Albin Michel (p. 155-178).



II


Il est rare que le mépris de l’amour n’engendre pas le culte de l’amitié. Don Juan — amoureux de l’amour, s’il méprise la femme — reste superbement isolé au milieu des hommes. Vautrin pleure la mort de Rubempré comme celle d’un enfant.

Ayant toujours traité les femmes avec une condescendance défiante, incapable de leur accorder plus que son désir de sensuel indifférent, Robert Labrousse sentait fondre toute sa sécheresse en face d’Edmond Descombes. Il lui vouait une de ces amitiés comme en noue le collège : ces amitiés-là résistent au temps, à la connaissance approfondie des caractères même opposés ; car elles sont faites de la communion des premières joies, des premières impressions, des premières déceptions ; et l’égoïste les éprouve au même degré que le sensitif : ce que nous chérissons si tendrement dans un ami d’enfance, c’est le souvenir ému de notre propre jeunesse.

Après la rencontre du casino, Robert avait d’abord cédé aux instigations de Mistiche qui voulait quitter Monte-Carlo. Obéissant à la susceptibilité spéciale des créatures de sa classe, la jeune actrice se souciait peu d’affronter de nouvelles rencontres où le ménage Descombes, affligé d’une soudaine myopie, affecterait de ne point voir Robert pour éviter de saluer sa compagne.

Labrousse songeait : « Quelle aventure stupide !… Comment Edmond a-t-il pu commettre la sottise d’épouser brusquement, secrètement, Adrienne ? Par quelle ruse l’a-t-elle capté ? »

Ce mariage soudain, dénouant d’une manière aussi imprévue son propre roman avec la dactylographe, l’incitait à juger Adrienne ainsi qu’une intrigante habile : déçue dans son espoir de liaison brillante, la fine mouche avait su tourner aussitôt ses roueries d’un autre côté et prenait Edmond au piège de l’union légitime.

« Elle est plus forte que je ne pensais ! »

Ce jugement de Parisien averti, rompu à tous les manèges féminins, était bien combattu par ce doute de l’amour-propre blessé — et lucide :

« Cependant, elle semblait sincère en m’avouant son amour… et je ne suis pas un naïf comme Descombes ! »

Mais Robert était condamné à la méfiance éternelle par son caractère d’homme expérimenté : empoisonné de scepticisme, il devenait inaccessible à certains sentiments. La conduite de Descombes, l’eût-il connue tout entière, lui eût inspiré une pitié dédaigneuse. Le désarroi d’Adrienne n’était plus qu’un calcul adroit à ses yeux. Au demeurant, les apparences justifiaient pleinement les conjectures de l’avocat.

Il en concluait : « Je ne peux pas les revoir, dans ces conditions… En effet, mieux vaut partir. »

Mais sitôt ce souci écarté, voici qu’il réfléchissait : « Si je m’en vais ainsi, je froisse la vanité de la petite Forestier… (je ne m’imagine pas qu’elle est Mme  Descombes)… et si je blesse Adrienne, c’est la rupture avec Edmond… Allons, cela, c’est impossible ! Après vingt ans d’affection, nous serions séparés par la faute de cette femme qui est la plus dangereuse détraquée si elle n’est pas la plus intelligente calculatrice ? »

Il finissait par accepter le fait accompli :

« Après tout, qu’est-ce que cela peut me faire qu’Edmond ait conclu un sot mariage, s’il en est content ? Et puisque Adrienne a su se débrouiller sans me causer de préjudice personnel, pourquoi lui en tiendrais-je rigueur ? Parce qu’elle a cherché auparavant à me « monter le coup » ? Mais elle a échoué ; ma rancune serait dénuée de fondement. Et je serais donc le seul à me plaindre dans cette aventure dont Descombes est l’heureuse victime ? »

Il avait un geste résolu :

« Non. Edmond ignore sans nul doute la préface du roman où la jeune personne voulait me réserver le personnage de héros : il n’éprouvera aucune gêne à me voir en présence de sa femme. Quant à elle, elle doit mourir d’envie de s’exhiber dans son rôle de Dame. Eh bien ! puisque Mme  Descombes il y a, traitons Mme  Descombes suivant son rang ; et tout sera pour le mieux aux yeux du meilleur monde. »

Il résulta de ses méditations qu’il laissa Mistiche repartir seule pour Paris. Il savait qu’Edmond descendait ordinairement à l’hôtel Thulette, pendant ses séjours à Monte-Carlo. Il s’y présenta, à tout hasard. Au moment de demander le député, il songea : « Peut-être ont-ils décidé de partir, eux, pour ne plus me rencontrer ? »

Un léger frémissement l’agita, dans le bureau de l’hôtel, en regardant l’employée préposée au téléphone appeler le voyageur réclamé. Mais le disque lumineux correspondant au numéro de la chambre s’éclairait ; et Robert entendit qu’on lui disait :

— M. Descombes est dans son appartement et prie monsieur Labrousse de monter.

Après avoir revu Me  Labrousse, Adrienne ne fut pas longtemps dans l’erreur des véritables sentiments qu’elle éprouvait : cette secousse violente, cette haine passionnée, cette souffrance aiguë, tout cela c’était encore de l’amour sous une autre forme. Tant qu’il fait battre notre cœur — même d’une émotion vindicative — l’homme que nous avons aimé reste redoutable.

Adrienne traduisait d’instinct cet état d’âme par une expression juste :

« Il m’impressionne toujours ! »

Que ce fût en bien ou en mal, elle était impressionnée : ses nerfs vibraient trop douloureusement ; et l’aversion qu’elle croyait ressentir la troublait comme du désir.

Foncièrement loyale envers son mari, Adrienne comprit que l’éloignement seul vaincrait son inconcevable faiblesse vis-à-vis de Robert. Comme elle pénétrait à cette minute l’exactitude de ce terme : « avoir un faible pour quelqu’un » ! Elle voulut suivre le sage conseil de Napoléon et fuir courageusement le danger tentateur.

Elle aussi murmura : « Il faut partir. »

Une pensée soudaine la jeta dans une perplexité poignante :

— Mais si je demande à quitter brusquement Monte-Carlo, Edmond devinera que j’ai peur de Robert !

Ne sachant que résoudre, elle jugea préférable d’attendre en silence, de s’abandonner au hasard ; espérant que Descombes, jaloux, serait le premier à souhaiter un départ opportun et qu’ainsi elle se verrait exaucée sans avoir excité les soupçons de son mari.

Ç’avait bien été, en effet, l’intention d’Edmond : sous le coup de cette rencontre imprévue, il envisageait le départ comme une délivrance. Cependant, le député était d’un caractère trop pondéré pour céder à une impulsion irréfléchie. En pesant les conséquences de cette décision, il avait craint qu’Adrienne n’interprétât son geste ainsi qu’une suspicion fondée sur le passé. Avec un tact infini, Descombes sentait que plus un mari est instruit de l’amour que réprime sa femme, plus il doit lui faire confiance. La liberté qu’il laisserait à Adrienne ne pourrait que la fortifier davantage contre Robert Labrousse. C’était à elle de prendre l’initiative d’une détermination.

Chacun, par un même sentiment de fausse honte, abandonnait à l’autre le soin d’assumer la responsabilité du lendemain. Sans s’en douter, Edmond et Adrienne songeaient comme Labrousse, mais avec une arrière-pensée de soulagement : « Peut-être a-t-il pris les devants et s’en est-il allé pour nous éviter ? »

Descombes était seul, lorsqu’on lui annonça la visite de Robert Labrousse ; Adrienne passait maintenant une partie de ses journées autour du tapis vert — le jeu n’est-il pas le dérivatif même de l’amour ; le désir cupide, l’antidote du désir sensuel ? Le jeu, dont l’émotion enlaidit le masque de la femme et annihile l’intelligence de l’homme… Adrienne le percevait obscurément et tâchait à s’enfiévrer devant une masse de billets, appelant le secours d’une passion malsaine pour chasser l’amour morbide.

Au nom de Robert, Edmond Descombes avait l’abord froncé les sourcils ; puis, son visage s’éclaira ; il eut un geste de décision brusque, et répondit avec empressement :

— Faites monter tout de suite M. Labrousse !

Il voulait mettre à profit l’absence de sa femme. Une inspiration soudaine, basée sur le caractère de Labrousse, lui dictait sa conduite ; il entrevoyait la solution du triple dilemme. Comme toutes les natures nettes, courageuses et créées pour la lutte, Edmond Descombes n’évitait point l’obstacle ; le danger, qui énerve les caractères faibles, calmait au contraire ce combattif et lui donnait une lucidité plus aiguisée.

Labrousse, également énergique, avait compris qu’il était nécessaire de préciser la situation du premier coup ; d’ailleurs, l’arme qu’il fallait employer ne lui était-elle pas familière ? L’avocat — du temps qu’il appartenait encore au barreau — avait gagné de plus mauvais procès par ses arguments oratoires.

Ce fut donc avec assurance, sans rien témoigner de sa gêne intime, que Robert entra vivement dans le petit salon où l’attendait son ami. Tout de suite, un léger détail, lui sautant aux yeux, le fit murmurer en lui-même : « Diable !… Il l’aime avec passion. » On n’avait rien modifié au décor impersonnel de cette pièce d’hôtel : seul, un portrait d’Adrienne, posé sur la cheminée, tranchait sur la banalité du reste. Et ce soin significatif, ce besoin d’avoir constamment l’image de sa femme sous son regard, révélait à l’observateur sagace la profondeur de cet attachement.

Robert commença d’une voix persuasive, en serrant affectueusement les mains de Descombes :

— Mon cher ami, je viens m’excuser d’une étourderie bien involontaire que je déplore plus que tu ne peux l’imaginer… En te revoyant brusquement, avant-hier, en reconnaissant Adrienne, ignorant ton mariage, j’ai commis une erreur dont j’ai un regret infini… Je ne te demande point de pardon, car tu es un peu fautif : pourquoi m’avoir caché cela, à moi : ton meilleur ami ?… Mais je serais absolument navré d’avoir offensé Mme  Descombes… Inutile de te dire que j’ai expédié Mistiche par le train rapide…

— Tais-toi, vieux ! interrompit doucement Edmond.

Le ton de bonhomie, l’interpellation familière soulageaient Robert de son appréhension : mais pourquoi se sentait-il inquiet sous le regard scrutateur dont l’enveloppait le député ?

Descombes reprenait, avec sa bonne grâce quelque peu goguenarde :

— Mon cher ami, tu ne touches pas là ma corde sensible : je n’ai que faire de ton acte de contrition, car je me soucie fort peu que tu aies froissé ma femme… Que son humeur ne t’importe point… Ce n’est pas ici le sujet qui nous intéresse. Tu es venu, parce que tu as craint que notre amitié ne fût en péril, que le choc d’avant-hier ne l’eût ébréchée, hein ? Tu m’aimes bien, Robert, et ta démarche signifie clairement que tu redouterais une rupture entre nous…

— Mon cher, tu exprimes mon exacte pensée.

— Moi aussi, Robert, je tiens à ton affection ; mais je tiens également à ce que tu ne me prennes pas pour un imbécile.

— Que veux-tu dire ?

— Que ce n’est pas en t’aliénant le cœur de Mme  Descombes que tu risques de compromettre notre vieille camaraderie… au contraire… et tu le sais bien.

Robert le regardait d’un air incertain. Edmond appuya :

— Tu es capable de me tromper charitablement pour m’épargner la révélation inutile d’un fait susceptible de me peiner ; mais tu es incapable de me tromper déloyalement, n’est-ce pas ?

Labrousse crut deviner ; prudemment, il se tut, résolu au silence tant qu’Edmond n’ajouterait rien de décisif.

Descombes constata, avec une subtilité pénétrante :

— En effet, tu en es incapable… puisque tu ne me réponds pas : « Je ne t’ai jamais trompé ! »…

Robert éprouva une émotion qui rosit légèrement ses joues mates. Il se contenta de dire simplement :

— Étant donnée notre situation, c’est à toi à parler d’abord.

— Tu as raison.

Descombes poursuivit flegmatiquement :

— Mon ami, j’ai eu l’idée d’épouser Adrienne Forestier le jour où je l’ai rencontrée sortant de chez toi qui venais de la congédier pour des motifs que j’avais prévus depuis plusieurs mois alors que vous ne les soupçonniez ni l’un ni l’autre… Ne t’étonne pas de ma perspicacité, Robert : j’aimais secrètement Adrienne, d’un amour timide d’homme âgé qui ne peut qu’être paternel s’il possède assez de bon sens pour n’être pas grotesque… L’effondrement d’Adrienne, après sa déception amoureuse, devait la conduire au suicide si elle restait assez forte pour ne point sombrer dans la débauche — cet écueil des passions aigries… J’ai jugé qu’en donnant mon nom à cette enfant, je la sauvais par cette diversion salutaire : un titre honoré, une vie honorable — se résumant en ces mots : devenir une femme mariée. Et je payais ainsi, d’une bonne action, le droit de jouir d’un bonheur qui n’est plus de mon âge.

L’ironie de Robert Labrousse s’émoussa, vaincue par cette simplicité touchante. Franchement attendri, l’avocat murmura d’une voix émue :

— Tu es un brave homme.

Edmond riposta avec une nuance de gouaillerie.

— Ce qui ne veut pas toujours dire qu’on soit une bonne bête.

Il ajouta d’un air sérieux :

— Je suppose que la suite de notre entretien te le prouvera.

Et continua tranquillement :

— Adrienne n’a pas cessé de t’aimer…

Robert eut un sursaut ; son attitude signifiait : « C’est toi qui me dis cela ! » mais ses lèvres prononcèrent :

— Elle n’a donc pas su t’apprécier ?

Descombes répliqua brusquement :

— Mon cher, puisque nous avons résolu d’être francs, renonce à ces phrases de politesse… Adrienne est très douce, très bonne, très reconnaissante. Elle s’efforce sincèrement d’être une épouse parfaite ; et je ne doute pas plus de sa fidélité, le cas échéant, que je ne doute de ta loyauté d’ami… mais ce sont toujours des phrases, des phrases inutiles et bêtes. Faut-il donc être trompé dans sa chair pour avoir le droit d’être jaloux ? Est-ce que la félonie d’une pensée rebelle à elle-même qui, sous vos yeux, malgré vous et malgré elle, subit la hantise d’une autre possession, ne vous fait pas autant souffrir ? Adrienne me trahit sans être coupable, parce qu’elle m’a donné sa personne sans me donner son cœur. Depuis que nous vivons ensemble, je la vois à toute minute lutter contre le mauvais souvenir, tressaillir, s’engourdir, rêver ; puis, se réveiller avec un sursaut brusque et des yeux vagues… Son âme se rejette en arrière, obéissant à une attraction inconsciente. Et je ne puis lui en vouloir !… Comprends-tu : il y a des moments où cela me soulagerait d’avoir un grief effectif contre elle, de lui adresser des reproches, de la quereller… Mais je suis juste. Elle ne m’a pas pris en traître : c’est moi qui l’ai prise avec ses chagrins, sa déraisonnable imagination, ses chers défauts que je chéris… Où puiserais-je la force de lui en vouloir ?… Seulement, je commençais à me décourager. Je recouvre un peu d’espoir en te revoyant.

Robert questionna d’un air interloqué :

— Je ne comprends pas… Qu’attends-tu de moi ?

Il ajouta d’un ton hésitant :

— Je supposais que ton désir était de m’éloigner de ta vie.

— Pas du tout… au contraire.

Descombes déclara lentement :

— Je compte sur ta présence pour effacer ton souvenir.

Il expliqua :

— J’avais d’abord songé à espacer nos relations… et puis, j’ai réfléchi : ton absence ne modifierait rien. Adrienne a été attirée vers toi parce que tu lui plaisais, évidemment ; mais aussi, mais surtout parce que tu étais distant, étranger, inaccessible, dans tout ton prestige d’homme indifférent et de supérieur… Je viens te demander, au nom de notre amitié, de dissiper cette impression. Éloignée de toi, Adrienne t’évoque tel que tu fus à ses yeux. Si, à la faveur de ce rapprochement imprévu, elle te revoit sous un autre jour, si tu deviens pour elle un autre homme, si tu parviens à la désenchanter, n’est-ce pas le secret de sa guérison ?

Amusé par cette idée, Robert Labrousse s’écria gaiement :

— Ah ! j’ai compris… J’ai déjà vu la même chose au cinéma : tu désires que je joue le rôle du héros qui, dans le but de déplaire à son admiratrice romanesque, feint successivement tous les vices pour la plus grande joie du spectateur ? Faut-il que j’affecte un penchant immodéré à l’égard de la fine champagne et que je vous donne le spectacle d’une ivresse drôlatique ? Je me griserai même pour de bon, si ça peut t’être agréable. Préfères-tu que j’aie des manières grossières aux repas — elle ne m’a jamais vu à table et ne pourra comparer ; — que j’essuie les assiettes avec mon pain ou que je noue ma serviette derrière l’oreille ?… Les femmes n’ont pas de pitié, devant le ridicule. Parle… Je suis prêt à me rendre odieux… Mon cher Edmond, j’ai l’air de blaguer, mais au fond je souhaite très sérieusement de te délivrer du mal que tu souffres, même aux dépens de ma dignité et de mon amour-propre. Tu connais mieux que moi le caractère d’Adrienne. Décide… Que dois-je faire ?

— Fais-lui la cour.

— Hein ?

Robert considérait son ami avec stupeur. Edmond reprit :

— Tes procédés seraient enfantins : on ne se rend pas odieux en le faisant exprès ; on n’apprend pas plus la vulgarité que la distinction ; et seul, un acteur professionnel peut nous donner la comédie… Tu n’as pas l’air de te douter qu’Adrienne est une femme très intelligente ; pour qu’elle ne soupçonne point notre connivence, il faut employer une tactique autrement raffinée. Tu dois arriver à exciter son antipathie sans paraître agir à dessein… Après notre entrevue, elle a eu un mot qui m’a fait plaisir en parlant de toi ; elle s’est écriée : « Quel goujat ! »

— Merci bien !

— Mon cher ami, pardonne-moi : j’étale mes sentiments avec la naïveté d’une vraie douleur et cela est très comique en apparence.

— Mais le moyen que tu me proposes me semble aléatoire, peut-être périlleux… et à coup sûr fort embarrassant pour moi. Je veux bien m’efforcer d’être désagréable à l’égard de Mme  Descombes…

— Tu étais bien peu aimable avec elle : cela atténuait-il son sentiment ?… Tandis que je sais Adrienne probe, fière, droite ; et c’est sur sa droiture que je table en te priant d’être cynique et perfide.

— Comment ?

— En simulant ce sentiment très humain de corruption un peu complexe qui porte un homme à désirer la femme qu’il a dédaignée lorsqu’elle l’aimait ; s’il la rencontre un jour au bras d’un autre ; et si, de surcroît, il trompe ainsi son meilleur ami…

Robert ne put s’empêcher de sourire, tant la remarque était juste à ses yeux de désabusé sceptique. Descombes continua :

— Je ne doute pas de ton honnêteté, je te le répète ; ensuite, je te sais trop léger, trop sain, trop bien équilibré pour être dépravé… Mais Adrienne ne te connaît pas foncièrement. Si elle te suppose capable d’éprouver un revirement galant dû à des mobiles aussi bas, de traiter avec le même mépris pervers ma confiance d’ami et son honneur de femme, je crois qu’elle aura un élan d’indignation qui primera toute autre passion… Je te prie de jouer un assez vilain rôle, mon pauvre Robert, et j’ai une façon bizarre de faire appel à ton dévouement…

Labrousse objecta :

— Ce n’est pas cela qui m’importe… Ce qui me rend perplexe, c’est l’audace du stratagème : tu traites la vie comme un vaudeville à ficelles… En théorie, tout peut se plaider. Dans la pratique, je me méfie d’une ruse inédite comme d’un explosif nouveau : serait-ce la plus belle invention du monde, le premier qui l’expérimente risque de tout faire éclater… Écoute-moi, mon cher… La solution la plus simple consiste à m’éloigner… J’étais entré ici avec des intentions très différentes : mais j’ignorais le degré de sincérité d’Adrienne à mon égard tant que tu ne m’avais pas éclairé sur les circonstances de votre mariage… Je ne suis guère fat et je rougis stupidement à l’idée de te dire : prends garde… ne joue pas avec ses sentiments. Personnellement, je ne crains aucune défaillance : je n’étais pas amoureux de Mlle  Forestier et il me serait impossible de manquer de respect à Mme  Descombes. Pour cette raison même, je ne saurais pas feindre avec habileté… Et elle ? Es-tu certain du résultat qu’on obtiendrait auprès d’elle, par cette imprudente comédie ?

— Quand un être est atteint d’un mal tenace, peut-on certifier l’efficacité d’un remède héroïque ? Néanmoins, on l’essaie quand même.

— Mon cher Edmond, je me sens profondément ridicule : je ne puis m’expliquer encore par quelle aberration cette enfant un peu folle a pu ressentir un caprice aussi persistant pour un homme sans jeunesse et sans attrait particulier ?

— Chez la femme qu’on aime, un caprice persistant se nomme constance ; chez celle qu’on n’aime pas, il se nomme démence.

Edmond Descombes ajouta d’un air réfléchi :

— Jusqu’à présent, je n’ai paru songer qu’à influencer la noblesse, la dignité de ma femme… Mais c’était également avec l’arrière-pensée d’atteindre du même coup les régions moins élevées de son âme… Tu t’étonnes, sans vanité, d’avoir excité un intérêt aussi prolongé… Qui sait si ce n’est ton indifférence qui l’a provoqué involontairement ? C’est la femme qu’on n’a jamais eue qui vous laisse l’illusion inassouvie de la maîtresse rêvée. Transpose cette sensation masculine dans un cœur féminin… L’effet est analogue. En amour l’inconnu est une séduction : on est toujours irrésistible — avant. Il y a peut-être autant de dépit déçu que d’amour vrai au fond de l’attachement instinctif d’Adrienne. Si elle voyait fondre la glace de ton insensibilité irritante, si tu devenais le banal solliciteur de galanterie qu’une jolie femme traite en mendiant, peut-être perdrais-tu une partie de ton prestige à ses yeux dessillés. Fière et satisfaite, l’orgueil apaisé, elle murmurerait avec un secret désappointement : « Lui aussi, il était comme les autres ! » Vois-tu, nous avons une certaine manière bébête, brutale et maladroite d’exprimer notre désir à une femme qui la dégoûte instantanément de nous. C’est cela, comprends-tu, que je souhaite…

Le député gronda sourdement, avec une bouffée de passion inattendue :

— Il y a des moments où je me demande si je n’aurais pas préféré qu’elle eût été ta maîtresse et qu’elle ne t’aimât plus !

— Tu dis cela parce que justement cela n’est pas. L’irréparable fait, c’est la possession physique…

— Elle compte si peu pour certaines ! Nous n’avons la conviction d’être aimés que lorsqu’une créature met toute son âme à nous livrer son corps.

— Sentimental !

Cessant de discuter, Robert reprit brusquement :

— Puisque tu y tiens absolument, je veux bien tenter cette démarche absurde… à la condition que cette tentative soit unique, brève, et que tu t’en rapportes à mon opinion si je sens, dès l’abord, que nous faisons fausse route…

— Entendu… Le plus tôt sera le mieux, n’est-ce pas ? ajouta Descombes, un peu nerveux.

Il donna ces indications d’une voix rapide, légèrement saccadée :

— Adrienne est au casino. Tu peux l’y retrouver facilement et la raccompagner… ici. Va !

Et son geste fébrile semblait le renvoyer plutôt que l’envoyer.