Albin Michel (p. 119-140).



IX


Après avoir remis à la hâte son manteau et son chapeau, Adrienne Forestier s’était empressée de quitter l’étude ; soucieuse d’échapper aux curiosités environnantes.

Elle dégringolait rapidement l’escalier et, sous le vestibule, se heurtait rudement contre quelqu’un qui entrait. Elle s’excusa brièvement, sans même regarder ce client de Robert :

— Pardon, monsieur.

Et voulut poursuivre sa route. Mais deux mains l’immobilisaient, étreignant affectueusement ses épaules. Une voix bien connue l’interrogeait avec cordialité :

— Eh bien, Adrienne !… Où courez-vous donc, si vite ?

Edmond Descombes, retournant sur ses pas, attirait la jeune fille au grand jour : alors, il s’aperçut du désordre où elle était ; il remarqua sa figure contractée, ses yeux douloureux… Il s’inquiéta.

Adrienne eut d’abord un mouvement de dépit : le député venait rarement au bureau de Labrousse. Et le hasard l’amenait, juste aujourd’hui !… S’il était arrivé cinq minutes plus tard, seulement : elle évitait une rencontre embarrassante. Mais lorsqu’elle considéra le visage d’Edmond Descombes, elle éprouva un tel réconfort devant la sympathie et l’intérêt qu’exprimaient ce regard bon qui la plaignait et ces lèvres émues qui se retenaient de prononcer les questions importunes, que son chagrin se soulagea soudain dans une explosion brusque. Heureuse de pouvoir pleurer enfin ces larmes qui l’étouffaient, Adrienne, sanglotante, se jeta sur la poitrine de son vieil ami en gémissant :

— Oh ! Descombes… Mon cher Descombes… J’ai de la peine ! Je souffre beaucoup !

Descombes était un brave homme. Il ne songea pas un instant à s’offusquer des œillades intriguées des passants, qui s’ébaudissaient à la vue de ce monsieur correct consolant cette jeune femme en larmes sous une porte cochère. Serrant tendrement Adrienne contre lui, il demanda :

— Voyons, voyons… Qu’est-ce qui se passe, mon petit enfant ?

— Il m’a congédiée ; balbutia la jeune fille.

— Patatras ! s’exclama Descombes. Ça y est !…

Il devinait une partie des choses, se souvenant des soupçons qui l’avaient assailli, le mois passé, et qui s’étaient confirmés devant l’attitude d’Adrienne.

Il songea : « Bigre !… Ç’a été plus vite que je ne l’aurais cru… Dame ! Avec cette jeune exaltée… »

Puis, comme il voulait confesser Adrienne et que l’endroit où ils stationnaient était peu propice aux confidences, le député entraîna la jeune fille dans un café voisin.

Il la fit monter au premier. Ils allèrent s’asseoir au fond d’une grande salle de restaurant, entièrement déserte à cette heure. Un garçon silencieux leur apporta une bouteille de porto et s’éclipsa discrètement : Descombes était un de ces hommes compromettants qui, dès qu’ils escortent une femme, donnent l’impression d’être en bonne fortune ; même lorsqu’ils se trouvent avec la plus innocente compagne.

Adrienne s’était laissé emmener inconsciemment. Elle considérait avec une sorte de stupeur l’endroit où elle était. Les objets lui apparaissaient déformés et brumeux, à travers la buée de ses larmes. Elle était assise près d’une large fenêtre ; ses yeux se portèrent au dehors : dans le va-et-vient des autobus, le défilé incessant des piétons, la cohue des voitures, elle retrouva l’aspect familier du carrefour Châteaudun. Alors, elle se rappela ; pensa même à s’informer :

— Mais vous alliez à l’étude pour affaire… Est-ce que je vous ai empêché ?…

— Ce que je m’en moque, de mes affaires ! interrompit Descombes. Elles ne sont pas urgentes… Racontez-moi ce qui vous arrive, ma petite amie… Ne vous gênez pas : j’en sais déjà la moitié. Il y a bien des choses dont j’ai eu l’intuition… Je ne vous ai rien dit… À quoi bon ! Essayer d’enrayer le mouvement ?… J’étais impuissant ; je le sentais : je n’ai rien tenté. Et puis, des tas d’occupations m’ont tenu éloigné de vous, de Robert, depuis le mois dernier… Ah ! sacristi ! Vous avez fait de la belle besogne, vous, pendant ce temps-là. Vous voyez que je suis au courant de ce qui a dû se passer… J’avais prévu les événements, il y a belle lurette… Tenez : rien qu’au ton de votre voix, quand vous prononciez son nom : « Me  Robert Labrousse… » Ah ! vous aviez une façon d’articuler ça… c’était comme une caresse sonore. Vous pouvez tout me dire, allez, mon petit : je suis renseigné. Parlez, parlez… ça vous fera du bien. Il ne faut pas concentrer son mal : on risque de le conserver. Raconter sa douleur, c’est ouvrir un flacon : d’abord, l’odeur semble plus forte ; et puis, à la longue, tout finit par s’évaporer. Délivrez-vous de vos peines en me les confiant, mon enfant : je suis moins bavard qu’un roseau.

La bonhomie spirituelle d’Edmond apaisait peu à peu Adrienne. Elle s’efforça de sourire ; et parvint à murmurer d’une voix un peu voilée :

— Eh bien ! voilà… C’est vrai : je l’aime… Lui, ne m’aime pas. Alors, quand il s’en est aperçu, il m’a renvoyée… Je suis idiote, n’est-ce pas, mon bon Descombes ?… Mais je n’ai pas pu m’en empêcher… Si vous saviez quelle scène mortifiante il m’a faite !

Sa figure ardente était toute pétrie d’amour ; un fluide de désir émanait de sa chair pâle, de ses lèvres entr’ouvertes et de ses prunelles luisantes. Edmond Descombes s’attardait à la considérer : une impression d’art se dégageait de cette face exsangue aux maxillaires saillants, aux traits nettement dessinés ; dont l’ovale délicat se détachait sur le fond de sépia des cheveux à demi dénoués. Elle rappelait ces têtes douloureuses qui sont peintes en tonalités blafardes, avec des creux d’ombre verdâtre, dans les tableaux de certains maîtres espagnols. Et parce qu’Adrienne lui semblait belle, Descombes éprouva un sentiment bien masculin d’irritation contre Labrousse : cet animal de Robert n’était pourtant pas irrésistible… Comment avait-il pu ensorceler cette jolie fille ?

Aussi, fut-ce très sincèrement que le député essaya de désabuser Adrienne en entreprenant une critique acerbe sur son ami :

— Enfin, ma petite amie, qu’est-ce qui vous a plu, en lui ?… Il n’a plus l’âge de Lovelace !

— Il devait être beaucoup moins bien quand il était jeune ; riposta vivement Adrienne. Mon cher ami, les femmes ne vous séduisent qu’à la condition de paraître vingt ans ; alors, vous ne comprenez pas que les yeux d’un homme qui a vécu exercent sur nous une attraction spéciale, invincible…

— Mais Robert est un être quelconque, sans mérite extraordinaire, fichtre !… De plus, il ne possède aucune sensibilité… Il est sec, égoïste… Il commence d’avoir des rhumatismes et il perd ses cheveux.

— Vous m’avez dit un jour : « C’est un charmeur. » Vous m’avez vanté ses qualités…

— Comme ami, pas comme amant. Ma petite Adrienne, vous êtes stupide de vous emballer sur le compte d’un monsieur tel que Robert ; un monsieur très sage qui a su ranger son cœur, à l’instar d’un cartonnier : il y a le tiroir du devoir conjugal ; le tiroir des affections permises ; et le tiroir des… dossiers secrets. Il ouvre l’un, il ferme l’autre ; il met chaque chose à sa place. Ses aventures sont classées aussi soigneusement que ses papiers d’affaires. Et c’est ce cœur administratif, incapable de désordre, que vous rêviez de conquérir ? Ah ! ma pauvre gosse… Vous me faites l’effet d’un musicien qui voudrait jouer la Sonate pathétique sur une mandoline !…

— Je l’aime. Je me serais contentée de la place qu’il m’aurait donnée… Pourquoi se dérobe-t-il ?

— Vous possédez des yeux inquiétants, mon enfant… Des yeux terriblement expressifs que vous envierait une élève du Conservatoire, section de tragédie. Alors… Alors, on vous juge dangereuse.

— Pourtant, vous me connaissez, Descombes… Il n’y a pas moins dramatique que moi ; et vous me savez incapable de faire du mal, ou de la peine, à quelqu’un que j’aimerais !

— Il en est d’autres que vous qui pâtissent d’un physique trompeur. Vous vous êtes engagée sur une mauvaise route… Décidez-vous à rebrousser chemin.

— Non !

Adrienne hochait la tête d’un geste obstiné. Descombes objecta doucement :

— Au risque de vous sembler poncif, permettez-moi de vous rappeler que vous êtes une honnête fille…

— On commet donc une action malhonnête en se donnant par amour ?

Se levant à demi et se glissant vers le député avec des mouvements félins, Adrienne supplia, d’une voix enjôleuse :

— Mon bon Descombes, vous qui connaissez son caractère, dites-moi de quelle façon il faut que je m’y prenne, pour me faire aimer de lui ?

— Comment : ça recommence !… La scène de tout à l’heure ne vous suffit pas ?

— On n’a plus de fierté, plus de pudeur, au point où j’en suis…

Adrienne réfléchit quelques instants ; et poursuivit :

— Si je tâchais d’exciter sa jalousie en m’affichant avec quelqu’un… quelqu’un qui serait jeune ?

— Que voulez-vous que ça lui fasse, puisqu’il ne vous aime pas !… Écoutez, mon enfant… Quand un homme de notre âge se trouve en face d’une tentation féminine, il n’y a que deux solutions à envisager : s’il ne tombe pas éperdument amoureux en l’espace de huit jours, il restera invulnérable… L’automne, voyez-vous, c’est la saison de la grande sottise ou de la grande sagesse. Lorsqu’on ne nous affole pas du premier coup, notre prudence expérimentée résiste à tous les pièges… Vous avez échoué ; ne vous entêtez pas. Vous réussirez auprès d’un autre.

— C’est celui-là que je veux ! fit Adrienne en tapant du pied. Je l’aime… Descombes !

— Mon petit enfant, vous m’implorez comme s’il était en mon pouvoir de vous satisfaire… Que diable ! Un homme n’est pas un objet : je n’ai jamais refusé un cadeau à une femme ; mais, saperlipopette, je ne peux pas vous rapporter Robert dans ma poche, ainsi qu’une babiole de joaillerie !…

Il n’y aurait eu qu’une chance de vous l’attacher…

— Oh ! dites… Dites vite.

— À quoi bon ! C’est irréalisable… Vous étiez en trop mauvaise posture : Robert est occupé ailleurs ; et, par-dessus tout, il n’eût jamais flirté avec une femme faisant partie de son personnel.

— Dites quand même…

— Eh bien !… Voici : il fallait, coûte que coûte, avoir la ruse et l’adresse de provoquer l’accident scabreux qu’il eût peut-être accepté, le croyant unique. Alors, vous remportiez la victoire. L’homme qui a possédé une vierge, la garde. Oh ! non par amour, mais par vanité ; et surtout, par perversité… L’empreinte de nos vices, c’est notre ex-libris : nous conservons à la manière d’une édition rare la maîtresse ignorante dont la science est notre œuvre.

— Je n’aurais pas mieux demandé ! s’écria naïvement Adrienne. Seulement… Le moyen d’y parvenir ?

— Impossible, avec Labrousse… Robert n’accorde point une importance démesurée aux choses de l’amour ; et sa corruption n’est guère celle d’un « initiateur », bien au contraire… C’est un homme sain, peu compliqué ; qui estime, qu’en toute carrière, le travail professionnel est toujours supérieur à celui des amateurs… Or donc, il s’adresse… aux professionnelles. Je ne vous avais pas représenté mon ami comme un héros de roman, ma chère Adrienne. Aussi, ne vous butez pas… À quoi bon adorer un homme qui, l’année dernière entretenait une dancing girl de Marigny, lâchée cet hiver au profit d’une blonde pensionnaire de l’Apollo, à laquelle vient de succéder enfin la petite Mistiche ?… L’été prochain, Robert délaissera probablement celle-ci en faveur de quelque grue coudoyée dans les salles de baccara d’un casino. Pour le moment, il aime sa maîtresse : elle répond si parfaitement à son idéal de plaisir facile… Elle est jolie, d’une de ces beautés banales qui conquièrent les suffrages de la foule. Elle est connue : la protection d’un grand acteur mit la petite Mistiche à la mode, voici quelque cinq ans, alors que, toute jeunette, elle débuta dans une féerie du Châtelet. Elle sait rire ; elle amuse ; elle possède cette tournure d’esprit « gavroche » qui tient lieu d’esprit véritable aux filles qui ont traîné dans le ruisseau avant de grimper sur les planches… Bref, elle flatte l’homme qui la commandite ; en outre, étant assez coûteuse, elle sert de réclame à la réputation financière de ses amants. N’oubliez pas que Robert est l’avocat du demi-monde : les perles de Mistiche assurent à ces dames que l’étude Labrousse est achalandée… Allons, ma petite Adrienne : chassez vos lubies malsaines. Pour parler crûment : vous voyez bien « qu’il n’y a rien à faire » !

Après un long silence, Adrienne répondit lentement :

— Mon Dieu !… Que je vais avoir du mal à vivre !

Son accent frappa Descombes. La détresse morne qu’il trahissait inquiéta plus profondément Edmond que les protestations d’une douleur violente. Il sentit qu’Adrienne était sérieusement touchée : elle ne se lamentait pas à la façon des exubérantes qui se soulagent en criant ; avec elle, point de drame à craindre, point de menaces de suicide. Mais c’était une de ces silencieuses qui se laissent miner par une souffrance intérieure, sans lutter, sans réagir. Quel que fût l’homme qu’elle aimait, elle s’enfonçait dans son amour — comme on s’enlise. Les propos du député avaient glissé à côté d’elle, sans même l’effleurer : peu lui importait la véritable personnalité de Robert Labrousse ; elle l’aimait, elle ne se reprendrait pas : c’était un fait accompli.

Edmond Descombes perçut tout cela. Il changea de tactique : il était superflu de raisonner avec Adrienne ; mieux valait créer une diversion.

Du reste, l’heure s’avançait ; des clients envahissaient la salle du restaurant. Descombes décida brusquement :

— Partons, mon petit… Je vais vous emmener déjeuner à la campagne… ça vous distraira.

À présent, ils étaient installés sous l’une des tonnelles du Select, à Billancourt. Accoudée au bord de la table, les poings au menton, Adrienne fixait ses yeux sur la verdure environnante ; aspirant l’odeur pénétrante de l’herbe mêlée à la tiédeur de l’air.

En auto, Adrienne n’avait pas desserré les dents ; maintenant, elle refusait de manger, se bornant à rafraîchir son palais brûlant, sa langue sèche, en buvant de pleins verres de chablis ; et l’action du vin congestionnait ses joues fiévreuses.

Edmond, embarrassé par cette attitude, ne savait que dire ; devenait maussade… Il était piqué — involontairement — que la pensée d’un autre absorbât autant une femme, en sa présence. De lui avoir avoué aussi brutalement sa passion pour Robert, Adrienne lui apparaissait sous un jour nouveau : c’était une inconnue toute différente de la fillette docile, songeuse, réservée, qu’il avait vue grandir chez son ami Forestier ; et protégée d’une affection apitoyée et déférente, lorsqu’elle était devenue malheureuse. Il la contemplait avec moins de respect et plus de curiosité. Il ne parvenait pas à retrouver sa petite Adrienne, dans cette fille ardente au visage ravagé d’amour. Et, dépité de la sentir si lointaine, Descombes avait la coquetterie de vouloir attirer l’attention de cette dame étrangère qu’il découvrait en sa jeune amie.

Il finit par déclarer banalement :

— Quelle chaleur oppressante !… Nous allons avoir de l’orage.

Adrienne ne répondit rien. Mais un coup de tonnerre, éclatant soudainement, sembla ponctuer la phrase du député. Et une averse formidable se mit à tomber avec fracas ; fouettant les arbustes ; traversant le frôle rideau de feuilles qui protégeait la tonnelle ; inondant le gazon. Adrienne et Descombes s’étaient levés vivement, cherchant un abri. Le garçon se précipita de leur côté, tout en s’escrimant à ouvrir un immense parapluie récalcitrant, et les conduisit à l’intérieur de l’établissement.

Edmond Descombes sourit en reconnaissant la pièce où ils se trouvaient : un salon galant au fond duquel se dissimulait le lit, rencogné dans une sorte d’alcôve drapée de tentures vieux rose.

Le député était un habitué de l’endroit : il se remémora ses promenades amoureuses ; et l’entrée furtive dans cet asile discret ; le garçon empressé qui referme soigneusement la porte, tandis que la femme ôte sa voilette d’un geste machinal — ou d’un air gêné.

Oubliant momentanément Adrienne — qui se tenait devant la fenêtre ; regardant tomber la pluie ; écoutant l’eau crépiter contre les vitres avec son bruit agaçant de sable remué — Edmond Descombes prit plaisir à se rappeler les circonstances de sa dernière halte en ce lieu… C’était une petite modiste de la rue Saint-Honoré ; elle l’avait aguiché avec sa frimousse de brune piquante, son teint ambré, ses longs yeux ibériens ; elle avait accepté facilement d’accompagner le député ici. Et, maintenant, il se souvenait — avec une gratitude mitigée de clairvoyance — de l’élan voluptueux qui avait jeté cette gamine dans ses bras : elle était toute frémissante de joie, de désir et d’espoir naïf ; enivrée à la pensée qu’elle avait subjugué un monsieur chic qui la retirerait peut-être des modes, lui payerait son terme et lui achèterait des meubles ; émue aussi — au contact de cet homme caressant — par de vagues aspirations, de nature plus sentimentale. Edmond — bientôt las — l’avait congédiée à la troisième entrevue. Néanmoins, le rappel de cette aventure le troublait… Ç’avait été un agréable régal des sens… Elle vibrait, sous ses doigts, comme une lyre amoureuse… Il revoyait le jeune corps gracile, étendu en travers du lit…

Edmond chassa la réminiscence perverse. Quelle idée, de venir ici avec Adrienne ! Mais quoi… Tout à l’heure, lorsqu’il avait dit au chauffeur qu’ils déjeuneraient hors de Paris, celui-ci avait jaugé le couple d’un coup d’œil ; puis, sans demander d’ordres, il avait stoppé de lui-même en face du Select.

Descombes reporta son attention vers Adrienne ; la jeune fille lui tournait le dos et ses épaules étaient secouées d’un petit tremblement significatif : il devina qu’elle pleurait.

— Voyons, ma chère amie…

Edmond s’efforçait de la distraire de son idée fixe. Il la ramenait au milieu de la pièce ; et, s’asseyant sur un divan, prenait la jeune fille sur ses genoux, d’un geste paternel. Il la serrait dans ses bras et l’embrassait affectueusement ; car il comprenait, qu’à cette minute, les paroles devenaient inutiles et qu’il fallait câliner cette amoureuse absurde et touchante, comme on berce un marmot déraisonnable qui ne veut pas dormir.

Les lèvres d’Edmond se posaient sur les joues chaudes ; puis, s’appuyaient un peu plus fort ; sur la tempe, sur l’oreille ; et glissaient jusqu’au cou parfumé, baisant la naissance de la nuque où frisottaient des petits cheveux noirs. L’odeur de cette chair de brune le grisait insidieusement. Il voulut se ressaisir, s’écarter… Mais Adrienne l’étreignait à son tour ; et, remuée par la tendresse de cet ami dévoué, lui rendait ingénument ses baisers.

Et, soudain, l’émotion qu’il ressentait frappa Descombes en coup de foudre : au contact de cette passion délirante, de ce désespoir d’amoureuse, son propre cœur débordait, lui révélant soudain le désir insoupçonné, l’amour inavoué qui se cachaient sous l’affection toute paternelle qu’il croyait éprouver à l’égard d’Adrienne.

La passion qu’elle avait pour Robert touchait Descombes par ricochet : il s’analysait lucidement sous l’influence de ce carambolage sentimental.

Des réflexions tumultueuses s’entrechoquaient dans sa cervelle : « Moi qui me croyais trop vieux !… Robert a cinquante-trois ans… et elle l’adore ! »

Un grand besoin de dévouement lui inspirait le désir de sauver Adrienne, de l’arracher à cette sotte aventure où sa jeunesse se perdait.

Une idée paradoxale s’imposa : « Je suis seul ; je vieillis tristement… Quelle créature de tendresse que cette Adrienne !… Ce serait une femme exquise… Pourquoi pas ? Je la sais trop loyale pour me décevoir ou tromper ma confiance. »

La révélation de sa verte maturité — cette impression qu’un homme de cinquante ans peut encore exciter des attachements sincères — bouleversait le député d’une espérance lointaine : rien n’est durable, mais tout se recommence… Elle a aimé Robert malgré son âge, donc elle est capable de m’aimer un jour…

Et Descombes commença d’une voix hésitante :

— Adrienne, je vais vous faire une proposition singulière… Mon enfant, je vous aime depuis longtemps sans avoir jamais osé vous le dire, pensant qu’un vieil amoureux provoque la risée d’une jeune femme… Vous allez trouver que je choisis mal mon heure pour risquer cet aveu, alors que vous avez l’âme encore tout emplie de l’obsession d’un autre… Eh bien ! non, Adrienne… Mon geste semble bizarre ; au fond, il est logique… Ma chère petite amie, voulez-vous m’épouser ? Je connais votre esprit, votre cœur, toutes vos qualités charmantes… Je saurai vous consoler : Je vous prends, sans me dissimuler que vous aimez ailleurs : ne vous en étonnez pas… Voyez-vous, un vieillard qui décide de se marier doit avoir la sagesse de sa folie et ne demander à l’union que ce qu’elle peut lui donner. Il doit se faire pardonner son amour comme un autre se ferait pardonner ses torts… Un jeune époux s’impose et triomphe. Un vieux mari prie et désarme. Sa tendresse est toute d’indulgence et de bonté… Vous venez de me prouver, ma chère enfant, que votre jeunesse est capable d’aimer sincèrement un homme de mon âge… Mais c’est magnifique, cela ! Je n’en espérais pas tant. Il est vrai que cet homme n’est pas moi… Je reconnais que j’aurais dirigé votre préférence de mon côté s’il m’avait été accordé de régir le hasard… Tant pis. Tel quel, le résultat me suffit. Puisque les cheveux gris ne vous effrayent pas Adrienne, acceptez mon offre… Donnez-moi ce petit cœur meurtri… Confiez-moi le soin de réparer ce demi-malheur : j’essayerai de m’en faire un demi-bonheur… Je vais vous emmener loin d’ici… Nous voyagerons… Vous oublierez : tout finit par là, mon amie.

Adrienne sanglotait, en balbutiant :

— Oh ! Descombes !… Descombes !… C’est par pitié que vous faites cela… vous ne serez pas heureux !

Edmond eut un fin sourire devant cette ingénuité. Il prit la jeune fille dans ses bras ; et conclut, en l’embrassant doucement :

— Mais non… mais non. Seulement, je suis à l’âge où il faut savoir sacrifier la moitié de son bonheur, pour sauver le reste… Le mariage d’un quinquagénaire peut se comparer à un navire qui fait eau : en jetant la moitié de la cargaison par-dessus bord, le capitaine a encore chance d’arriver à bon port !