Albin Michel (p. 141-154).



DEUXIÈME PARTIE




I


— Quel décor !

Adrienne, accoudée à la terrasse du casino de Monte-Carlo, s’emplissait les yeux de lumière. Le bleu de la mer miroitait et chatoyait, reflétant le bleu scintillant du ciel pur. La clarté baignait ce panorama d’une gloire d’apothéose, ennoblissant les jardins factices d’alentour, les fausses grottes, les marbres en stuc, le désordre travaillé d’un paysage exotique dont les cactus, les arbres de Judée, les bosquets d’arbustes rares, les corbeilles d’iris, d’œillets, de capucines, dégringolaient, dans une avalanche savante, de la corniche jusqu’à la grève.

Descombes observa en souriant, embrassant cette nature artificielle d’un grand geste circulaire :

— On croirait avoir retrouvé le paradis terrestre si ça ne vous rappelait pas l’Opéra-Comique… C’est l’œuvre de Notre-Seigneur retouchée par Amable et Jambon.

Adrienne approuva, d’un regard amusé, la réflexion de son mari.

Edmond l’avait emmenée dans le Midi, — après la cérémonie nuptiale, célébrée strictement.

Honteux de son bonheur comme un larron d’amour, Descombes s’était gardé d’annoncer bruyamment son mariage ; et sa naturelle sagacité l’incitant à préserver sa jeune femme des mécomptes qu’entraîne un changement trop brusque de situation, il se réservait de la produire dans son cercle habituel lorsque nul ne songerait à reconnaître la dactylographe de Robert Labrousse.

À celui-ci, surtout, Edmond avait négligé d’apprendre l’événement : le député cherchait à se leurrer lui-même en attribuant sa détermination à des motifs de convenances, alors qu’il obéissait une sourde jalousie. Sans rompre ouvertement avec son meilleur ami, il souhaitait d’espacer peu à peu les relations qu’ils avaient ensemble en dehors des affaires. Adrienne et Robert ne pouvaient plus se rencontrer désormais. Descombes s’imaginait ce que serait une entrevue, dans ces conditions : quel malaise pèserait sur les trois personnages… Adrienne au supplice, Labrousse gêné ; et lui-même horriblement contraint, obligé de feindre l’ignorance par correction et de passer pour dupe par respect humain ; — avec l’angoisse intime de voir l’amour de la jeune femme se raviver au contact de Robert.

Le désir de l’éloigner de l’avocat avait poussé Descombes à quitter Paris comme on fuit un danger.

Et par un sentiment de gratitude envers ce pays qui possédait l’immense avantage d’être situé à trois cents lieues de la rue de Châteaudun, il ajouta avec conviction :

— N’importe, ç’a beau être truqué, préparé, disposé comme une toile de fond, ce panorama de Riviera… On ne peut empêcher les mimosas et les œillets d’exhaler leur parfum de vraies fleurs, le soleil de nous dispenser sa lumière naturelle, l’air de nous griser comme un vin généreux… et c’est rudement bon de s’aimer ici.

Il passa tendrement son bras sous celui d’Adrienne qui lui rendit sa pression avec une docilité machinale de jeune épouse résignée. Elle regardait au loin, l’œil vague, indifférente, absorbée, l’esprit ailleurs, si visiblement absente qu’Edmond plaisanta affectueusement :

— Madame est sortie ?

Elle s’excusa doucement :

— Je vous demande pardon, mon ami, que me disiez-vous ?… Je n’ai pas écouté.

Dès qu’il lui parlait d’amour, elle n’écoutait plus. Elle était charmante avec lui, facile, serviable, empressée. Elle lui témoignait l’obéissance morne et souriante avec laquelle une jeune mariée consciencieuse accepte la corvée conjugale. Et cette passivité de bête soumise qui se laisse tirer par son collier chagrinait plus profondément Descombes qu’une révolte haineuse devant le geste d’amour.

Edmond questionna, d’un ton de reproche :

— Quand te décideras-tu à me tutoyer, Adrienne ?

Elle rougit et balbutia :

— Mais je vous assure… je ne demande pas mieux… C’est malgré moi, je n’ai pas l’habitude… C’est très difficile, dans les premiers temps.

Edmond pensait : « Ce n’est pas difficile, quand un aime. » Une brève colère le souleva contre ce cœur irrémédiablement rebelle. Son action méritante d’homme riche qui épouse loyalement une fille pauvre valait la récompense de voir Adrienne se détourner de Robert pour s’attacher à lui. « L’ingrate ! »

Il lui lança un regard irrité : mais elle avait un pauvre petit visage si malheureux ; on sentait qu’elle faisait un effort si louable pour lui plaire, que l’énervement d’Edmond se fondit en pitié.

Il songea : « C’est ma faute. Je suis vieux. Je l’ai prise, la sachant amoureuse d’un autre. »

Il murmura, avec son indulgence désarmante :

— Tu ne pourras donc jamais t’habituer à mes caresses ?

Adrienne protesta :

— Je vous aime… J’ai tant de reconnaissance !…

D’un geste, il arrêta les paroles inutiles, le mensonge charitable ; et dit, en l’enveloppant de son regard pénétrant :

— Tu m’estimes… alors, prouve-le en m’honorant de ta sincérité. Un mari âgé doit être un père et un ami avant d’être un amoureux… c’est le confident bienveillant qu’on trouve en lui qui aide à tolérer l’amant.

Touchée, Adrienne baissa les yeux, afin de dissimuler les larmes qui brouillaient sa vue ; sa main crispée, appuyée sur le bras de Descombes, griffait l’étoffe du vêtement. Soudain, elle questionna avec une cruelle naïveté :

— Comment se fait-il que ce ne soit pas en aimant qu’on parvienne à se faire aimer ?

Edmond se domina, réprimant ses sentiments d’homme faible et affligé ; sentant qu’il fallait la conquérir par son esprit et qu’il lui restait la chance de séduire l’intelligence de la femme.

Il répliqua avec une légèreté apparente :

— Qu’est-ce qui charme, dans la mer ?… C’est qu’elle se retire sous nos pas. Pourquoi préfères-tu l’océan à la Méditerranée ? Pourquoi disais-tu, hier : « Ce n’est pas amusant de la regarder : elle est toujours là ! » Pourquoi Galatée fuit-elle sous les saules ?… Parce que la grande loi humaine nous porte à poursuivre tout ce qui s’éloigne, à tendre les bras vers ce qui nous repousse. Racine a écrit la définition de l’amour et nous passons notre vie sentimentale à jouer des variations sur le thème d’Andromaque. Ta question, Ninon l’a posée à Saint-Evremond, et cet homme subtil lui répond : « Pour fixer un amant, ce n’est pas assez (c’est peut-être même de trop) de l’aimer éperdument. Se livrer à l’impétuosité de son penchant, s’anéantir dans l’objet aimé, c’est la recette d’une amante sans discernement. Le cœur est un coursier fougueux dont il faut ménager la vivacité. Le peu d’intelligence avec laquelle on ménage ses sentiments, la possession trop entière, trop facile, trop continue, voilà la véritable source des dégoûts… Nous ne voyons pas qu’un bonheur plus égal et plus durable aurait été le fruit de notre modération. »

Il conclut avec une ironie triste, se moquant de lui-même :

— Et voilà pourquoi tu peux être certaine de ne jamais lasser ton mari, ma chère.

— Méchant !

Elle lui donnait une tape sur le bras, avec un air de fâcherie courtoise. Edmond proposa :

— Veux-tu entrer au casino ?

— Volontiers.

Ils se dirigeaient vers les salons toujours peuplés de leur foule cosmopolite, toujours luxueux, toujours pareils, sauf qu’on n’y entend plus parler allemand. Nombre de femmes poudrées, maquillées, vêtues à la dernière mode, circulaient dans l’atrium, y promenant leur beauté tapageuse dans un sillage de parfums violents.

Tout à coup, l’appel de son nom fit sursauter Descombes :

— Edmond… Quelle bonne surprise !

Fendant la foule, Robert Labrousse s’avançait vers son ami, les mains tendues.

Souriant, fringant, comme rajeuni au contact de cette vitalité méridionale qui rayonne sur la côte d’Azur, l’avocat — veston d’homespun gris, pompon de bluets à la boutonnière — escortait triomphalement les perles et les dentelles rares de Mlle  Mistiche, parée comme un joujou de luxe.

Descombes, atterré, s’était figé sur place. Aérienne avait pâli et se mordait nerveusement les lèvres.

Arrivé auprès d’Edmond, Robert reconnut soudain Adrienne. Réprimant un haussement de sourcils étonné, il s’inclina silencieusement devant la jeune femme ; puis, s’adressant au député :

— Je suis bien content de te rencontrer… Il y a une éternité que nous ne nous sommes vus… Pourquoi ne m’avais-tu pas parlé de ce voyage, cachottier ?

Et son regard intrigué, coulant une œillade oblique vers Adrienne, s’expliquait le mystère : Edmond dissimulait sa récente liaison, peu soucieux sans doute de braver le ridicule aux yeux d’un ami à qui il avait si chaleureusement prôné la vertu et la vaillante pauvreté de la jeune fille. Et, ressentant ce vague et traditionnel dépit du mâle en face de la conquête d’un autre, même lorsqu’il ne l’envie pas, Robert songea : « Elle s’est rapidement consolée. »

Adrienne, muette et roidie, ne pouvait se défendre de jeter un coup d’œil du côté de Mistiche ; un coup d’œil féminin détaillant, enregistrant une robe avec la promptitude d’un kodak : aujourd’hui, la jeune Mme  Descombes, initiée, assouplie aux règles des colifichets, ne se laissait plus imposer par l’élégance cabotine de la théâtreuse ; devant l’actrice vêtue d’une délicieuse toilette de soie molle, Adrienne, relevant toutes les fautes de goût — col trop échancré, étoffe trop riche, bijoux trop voyants pour le matin — sentait sa propre supériorité dans son simple tailleur bleu, de bonne coupe, qu’égayaient sobrement la blancheur éclatante du col de lingerie et le ton fauve des bottines de cuir assorties aux gants de Suède.

Labrousse continua, sans attendre de réponse à sa question :

— Ce n’est pas chic, de la part d’un véritable ami… Nous aurions pu partir ensemble.

Inconscience ou bien, au contraire, cruauté calculée, il sourit franchement en regardant Adrienne :

— Voyons, mon cher Edmond… Ça n’aurait pas été la première fois qu’échappant aux affaires, aux tracas de la vie courante, nous nous serions octroyé de concert quelques semaines de libres vacances en compagnie de nos amies. Ne suis-je donc plus ton vieux camarade que tu te sauves de moi pour être heureux ?

Étonné du mutisme persistant de Descombes, Robert brusqua :

— Nous allons rattraper le temps perdu, hein ?… Veux-tu que nous déjeunions ensemble ? Puis, après, nous organiserons quelque excursion pour distraire ces dames… J’ai encore plusieurs jours de liberté : Cécile me croit en affaires avec mon client de Bourges. Je reste jusqu’au 15, avant de rejoindre ma femme… Profitons-en…

Alors, se décidant à parler, Edmond répliqua froidement :

— Impossible… parce que moi, justement, je suis ici avec la mienne.

Labrousse murmura, d’un ton interrogateur :

— Adrienne… ?

Mme  Descombes ; rectifia le député.

Malgré son aplomb, l’avocat demeura interdit. Il voulut balbutier :

— Mon cher, excuse-moi… j’ignorais… je…

Ce fut Mistiche qui sauva la situation. Avec la désinvolture méprisante que cette jeune personne employait devers ses amis, elle saisit Robert par le bras en chuchotant impérieusement :

— Allons, viens… gaffeur !

Resté seul avec Adrienne, Edmond n’osait parler : quoique déplorant tout autant qu’elle cette rencontre, quoique innocent et désolé, il n’ignorait point que l’homme qu’on n’aime pas est rendu responsable de toute malencontre ; et il craignait que sa première parole n’irritât la jeune femme.

Adrienne soupira enfin :

— Quel goujat !

Son regard enveloppa son mari avec une satisfaction mêlée de gratitude : grâce à cet honnête homme, elle avait pu, tout à l’heure, paraître devant Robert Labrousse dans tout son prestige de femme honorable, respectable, à laquelle on devait épargner les promiscuités demi-mondaines. Quel triomphe !

À cet instant, elle aimait, elle croyait aimer véritablement Edmond qui lui valait cette victoire d’amour-propre. Et elle ne discernait pas que cet élan de gratitude n’était qu’une forme de la passion haineuse que lui inspirait désormais Robert Labrousse.

Elle murmura tendrement :

— Quelle différence entre lui et… toi !

Pénétré de joie, Descombes songea : « Elle ne l’aime donc plus : elle m’a tutoyé. »

Et tous deux, dupes sans le savoir, se réjouirent de ce rapprochement sentimental où leurs âmes meurtries croyaient s’unir grâce à celui qui les séparait.