeux, qui coulèrent sur ses joues, qui s’arrêtèrent dans les fils de sa barbe un peu longue, mal soignée encore !

Le survivant revit le violoniste en train d’improviser alors que lui-même l’accompagnait sur le piano avec une angoisse presque insoutenable, attentif à le suivre, à le deviner, craignant sans cesse de rompre la mesure, de se tromper de ton, de prendre un faux accord, de manquer une note.

Dans ses improvisations, Démétrius Aurispa s’inspirait presque toujours d’une poésie. George se rappela l’improvisation merveilleuse qu’en une journée d’octobre le violoniste avait faite sur un poème lyrique d’Alfred Tennyson dans la Princesse. George avait traduit lui-même les vers pour que Démétrius pût les comprendre, et il les lui avait proposés pour thème. — Où était ce feuillet ?

La curiosité d’une sensation triste poussa George à le rechercher dans un album placé parmi les partitions. Il était sûr de le retrouver ; il en avait un souvenir net et précis. Et il le retrouva en effet.

C’était un unique feuillet écrit à l’encre violette. Les caractères avaient pâli et le feuillet était chiffonné, jaunâtre, sans aucune consistance, mou comme une toile d’araignée. Il avait la tristesse des pages tracées jadis par une main chère et désormais disparue pour toujours.

George, qui ne reconnaissait presque plus les caractères, se disait à lui-même : « C’est moi qui ai tracé ce feuillet ! Cette écriture est de ma main ! » C’était une écriture un peu timide, inégale, presque féminine, qui rappelait encore l’école, qui gardait l’ambiguïté de la récente adolescence, la gentillesse hésitante d’une âme qui n’ose pas encore tout savoir. « Quel changement en cela aussi ! » Et il relut les vers du poète, dépouillés de leur mélodie natale.

Ces larmes, ces vaines larmes, je ne sais ce qu’elles veulent dire, — ces larmes qui, des profondeurs d’un désespoir divin, — jaillissent du cœur et s’amassent dans les yeux — à la vue des heureuses campagnes automnales, — à la pensée des jours qui ne sont plus.

Frais comme le premier rayon illuminant la voile — qui nous ramène nos amis du pays d’outre-mer, — tristes comme le dernier rayon rougeoyant sur la voile — qui sombre avec tout ce que nous aimons ; — aussi tristes et aussi frais, les jours qui ne sont plus !

— Oh ! tristes, étranges comme, dans une aube obscure, — le gazouillement des oiseaux qui s’éveillent — l’est pour des oreilles mourantes, — lorsque aux yeux du mourant la fenêtre avec lenteur devient un carré pâle ; — aussi tristes, aussi étranges, les jours qui ne sont plus.

Chers comme les baisers qu’on se rappelle après la mort, — doux comme ceux qu’une imagination sans espoir — rêve de prendre sur des lèvres qui sont pour d’autres ; profonds comme l’amour, — comme le premier amour, et farouches de regrets. — Ô Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus !

Démétrius improvisait debout, à côté du piano, un peu plus blanc, un peu plus courbé ; mais, de temps à autre, il se redressait sous le souffle de l’inspiration comme un roseau penché se redresse au souffle du vent. Il tenait les yeux fixés vers la fenêtre où apparaissait, comme dans un cadre, un paysage d’automne rougeâtre et nébuleux. Une lumière changeante selon les vicissitudes du ciel extérieur venait par intervalles inonder sa personne ; elle brillait dans l’humidité de ses yeux, elle dorait son front extraordinairement pur. Et le violon disait : « Tristes comme le dernier rayon rougeoyant sur la voile qui sombre avec tout ce que nous aimons ; aussi tristes, les jours qui ne sont plus ! » Et le violon répétait en pleurant ; « Ô Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus ! »

À ce souvenir, à cette vision, une suprême angoisse s’empara du survivant. Puis, lorsque ces images se furent dissipées, le silence lui sembla plus vide. L’instrument délicat, où l’âme de Démétrius avait chanté ses chants les plus hauts, s’était rendormi sur le velours de l’étui avec ses quatre cordes intactes.

George abaissa le couvercle, comme sur un cadavre. Autour de lui, le silence se fit lugubre. Et, cependant, il gardait toujours au fond du cœur, pareil à un refrain indéfiniment prolongé, ce soupir : — Ô Mort dans la Vie, les jours qui ne sont plus !

Il resta quelques instans devant la porte qui fermait la chambre tragique. Il sentait qu’à présent il n’était plus maître de lui-même. Ses nerfs le dominaient, lui imposaient le désordre et l’excès de leurs sensations. Il avait autour de la tête un cercle qui se resserrait et se dilatait selon les palpitations de ses artères, comme si c’eût été une matière élastique et froide. Le même froid lui courait dans l’épine dorsale.

Avec un accès d’énergie soudaine, avec une sorte d’emportement, il tourna le bouton, il entra. Sans rien regarder autour de lui, guidé par la raie de lumière qui, projetée par l’ouverture de la porte, se déroulait sur le plancher, il alla droit vers l’un des balcons, l’ouvrit à deux battans. Puis il ouvrit l’autre à deux battans. Cette action rapide avait eu lieu sous l’impulsion d’une sorte d’horreur. Lorsqu’il se retourna, il était bouleversé, il haletait. Et il s’aperçut que la racine de ses cheveux était devenue sensible.

Avant de voir aucune autre chose, il vit le lit dressé en face de lui, avec sa courtepointe verte, tout en noyer, mais de forme simple, sans sculptures, sans ornemens, sans rideaux. Pendant quelques minutes, il ne vit rien que le lit, comme en ce jour terrible où, franchissant le seuil de la chambre, il était resté pétrifié devant le cadavre.

Évoqué par l’imagination du survivant, le cadavre, avec la tête enveloppée d’un voile noir, avec les bras posés le long du corps, reprit sa place sur la couche mortuaire. La lumière crue qui faisait irruption par les balcons grands ouverts, ne réussissait point à dissiper le fantôme. C’était une vision, non pas continue, mais intermittente, entr’aperçue pour ainsi dire dans un rapide battement de paupières, bien que les paupières du témoin demeurassent immobiles.

Dans le silence de la chambre et dans le silence de son âme, George entendit le grincement d’un taret, très distinct. Et ce petit fait suffit pour dissiper momentanément l’extrême violence de la tension nerveuse, comme une piqûre d’aiguille suffit pour vider une vessie gonflée.

Toutes les particularités du jour terrible lui revinrent à la mémoire : la nouvelle imprévue, apportée aux Tourelles de Sarsa vers les trois heures de l’après-midi, par un courrier essoufflé qui balbutiait et larmoyait ; le départ foudroyant, à cheval, sous les ardeurs de la canicule, à travers les collines embrasées, et, pendant le trajet, les défaillances subites qui le faisaient vaciller sur la selle ; puis la maison pleine de sanglots, pleine d’un fracas de portes battues par la rafale, pleine du bourdonnement qu’il avait dans les artères ; et enfin, l’entrée impétueuse dans la chambre, la vue du cadavre, les rideaux qui se gonflaient et bruissaient, le tintement du bénitier pendu à la muraille…

Le fait avait eu lieu dans la matinée du 4 août, sans aucun préparatif suspect. Le suicidé n’avait laissé aucune lettre, pas même pour son neveu. Le testament par lequel il instituait George son légataire universel était de date déjà ancienne. Démétrius avait pris des précautions évidentes pour dissimuler les causes de sa résolution et même pour ôter tout prétexte aux hypothèses ; il avait eu soin de détruire jusqu’aux moindres traces des actes qui avaient précédé l’acte suprême. Dans l’appartement, on avait trouvé tout en ordre, dans un ordre presque excessif : pas un papier resté sur le bureau, pas un livre sorti des rayons de la bibliothèque. Sur la petite table, près du lit, l’étui des pistolets ouvert, rien de plus.

Pour la millième fois, une question se posa à l’esprit du survivant : « Pourquoi s’est-il tué ? Avait-il un secret qui lui rongeait le cœur ? Ou bien, est-ce la cruelle sagacité de son intelligence qui lui rendait la vie insupportable ? Il portait en lui-même son destin, comme je porte le mien en moi. »

Il regarda la petite vasque d’argent pendue encore à la tête du lit, contre la muraille, signe de religion, pieux souvenir maternel. C’était une œuvre élégante d’un vieux maître orfèvre émailleur de Guardiagrele, Andréa Gallucci, une sorte de joyau héréditaire. « Il aimait les emblèmes religieux, la musique sacrée, l’odeur de l’encens, les crucifix, les hymnes de l’église latine. C’était un mystique, un ascétique, le plus passionné contemplateur de la vie intérieure ; mais il ne croyait pas en Dieu. »

Il regarda l’étui des pistolets, et une pensée latente, au plus profond de son cerveau, se révéla comme dans une lueur d’éclair. « Je me tuerai, moi aussi, avec un de ces pistolets, avec le même, sur le même lit. » Après un court apaisement, son exaltation le reprenait, la racine de ses cheveux redevenait sensible. Il eut de nouveau la sensation réelle et profonde du frisson déjà éprouvé dans la journée tragique, lorsqu’il avait voulu soulever de ses propres mains le voile noir qui cachait la face du mort, et lorsqu’il avait cru découvrir, à travers les linges, le ravage de la blessure, l’horrible ravage produit par l’explosion de l’arme, par le heurt de la balle contre les os du crâne, contre ce front si délicat et si pur. En réalité, il n’avait vu qu’une partie du nez, la bouche et le menton. Le reste était dissimulé par des bandages plusieurs fois mis en double, peut-être parce que les yeux étaient sortis des orbites. Mais la bouche intacte, laissée à découvert par la barbe fine et rare, cette bouche pâle et fanée qui, lorsqu’elle vivait, s’ouvrait si doucement pour le sourire imprévu, cette bouche avait reçu du sceau de la mort une expression de calme surhumain que rendait plus extraordinaire le dégât sanglant caché par les bandages.

Cette image, fixée en une incorruptible empreinte, s’était gravée dans l’âme de l’héritier, au centre de son âme ; et, après cinq années, elle conservait encore la même évidence, entretenue par un pouvoir fatal.

En pensant que lui aussi s’étendrait sur le même lit, qu’il se tuerait avec la même arme, George n’éprouvait pas cette émotion tumultueuse et vibrante que donnent les résolutions soudaines ; c’était plutôt un sentiment indéfinissable, comme s’il se fût agi d’un projet formé depuis longtemps et admis un peu confusément, et que l’heure fût venue de le préciser et de l’accomplir. Il ouvrit la boîte, examina les pistolets.

C’étaient des armes fines, rayées, des pistolets de combat, de vieille fabrication anglaise, avec une crosse parfaitement adaptée à la main. Ils reposaient sur une étoffe vert clair, un peu usée au bord des compartimens qui contenaient tout ce qu’il fallait pour la charge. Comme les canons étaient d’un fort calibre, les balles étaient grosses, de celles qui, quand elles touchent le but, ne manquent pas de produire un effet décisif.

George en prit une, la soupesa dans la paume de sa main : « Dans cinq minutes, je pourrais être mort. Démétrius a laissé sur ce lit le creux où je me coucherai. » Et, par une transposition imaginaire, ce fut lui-même qu’il vit étendu dans la couche. Mais ce taret ! ce taret ! Il avait du rongement une perception aussi distincte et aussi effrayante que si l’insecte eût été dans son cerveau. Ce rongement implacable venait du lit, et il s’en aperçut. Alors, il comprit toute la tristesse de l’homme qui, avant de mourir, entend sous lui le taret qui ronge. En s’imaginant lui-même dans l’acte de presser la détente, il éprouva par tous les nerfs un tressaillement angoissé et répulsif. En constatant que rien ne le forçait à se tuer et qu’il pouvait attendre, il éprouva au plus profond de sa substance une émotion spontanée de soulagement. Mille fils invisibles le liaient encore à la vie. « Hippolyte ! »

Il se dirigea vers les balcons, vers la lumière, avec une sorte d’impétuosité. Un lointain de paysage immense, bleuâtre et mystérieux, se fondait dans la langueur du jour. Le soleil déclinait doucement sur la montagne qu’il inondait d’or, comme vers une maîtresse couchée qui l’eût attendu. Énorme et pâle, toute trempée de cet or liquide, la Majella s’arrondissait dans le ciel.